Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 1p. 58-73).


VI

À LA DÉRIVE


La maison des Six-Joyeux-Portefaix, cette taverne d’apparence hydropique dont nous avons parlé plus haut, était depuis longtemps dans un état d’infirmité passé pour elle à l’état normal. On n’aurait pas trouvé dans tout son être un seul plancher qui fût d’aplomb ; mais elle avait survécu et devait survivre à maint édifice mieux ajusté, à maint cabaret d’une plus riche apparence. À l’extérieur c’était un fouillis débringué de fenêtres étroites, aux châssis corpulents, entassées les unes sur les autres comme une pile d’oranges qui dégringolent ; fouillis compliqué d’une vérandah caduque, en bois vermoulu, qui se projetait au-dessus de la Tamise. À vrai dire, le bâtiment tout entier, y compris le mât de pavillon qui gémissait sur le toit, se penchait vers la rivière, mais dans l’attitude d’un plongeur qui, au moment de s’élancer, n’en ayant pas le courage, est resté si longtemps sur la rive, qu’il n’entrera jamais dans l’eau.

Par derrière, bien que ce fût de ce côté-là qu’était l’entrée principale, l’établissement se resserrait au point de représenter, à l’égard de la façade, la poignée d’un fer à repasser qu’on a posé debout sur sa partie la plus large. Cette poignée se dressait au fond d’une cour et d’une allée désertes qui se serraient tellement contre les Portefaix, que ceux-ci n’avaient pas un pouce de terre à eux. La maison, d’autre part, étant à flot à la marée montante, il résultait de cette pénurie de terrain que lorsque les Portefaix avaient fait un savonnage, il leur fallait étendre le linge sur des cordes posées en travers des fenêtres des pièces de réception et des chambres à coucher.

Le bois qui formait les manteaux de cheminée, les poutres, les cloisons, les portes et les planchers des Portefaix, semblait, malgré sa vieillesse, avoir gardé un souvenir confus du premier âge. Il était grimaçant et fendillé à la manière des vieux arbres. Rempli de nœuds, il offrait çà et là, dans ses contorsions, une apparence de ramée ; et dans cette seconde enfance, il avait l’air de jaser des hauts faits de sa jeunesse. Ce n’était pas sans raison que les habitués de la taverne assuraient, lorsque la lumière donnait en plein sur les veines de certains panneaux, principalement sur une vieille encoignure placée dans le bar[1] qu’on pouvait y reconnaître de petites forêts d’arbres minuscules et feuillus, tout pareils à celui d’où le meuble était sorti.

Impossible de voir sans émotion le bar des Six-Portefaix. L’espace demeuré libre n’y était guère plus grand que l’intérieur d’un carrosse de louage ; mais personne ne l’aurait souhaité plus vaste. Il était si bien entouré de petites futailles rondelettes, de filets remplis de citrons, de corbeilles pleines de biscuits, de flacons tout rayonnants des grappes de raisin qui décoraient leur étiquette, de pots de bière, de chopines étincelantes, qui, en leur versant à boire, faisaient de profonds saluts aux chalands, d’un quartier de fromage dans un bon petit coin, et de la petite table de l’hôtesse, qui, placée près du feu dans un coin meilleur, avait la nappe toujours mise.

Ce bar, véritable port, était séparé du monde orageux par un vitrage percé d’une porte coupée, ayant pour appui une tablette de plomb assez large pour qu’on pût y poser son verre. Mais l’éclat et le bien-être de ce réduit jetaient en dehors un si doux reflet, que, bien que derrière cette porte, ils fussent dans un passage étroit et sombre, où ils étaient coudoyés par les allants et les venants, tous les buveurs s’y croyaient dans le bar même.

La salle qui donnait sur la rivière était décorée de draperies rouges, assorties aux nez des habitués. On y voyait un foyer confortable, muni d’ustensiles de fer blanc pareils à des moules à pain de sucre, et affectant cette forme pour qu’on pût les nicher dans les profondeurs du brasier, et faire ainsi chauffer son purl ou son ale, son flip ou son dog’s nose. Le premier de ces breuvages délectables était une spécialité des Joyeux-Portefaix, qui, à cet égard, faisaient appel à vos sentiments, par l’inscription suivante, placée sur l’un des montants de la porte :


Maison du Purl matinal.


Le purl, à ce qu’il paraît, doit toujours être pris de bonne heure. Est-ce parce que l’oiseau matinier, s’emparant du ver qui lui échapperait plus tard, le purl du matin doit saisir la pratique ? Est-ce en raison d’un autre principe d’hygiène ? Personne n’a jamais pu le savoir.

Ajoutons, pour finir la description des Portefaix, qu’en face du bar, dans la poignée de fer à repasser, était une petite chambre, pareille à un tricorne, où jamais rayon de soleil, de lune ou d’étoile ne pénétra ; mais qui, à la lueur du gaz, était regardée comme un sanctuaire d’un confortable achevé, et que l’on désignait, par un mot séduisant, peint en noir sur la porte :


COSY[2]


Miss Potterson, propriétaire et seule maîtresse des Joyeux-Portefaix, trônait dans le bar, où elle régnait sans conteste. Il aurait fallu qu’un homme fût ivre à perdre la raison pour s’imaginer seulement qu’on pouvait la contredire. Abbey étant le prénom que tout le monde lui connaissait, quelques esprits du bord de la Tamise (non moins troubles que l’eau de ce fleuve), supposaient, en raison de sa fermeté et de son air digne, qu’elle était alliée d’une façon quelconque à l’abbaye de Westminster. Mais titre d’Abbey était simplement l’abréviation d’Abigaïl, sous lequel miss Potterson avait été baptisée dans l’église de Limehouse, il y avait de cela quelque soixante années.

