Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 383-394).


XVI

DES UNS ET DES AUTRES


La première chose dont s’occupèrent mister et mistress Harmon ce fut de rechercher tous les faits dont la mort fictive de John pouvait être regardée comme responsable, et de dédommager tous ceux qui en avaient souffert ou qui auraient pu en souffrir. La réparation fut aussi étendue, aussi libérale que possible. John et Bella, par exemple, regardèrent l’habilleuse de poupées comme ayant des droits à leur appui, à cause de ses relations avec missis Wrayburn, qui avait été mêlée pour une si large part au côté sombre de l’affaire. Il en résulta que le vieux Juif, qui s’était montré aussi dévoué qu’affectueux pour les les deux amis, fut loin d’être oublié ; non plus que M. l’Inspecteur, qui s’était mis l’esprit à la torture, et avait fait une chasse non moins pénible qu’infructueuse. À propos de ce digne fonctionnaire, ajoutons que, d’après ce qui fut raconté par les agents de la section, il aurait confié à miss Abbey entre deux verres d’un flip moelleux pris dans le bar des Portefaix, que le retour à la vie de mister Harmon ne lui coûtait pas un farthing ; et qu’il était aussi content que si ce gentleman avait été cruellement assassiné, et que lui, M. l’Inspecteur, eût touché la prime du gouvernement.

Dans tout cela mister et missis Harmon furent puissamment aidés par mister Lightwood, leur éminent solicitor, qui déploya à cette occasion une ardeur tellement exceptionnelle que les affaires, une fois entamées, se poursuivaient sans relâche. D’où il arriva que le jeune Blight parut être sous l’influence de cette liqueur transatlantique, nommée poétiquement l’Ouvreur-d’œil, et se surprit à contempler de véritables clients, au lieu de regarder par la fenêtre.

Le vieux Juif, ayant été d’un grand secours pour débrouiller les affaires d’Eugène, fut lancé par Mortimer contre Pubsey et Cie, que le vieillard attaqua avec non moins d’habileté que de satisfaction : au point que mister Fledgeby, redoutant l’effet de certaines opérations explosives dans lesquelles il était engagé, et trouvant qu’il en avait assez de la canne de mister Lammle, crut devoir demander grâce. L’innocent Twemlow profita, sans le savoir, des conditions infligées à Pubsey. Il reçut la visite du vieux Juif, qui alla le trouver au-dessus des écuries de Duke-street, et, qui, avec une bonté inexplicable, l’informa de l’heureuse tournure qu’avait prise son affaire : le gentleman n’aurait à payer que les intérêts, comme il avait fait jusqu’ici ; et non plus à la maison de Sainte-Mary-Axe, mais dans le cabinet de mister Lightwood, chargé des affaires de mister John Harmon, qui avait acheté la créance. Ainsi fut détournée la colère du sublime Snigsworth ; ainsi fut enlevée à ce noble personnage l’occasion de faire ronfler en face de sa colonne, au-dessus de la cheminée de Twemlow, plus de grandeur morale qu’il n’y en avait normalement dans sa constitution, et dans celle de la Grande-Bretagne.

La première visite de missis Wilfer à l’hôtel du mendiant, qu’avait épousé Bella, fut un événement grave. Le cher Pa, mandé à son bureau, aussitôt la prise de possession, était accouru sur-le-champ, avait été suffoqué, rappelé à lui-même avec force caresses, mené par le bout de l’oreille dans toute la maison ; en avait vu les trésors, avait été ravi, et l’avait exprimé de tout son cœur. Enfin avant de partir, il était nommé secrétaire, et avait envoyé sa démission à Chicksey-Vénéering-et-Stobbles.

Quant à l’auguste Ma, elle ne vint que plus tard, et avec tout l’apparat qui lui était dû. On lui envoya l’équipage, où elle monta d’un air digne, accompagnée de miss Lavinia, et humblement suivie de George Sampson. Elle reçut ce gentleman comme si elle lui eût fait l’honneur de le conduire à quelques funérailles de famille, et jeta l’ordre de partir au valet du mendiant.

