Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 307-317).


VIII

QUELQUES GRAINS DE POIVRE


Depuis la découverte que le hasard lui avait fait faire de l’hypocrisie et de la dureté qu’elle attribuait à mister Riah, Jenny Wren n’était pas retournée chez Pubsey. Il lui arrivait souvent, tout en poussant l’aiguille ou en taillant ses patrons, de moraliser sur les ruses et les allures de ce vénérable fourbe. Il l’avait bien trompée ! Quelquefois un doute lui traversait l’esprit ; mais elle faisait ses petites emplettes dans une autre maison, et ne voyait plus personne. Après de longs débats avec elle-même, elle se décida à ne pas avertir son amie de la fourberie du vieux Juif, se disant que la déception que Lizzie en éprouverait lui viendrait assez tôt. Elle garda le silence sur ce point, et remplit ses lettres des rechutes multipliées de son méchant enfant, qui devenait pire de jour en jour.

« Mauvais fils, disait-elle à celui-ci en le menaçant de l’index, vous me forcerez à partir. Après tout, vous n’en serez pas fâché ; mais vous vous casserez à force de trembler, et il n’y aura là personne pour ramasser les morceaux. »

À cette prédiction, le misérable fils gémissait et pleurnichait, en branlant de la tête aux pieds, jusqu’au moment où il parvenait à sortir de son coin, et allait, tout tremblotant, se mettre en mesure de secouer en lui-même un nouveau trois penn’ de rhum. Mais qu’il fût mort-ivre ou mort-à-jeun (il en était venu à être encore moins vivant de cette dernière façon que de l’autre), cet épouvantail avait sur la conscience le prix de soixante mesures de trois pence qu’il avait dérobé à sa pénétrante gardienne ; somme fabuleuse qui était déjà engloutie, et dont on découvrirait certainement l’emploi. À tout prendre, si l’on considère l’état physique et moral de mister Poupées, le lit sur lequel reposait le malheureux était un lit de roses dont il ne restait plus que les tiges et les épines.

Un certain jour que miss Wren était seule, la porte de la rue ouverte pour avoir un peu d’air, travaillant plus que jamais, et chantant de sa petite voix une petite chanson lamentable, qui aurait pu être celle d’une poupée déplorant la fragilité de la cire, elle aperçut mister Fledgeby, qui était sur le trottoir, et qui la regardait. « Je pensais bien que c’était vous, dit Fascination en montant les deux marches.

— Moi de même, jeune homme ; les beaux esprits se rencontrent. Vous ne vous trompez pas, ni moi non plus ; que nous sommes donc habiles !

— Comment allez-vous ? reprit Fledgeby.

— À peu près comme tous les jours, monsieur ; une très-malheureuse mère, tuée à petit feu par un horrible enfant qui me met hors de moi. »

Les petits yeux de Fledgeby s’ouvrirent tellement qu’ils auraient pu passer pour être de grandeur moyenne, et firent le tour de la pièce en cherchant le marmot dont il était question.

« Mais vous n’êtes pas père de famille, poursuivit la petite ouvrière ; il est inutile de vous parler d’enfants. À quoi puis-je attribuer l’honneur de vous recevoir ?

— Au désir de cultiver votre connaissance, » répliqua Fledgeby. Miss Wren, qui allait couper son fil avec ses dents, s’arrêta au milieu de cette opération, et regarda Fledgeby d’un air fin.

« Je ne vous rencontre plus, dit Fascination.

— Non, répondit sèchement la petite habilleuse en coupant son fil.

— C’est pour cela que je me suis décidé à venir, afin de causer avec vous de notre fallacieux ami, le fils d’Israël.

— Il vous a donc donné mon adresse ?

— J’ai fini par l’obtenir, balbutia Fledgeby.

— Il paraît que vous le voyez souvent, remarqua Jenny Wren, en jetant sur le gentleman un regard défiant et malin.

— Oui, assez souvent.

— Vous avez des amis à lui recommander ? reprit miss Wren en se penchant vers la poupée qu’elle habillait.

— Toujours, répondit-il en secouant la tête.

— Ainsi, toujours recommandant, et attaché à lui comme de la glu ? reprit la petite ouvrière, très-occupée de son ouvrage.

— Comme de la glu, c’est le mot. »

Elle continua à faire voler son aiguille, et dit après un instant de silence : « Êtes-vous dans l’armée ?