« Et maintenant, dit miss Abbey en agitant l’index vers la porte du bar, écoutez bien, Riderhood : les Portefaix n’ont pas besoin de vous ; ils aimeraient beaucoup mieux votre absence que votre présence. Mais fussiez-vous aussi bien ici que vous l’êtes mal, vous n’auriez pas ce soir une goutte de boisson en dehors de cette pinte de bière ; ainsi faites-la durer longtemps.

— Mais, insinua Riderhood, si je m’comporte bien, vous n’pouvez pas me refuser c’que j’demande ; vous le savez, miss Potterson.

— Je ne peux pas ! reprit-elle avec un accent indéfinissable.

— Non, miss Potterson ; pace que voyez-vous, la loi est que…

— Ici, mon brave, c’est moi qui fais la loi, répliqua miss Abbey ; si vous en doutez, je vous en donnerai la certitude.

— J’ai pas dit que j’en doutais, miss Potterson ; jamais, jamais.

— Tant mieux pour vous. »

Abbey, la souveraine, jeta les demi-pence du buveur dans son tiroir, s’assit au coin du feu, reprit son journal et continua sa lecture.

C’était une grande femme, se tenant droite, ayant de beaux traits, la figure sévère, et plutôt l’air d’une maîtresse de pension que de celle des Joyeux-Portefaix.

Riderhood était resté près de la porte ; il regardait miss Abbey de ses yeux louches, et l’implorait comme s’il avait été un de ses élèves qu’elle eût mis en pénitence.

« Vous êtes ben dure pour moi ! » dit-il.

Miss Abbey, les sourcils froncés, poursuivit sa lecture sans faire attention à lui, jusqu’au moment où il reprit tout bas.

« Miss Potterson ! ma’ame ! est-ce que j’pourrais vous dire un mot ? »

Daignant alors jeter un coup d’œil oblique au suppliant, miss Potterson vit Riderhood se frapper le front du poing, et se pencher vers elle, comme s’il n’avait attendu que sa permission pour faire la culbute et aller retomber dans le bar.

« Allons ! dit miss Abbey d’un ton aussi bref qu’elle était longue, dites votre mot et dépêchez-vous.

— Miss Potterson ! Ma’am ! excusez-moi si je prends la liberté de vous demander… si c’est à cause de ma réputation que,..

— Certainement, interrompit miss Abbey.

— Est-ce que vous craignez ?…

— Je ne vous crains pas, sachez-le bien.

— C’est pas là ce que je voulais dire, miss Abbey.

— Alors expliquez-vous.

— C’est qu’aussi vous êtes trop dure pour moi. Je voulais seulement vous faire une question. P’t-êt’qu’vous avez i’inquiétude,… l’idée ou la croyance que l’argent de la compagnie n’est pas en sûreté si je fréquente la maison.

— Pourquoi demandez-vous cela ?

— Pace que, miss Abbey, soit dit sans vous offenser, avec tout le respect que j’vous dois, y aurait comme un soulagement, à savoir pourquoi qu’l’entrée des Portefaix serait défendue à un homme comme moi, et qu’elle serait permise à Gaffer ? »

Un nuage passa sur le front de miss Potterson, qui répondit avec embarras :

« Gaffer n’a jamais été…

— En prison, qu’vous voulez dire ? P’t-ét’que non ; mais i’peut l’avoir mérité. Il est p’t-êt’soupçonné d’avoir fait pire que tout c’que l’on me reproche.

— Qui le soupçonne ?

— Ben des gens, p’t-ét’. Dans tous les cas, y aurait moi.

— Ce n’est pas grand’chose, dit l’hôtesse avec mépris.

— Mais j’ai été son associé, miss Abbey ; n’l’oubliez pas, et comme tel j’en sais long su son compte ; je l’connais mieux qu’pas âme qui vive. Remarquez-l’bien, miss Abbey ; nous avons travaillé ensemb’, et c’est moi qui le soupçonne.

— Alors, répondit miss Abbey, dont l’embarras assombrit la figure, vous vous accusez vous-même ?

— Non, miss Potterson, non ; vous m’demandez c’qui en est. Eh ben ! voilà : tout le temps que j’suis resté avec lui, j’ai jamais pu le contenter. Pourquoi ça qu’je n’le contentais pas ? Je vas vous le dire ; c’est pace que j’avais du malheur. J’n’en trouvais guère, moi. Et comment avait-i’ de la chance ? car il en avait toujours, lui. Remarquez-l’ben, il en avait toujours. Ah ! c’est qu’, voyez-vous, miss Abbey, y a beaucoup de jeux où c’qui n’y a que du bonheur, mais y en a beaucoup d’autres où, avec ça, faut de l’adresse.

