Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 1p. 315-321).


X

UN SUCCESSEUR


Certains pasteurs ressentent le plus profond malaise des auspices favorables sous lesquels la liturgie les condamne à enterrer les morts ; mais le révérend Milvey pensait qu’il y avait dans son ministère une ou deux choses (on pourrait dire trente-six) qui, voulût-on y réfléchir, étaient faites pour troubler la conscience d’une manière bien plus grave. C’était il est vrai un homme indulgent que le révérend Milvey ; il observait bien du coulage et de la corruption dans la vigne du Seigneur ; mais il n’en était pas d’une sagesse plus farouche, et se disait seulement que plus il voyait de mal dans l’étroit espace qu’il pouvait embrasser, mieux il se figurait ce que devait connaître l’Omniscience, qui n’en restait pas moins bonne. Si donc il avait eu à dire les paroles consolantes qui troublent quelques-uns de ses collègues, et touchent profondément des cœurs sans nombre, s’il avait eu à les dire dans une circonstance bien autrement scabreuse qu’à propos de Johnny, il l’aurait fait sans scrupule, dans toute la compassion et l’humilité de son âme. En lisant l’office des morts sur le petit orphelin il songea à ses six enfants, non à sa pauvreté, et ses yeux furent mouillés de larmes. Sa charmante femme, qui l’écouta sérieusement, jeta un regard ému dans la petite fosse ; puis ils se donnèrent le bras, et rentrèrent paisiblement chez eux.

Il y eut de la douleur à l’hôtel aristocratique, et de la joie au Bower. Si l’on voulait un orphelin, se dit mister Wegg, il était lui-même sans parents, et l’on ne pouvait pas mieux choisir. Pourquoi s’en aller à Brentford, battre les buissons à la recherche d’orphelins qui ne vous ont jamais fait de sacrifice et n’ont aucun droit à vos bontés, quand vous en avez un sous la main, qui a délaissé pour vous miss Élisabeth, maître Georges, oncle Parker et tante Jane ? Mister Wegg éprouva donc une joie très-vive lorsqu’il apprit l’événement. Un témoin du fait, qui ne doit pas être nommé jusqu’à nouvel ordre, raconta même plus tard que, dans la solitude du Bower, il leva sa jambe de bois à l’instar des danseurs d’opéra, et fit une pirouette triomphante sur le pied qui lui restait.

À cette époque, missis Boffin trouva chez Rokesmith plutôt les soins d’un fils pour sa mère, que les procédés d’un jeune homme pour la femme de celui qui l’occupe. Il avait toujours eu pour elle une déférence affectueuse, et la lui avait témoignée dès la première heure de son entrée en fonctions. Quelle que fût la singularité des goûts de l’excellente créature, de sa toilette, ou de ses manières, jamais il n’y avait rien vu de ridicule. Parfois, auprès d’elle, son visage avait un air amusé ; mais il semblait que la satisfaction qu’il éprouvait au contact de cette nature expansive et radieuse aurait pu s’exprimer tout aussi bien par une larme que par un sourire. Il avait pris une part active à la recherche de l’orphelin, avait prouvé par ses paroles et par ses actes, combien ce projet d’élever un enfant en souvenir de John Harmon lui était sympathique ; et maintenant que le généreux espoir de missis Boffin était trompé, il prenait au chagrin de l’excellente femme une part respectueuse et sincère, dont elle ne savait comment lui exprimer sa reconnaissance.

« Je vous remercie, lui dit-elle un matin, je vous remercie de tout mon cœur. Vous aimez les enfants, mister Rokesmith.

— Tout le monde les aime, j’espère.

— Cela se devrait, reprit-elle ; mais on ne fait pas toujours ce qu’on doit.

— Il y a parmi nous, répondit Rokesmith, des gens qui suppléent à ce qui manque chez les autres. Mister Boffin me disait que vous aviez toujours été excellente pour les enfants.

— Pas meilleure que lui, je vous assure ; à l’entendre, c’est toujours moi qui fais le bien. Mais ce sujet-là paraît vous attrister, cher monsieur.