— Pas précisément, répondit Fledgeby, assez flatté de la question.

— Dans la marine ?

— N… non. » Il fit ces deux réponses de manière à laisser entendre que s’il n’appartenait positivement ni à l’un ni à l’autre de ces corps, il était presque dans tous les deux.

« Eh bien ! qu’est-ce que vous êtes ? demanda miss Wren.

— Je suis gentleman.

— Oh ! fit la petite miss, dont la bouche se tortilla d’un air convaincu : gentleman ! cela explique comment vous avez tant de loisirs à donner à vos amis. Quel bon gentleman vous faites ! aussi affectueux que désintéressé. »

Il comprit qu’il patinait à la rive d’un endroit signalé comme dangereux, et qu’il ferait bien de changer de direction. « Revenons-en, dit-il, à ce fourbe des fourbes. Quelles sont ses intentions à l’égard de votre amie ; cette jolie fille, vous savez bien ? Il doit avoir un but.

— Comprends pas, répondit miss Wren avec calme.

— Impossible de lui faire dire où elle est, reprit Fascination ; il le sait pourtant, j’en suis sûr, et j’ai souvent envie de la revoir.

— Comprends pas, répliqua de nouveau la petite ouvrière.

— Mais vous savez son adresse ?

— Pourrais pas vous la dire, monsieur ; vraiment. »

Le petit menton de l’habilleuse de poupées répondit au regard de Fledgeby par un soubresaut tellement significatif, que l’aimable jeune homme resta quelque temps sans savoir comment il reprendrait la parole. « Miss Jenny ! dit-il enfin, c’est je crois votre nom, à moins que je ne sois dans l’erreur ?

— Ce qui n’est pas possible, dit-elle, puisque vous le tenez de moi-même.

— Au lieu de monter sur les toits et d’être morts, descendons, s’il vous plaît, et soyons bien vivants. Vous y aurez plus de bénef, je vous assure, dit-il, en adressant à la petite ouvrière un clignement d’yeux plein de promesses.

— Peut-être, dit miss Wren, qui tenait sa poupée à bras tendu, et qui, les ciseaux entre les dents, examinait l’effet produit par les nœuds qu’elle venait de poser, peut-être m’expliquerez-vous ce que vous voulez dire, jeune homme ; car pour moi c’est du grec. Il faut encore un peu de bleu dans votre toilette, ma chère. »

Ayant fait cette observation à sa jolie pratique, miss Wren coupa un petit morceau d’un chiffon bleu qui était devant elle, puis enfila son aiguille d’un brin de soie de la même couleur.

« Ainsi, dit Fledgeby… m’écoutez-vous ?

— Parfaitement, répondit-elle sans paraître lui accorder la moindre attention. Un rien de bleu à votre coiffure ; c’est cela.

— Comme je vous le disais, reprit Fledgeby un peu découragé par les circonstances, comme je vous le disais, si toutefois vous m’écoutez.

— Le bleu clair, ma charmante, observa Jenny, va à merveille à votre teint frais et à vos cheveux blonds.

— Je disais, poursuivit le gentleman, que vous y gagneriez davantage. Par exemple, vous pourriez obtenir de Pubsey et Cie vos chiffons et vos rubans à meilleur marché, même pour rien. »

Ah ! ah ! pensa miss Wren, vous avez donc bien de l’influence chez Pubsey ? Petits-Yeux, Petits-Yeux, quelle finesse que la vôtre !

« Je suppose, continua Fledgeby, que d’avoir vos étoffes pour rien ne vous semblerait pas à dédaigner ?

— Certes, répondit la petite habilleuse en hochant la tête nombre de fois, je ne dédaigne jamais de gagner de l’argent.

— Très-bien ! répliqua Fascination, voilà qui est d’une fille sensée ; vous n’êtes plus de l’autre monde. Je prends donc la liberté, miss Jenny, de vous faire cette petite remarque : il y avait entre vous et ce Juif une liaison beaucoup trop grande pour que cela fût durable ; vous ne pouviez pas être dans l’intimité d’un pareil coquin sans finir par le connaître et par découvrir ce qu’il est au fond.

— J’avoue, reprit la petite habilleuse en regardant son ouvrage, que nous ne sommes plus amis, du tout, du tout.