« Pour l’amour du ciel, dit Lavvy, qui les bras croisés se plongea dans les coussins, dodelinez-vous un peu, Ma.

— Me dodeliner !

— Oui, Ma.

— J’espère en être incapable, répliqua la majestueuse lady.

— Il est certain que vous en avez l’air. Mais parce qu’on va dîner chez sa fille, je ne vois pas pourquoi on serait obligé d’être aussi roide que si l’on avait une planche sous son jupon ; je ne comprends pas cela.

— Et moi, répondit la noble Ma avec un profond mépris, je ne comprends pas comment une jeune fille qui se respecte ose nommer le vêtement que vous vous êtes permis de citer. J’en rougis pour vous, Lavinia.

— Je vous remercie, répliqua Lavvy en bâillant, je peux rougir pour moi quand la chose est nécessaire. »

Mister Sampson, voulant rétablir l’harmonie, dit avec un agréable sourire : « Après tout, madame, nous savons que vous en avez un, » et vit immédiatement qu’il venait de se compromettre.

« Que vous en avez un ! reprit la dame en ouvrant de grands yeux.

— Vraiment, George, fit Lavinia d’un ton de reproche, je ne comprends pas vos allusions ; je vous aurais cru plus de délicatesse.

— Allez ! s’écria George, qui à la moindre observation tombait dans le désespoir, allez, miss Lavinia Wilfer !

— Que signifient ces expressions de conducteur d’omnibus ? demanda l’impétueuse créature ; je ne le devine pas, George Sampson. Il me suffit, quant à moi, de savoir qu’au fond du cœur je ne suis pas… » S’étant imprudemment lancée dans une phrase sans issue, miss Lavinia en fut réduite à l’achever par ces mots ; « pas disposée à aller. » Conclusion assez faible, qui cependant tira quelque force du dédain avec lequel elle fut prononcée.

— Oui ! s’écria George avec amertume, c’est toujours comme cela ; je n’ai jamais…

— Si vous voulez dire que vous n’avez jamais su élever de gazelles, interrompit l’insolente, c’est inutile ; on vous connaît.

— Miss Wilfer, reprit le malheureux George d’un air abattu, ce n’est pas là ce que je voulais dire ; mais seulement que je n’avais jamais eu l’espoir de conserver la place, toute de faveur, que j’occupais dans cette famille avant que la fortune eût rayonné sur elle. Pourquoi me mener dans ces salons brillants, dont la possession m’est interdite, et me faire sentir la modicité de mes appointements ? Est-ce généreux, miss Lavinia ? »

L’imposante lady, trouvant que la Couronne devait ici faire quelque observation, laissa tomber ces mots : « Mister Sampson, je ne peux pas vous permettre d’interpréter de la sorte les actes d’un de mes enfants.

— Laissez-le tranquille, interposa Lavvy d’un air dédaigneux. Tout ce qu’il peut dire m’est bien égal.

— Lavinia, reprit la noble dame, ceci touche à l’honneur de la famille. Si mister George Sampson attribue, même à la plus jeune de mes filles…

— Ce mot même est tout à fait déplacé, Ma ; je ne suis pas moins importante que les autres.

— Silence ! dit gravement mistress Wilfer ; je répète que si mister Sampson attribue à la plus jeune de mes filles des motifs peu élevés, il les attribue également à la mère de mes filles. Cette mère répudie ces vils motifs, et demande à mister Sampson, comme à un gentleman, de s’exprimer avec franchise. Je peux me tromper, — rien ne serait plus ordinaire — (la noble Ma agita ses gants avec majesté), mais il me semble que mister Sampson est assis dans un équipage de premier ordre. Il me semble que mister Sampson, de son propre consentement, se dirige vers une résidence que l’on peut qualifier de princière. Il me semble que mister Sampson a été admis à participer à… l’élévation, dirai-je, qui est descendue sur la famille, dont il a, dirai-je, l’ambition de faire partie. D’où vient dès lors ce ton qu’a pris mister Sampson ?