— Vous croyez, madame ?

— Je crois le comprendre. Êtes-vous d’une nombreuse famille ? Il secoua la tête d’une manière négative. « J’avais une sœur ; elle est morte, dit-il.

— Avez-vous encore votre père et votre mère ?

— Non, madame.

— Et vos autres parents ?

— Je ne sais même pas si j’en ai jamais eu. »

À ce point du dialogue, miss Wilfer entra sans qu’on l’entendît, voyant qu’elle n’était pas remarquée, elle s’arrêta, ne sachant pas si elle devait rester ou partir.

« C’est peut-être une indiscrétion, reprit missis Boffin ; mais n’attachez pas d’importance aux paroles d’une vieille femme, et dites-moi : Êtes-vous bien sûr de n’avoir pas eu de chagrins d’amour ?

— Très-sûr, madame ; pourquoi me demandez-vous cela ?

— Parce que je vous trouve quelquefois un air contraint qui n’est pas de votre âge. Vous n’avez pas encore trente ans ?

— Non, madame. »

Jugeant qu’il devenait indispensable d’annoncer sa présence, Bella se mit à tousser pour attirer l’attention ; elle s’excusa en disant qu’elle allait partir, et qu’elle l’eût déjà fait si elle n’avait pas craint de les interrompre.

« Ne vous éloignez pas, répondit missis Boffin ; nous avons à parler d’une affaire qui vous intéressera. Mais j’ai besoin de Noddy ; seriez-vous assez bon l’un ou l’autre pour aller me le chercher. »

Rokesmith s’acquitta de la commission, et revint bientôt accompagné de Boffin, qui arrivait en trottinant. De quelle affaire s’agissait-il ? Bella se le demandait, et en fut vaguement troublée jusqu’à ce que missis Boffin eût expliqué l’objet de la réunion.

« Asseyez-vous près de moi, chère belle, dit l’excellente femme, en s’installant sur une large ottomane qui occupait le milieu du salon, et en passant son bras sous celui de la jeune fille. Toi, Noddy, viens te mettre en face de nous ; vous, mister Rokesmith, asseyez-vous là. Maintenant, voilà ce que c’est : j’ai reçu de missis Milvey la lettre la plus aimable ; mister Rokesmith a eu la bonté de me la lire, car je ne suis pas forte pour débrouiller l’écriture. C’est pour me proposer un autre orphelin que m’écrit missis Milvey, et cela m’a fait réfléchir.

— Une vraie machine à idées, murmura Noddy avec admiration. Pas très-facile à mettre en mouvement ; mais une fois partie, c’est comme une mécanique.

— Cela m’a donc fait réfléchir, répéta missis Boffin, toute radieuse du compliment de son mari, et j’ai pensé à deux choses. Premièrement, je n’ose plus me servir du nom de John Harmon ; c’est un nom malheureux, et je me ferais des reproches si, l’ayant donné à un autre, le cher petit venait encore à mal tourner. »

Mister Boffin demanda si ce n’était pas une croyance superstitieuse, et soumit la question à son secrétaire.

« Je ne vois là, répondit celui-ci, qu’une affaire de sentiment ; le nom, comme le dit missis Boffin, a toujours été malheureux ; un triste souvenir vient encore de s’y rattacher ; il s’est effacé de nouveau ; pourquoi chercher à le faire revivre ? Puis-je demander à miss Wilfer ce qu’elle en pense ?

— Plus que personne je le trouve douloureux, dit Bella en rougissant ; il l’a du moins été pour moi jusqu’au moment où il m’a fait venir ici ; mais ce n’est pas à cela que je songe ; le pauvre enfant à qui on l’avait donné m’a témoigné tant d’affection que je serais jalouse de voir son nom porté par un autre ; ce nom m’est devenu cher, et il me semble que je n’ai pas le droit d’en disposer.

— Qu’en dites-vous ? demanda Boffin à Rokesmith.

— Je le répète, affaire de sentiment, répondit le jeune homme, et celui de miss Wilfer est d’une délicatesse toute féminine.

— Mais toi, Noddy, qu’en penses-tu ? demanda l’excellente femme.