— Je le sais, dit Fascination, je sais toute l’affaire ; et tel que vous me voyez, je voudrais rendre à ce Judas la monnaie de sa pièce en déjouant quelques-uns de ses frauduleux projets. Il n’arrive à son but que par des voies tortueuses, de bric et de brac, peu lui importe ; mais du diable s’il faut permettre qu’il réussisse toujours. C’en est trop, à la fin ! »

Mister Fledgeby prononça ses paroles avec une certaine chaleur, comme s’il eût été l’avocat de la vertu.

« Et comment déjouer ses projets ? demanda la petite ouvrière.

— Je les ai taxés de frauduleux, reprit Fascination.

— Frauduleux, si vous voulez.

— Je vais vous le dire ; je suis bien aise de vous entendre faire cette question ; cela prouve que vous êtes vivante ; je n’attendais pas moins de votre esprit et de votre capacité. Je vous dirai donc en toute candeur…

— Hein ? s’écria miss Wren.

— J’ai dit en toute candeur, répéta le gentleman un peu déconcerté.

— Ah ! c’est différent.

— En toute candeur que je veux contrecarrer ses projets à l’égard de cette jolie fille. Il machine là quelque chose, soyez-en sûre ; quelque chose de ténébreux, nécessairement ; car ses motifs ne sont jamais autre chose ; et il faut que ce soit quelque chose… (les facultés oratoires de mister Fledgeby ne lui permettaient pas d’éviter les répétitions dans un discours de cette longueur) quelque chose de ténébreux, puisqu’il me cache l’endroit où il l’a mise. C’est donc à vous que je m’adresse pour le savoir. Où est-elle ? Je n’en demande pas davantage ; et c’est peu de chose en comparaison de ce que vous en retirerez. »

Miss Wren, son aiguille à la main, les yeux fixés sur son établi, resta quelque temps immobile. Puis elle se remit brusquement à l’ouvrage, et lançant au jeune homme un regard de côté :

« Où demeurez-vous ? demanda-t-elle.

— Albany, Piccadilly.

— À quelle heure vous trouve-t-on ?

— Quand vous voudrez.

— Le matin ?

— Pas de meilleur instant, dit Fledgeby.

— Je passerai demain chez vous, jeune homme ; ces deux dames — elle désigna deux poupées — ont un rendez-vous dans Bond-street, précisément à dix heures ; et quand je les aurai déposées où elles sont attendues, mon équipage me conduira à votre porte. » Elle fit éclater son petit rire lutin, et montra du doigt sa petite canne en forme de béquille.

« Tout à fait de ce monde, s’écria Fledgeby en se levant.

— Faites attention : je ne promets rien, dit-elle en lui adressant de loin deux coups d’aiguille, comme avec l’intention de lui crever les yeux.

— Je comprends, répliqua Fledgeby, la question des rognures devra d’abord être réglée. C’est entendu ; n’ayez pas peur. Adieu, miss. »

Le séduisant Fledgeby s’était retiré. La petite ouvrière, taillant, cousant, rognant ; cousant, rognant, taillant, travaillait à toute vapeur, et sa pensée n’était pas moins active que ses doigts. « Brouillard, brouillard, brouillard ! n’y vois goutte, murmura-t-elle. Petits-Yeux et le loup sont-ils du même complot ? ou bien l’un contre l’autre ? Ne peux pas savoir. Ma pauvre Lizzie ! Tous les deux contre elle ! est-ce possible ? Petits-Yeux est-il Pubsey, et le loup est-il Compagnie ? Pubsey est-il fidèle à Compagnie, et Compagnie à Pubsey ? Ou se trompent-ils mutuellement ? Peux pas savoir. — « En toute candeur ! » Voilà qui est clair ; vous mentez, jeune homme ; quant à présent, c’est tout ce que je sais. Allez vous coucher là-dessus, dans Piccadilly, et dormez sur les deux oreilles. » Ce disant, la petite habilleuse lui creva de nouveau les yeux ; et faisant en l’air une boucle avec son fil, le rattrapa adroitement en y passant son aiguille qu’elle tira de manière à serrer le nœud, comme pour étrangler ce jeune homme candide.