— Madame, expliqua le malheureux, plus abattu que jamais, c’est parce que, madame, j’ai le sentiment pénible de mon indignité sous le rapport pécuniaire. Miss Lavinia est maintenant richement apparentée ; puis-je espérer, madame, qu’elle restera pour moi cette Lavinia qu’elle était jadis ? Et mon inquiétude n’est-elle pas excusable, quand je lui vois tant de sévérité à mon égard.

— Monsieur, dit Lavinia avec une excessive politesse, si vous n’êtes pas content de votre position, vous pouvez descendre à l’endroit qu’il vous plaira de désigner au cocher de ma sœur.

— Chère Lavinia ! je vous adore, s’écria George d’un ton pathétique.

— Si vous ne pouvez m’adorer d’une façon plus aimable, je désire, monsieur, que vous ne m’aimiez pas du tout.

— Et vous, madame, reprit George en s’adressant à la mère, je vous respecte à un point, qui est certainement bien au-dessous de votre mérite, mais qui cependant est bien au-dessus de la ligne commune. Chère Lavinia, et vous, madame, soyez indulgentes pour un malheureux qui sent le noble sacrifice que vous lui faites, mais qui devient fou (il se frappa le front) en songeant qu’il lui faudra lutter avec la richesse et l’influence.

— Bah ! dit miss Lavvy, quand il faudra lutter, on vous le dira ; du moins si je suis en cause. »

Noble dévouement, qui parut surhumain à mister Sampson, et le fit tomber aux pieds de miss Lavinia.

Conduire ce captif reconnaissant dans les riches salons qui l’effrayaient, l’y faire parader à la fois comme témoin de leur gloire, et comme exemple de leur condescendance, était pour la mère et pour la fille une joie indispensable à leur complète satisfaction.

Lavinia, en montant l’escalier, permit à George de se tenir auprès d’elle, et cela d’un air qui voulait dire : « Malgré tout le luxe qui m’entoure, je n’en suis pas moins à vous. Combien cela durera-t-il ? c’est une autre question ; mais je suis à vous quant à présent. » Elle eut aussi la bénignité de lui expliquer à haute voix les objets qu’il avait sous les yeux : « George, des fleurs exotiques ; une volière, George ; une pendule en or moulu. » Et ainsi de suite, pendant que missis Wilfer, ouvrant la marche, passait entre ces ornements avec l’impassibilité d’un chef de sauvages, qui croirait se déshonorer s’il manifestait la moindre surprise, ou la plus légère admiration.

Vraiment la tenue de cette femme imposante, qui ne se démentit pas de la journée, pourrait servir de modèle à toutes les femmes majestueuses, placées dans les mêmes circonstances. Elle reçut l’accueil de mister et de missis Boffin comme si ces gens-là avaient débité sur son compte tout ce qu’elle avait dit sur le leur, et que le temps seul pût effacer l’injure. À table, elle regarda chaque domestique comme un ennemi juré qui l’insultait, en lui présentant les plats, et lui versait l’outrage avec le vin. Elle se tint droite sur sa chaise, comme si elle eût soupçonné tous les mets de renfermer du poison, et que, se roidissant contre ses justes craintes, elle eût affronté le péril avec cette force d’âme qui était dans sa nature. Elle se conduisit avec Bella comme avec une jeune femme bien posée, qu’on a vue dans le monde il y a deux ou trois ans.

Alors même, que, dégelant un peu sous l’influence du Champagne, elle fit à son gendre la narration de quelques détails privés concernant feu son papa, elle infusa dans son récit quelques allusions qui glacèrent les auditeurs jusqu’à la moelle des os ; allusions polaires aux avantages dont sa naissance avait doté le genre humain, pour lequel (son papa étant mort) elle devenait un bienfait inappréciable comme représentant ce gentleman, qui avait été la plus haute personnification d’une race congelée.

