Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 1p. 42-58).


V

BOFFIN’S BOWER


Un homme à jambe de bois, le pied dans un panier quand venait l’hiver, s’asseyait, depuis des années, au coin d’une rue située aux environs de Cavendish-Square, et gagnait sa vie de la manière suivante : chaque matin, sur les huit heures, on le voyait arriver chargé d’un tabouret, d’un chevalet à habits, d’une couple de tréteaux, d’une planche, d’un parapluie et d’un panier ; le tout réuni par des courroies.

Les tréteaux et la planche se transformaient en comptoir, le panier fournissait les petits lots de fruits et de friandises que la Jambe de Bois espérait vendre, puis devenait une chancelière ; le chevalet déployé supportait des chansons d’un demi-penny, et formait un paravent. Enfin l’escabeau était planté au milieu de la boutique, et notre homme s’y installait jusqu’au soir, ayant pour dossier la colonne du réverbère. Il était là par tous les temps ; quand il pleuvait, il ouvrait son parapluie et en abritait ses marchandises, mais nullement sa personne. Quand il faisait sec, il repliait cet objet fané, l’attachait avec une corde, et le couchait sur les tréteaux, où il avait l’air d’une laitue malsaine, qui avait perdu en couleur et en fermeté ce qu’elle avait gagné en dimension.

Notre homme avait fini par établir ses droits à la place où nous le voyons installé, et peu à peu la prescription s’était acquise. Jamais il n’avait reculé d’un pouce ; mais tout d’abord il s’était prudemment éloigné de la façade, et avait choisi le coin d’en bas de l’un des murs latéraux. Un coin affreux, glacial en hiver, poudreux en été, désagréable par le meilleur des temps. Des brins de paille, des papiers vagabonds y tourbillonnaient, alors qu’il n’y avait pas de vent dans la grande rue ; et la charrette de l’arroseur, comme si elle avait été ivre ou myope, tournait là en cahotant, et rendait ce coin fangeux quand toute la ville était propre.

Sur le devant de la boutique pendait un écriteau qui ressemblait à une crémaillère, et portait cette inscription tracée de la main de l’étalagiste :

messages accomplis
avec fi
délité auprès
de ladies et de gentlemen

je suis
votre très-humble serv
r.
Silas Wegg.

Bien qu’il ne lui arrivât pas six fois par an d’être chargé d’un message, et que ce fût toujours pour le compte d’un domestique, Silas avait fini par se croire commissionnaire patenté des gentlemen du coin. Non-seulement il se l’était persuadé, mais il s’imaginait qu’il faisait partie de la maison ; en cette qualité, il lui rendait foi et hommage, et se croyait tenu de prendre part à ses moindres affaires. Jamais il n’en parlait qu’en disant notre maison, et il prétendait savoir tout ce qui la concernait. Sa science, néanmoins, était purement spéculative ; au point qu’il en était réduit à gratifier les habitants de ladite demeure de noms pris au hasard, tels que : miss Élisabeth, maître Georges, tante Jeanne, oncle Parker. Toutes ces désignations étaient fausses ; la dernière surtout ; et c’était à elle naturellement que notre homme tenait davantage.

L’édifice lui-même n’exerçait pas moins son esprit que les affaires de ceux qui l’habitaient. Il n’y avait jamais pénétré ; pas seulement de la longueur du tuyau noir et gras qui, se traînant sur la porte de service, se dirigeait vers un passage humide, et ressemblait à une sangsue admirablement prise. Cela n’empêchait pas Silas de se figurer l’intérieur du bâtiment et de le distribuer à sa manière.

C’était une grande maison, percée d’une quantité de sombres fenêtres ; maison fuligineuse, suivie de communs obscurs et de vastes cours désertes. Il en avait coûté mille peines au commissionnaire pour établir ce qu’elle devait être d’après cet extérieur ; mais il y était parvenu à son entière satisfaction, et il avait la certitude qu’il s’y reconnaîtrait les yeux fermés depuis le grenier, qui s’étendait sous la toiture aiguë, jusqu’aux deux éteignoirs de fer, placés devant l’entrée principale où ils semblaient prier les vivants qui se présentaient à la porte, d’être assez bons pour les en arracher.

De tous les étaux improductifs de Londres, l’étal de Wegg était certes le plus misérable. Vous aviez mal dans les mâchoires rien qu’en voyant ses pommes ; mal à l’estomac en regardant ses oranges, et mal aux dents à la simple vue de ses noix. Il avait toujours de ces dernières un affreux petit monceau, couronné d’une petite mesure en bois sans capacité visible, et qui passait pour représenter le penny-worth[1], consacré par la Grande Charte.

Cela tenait-il au vent d’est (le coin donnait en pleine bise) ? cela tenait-il à autre chose ? mais l’étal, l’étalage et l’étalagiste étaient complètement desséchés. Wegg en était noueux et racorni ; ses traits, découpés dans une matière inflexible, avaient le jeu d’une crécelle de watchman. Quand il riait, certaines secousses étaient produites, et la crécelle partait. Bref, un homme tellement ligneux que sa jambe de bois paraissait lui avoir poussé naturellement ; et qu’on s’attendait, pour peu qu’on fût imaginatif, à lui voir compléter la paire avant la chute des feuilles.