Il n’est pas de mot qui puisse rendre les terreurs de mister Poupées lorsque, le soir, il vit sa pénétrante mère plongée dans une méditation qui, d’après lui, ne pouvait venir que de la découverte des soixante mesures de rhum. D’autant plus que chaque fois qu’elle le voyait pris de son tremblement convulsif, la petite ouvrière avait l’habitude de hocher la tête d’une manière inquiétante ; et jamais les signes maternels n’avaient été plus menaçants, car jamais ce que le populaire appelle les horreurs, n’avait secoué le malheureux avec plus de violence. Crise douloureuse, que n’apaisaient pas des remords assez vifs pour faire murmurer fréquemment à l’ivrogne : « Soixante mesures, trois penn’ ! soixante mesures, trois penn’ ! » Or, cette phrase n’indiquant pas du tout le repentir, mais des visées gargantualesques d’un chiffre exorbitant, aggravait la situation du malheureux en exaspérant miss Wren, dont la voix fut encore plus mordante et les reproches plus amers que d’habitude.

Les jours où le vieil enfant allait plus mal étaient de mauvais jours pour la petite ouvrière. Toutefois l’ouvrage attendu fut prêt le lendemain matin, et les deux poupées ayant été déposées dans Bond-street à dix heures, miss Wren dirigea sa petite canne du côté d’Albany. À la porte de la maison du gentleman, elle trouva une lady en costume de voyage, et qui avait à la main la chose du monde qu’on s’attendait le moins à y voir : un chapeau d’homme. « Vous demandez quelqu’un ? lui dit cette dame d’un ton bref.

— Je monte chez mister Fledgeby.

— Pas maintenant, reprit la dame, il est en affaire ; quand le gentleman qui est avec lui descendra, vous pourrez monter. »

Tout en parlant, cette dame s’était mise devant l’escalier, et semblait résolue à en défendre l’accès. Comme elle était d’une taille imposante, et aurait pu d’une main arrêter la petite ouvrière, celle-ci attendit patiemment.

« Pourquoi prêtez-vous l’oreille ? demanda la dame après un instant de silence.

— Pas besoin de ça pour entendre, répondit miss Wren.

— Et qu’entendez-vous ?

— Un bruit singulier, dit la petite ouvrière ; comme des éternuements et quelqu’un qui crachote.

— Peut-être une douche que prend mister Fledgeby, observa la dame.

— Non, répondit miss Wren, c’est un tapis qu’on est en train de battre.

— Celui de mister Fledgeby, j’en suis certaine, répliqua la dame en souriant. »

La petite habilleuse se connaissait en sourires, ayant l’habitude d’en voir sur les lèvres de ses mignonnes pratiques, mais elle n’en avait jamais vu de pareil à celui qui dilata les narines et contracta les sourcils et les lèvres de la dame qui lui parlait. C’était cependant un sourire joyeux, mais d’un cachet si féroce que la petite ouvrière se dit : j’aime autant ne pas avoir de joie que de la ressentir de cette façon-là.

« Et maintenant ? reprit la dame.

— J’espère que c’est fini.

— Où cela ?

— Je ne sais pas, répondit miss Wren en jetant les yeux autour d’elle ; mais jamais je n’ai entendu pareille chose. Si j’allais appeler quelqu’un ?

— Je ne vous le conseille pas, » dit la dame en fronçant les sourcils d’une manière significative.

La petite habilleuse se tint pour avertie, et regarda sa compagne avec autant d’assurance que celle-ci en mettait à l’examiner. Toutes deux écoutaient ces bruits étranges, qui continuaient toujours ; seulement Jenny prêtait l’oreille d’un air étonné, et la dame sans la moindre surprise. Bientôt les portes claquèrent, des pas rapides descendirent l’escalier, et la petite habilleuse aperçut un gentleman à favoris énormes, qui, la figure très-rouge, paraissait hors d’haleine.

« L’affaire est faite ? lui demanda la dame.

— Complètement, répondit-il en prenant son chapeau.

— Vous pouvez monter, dit la dame avec hauteur, en s’adressant à miss Wren.

— Et lui remettre ces trois objets, si vous voulez bien vous en charger, ajouta le gentleman avec politesse ; vous lui direz que c’est de la part de mister Alfred Lammle, qui prend à l’instant même la route de Douvres, et lui fait ses adieux : Alfred Lammle, soyez assez bonne pour ne pas oublier le nom. »

Les trois objets étaient les morceaux d’une canne à la fois souple et résistante, morceaux que la petite ouvrière reçut avec étonnement.