Apporté au dessert, l’intelligent bébé, qui évidemment préparait un vague sourire, n’eut pas plus tôt regardé sa noble aïeule, qu’il fut saisi de spasmes et devint inconsolable. Lorsqu’enfin missis Wilfer prit congé de ses hôtes, il aurait été difficile de dire si elle quittait des gens qu’on allait exécuter, ou si elle-même se rendait à l’échafaud. Toutefois, le cher John s’en amusa beaucoup, et dit à sa femme lorsqu’ils furent tous les deux, que jamais son naturel, son abandon ne lui avaient paru plus adorables qu’à côté de cette roideur, qui en faisait ressortit le charme ; et il ajouta que, s’il ne pouvait pas contester que le Chérubin fût le père de Bella, il était convaincu que celle-ci n’était pas la fille de sa mère.

À peu près à la même époque eut lieu un autre événement, d’un genre moins noble, mais auquel toute la maison prit un vif intérêt : ce fut la première entrevue de mister Salop et de miss Wren.

La petite couturière avait été chargée d’habiller, pour miss Harmon, une poupée deux fois plus grande que ce merveilleux bébé ; toilette de ville, toilette de bal, etc. ; et mister Salop résolut d’aller voir où en étaient les choses.

« Entrez, monsieur, lui dit miss Wren, qui était à son établi ; et comment vous appellerai-je ? »

Salop déclina son nom, et présenta ses boutons.

« Ah ! s’écria Jenny ; j’avais grande envie de vous connaître ; j’ai appris que vous vous étiez fort distingué.

— Moi ! s’écria Salop, je suis bien aise qu’on vous l’ait dit mais je ne sais pas comment.

— En lançant quelqu’un dans la charrette aux ordures, expliqua la petite ouvrière.

— Oh ! pour cela, je ne dis pas. Salop, rejeta la tête en arrière et partit d’un éclat de rire.

— Miséricorde ! s’écria Jenny en tressaillant ; n’ouvrez pas la bouche comme ça, jeune homme ; un jour ou l’autre, elle s’accrochera et vous ne pourrez plus la fermer. »

Salop ouvrit la bouche davantage, et la laissa ouverte.

« On vous prendrait pour le géant qui revient avaler Jack ; vous lui ressemblez avec cette grande bouche.

— Est-il joli garçon ? demanda Salop.

— Affreux, » répondit la petite habilleuse.

Le visiteur regarda la chambre, où l’on voyait un certain confort qu’il n’y avait pas autrefois. « Une jolie pièce, dit-il.

— Enchantée qu’elle vous plaise, monsieur. Et moi, comment me trouvez-vous ? »

L’honnête Salop, embarrassé par cette question qui mettait sa franchise à une rude épreuve, tortilla un de ses boutons, et grimaça une espèce de sourire.

« Je vous fais l’effet d’une petite caricature, » reprit miss Wren, qui le regarda avec finesse ; et comme elle secouait la tête en disant cela, ses cheveux se dénouèrent et lui couvrirent les épaules.

« Oh ! s’écria Salop en ouvrant de grands yeux, en voilà t’i ! et quelle couleur ! »

Miss Wren, travaillant toujours, donna un coup de menton ; mais ne releva pas ses cheveux et parut satisfaite de l’effet produit.

« Est-ce que vous demeurez toute seule, miss ? demandai Salop.

— Non, répliqua Jenny en faisant claquer ses dents ; je vis avec une marraine féerique.

— Avec qui ? demanda Salop.

— Avec mon second père, ou plutôt mon premier, reprit-elle d’un air sérieux ; et, secouant la tête, elle soupira. Si vous aviez connu mon pauvre enfant, vous sauriez ce que je veux dire ; mais vous ne pouvez pas comprendre. »

Il sentit qu’il devait changer de conversation.

« Pour si bien travailler, dit-il en regardant les poupées qui étaient sur l’établi, vous avez dû être fièrement longtemps en apprentissage ?