— Que Gaffer soit habile à trouver ce qu’il cherche, personne n’en doute, répliqua miss Abbey.

— Oui ; mais aussi il est p’t-êt’ habile à se pourvoir de c’qu’i’trouve, » dit Riderhood, en secouant sa méchante tête.

Miss Abbey lui jeta un coup d’œil sévère ; il la regarda d’un air sombre et continua :

« Si vous étiez su’ la rivière au moment de la marée, dit-il et que vous ayez besoin d’y trouver un homme ou une femme, vous pourriez joliment aider la chance en donnant au quidam un bon coup su’le crâne. Comme ça, on l’enfonce avant d’le repêcher.

— Bonté divine ! s’écria miss Abbey.

— Écoutez-moi, reprit l’autre, en se pliant au-dessus de la porte, afin de jeter ses paroles dans le bar, car il n’était pas moins enroué que s’il avait eu son faubert dans la gorge. Écoutez, miss Potterson, je n’vous dis qu’ça : je l’ai suivi pendant vingt ans ; remarquez-l’bien. Jo finirai par le dire, miss Abbey. Qu’est-ce qu’il est, pour avoir une fille comme la sienne ? Moi aussi, j’en ai une… »

Après avoir dit ces mots comme en se parlant à lui-même, Riderhood, un peu plus ivre et beaucoup plus féroce qu’au début, prit son chapeau et s’éloigna en chancelant.

Gaffer n’était pas là, mais il y avait dans la salle un assez bon nombre d’élèves qui tous faisaient preuve d’une grande obéissance dès qu’ils en étaient priés.

Au coup de dix heures, miss Potterson apparut à la porte du bar, et, s’adressant à un homme en veste ponceau :

« Georges, lui dit-elle, il faut partir ; il est temps ; j’ai promis à votre femme que vous seriez exact. »

Georges se leva d’un air soumis, souhaita le bonsoir et se retira.

Une demi-heure après, miss Potterson reparut.

« William, Jonathan et Bob Glamour, dit-elle, vous n’avez que le temps de vous rendre. »

Ils prirent congé des autres avec la même douceur, et tous les trois s’éclipsèrent.

Plus grande merveille encore : un personnage coiffé d’un chapeau verni, abritant un nez pansu, avait enfin, après une longue hésitation, commandé un nouveau grog. Mais, au lieu de ce breuvage, ce fut miss Abbey qui arriva.

« Capitaine Joey, dit-elle, vous avez tout ce qu’il vous faut ; ne me demandez plus rien. »

Et non-seulement le capitaine Joey se frotta les genoux et regarda le feu sans répondre, mais toute l’assemblée murmura en chœur :

« Miss Abbey a raison, capitaine ; laissez-la vous conduire. »

Néanmoins, tant de soumission n’endormit pas la surveillance de miss Abbey ; au contraire, elle n’en parut que plus vigilante ; et promenant son regard sur les visages respectueux de ses pensionnaires, elle découvrit deux individus qui avaient besoin d’admonition.

« John ! à l’heure qu’il est, reprit-elle, un jeune homme qui va se marier devrait être dans son lit. Ne le poussez pas du coude, Jack Mullius, car demain vous devez être à l’ouvrage de bonne heure, et je vous en dis autant. Allons, bonsoir ! partez, comme de bons garçons que vous êtes.

Le rougissant John regarda Mullius, qui regarda John en rougissant pour savoir lequel des deux allait se lever le premier. Enfin, ils se levèrent ensemble ; et, faisant la moue, ils s’éloignèrent, suivis de miss Abbey, devant laquelle pas un des autres n’aurait fait la même grimace.

Dans une taverne aussi bien tenue, le garçon qui était là, en tablier blanc, les manches relevées jusqu’aux épaules, où elles formaient un rouleau serré, ne faisait que rappeler aux buveurs la possibilité d’un argument sans réplique, dans le cas où il y aurait eu discussion. Au moment où sonna l’heure de fermer le cabaret, tous ceux qui s’y trouvaient encore défilèrent donc en bon ordre sous les yeux de miss Potterson, qui présidait au départ. Ils souhaitèrent tous une bonne nuit à l’hôtesse ; elle leur rendit la pareille, excepté à Riderhood. Le garçon avisé, dont le regard officiel inspectait la sortie, acquit alors la conviction que Riderhood était excommunié et ne rentrerait plus aux Portefaix. Quand chacun fut parti, miss Abbey dit au garçon : « Bob, cours chez Gaffer, cours vite, et dis à sa fille que j’ai besoin de lui parler. »

Bob disparut et fut de retour en un clin d’œil. La fille d’Hexam, qui le suivait de près, arriva à la porte du bar comme les deux servantes posaient sur la petite table le souper de leur maîtresse : des pommes de terre et des saucisses.

« Entre, ma fille, dit miss Abbey ; assieds-toi. Veux-tu manger un morceau ?

— Merci bien, miss Potterson ; j’ai soupé.

— Moi aussi, dit Abbey en repoussant son assiette ; plus que soupé même ; je ne suis pas à mon aise ce soir.

— J’en suis désolée, miss.

— Alors, au nom du ciel ! pourquoi agis-tu comme ça ?

— Qu’est-ce que j’ai fait, miss Potterson ?