« Alfred Lammle, n’oubliez pas, je vous prie, répéta le gentleman avec un affreux rire. Adieux et compliments, départ d’Angleterre, rappelez-vous bien. »

Le couple s’éloigna, et miss Wren et sa canne s’engagèrent dans l’escalier. « Lammle, Lammle ? répétait Jenny, qui, tout essoufflée, s’arrêtait à chaque marche pour reprendre haleine. Où ai-je entendu ce nom-là ? Ah ? j’y suis ; très-bien : Sainte-Mary-Axe. »

Toute radieuse de cette nouvelle découverte, miss Wren tira la sonnette de mister Fledgeby. Personne ne se présenta ; mais un crachotement continu, d’une singulière nature, résonnait au fond de l’appartement.

« Bonté divine ! est-ce que Petits-Yeux étoufferait, s’écria Jenny. »

Elle poussa la porte qui était entrebâillée, pénétra plus avant, ouvrit la porte intérieure, et trouva mister Fledgeby, qui, en manches de chemises, pantalon turc et chéchia, se roulait sur le tapis en toussant et en crachotant de la plus étrange façon. « Miséricorde ! criait-il ; oh ! mon œil ! Arrêtez le voleur ! J’étrangle ! C’est du feu ! Oh ! mon œil ! Un verre d’eau ! Fermez la porte ! Au monstre ! Un verre d’eau. — Seigneur, Seigneur ! » Et de se rouler et de cracher plus que jamais.

Se précipitant dans la chambre voisine, miss Wren en rapporta un verre d’eau à Fledgeby, qui, bâillant, crachant, toussant, étranglant, finit par boire quelques gorgées, et posa la tête sur le bras de la petite habilleuse. « Oh ! mon œil ! reprit-il en se débattant de nouveau ; c’est du tabac — oh ! mon œil ! — avec du sel. Plein le nez, et plein la gorge ! Hough ! hohou ! hohou ! A… a… ah ! a… a… ah ! »

Et se prenant à glousser d’une manière effrayante, les yeux sortis de la tête, il parut en proie à quelque maladie mortelle pour les volailles. « Oh ! que cela me fait mal ! s’écria-t-il en se mettant à plat ventre par un mouvement convulsif, qui fit reculer miss Wren jusqu’à la muraille. Oh ! que cela me cuit, et que cela m’élance ! Mettez-moi quelque chose sur le dos, sur les bras, sur les jambes — heugh ! plein la gorge, et cela ne veut pas remonter ! hoohou, hoohou, hou ! a… a… a… ah ! Oh ! que cela me cuit ! »

Il se releva d’un bond, se recoucha brusquement, et se roula de plus belle. Arrivé dans un coin, les babouches en l’air, il redemanda à boire, et pria Jenny de lui frapper dans le dos. Mais au premier coup il jeta un cri perçant. « Oh ! finissez ; ne me touchez pas ! j’ai le dos meurtri ; c’est au vif. — Oh ! que cela m’élance ! »

Cependant il cessa peu à peu d’étrangler, et dit à la petite habilleuse de le conduire à un fauteuil, où les yeux rouges et larmoyants, la figure enflée et marbrée d’une demi-douzaine de raies livides, il présenta le plus triste aspect.

« Quelle idée avez-vous eue, jeune homme, d’avaler du sel et du tabac ? demanda miss Wren.

— Ce n’est pas moi, répliqua le malheureux ; c’est lui, le bourreau ! — Oh ! mon œil ! — ce Lammle. Il m’en a fourré plein la bouche, puis dans le nez, dans les yeux, dans la gorge — hooohou, hooohou, heugh, — pour m’empêcher de crier ; et puis il m’a frappé.

— Avec cela ? demanda Jenny en lui montrant les morceaux de la canne.

— Oui — son arme — il me l’a cassée sur le dos. Ah ! que cela me cuit ! Où avez-vous trouvé cela ?

— Quand il est venu rejoindre la dame qui l’attendait au bas de l’escalier, commença miss Wren.

— Oh ! s’écria Fledgeby, en se tordant, elle en était ; j’aurais dû le savoir.

— Quand il eut repris son chapeau qu’elle lui gardait, continua la petite habilleuse, il me donna ces petits bâtons pour vous les remettre, avec ses compliments ; et me chargea de vous dire que c’était de la part de mister Alfred Lammle, qui, de ce pas, quittait l’Angleterre. »

Miss Wren articula ces paroles avec une joie maligne, et les assaisonna d’un regard et d’un coup de menton qui auraient ajouté aux misères de Fledgeby, si la douleur ne lui eût fait porter la main à ses yeux.