À cette qualité, mister Wegg joignait celle d’être observateur, ou, comme il le disait lui-même, d’avoir un œil auquel rien n’échappait. De son escabeau, adossé à la colonne, il saluait les passants habituels, et se piquait d’adresser à chacun le salut qui devait lui appartenir. Ainsi, pour le recteur, la déférence laïque se nuançait d’une teinte de méditation dominicale. Au médecin, il faisait un salut confidentiel, mêlé du respect que lui inspirait un gentleman connaissant les mystères de son organisation.

Devant les gens de qualité il s’humiliait avec délices ; et pour l’oncle Parker, officier d’un haut grade (telle était sa croyance), il saluait militairement, la main droite à côté du chapeau ; ce dont le vieux gentleman à l’œil irascible, au visage enflammé, à la taille roide, boutonnée jusqu’au menton, ne s’apercevait que d’une manière imparfaite.

De tous les objets qui entouraient Silas Wegg, la seule chose qui ne fût pas desséchée était son pain d’épice. Un jour qu’un malheureux enfant venait d’acheter la cage gluante, et le cheval horriblement détrempé, qui faisaient les frais de l’étalage, Silas avait pris sous son tabouret une boite de fer-blanc d’où il allait tirer de nouvelles épreuves de ces affreux spécimens, lorsqu’il s’arrêta en se disant à lui-même : « Tiens ! le voilà revenu. »

Ces paroles s’appliquaient à un homme d’un âge mûr, aux épaules rondes et larges, en habits de deuil, sous un paletot purée de pois, et qui, marchant de côté, d’un pas comique et trottinant, se dirigeait vers l’étalagiste.

Ce bonhomme avait un gros bâton, de gros souliers, de grosses guêtres, et les gros gants d’un faiseur de haies. Costume et physique tenaient du rhinocéros : d’énormes plis aux joues, au front, aux paupières, aux oreilles et aux lèvres ; mais des prunelles grises très-brillantes, d’une curiosité enfantine, et surmontées de sourcils ébouriffés sous un chapeau à larges bords ; en somme, un étrange personnage.

« Vous voilà revenu, reprit Silas Wegg d’un air méditatif. Qui êtes-vous donc ? habitez-vous le quartier ? êtes-vous en fonds, ou serait-ce gaspiller un salut que de vous l’accorder ? Allons ! je spécule : un salut sur votre tête. »

Et mister Wegg ayant replacé la boîte sous l’escabeau, salua le bonhomme tout en arrangeant son trébuchet de pain d’épice à l’intention d’un bambin voué au malheur.

« B’jour, monsieur ; b’jour, b’jour, » dit l’inconnu en réponse à la politesse de Wegg.

Il m’appelle monsieur, pensa l’étalagiste ; il n’est pas ce que je croyais ; c’est un salut que je perds.

« B’jour, b’jour, b’jour, reprit l’étrange personnage.

— Paraît brave homme tout de même, se dit mister Wegg ; et il ajouta :

— Bonjour, monsieur.

— Vous me remettez donc ? demanda l’autre d’une voix bourrue, bien que de très-bonne humeur, et en se plaçant de côté, devant la planche de l’étal.

— Voilà plusieurs fois depuis une quinzaine que vous passez devant notre maison, répondit l’étalagiste.

— Notre maison ! voulez-vous dire ?…

— Oui, affirma Silas en réponse à l’inconnu, dont le gros index montrait la muraille du coin.

— Oh ! poursuivit le bonhomme d’un ton de curiosité, en passant à gauche son bâton noueux qu’il porta comme un enfant ; et combien gagnez-vous par mois ?

— Rien de fixe ; on me paye à la course, répondit Silas d’un ton bref.

— Ah ! rien de fixe. B’jour, b’jour.

— Un peu toqué, le vieux drôle ! » pensa le commissionnaire, tandis que l’inconnu s’éloignait.

Mais l’instant d’après le bonhomme était de retour, et lui jetait ces paroles :

« Comment avez-vous perdu la jambe ?

— Par accident, répondit l’invalide, qui reçut aigrement cette personnalité.

— Cela vous plaît-il d’avoir une jambe de bois ?

— Oui ; je n’y ai pas encore eu trop chaud, répliqua Silas, exaspéré par cette question bizarre.

— Pas encore eu trop chaud ! répéta le bonhomme à son gourdin, qu’il pressa contre son cœur. Pas encore… Ah ! ah ! ah !… pas encore eu trop chaud ! Connaissez-vous le nom de Boffin ?

— Non, répondit Wegg, avec une raideur croissante.

— Vous plaît-il ?

— Non, continua mister Wegg, approchant du désespoir.

— Et pourquoi ne l’aimez-vous pas ?

— Je n’en sais rien, dit Wegg, arrivant à la frénésie ; mais je ne l’aime pas du tout.

— Eh bien ! reprit l’inconnu en souriant, je vais vous dire quelque chose qui vous en donnera du regret : Boffin est mon nom.

— Je ne peux pas l’empêcher, répliqua Wegg, dont la mauvaise humeur impliquait cette addition blessante : et je le pourrais, que je ne m’en soucierais pas.

