Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 394-399).


DERNIER CHAPITRE

LA VOIX DE LA SOCIÉTÉ


Ayant donc reçu de mister et de missis Vénéering une carte par laquelle il est prié de leur faire l’honneur d’aller dîner chez eux, Lightwood s’empresse de leur écrire qu’il aura l’autre honneur.

Les Vénéering, qui ne se lassent pas d’inviter à dîner, ont, comme à l’ordinaire, prié tout le monde de leur faire l’honneur, etc., et quiconque veut manger encore une fois chez eux fera bien d’accepter, car il est écrit dans le livre du Destin, chapitre des Insolvables, que Vénéering fera la semaine prochaine une culbute retentissante. Il a fini par savoir comment on fait pour dépenser plus qu’on n’a ; il a trouvé le mot de cette énigme, et, bien qu’il ait exploité, jusqu’au tuf, sa position de législateur fourni à l’univers par le bourg sans tache de Vide-Pocket, il n’en est pas moins vrai que, la semaine prochaine, cet honorable M. P. acceptera l’intendance des Chiltern-Hundreds[1] ; que le confident de Britannia recevra les milliers de livres d’une nouvelle élection ; et que les Vénéering se retireront à Calais, où ils vivront de l’écrin d’Anastasia, dans lequel Vénéering, en bon mari, a fait de temps en temps des placements considérables ; à Calais où cet ex-M. P. racontera à Neptune et aux autres, comment la Chambre des Communes, avant qu’il s’en fût retiré, se composait de lui, Vénéering, et de six cent cinquante-sept des plus chers amis qu’il eût au monde. Également à cette époque, la société découvrira qu’elle a toujours méprisé les Vénéering, qu’elle s’en est toujours méfiée, et n’a jamais dîné chez ces gens-là sans prévoir ce qui arriverait, bien que jusqu’alors cette prévision fût demeurée secrète.

Toutefois les insolvabilités de la semaine prochaine restant dans l’inconnu, ceux qui vont là pour dîner les uns avec les autres (non avec les maîtres du logis), se précipitent chez Vénéering. Voici lady Tippins ; voilà Podsnap le Grand et mistress Podsnap ; voilà ce cher Twemlow ; voilà Buffer, Boots et Brewer ; puis l’Entrepreneur qui fait vivre cinq cent mille individus : le Président qui franchit trois mille milles par semaines. Voici le brillant génie qui a converti ses dividendes en une somme, remarquablement ronde, de trois cent soixante-quinze mille livres, zéro schelling, zéro pence. Enfin Lightwood, qui reparaît avec l’air d’autrefois, air languissant, emprunté jadis à Eugène, et qu’il avait à l’époque où il raconta l’histoire de cet homme de tel ou tel endroit. À la vue de son infidèle, la fraîche Tippins est toute exclamations. Elle appelle le déserteur, le somme d’approcher, et le fait à coup d’éventail. Le traître, qui est décidé à ne pas obéir, parle Grande-Bretagne avec Podsnap. Podsnap parle toujours Grande-Bretagne, et en des termes qui le feraient prendre pour un watchman particulier, commis à la surveillance du reste du globe dans l’intérêt britannique. « Oui monsieur : nous connaissons les prétentions de la Russie ; nous n’ignorons pas ce à quoi vise la France ; nous voyons ce que veut faire l’Amérique ; mais nous savons ce qu’est l’Angleterre ; et cela nous suffit amplement. »

Néanmoins, lorsque le dîner est servi, Mortimer se retrouve à son ancienne place, vis-à-vis de lady Tippins ; et il lui est impossible de parer plus longtemps les coups de l’aimable créature. « Cher Robinson, lui dit-elle, en échangeant un salut avec lui, dans quel état avez-vous laissé votre île ?

— Merci, madame, répond Mortimer, dans un état très-florissant.

— Je parle des sauvages, reprend lady Tippins.

— Ils commençaient à se civiliser quand j’ai quitté Juan Fernandez ; du moins ils se mangeaient entre eux, ce qui ressemble beaucoup à la civilisation.

— Bourreau ! s’écrie la charmeresse, vous savez ce que je veux dire, et vous jouez avec mon impatience. Parlez-moi tout de suite de ce mariage, tout de suite, je le veux. On dit que vous y étiez.

— À propos, dit Mortimer, qui eut l’air de réfléchir, m’y trouvais-je ? C’est possible.

— Comment était la mariée ? en canotière ? »

Lightwood prend un air sombre, et garde le silence.

« J’espère qu’elle s’est dirigée, pagayée, gouvernée, enfin a conduit sa barque elle-même à la cérémonie ? poursuit avec enjouement la sémillante Tippins.

— Quelle que soit la manière dont elle y est venue, répond Mortimer, elle l’a fait avec grâce. »

Un cri perçant de lady Tippins attire l’attention générale. « Avec grâce ! répète la chère créature. Vous me soutiendrez, Vénéering : il se peut que je m’évanouisse. Ne veut-il pas dire qu’une marinière soit gracieuse ?