— Allons ! allons ! calme-toi ; j’aurais dû m’expliquer ; mais c’est ma manière ; je vais droit au but, j’éclate ; je suis de la famille des bombes. Toi, Bob, mets la chaîne à la porte, et va-t’en souper. »

Bob exécuta cet ordre avec un empressement qui se rapportait moins au fait de la bombe qu’à celui du souper ; et l’on entendit ses bottes descendre vers le lit de la Tamise.

« Lizzie ! Lizzie ! commença miss Potterson, combien de fois ne t’ai-je pas donné le moyen de quitter ton père, et de vivre honorablement ?

— C’est vrai, miss, bien des fois.

— Et c’est comme si j’avais parlé au tuyau de l’un de ces steamers qui passent devant mes fenêtres !

— Non, miss Abbey, le tuyau ne vous aurait pas de reconnaissance, et moi j’en ai beaucoup.

— J’ai presque honte de l’intérêt que je te porte, dit aigrement l’hôtesse ; car, sans ta jolie figure, je crois que je te détesterais. Pourquoi n’es-tu pas laide ? »

Un regard de Lizzie répondit seul à cette question délicate.

« Enfin, puisque tu ne l’es pas, dit miss Potterson, il est inutile d’y penser ; il faut bien te prendre comme tu es. C’est ce que j’ai fait, après tout. Vas-tu me dire que tu es toujours aussi entêtée ?

— Ce n’est pas de l’entêtement, miss.

— De la fermeté, alors ? c’est comme cela que tu appelles ta conduite, je suppose.

— Oui, miss, d’une fermeté inébranlable.

— On n’a encore jamais vu d’entêté qui voulût se reconnaître, observa miss Abbey en se frottant le nez. Moi, par exemple, j’en conviendrais ; mais je suis emportée, c’est différent. Lizzie ! Lizzie ! réfléchis bien, ma fille : sais-tu jusqu’où descend ton père ?

— Jusqu’où descend mon père ? répéta Lizzie en baissant les yeux.

— Sais-tu de quoi on le soupçonne ? même de quoi on l’accuse ?

La conscience de ce qu’elle lui voyait faire journellement l’oppressait d’un poids bien lourd ; et la pauvre fille baissa lentement la tête.

« Voyons, Lizzie, réponds-moi : le sais-tu ? reprit miss Abbey d’une voix pressante.

— Dites-moi de quoi on l’accuse, demanda-t-elle après une pause et sans relever les yeux.

— Ce n’est pas facile ; cependant il le faut. Je te dirai donc que certaines gens soupçonnent ton père d’aider à mourir quelques-uns de ceux qu’il repêche. »

En apprenant cette accusation, qui était fausse (elle en était bien sûre), au lieu du fait qu’elle redoutait d’entendre, la fille d’Hexam éprouva un tel soulagement que miss Abbey en fut interdite. Lizzie avait relevé les yeux ; elle secouait la tête d’un air de triomphe et avait presque le rire aux lèvres.

« Ces gens-la, dit-elle, le connaissent bien peu !

— Comme elle prend ça tranquillement, pensa miss Potterson.

— Et peut-être, reprit Lizzie éclairée tout à coup par un souvenir, celui qui l’accuse est-il un homme qui lui en veut et qui l’a menacé ? N’est-ce pas Riderhood, miss ?

— Justement.

— Il a été associé de mon père, qui a rompu avec lui, poursuivit la jeune fille, et maintenant il se venge. J’étais là quand la chose s’est passée ; il était furieux. Tenez, miss Abbey, voulez-vous me promettre de ne pas répéter ce que je vais vous dire, à moins d’y être forcée ? demanda Lizzie en se penchant pour proférer ces mots tout bas.

— Je te le promets, répondit miss Potterson.

— Eh bien, c’était le soir où le fils Harmon fut trouvé par mon père, juste au-dessus du pont de Londres. Comme nous revenions à la maison, Riderhood, qui était caché dans un coin, est venu se mettre à côté de nous ; et bien des fois, quand plus tard, on s’est donné tant de peine pour découvrir l’assassin, je me suis dit que cela pourrait bien être Riderhood, qui avait commis le meurtre, et qui, pour détourner les soupçons, avait fait trouver le corps par un autre. C’était une mauvaise pensée ; je me la reprochais toujours ; mais à présent qu’il accuse mon père, elle me revient malgré moi. Serait-ce le mort qui me met cela dans la tête ? »

Lizzie posa cette question plutôt à la grille du foyer qu’à la maîtresse des Portefaix, et Jeta ses yeux troublés autour du bar. Mais miss Abbey était une personne pratique, habituée à rappeler ses pensionnaires à leurs devoirs, et elle envisagea la chose sous un jour essentiellement terrestre.

« Pauvre abusée ! dit-elle ; ne vois-tu pas qu’il est impossible d’accuser l’un sans que l’autre le soit également ? Ils ont travaillé ensemble, ils ont fait la même besogne. En admettant que tout se soit passé comme tu le supposes, l’action que l’un a commise est familière à l’autre.

— Il faut, pour dire cela, que vous connaissiez peu mon père ; et c’est vrai miss Potterson, vous ne le connaissez pas.