— Ma vieille, répondit le boueur doré, je pense tout à fait comme toi.

— En ce cas, reprit missis Boffin, ne touchons plus à ce malheureux nom. Comme dit mister Rokesmith, affaire de sentiment ; mais, Seigneur ! que de choses en sont là ! Je passe à l’autre idée qui m’est venue. Quand il a été question d’adopter un orphelin, j’ai fait remarquer à Noddy combien il serait consolant de penser qu’un petit malheureux profiterait de la fortune de John, et serait protégé en souvenir de l’abandon de ce cher enfant.

— Vous l’entendez, s’écria Noddy, vous l’entendez ! C’est vrai qu’elle a dit cela ; répète-nous-le, ma vieille.

— Non ; j’ai autre chose à faire, répondit missis Boffin ; d’ailleurs tu le pensais tout comme moi. C’était donc pour qu’il y eût quelqu’un d’heureux en mémoire du cher petit ; eh bien, après le malheur qui nous est arrivé, je me suis demandé si avant tout je n’avais pas songé à m’être agréable. Sans cela pourquoi aurais-je voulu un bel enfant ? Pourquoi tenir à ce qu’il fût à mon goût ? Quand on veut faire du bien, il ne faut voir que la chose, et ne pas consulter ses caprices.

— Il est naturel, dit Bella (peut-être y avait-il dans ses paroles un peu de susceptibilité en raison des liens étranges qui avaient existé entre elle et John Harmon), il est naturel que vous n’ayez pas voulu donner un nom qui vous était cher à un enfant moins intéressant que celui qui l’avait porté d’abord.

— Merci, répliqua missis Boffin en lui serrant la main ; c’est bon à vous, chérie, d’avoir trouvé cette raison-là ; j’espère que vous avez dit vrai ; mais cependant je n’oserais pas l’affirmer. Dans tous les cas, ce motif-là n’existe plus puisque le nom est mis de côté.

— Il restera comme souvenir, reprit Bella d’un air rêveur.

— Très-bien, chère fille ; comme un souvenir précieux. J’ai donc pensé à prendre un orphelin, n’importe lequel ; non pas un favori dont j’aurais fait un joujou ; mais un malheureux qui sera secouru parce qu’il a besoin de l’être.

— Pas beau alors ? dit Bella.

— Non, répondit bravement l’excellente femme.

— Rien d’agréable ?

— Pas nécessaire. Il y a de par le monde un pauvre garçon qui manque précisément d’avantages physiques ; il est même assez disgracié pour que cela l’empêche de réussir. Mais il est honnête, laborieux, d’une bonne nature, et mérite qu’on s’intéresse à lui. Si vraiment je suis sincère, bien décidée à ne pas être égoïste, c’est lui que je choisirai. »

Ici apparut le valet de chambre dont la délicatesse avait déjà été blessée par ce nom inconvenant ; il s’approcha de Rokesmith et lui annonça l’inacceptable Salop. Les membres du conseil se regardèrent.

« Faut-il l’introduire ici, madame ? demanda Rokesmith.

— Certainement, » répondit missis Boffin.

Le valet disparut, revint avec Salop, et se retira d’un air de dégoût.

La générosité de missis Boffin avait mis Salop en grand deuil. Sur la demande formelle de Rokesmith, le tailleur avait eu recours à une foule d’expédients pour que les boutons de clôture et de suspension fussent invisibles ; mais telle était la force de l’habitude chez ce corps défectueux, qu’en dépit de toutes les ressources de l’art, le malheureux Salop n’en restait pas moins un véritable argus au point de vue des boutons : brillant, scintillant, clignotant par tous ces yeux de métal, en face des spectateurs éblouis. La fantaisie artistique d’un chapelier inconnu l’avait coiffé d’un chapeau muni d’un crêpe tuyauté par derrière, couvrant la forme du haut en bas, et se terminant par un gigantesque pompon noir, dont la raison était confondue et le bon goût révolté. Une influence particulière dont ses jambes étaient le siége, avait déjà relevé son pantalon au-dessus des chevilles, et lui avait fait deux poches au niveau des genoux. La même puissance ayant agi dans les bras, les manches se retroussaient de manière à découvrir les poignets, et ce qui manquait à la partie inférieure avait été s’accumuler au coude. C’est ainsi qu’avec l’ornement additionnel d’une petite queue à sa veste, et un gouffre béant à la ceinture, Salop fut présenté au conseil.