— Moi ! répondit la petite ouvrière, on ne m’a jamais rien montré, pas seulement à tenir mon aiguille. J’ai bousillé, bousillé, jusqu’à ce que j’aie trouvé la manière ; très-mal d’abord, mieux à présent.

— Et moi qui vous parle, dit Salop d’un ton de reproche envers lui-même, tel que vous me voyez là, j’en ai fait un si long apprentissage ! et que mister Boffin a payé, payé, payé ! ça lui a coûté gros, allez !

— N’êtes-vous pas ébéniste ? » demanda miss Wren.

Il fit signe que oui « Maintenant que l’ouvrage est terminé au Bower, ajouta-t-il d’un air pensif, je vais vous dire miss : j’aimerais à faire quelque chose pour vous.

— Bien obligée ; mais faire quoi ?

— Par exemple, reprit-il en regardant autour de la chambre, un dressoir, avec des niches, pour placer vos poupées ; ou bien une chiffonnière pour serrer vos bouts d’étoffe et de rubans, vos fils, vos aiguilles ; ou bien encore je pourrais tourner une belle poignée, quelque chose de rare, pour la canne que je vois là, si elle est à votre second père.

— Elle est à moi, répondit la petite créature, dont le visage et le cou rougirent subitement ; je suis boiteuse. »

Le pauvre Salop rougit à son tour ; car il y avait une grande délicatesse derrière les boutons qui lui couvraient la poitrine. Il dit peut-être ce qu’il y avait de mieux à dire pour réparer sa faute : « Je suis bien content qu’elle soit à vous, ça fait que je la décorerai avec plus de plaisir. Voulez-vous me permettre de l’examiner. »

Miss Wren lui passa la canne par dessus l’établi, et la retenant tout à coup : « Il vaut mieux, dit-elle, que vous me voyiez m’en servir. Comme ça, regardez bien : plante, arrache ; plante, arrache ; plante, arrache ; pan, pan, pan. C’est joli, n’est-ce pas ?

— Moi, dit Salop, je trouve que vous n’en avez guère besoin.

— Merci, vous êtes bien bon. » Elle alla se rasseoir, et lui passa la canne avec son plus joli sourire.

« Pour ce qui est de la chiffonnière et du meuble aux poupées, dit Salop en mesurant la poignée de la canne sur sa manche, ce sera pour moi un vrai plaisir. On m’a dit que vous chantiez dans la perfection ; et vous me payerez avec une chanson, j’aime mieux ça que de l’argent. Ça a toujours été mon goût ; moi-même, j’ai souvent amusé missis Higden avec une chanson comique, où il y a du parlé entre les couplets, vous savez bien ; mais ce n’est pas votre genre.

— Vous êtes un bon jeune homme, vraiment très-bon, répliqua Jenny, et j’accepte. Je présume que ça ne lui fera rien, ajouta-t-elle en haussant les épaules, après un instant de réflexion ; d’ailleurs s’il le trouve mauvais, tant pis pour lui.

— Vous parlez de votre second père ?

— Non, répondit miss Wren, je parle de Lui, de Lui, de Lui.

— De lui ? répéta Salop en promenant les yeux autour de la pièce, comme pour y chercher quelqu’un.

— De celui qui est en chemin pour me faire la cour, reprit la petite habilleuse ; que vous avez la compréhension lente ! »

Salop parut troublé. « Je n’y songeais pas, dit-il. Quand est-ce qu’il arrivera, miss ?

— Belle question ! s’écria Jenny ; est-ce que je le sais ?

— Et d’où vient-il ?

— Bonté divine ! comment le saurais-je. Il viendra de quelque part, un jour ou l’autre ; voilà tout ce que je sais quant à présent. »

Jamais plaisanterie n’avait paru meilleure à Salop, qui se rejeta en arrière et se mit à rire avec une joie sans bornes. En le voyant rire de cette façon ridicule, miss Wren en fit autant ; et ils rirent tous les deux jusqu’à n’en pouvoir plus.