— Tiens, Lizzie, reprit la vieille miss, quitte la maison. Tu n’as pas besoin de te brouiller avec ton père ; mais quitte-le ; va demeurer ailleurs. Oublie ce que je viens de te dire ; passons l’éponge là-dessus, je veux croire que ce n’est pas vrai. Mais rappelle-toi ce que je t’ai souvent répété. Peu importe que cela tienne à ta figure ou à autre chose, il n’en est pas moins vrai que je t’aime, et que je voudrais te servir. Mets-toi sous ma protection ; ne te perds pas, ma fille ! laisse-moi te faire une vie honorable, une vie heureuse. »

Dans la sincérité de son affection, miss Abbey était devenue caressante ; sa voix s’était adoucie, et du bras elle entourait la jeune fille ; mais elle n’obtint que cette réponse :

« Merci, miss Potterson, je ne peux pas ; je ne veux pas même y songer. Plus on est injuste envers mon père, plus il a besoin de moi.

Miss Abbey, qui, de même que tous les gens d’un caractère roide lorsqu’ils viennent à s’attendrir, sentait qu’un dédommagement lui était dû, subit la réaction naturelle en pareil cas, et reprit d’un ton glacial :

« J’ai fait tout ce qui m’était possible ; devenez maintenant ce qui vous plaira. Tel que vous ferez votre lit, vous vous y coucherez. Mais dites bien à votre père une chose : c’est qu’il ne remette jamais les pieds ici.

— Oh ! miss, lui fermerez-vous la seule maison où je le sache en sûreté ?

— La taverne des Portefaix, répliqua miss Potterson, a, comme tout le monde, besoin de penser à elle. Cela n’a pas été une mince besogne que d’en faire ce qu’elle est devenue ; et il faut travailler nuit et jour, et travailler rude pour la maintenir telle qu’elle est. J’ai interdit la maison à Riderhood, je l’interdis à Gaffer ; pas de préférence. Je trouve dans vos paroles, aussi bien que dans celles de Riderhood, matière à les soupçonner tous deux. Je ne prends pas sur moi de décider quel est le coupable ; mais ils sont goudronnés tous les deux avec la même brosse, et je ne veux pas que cette brosse-là vienne salir ma maison ; voilà ce que je sais.

— Bonsoir, miss, dit tristement la jeune fille.

— Bonsoir, répondit miss Abbey en secouant la tête.

— Croyez bien, miss Potterson, que je ne vous en suis pas moins reconnaissante.

— Je peux croire beaucoup de choses, Lizzie ; j’essayerai de croire celle-là. »

Miss Potterson ne toucha pas aux plats qui étaient devant elle, et ne prit de son grog au Porto que la moitié du gobelet qu’elle buvait d’ordinaire. Les deux servantes de l’établissement, deux sœurs vigoureuses, à tête de poupée (grands yeux bruns et fixes, nez camard, figure plate, rouge et luisante, gros cheveux noirs et frisés), en tirèrent cette conclusion que missis avait été peignée à rebrousse poil. De son côté, Bob fit cette observation que depuis l’époque où feu sa mère accélérait sa mise au lit avec le tisonnier, on ne l’avait jamais envoyé coucher avec autant de rudesse.

La chaîne, en retombant sur la porte qui se fermait derrière elle, étouffa chez Lizzie la dernière lueur du soulagement qu’elle avait éprouvé. La nuit était noire, la bise perçante, la rive déserte et morne ; il y avait comme une sentence d’exil dans ce bruit de chaîne, de verrous et de serrures que faisait grincer miss Potterson. Tandis qu’elle cheminait sous le ciel obscur et nuageux, Lizzie crut sentir au-dessus d’elle une atmosphère de meurtre, qui finissait par l’envelopper tout entière. De même que les vagues se brisaient à ses pieds, sans qu’elle pût voir d’où elles accouraient, de même ses pensées la faisaient tressaillir en surgissant d’un gouffre invisible, et la frappaient au cœur.

Elle était bien sûre que les soupçons qu’on avait sur son père étaient faux, bien sûre, bien sûre. Et cependant elle avait beau se le répéter à elle-même, dès que sa raison essayait de lui en fournir la preuve, ce qu’elle faisait sans cesse, elle y échouait toujours. Riderhood avait fait le crime, et surpris la bonne foi de son père. Ou bien Riderhood n’était pas l’assassin, mais avait résolu, par vengeance, de faire retomber le meurtre sur Hexam. Ces deux manières de considérer le fait se pressaient également dans son esprit, et l’amenaient à cette conclusion effrayante : que son père, malgré son innocence, pouvait être déclaré coupable. Elle avait entendu parler de gens qui avaient été mis à mort pour des crimes qu’ils n’avaient pas commis ; on l’avait reconnu plus tard ; et ces gens-là n’avaient pas les antécédents de son père. Elle ne pouvait se dissimuler que déjà on le tenait à distance. On parlait bas en le regardant, il était certain qu’on l’évitait. Cette conduite, qui révélait des soupçons, datait du jour de l’enquête. Et de même que ses yeux ne pouvaient distinguer les eaux du fleuve, disparues dans la nuit, de même, assise au bord de ses eaux noires, Lizzie ne voyait qu’obscurité dans cette misère d’un être soupçonné, repoussé de tous, bons et mauvais ; ne sachant rien de cette vie ténébreuse, excepté qu’elle est devant lui et coule inaperçue vers l’abîme. Un seul point était clair dans l’esprit de la jeune fille. Accoutumée depuis sa plus tendre enfance à faire promptement ce qui pouvait être fait, soit qu’il fallût se mettre à couvert, éviter le froid ou tromper la faim, elle s’arracha à ses pensées et courut à la maison.