— Voyons, reprit l’autre, qui souriait toujours ; vous avez encore une chance : aimez-vous Nicodème ? Réfléchissez, ne vous pressez pas ; Nicodème, Nick ou Noddy ?

— Ce n’est pas un nom, monsieur, dit Wegg, en s’asseyant d’un air résigné, où la franchise s’alliait à la mélancolie, ce n’est pas un nom que je voudrais me voir donner par aucune des personnes que je respecte ; mais il y a des gens qui n’y trouvent point à redire ; j’ignore pourquoi, répondit-il d’avance.

— Nicodème, reprit le bonhomme, c’est comme cela qu’on m’appelle ; Nicodème, Nick, ou Noddy Boffin. Et vous, comment vous appelle-t-on ?

— Silas Wegg, répondit le commissionnaire ; et, pour se prémunir contre une nouvelle question, il ajouta : Je n’ai jamais su pourquoi on me nommait Silas, et pas davantage pourquoi on m’appelait Wegg.

— Eh bien ! Silas, reprit Boffin en serrant son gourdin de plus en plus fort, j’ai une proposition à vous faire. Vous rappelez-vous la première fois que [je] vous ai vu ? »

Silas Wegg arrêta sur le brave homme un regard méditatif, et sa nature ligneuse s’amollit en pressentant quelque bénef.

« Laissez-moi réfléchir, dit-il. Je n’en suis pas bien sûr ; et pourtant rien ne m’échappe. N’était-ce pas un lundi matin ? Au moment où le garçon boucher, qui venait prendre les ordres de la maison, m’achetait une ballade, et où je lui apprenais l’air, qu’il ne connaissait pas !

— Justement, Wegg, justement. Mais le garçon n’a pas pris qu’une ballade.

— Non, monsieur ; il en acheta plusieurs, et, voulant faire un bon choix, il me pria de lui donner mon avis. Alors nous avons parcouru toute la collection. Je me rappelle à merveille, il était là, moi aussi ; vous, monsieur Boffin, à la place où vous êtes, avec le même bâton sous le même bras, et nous tournant le même dos. Cela ne fait pas l’ombre d’un doute, continua mister Wegg, qui du regard fit le tour de Nick Boffin, et appuya sur cette coïncidence remarquable : le même dos, absolument !

— Et pendant ce temps-là, qu’est-ce que je faisais, Silas Wegg ?

— Autant que je puis en juger, monsieur, vous regardiez les passants.

— Non, Wegg, non ; j’écoutais.

— Vraiment ? dit Silas, d’un air de doute.

— Pas de mal à cela, Wegg ; j’écoutais ce que vous chantiez ; ce n’est pas dans la rue qu’on chante des secrets à un garçon quelconque.

— Cela ne m’était jamais arrivé, répliqua froidement Silas ; mais qui peut dire : je ne ferai pas telle chose un jour ou l’autre ?

(Ceci, pour ne laisser perdre aucun des avantages qu’il pouvait tirer de l’aveu du bonhomme).

— Je vous écoutais donc, reprit Nick Boffin, et… Vous n’auriez pas un second tabouret, par hasard ? J’ai l’haleine un peu courte.

— Pas d’autre que celui-ci, répondit Wegg en se levant ; mais prenez-le, c’est pour moi un plaisir d’être debout.

— Seigneur ! s’écria Boffin en s’asseyant d’un air de vive jouissance. Vous avez là une place très-agréable, reprit-il en caressant son gourdin. Charmant endroit ! abrité par ces chansons, protégé de tous côtés ; mais c’est parfait !

— Si je ne me trompe, insinua délicatement l’étalagiste, qui, une main sur le comptoir, se penchait vers le discoureur, vous aviez une proposition à me faire.

— Justement j’y arrivais. Je vous disais comme quoi je vous avais écouté ce lundi matin, et j’ajouterai, avec une admiration respectueuse. Je me disais : Voilà un homme à jambe de bois, un littérateur…

— Pas… précisément, interrompit Wegg.

— Mais vous savez le nom de toutes ces ballades, vous en connaissez les airs ; s’il vous plaît d’en lire ou d’en chanter quelqu’une, vous n’avez qu’à chausser vos lunettes et vous voilà parti ; ne dites pas non, je vous ai vu.

— Certainement, répondit Wegg en affirmant de la tête ; et dans ce cas, va pour littérateur.

— Je disais donc : voilà une jambe de bois à qui tout l’imprimé est ouvert. Boffin s’inclina et décrivit un arc aussi étendu que le permit la longueur de son bras ; — tout l’imprimé ouvert ! Est-ce vrai, oui ou non ?

— Très-vrai, admit Silas d’un air modeste ; je ne crois pas qu’il y ait une seule page imprimée en anglais dont je ne puisse avoir raison.

— Sur-le-champ ? dit Boffin.

— Sur-le-champ.

— Je m’en doutais ! Eh bien ! voici un homme qui n’a pas de jambe de bois, et pour qui l’imprimé est lettre close.

— Vraiment ? retourna Silas, qui grandissait à ses propres yeux. Éducation négligée.

— Né-gli-gée ! répéta le bonhomme ; le mot n’est pas assez fort. Cependant, si vous me montriez un B, je pourrais vous en faire accroire, et vous répondre que cela veut dire Boffin.