« Faut-il aller chercher la police ? demanda Jenny, en se dirigeant vers la porte.

— Non, non ! s’écria l’autre ; je vous en prie, n’y allez pas ; mieux vaut n’en rien dire ; ayez la bonté de fermer la porte. Oh ! que cela me cuit ! »

Comme preuve de l’intensité de la cuisson, il quitta son fauteuil, et se roula de nouveau avec rage. « Maintenant que la porte est fermée, reprit-il en s’asseyant sur le tapis, sa culotte turque à moitié tombée, et ses balafres noircissant à vue d’œil, maintenant que la porte est fermée, ayez l’obligeance de regarder mes épaules ; elles doivent être dans un terrible état, ainsi que mon dos ; car je n’avais pas ma robe de chambre quand il a fondu sur moi ! Coupez ma chemise ; il y a des ciseaux sur la table. Oh ! seigneur, que cela me cuit ?

— Là ? demanda, miss Wren en lui touchant l’épaule.

— Oui ! oh ! Seigneur ! et dans le dos, et partout, oh ! partout, partout. »

Elle eut bientôt coupé la chemise, et découvert les résultats d’une schlague aussi complète, aussi rude que Fledgeby lui-même avait pu la mériter.

« En effet, jeune homme, cela doit vous cuire, dit la petite habilleuse, qui se frotta les mains, et lui adressa derrière la tête plusieurs coups triomphants de ses deux index.

— Du papier gris, trempé dans du vinaigre, demanda-t-il en se balançant et en gémissant, qu’en pensez-vous ? Est-ce dans une condition à supporter le vinaigre ?

— Parfaitement, dit Jenny en riant tout bas ; on dirait que c’est fait pour être conservé. »

Ce dernier mot réveilla les plaintes du malheureux. « Allez dans la cuisine, sur le même carré, dit-il, vous trouverez du papier gris dans un tiroir, et le vinaigre sur la planche ; ayez la bonté de m’en faire quelques emplâtres, et de les poser. Je ne veux pas de médecin ; le secret avant tout.

— Une, deux, trois, il en faut au moins six, dit la petite ouvrière.

— Cela me fait assez de mal, pleurnicha Fledgeby pour en avoir soixante. »

Miss Wren, les ciseaux à la main, se rendit à la cuisine, trouva le papier gris, y tailla une demi-douzaine d’emplâtres, et les mit infuser dans le vinaigre. Au moment de les prendre il lui vint une idée. « Si l’on y ajoutait du poivre ? seulement une pincée, dit-elle. Les ruses et les tours de ce jeune homme exigent cet assaisonnement. »

La mauvaise étoile de Fascination lui montrant la poivrière sur le manteau de la cheminée, Jenny grimpa sur une chaise, prit le petit ustensile, et saupoudra les six emplâtres d’une main judicieuse. Puis elle revint près de Fledgeby, qui poussa un hurlement à chaque application du piquant papier.

« Là ! j’espère que vous allez mieux, jeune homme », dit la petite habilleuse.

Apparemment qu’il n’en était rien ; car pour toute réponse, le malheureux s’écria en gémissant : « Oh ! que cela me cuit ! »

Après lui avoir mis sa robe de chambre sur les épaules, miss Wren lui éteignit les yeux avec sa calotte, qu’elle lui enfonça de travers, et l’aida à gagner son lit, où il monta en geignant.

« Comme aujourd’hui il ne saurait être question d’affaire entre nous, et que mon temps est précieux, dit-elle, je m’en vais, jeune homme. Êtes-vous bien maintenant ?

— Oh ! mon œil ! cria Fascination ; non je ne suis pas bien. — O… o… ohh ! que cela me cuit ! »

Au moment de quitter la chambre, la petite ouvrière se retourna, et vit le jeune homme se roulant et gambadant sur son lit comme un dauphin au milieu des vagues. Elle ferma la porte, descendit l’escalier, passa d’Albany dans les rues populeuses, et prit l’omnibus de Sainte-Mary-Axe, d’où elle mit en réquisition toutes les femmes élégantes qu’elle aperçut par la vitre, les faisant poser pour ses poupées, tandis qu’elle taillait et bâtissait mentalement quelques toilettes pour ses jolies pratiques.