Tout dans la chambre était tranquille ; la lampe y brûlait paisiblement ; et, dans le cadre, appuyé contre le mur, Charles Hexam dormait d’un profond sommeil. Elle se pencha vers lui, le baisa doucement, puis alla se mettre à côté de la table. « D’après la fermeture des Portefaix et d’après la rivière, il doit bien être une heure, pensa Lizzie ; mais mon père est à Chiswick, la marée est montante, il ne songera pas à revenir avant qu’elle redescende. Le reflux aura lieu à quatre heures et demie ; il sera temps d’éveiller Charley à six heures. » Elle prit sa chaise, la posa auprès du feu mourant, et s’assit en croisant son châle sur sa poitrine.

« À présent, dit-elle que la flamme est éteinte, le creux de Charley n’existe plus ; pauvre Charley ! »

Deux heures sonnèrent, puis trois heures, puis quatre heures. Elle était toujours là, avec sa patience féminine et sa résolution. Lorsque le matin approcha, entre quatre et cinq heures, elle ôta ses souliers pour ne pas réveiller son frère. Elle arrangea le feu de manière à économiser le charbon, mit chauffer de l’eau et prépara le déjeuner ; puis elle prit la lampe, monta l’échelle, et redescendit, glissa de côté et d’autre, et fit un petit paquet. Ensuite elle tira de sa poche, puis du manteau de la cheminée, et finalement d’un bol renversé en haut du dressoir, des demi-pence, quelques pièces de six pence et quelques shellings moins nombreux, qu’elle se mit à compter laborieusement.

Elle avait empilé un certain nombre de piécettes et continuait ses calculs, lorsque son frère, en se mettant sur son séant, poussa une exclamation qui la fit tressaillir.

« Tu m’as fait peur, dit·elle.

— Et moi, donc ! répondit Charley ; crois-tu que je n’aie pas été saisi en ouvrant les yeux de te voir là comme un spectre : l’ombre d’une sœur avare, comptant des shellings au cœur de la nuit ?

— La nuit est passée, Charley ; nous voilà au matin, il est près de six heures.

— Vraiment ! Qu’est·ce que tu faisais, Liz ?

— Je m’occupais de ta bonne aventure.

— Fameuse aventure à ce qu’il paraît, dit le frère. Mais pourquoi cet argent est-il sur la table ?

— C’est pour toi, Charley.

— Je ne comprends pas, Liz.

— Lève-toi, chéri ; fais ta toilette ; habille-toi d’abord, je te le dirai ensuite. »

Les manières calmes, la voix grave et bien timbrée de sa sœur, avaient toujours en sur lui une grande influence. Charley eut bientôt la tête dans un baquet plein d’eau : puis l’en ayant retirée, il regarda Lizzie à travers les coups de torchon dont il se bouchonnait.

« Jamais, dit-il en se frictionnant comme s’il eût été son plus cruel ennemi, jamais je n’ai vu de fille pareille à toi. Il y a quelque chose ; voyons, Liz, dis-moi ce que c’est.

— As-tu fini ?

— Oui, tu peux servir le thé. Mais n’est-ce pas un paquet ?

— Oui, frère.

— Ce n’est pas pour moi, je suppose ?

— Si, vraiment. »

Devenu sérieux, Charles termina sa toilette avec moins de brusquerie ; il alla se mettre à table, et attacha son regard sur la figure de sa sœur.

« Vois-tu, chéri, dit cette dernière, je me suis mis dans la tête que voici le moment où tu dois nous quitter. Outre le changement de résidence, qui est toujours une bonne chose, tu seras bien plus heureux. Avant un mois d’ici tu auras fait des progrès.

— Comment le sais-tu, Liz ?

— Je ne pourrais pas le dire ; mais j’en suis sûre. »

Bien que dans sa physionomie, sa voix, son attitude rien n’annonçât l’émotion qui l’agitait, elle osait à peine regarder son frère ; elle ne détournait pas les yeux du thé qu’elle mêlait, du pain dont elle faisait des tartines, du beurre qu’elle y étendait soigneusement.

« Oui, Charley, reprit-elle, il faut partir. Je resterai avec mon père ; nous deviendrons ce que nous pourrons ; mais il faut que tu t’en ailles.

— Tu n’y mets pas de cérémonie, grogna Charles, en repoussant sa tartine d’un air de mauvaise humeur. »

Lizzie garda le silence.

« Je vas te dire ce qui en est, moi, ajouta le gamin d’une voix plaintive où perçait la colère : tu es une égoïste, une sans cœur ; tu penses qu’il n’y a pas de quoi à la maison pour trois personnes, et tu veux que je m’en aille.