« Comment va Betty, mon brave garçon, demanda missis Boffin.

— Merci, m’ame, répondit Salop ; elle ne va pas mal ; elle m’envoie à cette fin de vous présenter ses respects et de vous faire des remerciements pour le thé, et pour toutes les faveurs qu’elle vous doit ; et par le désir de savoir comment vous allez tous.

— Vous ne faites que d’arriver, Salop ?

— Oui, m’ame, tout juste.

— Alors vous n’avez pas dîné ?

— Non, m’ame ; mais j’y pense bien ; je n’ai pas oublié vos ordres généreux pour qu’on ne me laisse jamais partir sans m’avoir donné un repas de viande, de bière, et de poudding. Attendez donc, c’est pas tout ; il y avait quatre choses, je les ai comptées à mesure ; de la viande, ça fait un ; de la bière, ça fait deux ; du poudding ça fait trois ; et des légumes ça fait bien quatre. » Salop renversa la tête, ouvrit une large bouche, et se mit à rire avec bonheur.

« Comment vont les minders ? demanda missis Boffin.

— Ils se remettent tout à fait, m’ame ; c’est un plaisir de les voir. »

Missis Boffin regarda les membres du Conseil, et appela Salop en lui faisant signe d’approcher. « Seriez-vous content de dîner ici tous les jours ? lui demanda-t-elle.

— Les quatre choses tous les jours ? de la viande, de la bière… Oh ! ma’ame ! » L’émotion fut tellement forte qu’il en écrasa son chapeau entre ses mains, et releva le pied droit en arrière.

« Oui, Salop, tous les jours ; et si vous le méritiez comme je le suppose, on prendrait soin de vous de toutes les façons.

— Oh ! ma’ame… » Il s’arrêta brusquement au milieu de son extase, et recula en hochant la tête d’un air sérieux. « Non, dit-il, non ; je ne peux pas ; il y a missis Higden ; elle passe avant tout. Personne ne pourra jamais être pour moi meilleure qu’elle n’a été ; voilà qui est sûr. Il faut tourner la manivelle. Qu’est-ce que deviendrait missis Higden si la calandre ne marchait pas ? »

À la seule pensée de voir sa bienfaitrice dans une pareille détresse, Salop devint pâle et manifesta la plus vive douleur.

« Vous avez raison, Salop, cent fois raison, s’écria missis Boffin ; ce n’est pas moi qui dirai le contraire. Mais on trouvera quelqu’un pour tourner la machine, on va s’en occuper. Vous pourrez venir ; et l’on vous mettra à même d’être plus utile à missis Higden qu’en faisant marcher la calandre.

— Pas besoin de ça, Ma’ame, répondit Salop avec enthousiasme. Est-ce que je ne peux pas tourner la nuit ? Je viendrai ici le matin, et je m’en irai le soir. Je me passerai bien de dormir. À supposer d’ailleurs que j’aie besoin d’un petit somme, reprit-il après un instant de réflexion, je peux bien le faire en tournant ; cela m’est arrivé combien de fois ! et je ne m’en suis pas trouvé plus mal. »

Dans l’élan de sa reconnaissance l’honnête Salop baisa la main de missis Boffin, puis s’éloigna pour donner un libre cours à son émotion. Il se rejeta en arrière, ouvrit une bouche démesurée, et poussa d’affreux hurlements. Cela faisait le plus grand honneur à sa sensibilité ; mais on pouvait en induire, qu’en certaines circonstances, il devait être un voisin peu agréable. En effet au bruit de cette émotion retentissante, le domestique ouvrit la porte ; et voyant qu’on n’avait pas besoin de lui, il s’excusa en disant qu’il avait cru qu’il y avait des chats dans le salon.