— C’est quelque chose, répliqua Wegg d’un ton encourageant.

— Un peu plus que rien ; mais pas beaucoup, reprit le brave homme.

— Peut-être insuffisant pour qui aime à s’instruire, confessa mister Wegg.

— Eh bien donc ! je suis retiré des affaires, moi et ma femme, Henerietty Boffin (son père s’appelait Hénery, sa mère avait nom Hetty ; en les rejoignant… vous comprenez). Retirés des affaires, nous vivons de nos rentes, par suite d’un héritage que nous a laissé le patron. Il est trop tard pour que je me mette à ressasser l’alphabet ; me voilà un vieux matou, et je veux en prendre à mon aise. Pourtant il me faut de la lecture ; cela me manque ; un peu d’une fière histoire, dans un beau livre tout doré ; avide comme le cortège du lord-maire (c’était splendide qu’il voulait dire, mais l’association des idées l’égarait). Je me rends à ce qui vous concerne, et vais y arriver tout à l’heure. Comment avoir ce brin de lecture ? je vous le demande. »

Le bâton du bonhomme alla heurter la poitrine de l’invalide.

— Comment l’aurai-je, Silas Wegg ? En payant un homme capable, qui viendra chez moi ; tant par heure : mettons deux pence.

— Hum ! très-flatté, monsieur, répondit Silas, qui commençait à s’envisager sous un nouveau jour. C’est là votre proposition ?

— Oui, dit Boffin ; vous convient-elle ?

— Je réfléchirai, monsieur.

— Voyons, reprit généreusement le bonhomme, je n’y regarderai pas quand il s’agit d’un littérateur à jambe de bois. Ce n’est pas un demi-penny, vous sentez bien, qui doit nous diviser. Vous choisirez votre heure après la journée faite. Nous demeurons sur le chemin de Maiden-lane, un peu en dehors d’Holloway. Quand les affaires sont terminées, vous prenez au nord-ouest, vous allez tout droit, et vous y êtes. Deux pence et un demi-penny l’heure, continua Boffin en tirant de sa poche un morceau de craie, et en se levant pour opérer sur l’escabeau. Deux grandes barres et une courte, dit-il, font deux pence et un demi-penny ; deux courtes font un, et deux fois deux longues font quatre, plus une longue font cinq. Six soirées par semaine, à cinq longues par soirée… Total général, trente pence, une demi-couronne, c’est un compte rond. »

Après avoir montré à Wegg ce total rémunérateur, Boffin le barbouilla de son gant mouillé, et se reposa sur ses débris.

« Une demi-couronne, dit Wegg d’un air pensif ; une demi-couronne, ce n’est pas beaucoup.

— Par semaine, ajouta Boffin.

— Je le sais ; mais il y a la fatigue intellectuelle. Avez-vous songé à la poésie ? demanda Wegg, toujours méditatif.

— Serait-ce plus cher ? reprit Boffin.

— Plus cher, répondit l’autre. Quand on a tous les soirs à brasser de la poésie, on doit en conscience être dédommagé de l’affaiblissement qui en résulte pour le cerveau.

— Je n’y avais pas songé, répliqua le brave homme ; si ce n’est que de temps à autre, vous pourriez être en humeur de nous régaler d’une chanson, missis Boffin et moi. Alors, en effet, nous aurions de la poésie.

— Je vous comprends, répondit Wegg ; mais n’étant pas musicien de profession, il me répugnerait de m’engager en cette qualité. Lorsqu’il m’arrivera de tomber dans la poésie, je vous prierai de n’y voir qu’une chose tout amicale. »

Boffin, dont les yeux étincelèrent, pressa la main de Silas avec chaleur. C’était plus, dit-il, qu’il n’aurait espéré. Il en était reconnaissant, et demanda, sans cacher son inquiétude, si mister Wegg acceptait ses conditions.

L’étalagiste, qui avait fait naître cette anxiété par sa froideur, et qui commençait à comprendre son homme, répliqua d’un air désintéressé :

« Jamais je ne marchande, monsieur Boffin.

— J’en étais sûr, cria celui-ci avec admiration.

— Non, monsieur, jamais je n’ai marchandé, et je ne le ferai jamais. Je vous dirai donc franc et net : mettez le double, et l’affaire est conclue. »

Nick Boffin parut surpris de la conclusion ; cependant il répondit :

« Vous connaissez mieux que moi la valeur de ces choses-là. »

Puis donnant à Silas une nouvelle poignée de main, il lui demanda s’il pouvait venir le soir même.

« Je n’y vois pas de difficulté, répliqua l’étalagiste avec autant d’indifférence que le bonhomme témoignait d’empressement. Vous avez l’objet indispensable, je veux dire un livre, monsieur ?

— Acheté à une vente, dit Boffin ; huit volumes, couverture rouge et or, ruban bleu dans chacun pour marquer où l’on s’arrête. Vous connaissez ce livre-là ?

— Quel est son nom ? demanda Wegg.

— Je croyais, répondit l’autre un peu désappointé, que vous l’auriez reconnu tout de suite. Il s’appelle Décadence et chute de l’empire prussien. »

C’était avec précaution et lenteur que Boffin avait marché sur ce titre épineux.