— Tu crois cela, Charley ? Eh bien ! oui, je le crois moi-même ; je suis sans cœur, et veux me débarrasser de toi. »

Elle avait dit ces paroles d’une voix calme et douce ; mais quand Charley, s’étant précipité vers elle, lui jeta les bras autour du cou, sa force l’abandonna, et ses larmes éclatèrent.

« Ne pleure pas, Liz, ne pleure pas ; je suis content de partir ; oui, sœur, je suis content ; si tu me renvoies, est-ce que ce n’est pas pour mon bien ?

— Oui ! Charley, Dieu le sait !

— J’en suis sûr, Liz ; ne fais pas attention à ce que j’ai dit ; oublie-le. Embrasse-moi. »

Après un instant de silence, elle se détacha de son frère pour s’essuyer les yeux et reprendre le calme et la force dont elle avait besoin.

« Chéri, dit-elle, il faut que la chose arrive ; nous le savons tous les deux ; et il y a des raisons pour qu’elle se fasse tout de suite. Va droit à l’école ; tu leur diras que c’est convenu avec moi ; qu’il n’y a pas eu moyen de faire consentir mon père ; qu’il ne les tourmentera pas ; mais qu’il ne te reverra jamais. Tu leur fais honneur ; tu seras un meilleur élève, à présent que tu travailleras davantage, et ils t’aideront à te procurer un état. Montre-leur tes effets ; montre aussi ton argent ; tu leur diras que j’en enverrai d’autre. Si je n’en gagne pas assez, je prierai ces deux gentlemen qui sont venus un soir, de m’en prêter un peu.

— Non ! s’écria vivement Charles, ne demande rien à ce monsieur qui m’a pris par le menton ; ne reçois pas d’argent de ce Wrayburn. »

Peut-être y eut-il un peu de rougeur sur la figure de Lizzie, tandis que, faisant un signe affirmatif, elle mettait la main sur la bouche de son frère pour réclamer son attention.

« Par-dessus tout, Charley, rappelle-toi bien ce que je vais te dire : ne parle jamais mal de notre père ; n’oublie pas ce qui lui est dû. Tu peux avouer que, n’ayant reçu aucune éducation, il ne veut pas que tu t’instruises ; mais voilà tout. Dis bien que ta sœur lui est sincèrement attachée ; tu sais combien c’est vrai. Enfin, si jamais tu entends dire contre lui quelque chose que tu ne savais pas, sois bien sûr, Charley, que c’est une fausseté. »

Le gamin leva sur elle des yeux surpris ; mais elle continua sans y faire attention :

« Oui, chéri, une fausseté ; ne l’oublie pas. Je n’ai plus rien à te recommander, excepté d’être bon, et de devenir bien savant. Puis quand tu songeras à la vie d’autrefois, ne pense à certaines choses que comme à un rêve que tu aurais fait la veille. Adieu, mon bien chéri ! »

Malgré son âge, elle mit dans ces dernières paroles une tendresse qui tenait bien plus de celle d’une mère que de l’affection d’une sœur, et devant laquelle le gamin se prosterna. Après l’avoir serrée sur sa poitrine en pleurant à sanglots, il prit son petit paquet ; et, le bras droit posé devant les yeux, il s’élança dans la rue.

La face pâle et morne d’un jour d’hiver s’avançait languissamment, voilée d’un brouillard glacial. Les spectres des navires se transformaient avec lenteur en lourdes masses noires ; et le soleil, qui, d’une teinte sanglante, montait derrière les mâts et les vergues, paraissait plein des débris d’une forêt qu’il avait incendiée.

Lizzie, restée sur la porte, ayant aperçu de loin son père, dont elle guettait l’arrivée, alla se mettre au milieu de la chaussée afin qu’il pût la voir. Il ne ramenait que son bateau et revenait rapidement. Un groupe de ces créatures amphibies qui paraissent avoir la faculté mystérieuse d’extraire de la Tamise des moyens d’existence rien qu’en la regardant, lorsque la marée monte, se tenaient sur la chaussée. Dès que le bateau d’Hexam eut abordé, les causeurs baissèrent rapidement les yeux, et le groupe se dispersa. Lizzie vit alors que la réprobation commençait.

Gaffer s’aperçut également de quelque chose, car en mettant le pied sur la rive, il regarda autour de lui et parut étonné. Mais il se remit à la besogne, attira son bateau, l’amarra solidement, puis en enleva la corde, le gouvernail et les rames ; et Lizzie venant à son aide, il prit avec elle le chemin de la maison.

« Approchez-vous du feu, père ; je vais m’occuper du déjeuner. Asseyez-vous ; il est tout préparé ; je vous attendais pour le faire cuire. Vous devez être gelé, pauvre père !

— Il est certain que je n’ai pas chaud, ma Lizzie. J’avais les mains si froides qu’elles en étaient clouées aux godilles ; vois comme j’ai les doigts morts.

Leur pâleur, peut-être celle de sa fille, lui rappela sans doute quelque pénible souvenir, car il détourna la tête en les dressant devant la flamme.

« Est-ce que par cette nuit si froide vous étiez dehors, père ?

— Non, mon enfant ; j’étais auprès d’un bon feu, à bord d’une barge ; du charbon plein la grille. Ou est le garçon ?

— Voilà un peu d’eau-de-vie, père ; mettez-en dans votre thé pendant que je vais retourner la viande. Si la rivière prenait, il y aurait bien de la misère, n’est-ce pas ?