— Pardon, lady Tippins, je ne veux rien dire du tout, réplique Lightwood, qui tient parole, et affecte de manger d’un air indifférent.

— Vous avez beau faire, vilain homme, reprend lady Tippins, vous ne m’échapperez pas. C’est très-bien de vouloir couvrir un ami qui s’exhibe de cette façon-là ; mais vous n’éluderez pas la question ; je vous le dirai franc et net : la société n’a qu’une voix sur cette ridicule affaire. Chère missis Vénéering, permettez à la Chambre de se former en comité général et de discuter la chose. »

Missis Vénéering, toujours sous le charme de cette bruyante sylphide, accepte avec enthousiasme. « Oh ! oui, toute la Chambre en comité ; c’est ravissant.

— Que tous ceux qui sont de cette opinion disent oui, ajoute Vénéering ; que tous les autres disent non : ce sont les oui qui l’emportent. »

Malheureusement personne n’écoute cette plaisanterie.

« Voyons ! je suis Président, s’écrie lady Tippins.

— Qu’elle a d’esprit et de verve ! dit missis Vénéering, qu’on n’écoute pas plus que son mari.

— Cette réunion de la Chambre, continue la sémillante Tippins, a pour but d’élucider le fait, afin que la société, dont elle est la commission, puisse se prononcer en connaissance de cause. Voici la question qui vous est soumise : Un jeune homme, très-bien né, d’une physionomie avantageuse, et ne manquant pas de talents, fait-il un acte raisonnable en épousant un marinier femelle, transformé en ouvrière de fabrique ?

— Ce n’est pas tout à fait cela, dit Mortimer ; pour moi, la question est celle-ci : Un jeune homme, tel que lady Tippins vient de le dépeindre, a-t-il bien ou mal fait d’épouser une vaillante femme, qui lui a sauvé la vie avec une énergie et une adresse surprenantes, une jeune fille, — je ne dis rien de sa beauté, — une jeune fille vertueuse, douée de qualités exceptionnelles, qu’il admire, qu’il aime depuis longtemps, et qui lui est profondément attachée.

— Pardon, dit mister Podsnap, dont l’esprit et le col de chemise sont à peu près aussi froissés l’un que l’autre, cette jeune fille a-t-elle jamais été batelière ?

— Jamais, répond Lightwood ; son père lui a fait quelquefois conduire un bateau, où il était seul avec elle ; voilà tout. »

Sensation générale ; les trois tampons hochent la tête.

« Mister Lightwood, poursuit Podsnap, dont l’indignation envahit les cheveux en brosse, je vous demanderai si elle a été fille de fabrique.

— Jamais, répond Mortimer ; elle a été employée dans une usine, une papeterie, je crois, où elle était fort estimée. »

Nouvelle sensation générale. « Oh ! ciel ! disent Buffer et consorts d’un ton grave ; oh ! ciel !

— En ce cas, reprend Podsnap qui écarte le fait avec la main, tout ce que j’ai à dire, c’est que ma gorge se soulève contre un pareil mariage ; que cela me blesse et me dégoûte ; que cela me fait mal au cœur… Je désire qu’on ne m’en parle pas davantage.

— Je me demande, se dit à part lui Mortimer, que cette sortie amuse, si vous êtes la voix de la société.

— Écoutez ! écoutez ! crie la charmante Tippins. Honorable collègue de l’honorable membre qui vient de se rasseoir, veuillez dire votre opinion au sujet de cette mésalliance. »

L’opinion de missis Podsnap est, qu’en fait de mariage, il faut qu’il y ait égalité de fortune et de position ; qu’un jeune homme qui appartient à la société doit prendre une femme de la société, capable d’y remplir son rôle avec cet abandon, cette élégance de manières… (Missis Podsnap s’arrête délicatement.) Elle pense, en un mot, qu’un gentleman, comme celui dont on parle, devait chercher une belle femme, ayant avec elle autant de ressemblance qu’il était permis de l’espérer.

« Êtes-vous bien la voix de la société ? » se demande toujours Mortimer.