« Parfait ! dit Silas d’un air capable.

— Vous le connaissez ?

— Il y a longtemps que je ne l’ai parcouru ; j’avais autre chose à faire, répondit Wegg ; mais Décadence et chute de l’empire prussien ! je n’étais pas plus haut que votre canne, monsieur, que c’était pour moi une vieille connaissance. Depuis lors, mon pauvre frère a quitté sa famille pour entrer dans l’armée, comme le dit la ballade qui fut composée à cette occasion :


Près de la porte du collége,
Mister Boffin,
Une jeune fille déployait
Son écharpe d’un blanc de neige,
Mister Boffin,
Qu’agitée par la brise, de loin mon frère aîné voyait.
Pour lui, elle offrait une prière,
Mister Boffin ;
Une prière que lui n’entendait pas ;
Et s’arrêtant, mon pauvre frère,
Mister Boffin,
Appuyé sur son sabre, essuya
Les pleurs qui mouillaient sa paupière

Très-ému de cette petite scène de famille et de la promptitude que Wegg avait mise à lui forger cette poésie, le bonhomme serra la main du ligneux compère, et lui demanda son heure ; ce fut pour huit heures du soir.

« L’endroit que j’habite s’appelle Boffin’s Bower (le séjour de Boffin). C’est ma femme qui l’a nommé comme cela depuis que la maison est à nous. Lorsque vous aurez fait un mille, un mille et quart sur Maiden-lane, si vous ne trouvez personne à qui ce nom-là soit connu, vous demanderez la Prison d’Harmonie ; tout le monde vous l’indiquera. Je vous attendrai avec joie, Silas, ajouta Boffin en lui frappant sur l’épaule. Je n’aurai ni repos ni patience jusqu’à ce que vous arriviez. Songez donc ! dit-il avec enthousiasme, l’imprimé qui n’aura plus de mystère ! Ce soir, un littérateur à jambe de bois, — il jeta un regard d’admiration sur cet ornement, — viendra m’ouvrir une nouvelle existence ! Votre main encore, Wegg. B’jour, b’jour, b’jour ! »

Resté seul à son étal, mister Wegg rentra derrière son paravent ; il tira de sa poche un petit mouchoir décrassé à regret, et se tint par le nez d’un air rêveur. Toujours saisi par cet organe, il suivit du regard mister Boffin, qui descendait la rue. Une profonde gravité siégeait sur la figure du commissionnaire ; car s’il trouvait que le bonhomme était d’une simplicité rare, s’il pensait en même temps que l’affaire était bonne, et pouvait produire des bénéfices incalculables, il n’admettait pas que son nouvel emploi fût en dehors de ses moyens, ou présentât le plus léger ridicule. Mister Wegg aurait même cherché querelle à celui qui aurait contesté sa profonde connaissance desdits volumes sur la chute de l’empire prussien. S’il était d’une gravité insolite, prodigieuse, incommensurable, ce n’était donc pas qu’il doutât de son savoir ; mais parce qu’il sentait nécessaire d’inculquer aux autres la foi qu’il avait en son propre mérite. Sous ce rapport, il appartenait à la nombreuse catégorie de ces imposteurs qui ne sont pas moins résolus à garder les apparences envers eux-mêmes que vis-à-vis de leurs voisins.

En même temps une certaine fierté s’emparait de Silas Wegg : le sentiment d’un être appelé aux fonctions de dévoileur de mystères, et qui a conscience de sa supériorité. Ce ne fut pas toutefois à la grandeur, mais à la petitesse commerciale que le porta ce nouveau sentiment ; car s’il avait été possible à l’étroite mesure de contenir un peu moins de noix, ce phénomène se serait produit le jour même. Enfin, la nuit arriva, et lorsque de ses yeux voilés elle contempla mister Wegg arpentant le chemin qui conduisait chez Boffin, elle put le voir dans toute la joie du triomphe.

De même que le château de la belle Rosemonde, Boffin’s Bower était difficile à trouver. Mister Wegg, parvenu à l’endroit indiqué l’avait déjà demandé cinq ou six fois, lorsque le nom d’Harmonie lui revint à la mémoire. Il n’en fallut pas davantage pour qu’un changement immédiat s’opérât dans l’esprit d’un gentleman, et dans celui d’un âne que la première question de Wegg avait embarrassés.

« Ah ! s’écria l’homme en agitant la carotte avec laquelle, en guise de fouet, il conduisait l’âne qui traînait sa petite voiture. Ah ! c’est la demeure du vieil Harmon ! Pourquoi ne pas le dire tout de suite ? Nous allons justement par là. Sautez-vous dans le tombereau ? »

Le littérateur voulut bien accepter.

« Maintenant, reprit l’autre en appelant l’attention du voyageur sur la troisième personne qui les accompagnait, maintenant, regardez les oreilles d’Édouard ; répétez le nom que vous avez dit tout à l’heure ; dites-le tout bas.

— Boffin’s Bower, murmura Wegg.

— Allons, Édouard ! (regardez bien ses oreilles) ; vite ! à Boffin’s Bower ! »

Édouard, les oreilles sur le cou, resta immobile.