« Allons ! dit enfin la petite habilleuse, allons, géant ; pour l’amour du ciel ! fermez la bouche, ou vous m’avalerez toute vive sans que je m’en aperçoive. Vous ne m’avez seulement pas dit pourquoi vous êtes venu.

— C’était pour la poupée de miss Harmon.

— Je m’en doutais ; elle est prête et vous attend ; la voyez-vous là-bas, dans un papier soyeux, qui brille comme un billet de banque tout neuf ? Ayez-en bien soin, je vous la recommande. Une poignée de main ; encore une fois merci. Prenez garde à la poupée ; faites attention.

— Plus que si elle était en or, miss ; et je vous donne les deux mains. Au revoir, miss, je reviendrai bientôt.

Mais de tous les événements de cette époque, le plus intéressant aux yeux de mister et de missis Harmon, fut la visite de mister et de missis Wrayburn. Le pauvre Eugène, autrefois si agile, si galamment tourné, soutenu par sa femme, et pesant sur sa canne, était horriblement défait. Puis il alla de mieux en mieux, reprit des forces de jour en jour ; et les médecins déclarèrent qu’il ne serait pas trop défiguré.

Un grand, un joyeux événement que l’installation de mister et de missis Wrayburn à l’hôtel Harmon, où, par parenthèse, mister et missis Boffin, excessivement heureux, et allant tous les jours regarder les boutiques, avaient bien voulu rester.

Missis Harmon dit en confidence, à mister Wrayburn, qu’elle avait connu l’amour de Lizzie, à l’époque où cet amour était sans espoir ; et mister Wrayburn répondit à missis Harmon que s’il plaisait à Dieu, elle verrait à quel point sa femme l’avait changé. « Je ne fais pas de phrases, poursuivit-il ; mais j’ai pris une ferme résolution.

— Vous ne croiriez pas, ajouta Lizzie, qui venait reprendre sa place de garde malade, car il n’allait jamais bien quand elle était absente, vous ne croiriez pas que le jour de notre mariage, il prétendait que la meilleure chose qu’il eût à faire était de mourir ?

— Et comme je ne suis pas mort, reprit Eugène, ce que je peux faire de mieux à présent c’est de vivre pour t’aimer, Lizzie. »

Ce jour-là Mortimer vint dans la journée, et resta avec Eugène, pendant que Bella emmenait Lizzie faire un tour de promenade.

« Tu ne pouvais pas venir plus à propos, lui dit Wrayburn. J’ai la tête pleine, il faut que je la vide. Parlons d’abord du présent, avant de nous occuper de l’avenir. Mon respectable père, qui est un charmant cavalier, beaucoup plus jeune que moi, et un admirateur déclaré du beau sexe, est venu passer deux jours avec nous dans cette auberge, où, par parenthèse, il s’est trouvé fort mal, et il a poussé l’amabilité jusqu’à me dire qu’il fallait avoir le portrait de Lizzie. Remarque flatteuse, qui, de la part de mon respectable père, peut-être considérée comme une bénédiction de mélodrame.

— Tu vas guérir, dit Mortimer en souriant.

— C’est bien mon intention, répondit Eugène. Enfin lorsqu’après ces paroles affectueuses, M. R. P. ajouta en roulant dans sa bouche le bordeaux, qu’il avait demandé et que j’ai payé, ajouta, dis-je : « Mon cher fils, comment pouvez-vous boire cette drogue ? » Ce fut chez lui l’équivalent des larmes qui accompagnent la susdite bénédiction. Les sentiments de M. R. P. ne sauraient être mesurés à l’aune commune.

— C’est vrai, dit Lightwood.