La parole est maintenant à l’entrepreneur d’une force de cinq cent mille individus. D’après ce potentat, le jeune homme en question aurait dû faire à cette fille une petite rente, et lui acheter un bateau. Ce n’est jamais qu’une question de bifteck et de porter. Vous donnez un bateau à la fille — très-bien ; vous lui faites une rente ; vous énoncez le total en livres sterling ; mais réellement c’est tant de livres de bœuf, et tant de pintes de bière. D’une part la fille et le bateau ; de l’autre, du porter et du bœuf. Elle consomme tant de livres de celui-ci, tant de pintes de celui-là. Ces biftecks et cette bière sont le combustible de la machine ; ils produisent une certaine force ; cette force est appliquée au maniement des rames ; elle produit tant d’argent, auquel s’ajoute la petite rente ; et vous atteignez le chiffre qui assure à la fille de quoi vivre. C’est ainsi qu’on traite ces sortes d’affaires. »

La belle charmeresse, qui s’est endormie pendant cet exposé, est réveillée par le silence qui succède à ce calcul, et interpelle le président ambulant. Cet honorable vagabond ne peut discuter le fait qu’en supposant qu’il lui est personnel. Si une jeune fille, de la classe de celle dont il est question lui avait sauvé la vie, il lui en serait très-reconnaissant, et lui ferait obtenir un emploi dans la télégraphie électrique, où les jeunes femmes conviennent à merveille ; mais il ne l’aurait jamais épousée ; jamais, jamais.

Que dit de cette affaire le brillant génie aux trois cent soixante-quinze mille livres, zéro schelling, zéro pence ?

Impossible de rien dire avant d’avoir posé cette question : La jeune fille est-elle riche ?

— Non, répond Ligthwood ; elle n’a rien.

— Folie et sottise. »

Tel est en peu de mots le verdict du brillant génie. « Tout ce qui est légal, ajoute-t-il, peut se faire pour de l’argent ; mais pour rien — bouh ! »

— Que dit le cher Boots ? »

Qu’il n’aurait pas fait cela pour vingt mille livres.

« Et Brewer ? »

Ce que dit Boots.

« Et Buffer ?

— Il a connu un jeune homme qui a épousé une baigneuse, mais qui a pris la fuite immédiatement.

Lady Tippins croit avoir recueilli l’opinion de toute l’assemblée (personne ne songe à demander aux Vénéering ce qu’ils pensent), quand tout à coup jetant les yeux autour de la table à travers son lorgnon, elle découvre mister Twemlow qui tient son front dans sa main.

« Bonté divine ! mon Twemlow que j’oubliais ! cet ami, ce très-cher, quel est son vote ? »

Il relève la tête et a l’air d’un homme très-mal à son aise. « Je ne vois, dit-il, dans cette question que les sentiments d’un gentleman, et qu’il me soit permis…

— Un gentleman qui a contracté un pareil mariage, interrompt Podsnap, ne peut avoir nul sentiment.

— Je ne suis pas de cet avis-là, monsieur, répond Twemlow avec moins de douceur qu’à l’ordinaire. Si la reconnaissance, le respect, l’admiration, l’affection la plus profonde ont, ainsi que je le présume, déterminé ce gentleman à épouser cette lady…

— Cette lady ! s’écrie Podsnap.

— Monsieur, réplique Twemlow dont les manchettes frémissent, vous avez dit le mot, et je le répète : cette lady. Quel nom lui donneriez-vous si ce gentleman était présent ? »

La question lui paraissant gênante, Podsnap la fait disparaître d’un tour de bras, et garde le silence.

« Je dis, répond Twemlow, que si les sentiments que je viens d’énumérer ont décidé mister Wrayburn à contracter ce mariage, il n’en est, à mes yeux, qu’un meilleur gentleman, et cette jeune fille qu’une plus noble lady. Et quand je me sers du mot gentleman, permettez-moi de le dire, monsieur, je l’emploie comme qualification la plus élevée à laquelle un homme puisse prétendre. Or, je tiens pour sacrés les sentiments d’un gentleman, et je souffre, monsieur, je le confesse, quand je les vois discuter publiquement, et devenir le jouet d’un cercle de convives.

— Je voudrais savoir si votre noble cousin partage cette opinion, ricane Podsnap.

— Je ne saurais vous le dire, monsieur, répond Twemlow ; mais qu’il la partage ou non, je ne lui permettrais pas, non, monsieur, pas à lui-même, de m’imposer la sienne sur un point aussi délicat, et à propos duquel je suis très-susceptible. »

Quelque chose de glacial, comme un baldaquin mouillé, semble peser sur les convives. On n’a jamais vu lady Tippins d’aussi mauvaise humeur, ni manger avec une pareille gloutonnerie. Mortimer est le seul dont la figure rayonne. Chaque fois qu’un membre de la commission a donné son avis, il s’est dit en lui-même : Êtes-vous bien la voix de la société ? Mais après les paroles de Twemlow il ne se fait pas cette question ; il regarde le gentleman d’un air reconnaissant, et quand l’assemblée se disperse, alors que les Vénéering et leurs convives ont eu suffisamment de leur honneur respectif, Mortimer reconduit Twemlow jusqu’à sa porte, lui serre cordialement la main, et prend gaiement la route du Temple.

Fin du deuxième et dernier volume

  1. Steward of the Chiltern-Hundreds, intendant, des districts de Chiltern, poste fréquemment donné aux membres de la Chambre des Communes pour les mettre à même de quitter leur siège.
    (Note du Traducteur.)