— Maintenant, Édouard (regardez bien ses oreilles) ; chez le vieil Harmon ! allons vite ! »

L’âne redressa les oreilles, et partit d’un trot si rapide que la conversation de M. Wegg fut lancée au dehors complètement disloquée.

« Est-ce que vrai-ai-ment c’était une pri-i-son ? demanda-t-il en se cramponnant au bord du tombereau.

— Pas positivement, répondit l’autre ; cependant vous n’auriez pas voulu y être enfermé, ni moi non plus. On la nommait comme ça parce que le père Harmon y vivait tout seul.

— Et pourquoi l’avoir appelée Ha-ar-monie ? continua Wegg.

— Parce que le bonhomme ne s’accordait avec personne ; puis ça fait une pointe : Harmon, Harmonie, vous comprenez.

— Connaissez-vous mis-ter Boffin ?

— Un peu ! Qu’est-ce qui ne le connaît pas ? Mon âne le connaît bien. (Regardez ses oreilles) : Noddy Boffin, Édouard ! »

L’effet produit fut alarmant : disparition de la tête de l’âne et des sabots de derrière à une hauteur considérable, suivie d’un tel redoublement de vitesse et de cahots que mister Wegg employa toute son attention à ne pas tomber du véhicule, et renonça au désir de savoir s’il fallait envisager ce résultat comme un hommage ou comme une insulte au nom de Boffin.

Édouard s’arrêta bientôt devant un portail ; et sans perdre de temps, mister Wegg se laissa glisser par le fond du tombereau. Dès que l’invalide eut abordé, le conducteur s’écria en agitant sa carotte :

« Allons souper, Édouard. »

Et les sabots de derrière, le conducteur, la charrette et l’âne parurent s’envoler comme dans une apothéose.

Poussant la porte entr’ouverte, mister Wegg aperçut un enclos où s’élevaient des monticules obscurs, se découpant sur le ciel, et où la lune permettait de voir un chemin frayé entre deux lignes de tessons, enchâssés dans les cendres. Une forme blanche descendait ce petit chemin. C’était Boffin en déshabillé d’étude (pantalon et blouse de toile), afin de se livrer plus à l’aise au travail intellectuel. Il accueillit le littérateur de la façon la plus cordiale, l’introduisit dans le Bower, et le présenta à son épouse : une femme grasse, ayant la figure rubiconde, l’air joyeux ; et qui, à la consternation de mister Wegg, était parée d’une robe de satin noir, et d’un grand chapeau de velours, décoré de plumes.

« Missis Boffin, mon cher Silas, raffole de la toilette, dit le brave homme : il faut avouer qu’elle a si bon air, qu’elle lui fait vraiment honneur. Quant à moi, je ne suis pas aussi fashionable ; cela viendra peut-être un jour. Henrietty, ma vieille, c’est le gentleman qui va nous lire la décadence et la chute des Prussiens.

— Grand bien vous fasse, » répondit missis Boffin.

Rien de plus étrange que la pièce où ils étaient alors. Autant que Silas Wegg pouvait en juger, c’était avec la salle d’une riche taverne qu’elle offrait le plus de ressemblance. Deux tables, chacune avec son banc, occupaient les deux côtés de la cheminée. Sur l’une d’elles étaient les huit volumes, mis à plat, et rangés en ligne comme une batterie électrique. Sur la seconde table, certaines bouteilles de forme trapue, enveloppées de jonc, et d’un aspect attrayant, semblaient se mettre sur la pointe des pieds pour regarder mister Wegg, dont les séparait une rangée de verres et un large sucrier. Dans le coin du feu ronflait une bouilloire. Un chat dormait devant la grille. Vis-à-vis de la cheminée, entre les deux bancs, étaient un canapé, un coussin et une table consacrés à missis Boffin.

De couleur éclatante, et de formes luxueuses, ces derniers meubles, qui avaient coûté fort cher, faisaient une étrange figure à côté des bancs de bois, et sous la flamme du gaz qui pendait au plafond. Un tapis à fleurs se déployait sur le carreau, mais n’arrivait pas jusqu’au foyer. Sa brillante végétation finissait brusquement au coussin de missis Boffin, et cédait la place à une couche de sable et de sciure de bois.

Mister Wegg observa d’un œil admirateur que si la partie de la salle où s’épanouissait ce magnifique tapis avait pour décoration des ornements creux, tels que des fruits en cire et des oiseaux empaillés, protégés par des globes de verre, il y avait de l’autre côté du territoire des tablettes compensatrices, chargées de provisions, où s’apercevaient, entre autres choses solides, une moitié de pâté froid et la meilleure portion d’un superbe aloyau.

La salle était basse, mais néanmoins spacieuse ; et les cadres massifs des antiques fenêtres, l’épaisseur et la coupe des soliveaux annonçaient que la maison avait eu quelque importance à l’époque où elle se trouvait dans les champs.

« Tout cela vous plaît-il, Wegg ! demanda Boffin avec sa brusquerie ordinaire.

— Je l’admire énormément, répondit le littérateur ; un coin du feu spécialement confortable.

— En comprenez-vous la disposition, Wegg.