— Voilà tout ce que mon respectable père, reprit Eugène, me dira jamais sur ce chapitre ; et il continuera de flâner dans la vie, son chapeau sur l’oreille. Mon mariage ainsi reconnu, et solennellement consacré à l’autel familial, je n’ai plus d’inquiétude de ce côté-là, c’est une chose réglée. Pour ce qui est de mes affaires, tu as réellement fait des merveilles : plus de dettes, plus d’embarras d’argent ; c’est à ne pas le croire. Avec une intendante comme celle que j’ai près de moi, — tu vois que je suis encore bien faible : impossible de parler d’Elle sans que ma voix tremble ; je l’aime au delà de toute expression, Mortimer. — Je disais donc que, grâce à elle, avec le peu qui me reste, je serai plus riche que je n’ai jamais été ; car entre mes mains, qu’était ma petite fortune ? rien du tout.

— Pis que cela, Eugène ; la mienne a été quelque chose d’assez important pour m’empêcher de travailler, et il est probable qu’il en a été de même pour toi ; il aurait mieux valu que mon grand père eût jeté à l’eau ce qu’il m’a laissé ; je le dis sincèrement.

— Tu parles d’or, Mortimer ; la sagesse s’est fait entendre, et nous voilà sérieux ; L’idée m’était venue de partir, avec ma femme, pour l’une ou l’autre des colonies et d’y exercer ma profession.

— Que deviendrais-je sans toi, Eugène ? cependant tu ferais peut-être bien.

— Non pas, dit Eugène, non pas ; je ferais très-mal.

Il avait mis tant de vivacité dans ces paroles que Mortimer en parut tout surpris.

« Tu supposes que ma tête fêlée s’échauffe, reprit Eugène avec fierté ; n’en crois rien, mon ami ; je peux dire comme Hamlet : « mon sang, quand j’y pense, coule plus vite, il est vrai ; mais son ardeur est saine. » Voyons, Mortimer, dois-je faire cette lâcheté, fuir avec Lizzie, comme si je rougissais d’elle ? Où serais-je maintenant sans le courage qu’elle a montré ?

— Un sentiment très-honorable, dit Lightwood ; et cependant…

— Qu’as-tu à dire ?

— Es-tu bien sûr que, par amour pour elle, — note bien, par amour pour elle, — tu ne seras pas blessé de… l’accueil qui lui sera fait dans le monde ?

— Oh ! répondit Eugène en riant, à nous deux, toi et moi, nous aurons bien raison du monde ; il n’est pas difficile à terrasser. Crains-tu lady Tippins ?

— Peut-être, dit Lightwood qui ne put s’empêcher de rire ; mais on peut la combattre.

— Assurément, répliqua Wrayburn avec chaleur. Mettons y de la réserve ; mais si elle attaque défendons-nous ; ma femme m’est plus précieuse que Tippins, et j’en suis un peu plus fier. Je combattrai donc pour elle ici même, à visage découvert et jusqu’à ma dernière heure. Si jamais je venais à défaillir, à la faire disparaître, à la défendre en me cachant, toi, mon ami, toi, qu’après elle j’aime le plus au monde, dis-moi alors ce que j’aurai mérité, dis qu’elle aurait bien fait de me cracher à la face et de me repousser du pied, quand j’étais sanglant dans la rivière. »

La chaleur qu’il mit dans ses paroles fit tellement rayonner son visage qu’il reparut comme avant d’être mutilé. Mortimer lui fit la réponse qu’il désirait avoir ; et ils causèrent de l’avenir jusqu’au retour de Lizzie.

« Vous m’avez fait sortir, dit-elle en lui touchant le front et les mains ; et j’aurais dû rester. Vous êtes brûlant ; qu’est-ce que vous avez fait pour vous mettre dans cet état-là ?

— Rien autre chose que de vous attendre, Lizzie.

— Et de causer avec monsieur, reprit-elle en regardant Mortimer, et en lui adressant un sourire ; mais un peu de société n’a pas dû vous faire mal ; comment êtes-vous si ému ?

— Ma foi ! répondit Eugène en riant de son ancien rire, je crois, mon amour, que c’est la société qui en est cause. »

Le soir, comme il revenait chez lui, Mortimer se rappela cette dernière phrase. Elle lui trotta dans la tête, et si bien qu’il résolut d’aller faire un tour dans le monde où il n’avait pas été depuis longtemps.