— Il n’y a pas besoin de cela, répondit Hexam en se servant de l’eau-de-vie goutte à goutte, afin d’en verser plus longtemps pour qu’il parût y en avoir davantage. La misère est toujours là, vois-tu, comme la fumée dans l’air. Est-ce que le gars n’est pas levé ?

— La viande est cuite, père ; il faut la manger pendant qu’elle est chaude, elle sera meilleure. Quand vous aurez fini, vous vous retournerez devant le feu, et nous causerons.

Mais il comprit qu’elle évitait de lui répondre. Il jeta un coup d’œil rapide vers le cadre, et la saisissant par le coin du tablier :

« Où est le gars ? demanda-t-il.

— Déjeunez, père ; je vais m’asseoir à côté de vous, et je vous répondrai.

Il la regarda, remua son thé, avala deux ou trois gorgées, en la regardant toujours, coupa un morceau de viande fumante, et reprit, tout en mangeant :

« Eh bien ! où est le gars ?

— Père, il ne faut pas vous fâcher ; il paraît qu’il a vraiment un don pour apprendre.

— Le misérable ! s’écria Gaffer en agitent son couteau.

— Alors sachant que vous n’avez pas le moyen, et ne voulant pas vous être à charge, il s’est mis peu à peu dans la tête de devenir très-savant, et de gagner sa vie comme cela. Il est parti ce matin, père ; il pleurait bien fort en s’en allant, et il espère que vous lui pardonnerez.

— Moi ! s’écria Hexam, en brandissant son couteau. Qu’il ne vienne pas me le demander son pardon ! Fais en sorte que je ne le revoie jamais, et que jamais il ne soit à portée de mon bras. Je ne vaux pas assez pour lui, ce mendiant dénaturé ! Il renie son propre père : son père le renie à son tour. »

Hexam avait repoussé son assiette ; puis obéissant à ce besoin qu’éprouvent les natures fortes et incultes de décharger leur colère par une action violente, il serra son couteau avec énergie, et en frappa sur la table, à chaque phrase, comme il aurait frappé de son poing fermé s’il n’avait rien eu à la main.

« Il a bien fait de partir ; il a bien fait ! Mais surtout qu’il ne revienne pas, qu’il ne mette jamais la tête de ce côté-ci de la porte ! et toi, Lizzie, pas un mot en sa faveur, ou ton père te reniera comme lui, et dira de toi ce qu’il a dit de ce vaurien. Je vois maintenant pourquoi les hommes qui étaient là-bas se sont détournés quand ils m’ont vu. Ils se sont dit : en voilà un qui n’a pas même l’estime de son propre fils ! Tiens, Lizzie… »

Un cri de sa fille l’arrêta ; il la regarda avec surprise, et lui vit une expression étrange. Elle recula vers le mur, et se mettant les mains sur les yeux :

« Finissez, père, finissez, dit-elle ; je ne peux pas vous voir frapper avec cela ; posez-le, père ! »

Il regarda son couteau ; mais, dans son étonnement, il le conserva sans savoir.

— Père, c’est horrible ! Oh ! je vous en prie, lâchez-le ! »

Non moins consterné de l’aspect de sa fille que surpris de ses exclamations, il jeta son couteau et se leva en étendant les mains.

— Qu’est-ce qui te prend, Liz ? As-tu pu croire que je voulais te frapper avec ça ?

— Non, père, non ; vous ne voudriez pas me faire de mal.

— À qui voudrais-je en faire, je te le demande ?

— À personne, je le sais bien ; je le dis à genoux, du fond de mon cœur et de mon âme, père, j’en suis bien sûre. Mais c’était affreux ; on aurait dit !… Elle se couvrit de nouveau la figure de ses mains.

— Qu’aurait-on dit, enfant ?

Le souvenir de ce geste meurtrier, joint aux émotions qu’elle avait subies depuis la veille, la fit tomber aux pieds de son père, avant d’avoir pu répondre.

Jamais il ne l’avait vue s’évanouir. Il la releva doucement avec une tendresse infinie, l’appelant la meilleure des filles, ma pauvre jolie créature ! Et lui posant la tête sur ses genoux, il essaya de la faire revenir à elle. N’y parvenant pas, il la recoucha par terre avec un soin extrême, alla chercher un oreiller, le glissa sous ses cheveux noirs, et prit la bouteille d’eau-de-vie pour lui en donner un peu ; mais il n’en restait plus. La bouteille à la main, il s’élança vers la porte, s’éloigna en courant, et revint bientôt, rapportant la bouteille vide.

Il s’agenouilla devant sa fille, lui souleva la tête, qu’il soutint du bras gauche, trempa ses doigts dans un peu d’eau, et lui en mouilla les lèvres.

Puis, fixant tantôt les yeux sur elle, tantôt les promenant autour de la chambre :

« Est-ce que nous avons la peste ? dit-il d’un air sombre ; est-ce qu’il y a du poison dans mes habits ? est-ce qu’un sort est tombé sur nous ? Mais qui donc nous l’a jeté ?


  1. Endroit du cabaret où est placé le comptoir.
  2. Endroit agréable, où l’on est à l’aise et où l’on cause.