— Mais, oui ; l’ensemble…, commença lentement Silas d’un air capable, et la tête de côté, ainsi que débutent les réponses évasives.

— Vous ne comprenez pas du tout ; il faut que je vous explique, interrompit le bonhomme. Ces arrangements ont été faits par moi, d’accord avec missis Boffin ; elle raffole de tout ce qui est fashionable ; moi pas, quant à présent. Je m’en tiens au confort, et au confort dont je suis capable de jouir. Cela étant, à quoi bon nous disputer ? Il n’y a jamais eu un mot entre nous avant de posséder le Bower ; faut-il nous quereller parce que la maison nous appartient ? Conséquemment nous avons partagé la salle ; missis Boffin dispose de sa moitié comme elle l’entend ; j’arrange la mienne à ma guise. Il en résulte que nous avons à la fois le plaisir de la mode, du confort et de la bonne compagnie (je ne vivrais pas, sans missis Boffin). Si, peu à peu, je deviens fashionable, le tapis avancera dans la même mesure. Si plus tard missis Boffin a moins de goût pour la mode, le tapis reculera d’autant. Si nous conservons les mêmes idées, nous resterons comme nous sommes ; et embrassons-nous, la vieille ! »

Missis Boffin qui, toujours souriante, avait quitté sa région fleurie, et passé son bras dodu sous celui du bonhomme, accorda volontiers l’embrassade. La fashion, sous la forme du chapeau de velours, essaya de l’en empêcher ; mais elle succomba dans l’effort et fut écrasée à bon droit.

« Maintenant, Silas Wegg, reprit Boffin en s’essuyant la bouche d’un air satisfait, vous commencez à nous connaître. Quant au Bower, qui est un lieu charmant, vous l’apprécierez plus tard. C’est un de ces endroits, voyez-vous, dont les mérites se découvrent peu à peu, un nouveau tous les jours. Il y a, pour gravir chacun des tas, une allée en colimaçon d’où l’on aperçoit la cour sous toutes sortes d’aspects. Arrivé au faîte, vous découvrez tout le voisinage : une vue qui est sans pareille. Vous avez d’abord l’établissement de défunt le père de missis Boffin (magasin de vivres pour les chiens). Le regard y plonge, c’est comme si on y était. Sur le grand mont il y a un belvédère entouré de persiennes, et ce ne sera pas ma faute si, en été, il ne vous arrive pas de nous lire plus d’un volume à cette place agréable, et de nous y forger un peu de poésie. Maintenant, que prenez-vous, quand vous faites la lecture ?

— Merci de votre attention, répondit le littérateur, en homme habitué à lire en public ; généralement je bois du gin mouillé d’un peu d’eau.

— Pour vous humecter la gorge, n’est-ce pas ? demanda Boffin avec un sérieux plein d’innocence.

— Non, répliqua froidement le lecteur ; ce n’est pas ainsi que je décrirais la chose ; c’est plutôt pour adoucir ; oui, c’est le mot, pour adoucir. »

La roideur et la suffisance du rusé compère croissaient en proportion du ravissement de sa victime. Les rêves qui lui traversaient l’esprit, les moyens qu’il songeait à employer pour tirer de sa position tous les bénéfices possibles ne troublaient pas cette idée naturelle aux filous de son espèce, et prépondérante chez lui, qu’avant tout il fallait se faire valoir.

La mode de missis Boffin, en divinité moins impérieuse que l’idole habituelle des fashionables, ne lui défendait pas de préparer le breuvage de son hôte, et de demander à ce dernier s’il l’avait trouvé bon.

Sur la réponse gracieuse du lettré, qui s’installa sur son banc, Nick Boffin, dont la joie sortait par les yeux, prit sur le banc d’en face la pose d’un auditeur.

« Désolé de ne pas vous offrir une pipe, cher Wegg, dit-il en bourrant la sienne ; mais il vous serait impossible de faire les deux choses à la fois. Ah ! j’oubliais de vous dire ! Le soir, en arrivant, jetez un coup d’œil sur la planche ; et s’il y a là un morceau qui vous convienne, dites-le-nous sans façon. »

Wegg, qui allait mettre ses lunettes, les replia aussitôt, et répondit avec enjouement :

« Vous lisez dans ma pensée, mister Boffin ! Je ne sais pas si je me trompe, mais je crois apercevoir un pâté… non, c’est une erreur.

— Pas du tout, Wegg, répliqua Boffin en jetant sur les volumes un coup d’œil plein de regrets.

— Ai-je perdu l’odorat, ou serait-ce un pâté aux pommes ? demanda Wegg.

— Non, dit Boffin, c’est un pâté de veau et de jambon.

— Vraiment ! s’écria Wegg ; c’est bien le roi des pâtés, ajouta-t-il en hochant la tête d’un air ému.

— Un petit morceau, Wegg ?

— Merci, mister Boffin, merci ; puisque vous le désirez, j’accepte. Je ne le ferais pas ailleurs, en pareille circonstance ; mais chez vous !… Encore un peu de gelée ; rien n’adoucit mieux l’organe, surtout quand c’est un peu salé, ce qui arrive toujours lorsqu’il y a du jambon. »

Le pâté fut mis sur la table, et l’excellent Boffin eut tout le loisir d’exercer sa patience, tandis que le couteau et la fourchette du lecteur s’exerçaient de leur côté. Il profita de l’occasion pour expliquer à Wegg que s’il n’était pas très-fashionable d’avoir son garde-manger ainsi exposé aux regards, lui, Boffin, trouvait cela hospitalier. Car au lieu de dire, comme pour la forme, aux gens qui viennent vous voir : Il y a en bas telle ou telle chose, voulez-vous qu’on vous apporte l’une ou l’autre ? il est plus franc et plus pratique d’inviter son monde à jeter les yeux sur le buffet, en ajoutant : S’il y a là un morceau que vous aimez, prenez-le ; ne vous gênez pas. »

Mister Wegg finit cependant par éloigner le pâté ; il mit ses lunettes, et, le bonhomme ayant allumé sa pipe, fixa des yeux rayonnants sur le monde qui allait s’ouvrir pour lui. Quant à missis Boffin, elle s’étendit sur son divan dans une attitude fashionable, afin d’écouter si elle pouvait, ou de dormir, si le rôle d’auditeur lui devenait impossible.

« Hum ! commença Wegg ; mister Boffin et milady, ceci est le premier chapitre du premier volume de la décadence et de la chute de… »

Il s’arrêta, et regarda la page avec attention.

« Qu’est-ce qu’il y a, Wegg ? demanda mister Boffin.

— Quelque chose qui me revient à l’esprit, dit le littérateur d’un air de franchise insinuante, et en fixant de nouveau ses yeux sur le volume. Vous avez fait ce matin une légère méprise ; j’avais l’intention de vous en avertir ; cela m’était sorti de la mémoire. Ne m’avez-vous pas dit que c’était la chute de l’Empire prussien ?

— Oui ; est-ce que ce n’est pas cela, Wegg ?

— Non, monsieur ; de l’empire romain, romain.

— Où est la différence, Wegg ?

— La différence, monsieur, balbutia le littérateur qui allait se perdre, quand une idée lumineuse lui arriva tout à coup ; la différence ! reprit-il ; il me suffira de vous dire qu’il vaut mieux renvoyer la question à un autre moment…, lorsque missis Boffin ne nous fera pas l’honneur de rester avec nous. En sa présence nous ferons bien de n’en pas parler. »

Wegg se tira ainsi d’embarras d’une manière chevaleresque ; et répétant ces mots avec une réserve délicate : « Oui, monsieur, en présence d’une lady, mieux vaut n’en pas parler, » il tourna la situation au désavantage de Boffin, qui eut le pénible sentiment de la faute qu’il avait commise.

Enfin, entamant sa lecture d’une voix sèche et inflexible, mister Wegg alla droit devant lui, attaquant les mois difficiles, noms de pays ou noms d’hommes, avec plus de hardiesse que de bonheur. Ébranlé par Trajan, Aurélius et Polybius, trébuchant à Flavius qui, prononcé Flavie Husse, fut pris par le mari pour une vierge romaine, et par la femme pour une créature à qui l’on devait imputer le silence de mister Wegg ; désarçonné lourdement par Titus Antoninus, il remonta sur sa bête avec Auguste, et galopa finalement avec Commode, que mister Boffin déclara tout à fait indigne de son nom, par sa manière d’agir.

Ce fut à la mort de ce personnage que se termina la séance. Il y avait déjà longtemps que plusieurs éclipses totales de la bougie de missis Boffin, derrière le chapeau de velours, s’accompagnaient d’une odeur de plume roussie. Elles commençaient à devenir inquiétantes lorsque le panache venant à s’enflammer, produisit l’effet d’un flacon de sels et réveilla la dame.

Le littérateur qui, absorbé par la lettre, n’avait attaché à l’esprit que le moins d’importance possible, sortit de cette épreuve sain et sauf ; mais Boffin qui, dès les premières pages, avait déposé sa pipe inachevée, et qui, le regard fixe, l’oreille tendue, s’était livré corps et âme aux énormités de la Rome impériale, était si ému, que ce fut à peine s’il put souhaiter le bonsoir à son ami littéraire et prononcer le mot : À demain.

« Commode ! murmurait-il en béant à la lune, après avoir reconduit Wegg jusqu’au portail, et poussé les verrous ; Commode, un empereur ! combattre sept cent trente-cinq fois dans ce spectacle de bêtes sauvages ; et cela dans un seul rôle ! Comme si on n’était pas déjà assez abasourdi de voir cent lions exhibés à la fois, et d’apprendre qu’il les a tués tous dans une autre pièce. Et ce Vitellius qui mange pour six millions, monnaie d’Angleterre, en sept mois de temps ! Wegg prend tout cela avec une tranquillité… mais un vieil oiseau comme moi, cela m’épouvante. Même à présent que Commode est étranglé, je ne vois pas que nos affaires s’en améliorent. »

Boffin se dirigea vers la maison ; et secouant la tête, il ajouta d’un air pensif :

« J’étais loin de croire ce matin qu’il y avait de pareilles choses dans l’imprimé ; c’est effrayant ; mais il n’y a plus à s’en dédire. »


  1. Valeur d’un penny, mesure de deux sous.