L’Allemagne religieuse. L’Évolution du protestantisme contemporain/03

L’Allemagne religieuse. L’Évolution du protestantisme contemporain
Revue des Deux Mondes4e période, tome 139 (p. 164-204).
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L'ALLEMAGNE RELIGIEUSE

LE PROTESTANTISME ET LE MOUVEMENT SOCIAL

En Allemagne, dans le domaine de la théologie, la pensée protestante et les églises protestantes sont en un perpétuel conflit, dont l’enjeu n’est autre que l’essence même du Christ et de la divinité : nous en avons fait connaître les plus récens épisodes[1]. Derechef on apercevra la rivalité de ces deux forces, l’élite pensante et la hiérarchie officielle, si l’on veut bien descendre avec nous sur le terrain pratique de l’action sociale ; mais dans ce nouveau champ clos, elles ont, l’une par rapport à l’autre, changé de position et, si l’on ose dire, de rôle. Lorsqu’il s’agissait du dogme, la pensée protestante finissait par le vider en voulant l’approfondir ; les multiples grattoirs des exégètes, s’acharnant sur la lettre traditionnelle, y laissaient des trous par où l’esprit s’évaporait ; et les Eglises, au contraire, s’efforçaient de préserver, autant que possible, l’apparente intégrité de la foi. S’agit-il, en revanche, de l’application sociale du christianisme, la pensée protestante — ou, pour parler plus exactement, la pensée chrétienne, réveillée, dans l’Allemagne réformée, par l’expérience des révolutions et le spectacle des succès du Centre — questionne loyalement l’Evangile et, quelles que soient les réponses, se pique de n’en point amortir le bruit ; et les Eglises, au contraire, jalouses de ménager les pouvoirs politiques dont Jésus n’avait point prévu les caprices, ou les puissances financières dont Jésus n’avait point escompté les intérêts, limiteraient volontiers les prétentions de l’Évangile à devenir une charte sociale. Ainsi, tandis que les Eglises protestantes, par correction, protègent le dogme chrétien contre la pensée protestante, la pensée protestante à son tour, par conviction, revendique, contre les timidités des Eglises, l’application intégrale de la morale chrétienne à la vie des sociétés. De cette revendication, qui s’appelle le « mouvement évangélique-social », nous essaierons de tracer l’histoire.

Sans le vouloir, mais non sans le savoir, nous devrons, de-çà de-là, toucher à la politique intérieure de l’Empire. Car c’est l’Etat, en Allemagne, qui détermine et qui dicte les attitudes successives des autorités ecclésiastiques à l’égard du mouvement social ; suivant que la pensée de Guillaume II et la pensée chrétienne-sociale sont en accord ou bien en dissonance, les Eglises poussent leurs pasteurs en avant ou les ramènent brusquement en arrière. On n’a pas le droit d’accuser d’incohérence les chefs de ces Eglises, puisqu’ils obéissent eux-mêmes, continûment, à une succession de gestes souverains ; et l’on verra qu’en effet l’histoire du mouvement social évangélique est exactement modelée sur l’histoire des volontés impériales, et que les évolutions sociales des Églises protestantes, en Allemagne, reflètent, comme une succession d’ombres, les évolutions intellectuelles ou gouvernementales d’un Démiurge laïque et tout-puissant, le Kaiser.


I

De savoir si le christianisme doit être « social », ou s’il convient, au contraire, qu’il abdique une telle ambition, c’est là une question fort débattue, dans les sphères protestantes de l’Allemagne. Soupçonneux, hostile même, à l’endroit des prétentions sociales de l’Eglise, le luthéranisme pur infligerait volontiers au pasteur cette consigne exclusive : « enseignement du Verbe, administration des sacremens » ; ainsi le veut une vieille formule, dont s’armèrent les premiers luthériens contre le clergé catholique romain, et dont on écrase, aujourd’hui, les initiatives inédites de beaucoup de ministres évangéliques. M. Uhlhorn, auteur de fort beaux travaux sur la charité protestante, représente ces scrupules avec une incontestable distinction, et permet plutôt à la philanthropie chrétienne de corriger les circonstances économiques qu’à la morale chrétienne de les régir indiscrètement. Il en est de même du piétisme : spécimens insignes d’un christianisme individualiste, et systématiquement détachés de la terre par la contemplation de l’autre vie, ce n’est point la générosité qui fait défaut aux piétistes, mais c’est, à proprement parler, une certaine intelligence, faute de laquelle ces termes expressifs : « courant chrétien, mouvement évangélique, action sociale », sont pour eux lettre morte ; dans les Églises protestantes, ils ont multiplié les chapelles, qui sans doute permettent à Dieu d’avoir ses aises, mais qui l’empêchent de circuler ; chacune de leurs âmes est un foyer qui brûle, mais qui ne rayonne pas ; ils ont la morgue du divin, et ils en ont la jalousie ; entre l’esprit de cette aristocratie religieuse, que révèlent clairement certaines pages de M. Kübel, et l’esprit du mouvement évangélique-social, il y a incompatibilité. Fort dévot au pouvoir civil, le parti théologique du « juste milieu », dûment représenté par M. Beyschlag, prise assez peu les tentatives sociales des églises ; et le libéralisme « incroyant » partage cette malveillance, dont on eut au Congrès de Gotha, en 1890, des témoignages nullement équivoques. On observe, en revanche, je ne sais quelle complicité, propice à ces tentatives, entre les membres de certaines fractions très croyantes et les représentans de la théologie « moderne ». Que le monde nous donne le spectacle de l’Incarnation véritable par la réalisation du royaume de Dieu ou même, si l’on veut, de l’humanité de Dieu : voilà le rêve de Richard Rothe et de Ritschl ; il implique, pratiquement, que le christianisme régisse tous les rapports sociaux ; et si les orthodoxes comme M. Stoecker répugnent à cette argumentation passablement « moderne », du moins acceptent-ils une conclusion qui leur fait écho. Ainsi convergent au succès du mouvement évangélique-social la souplesse ritschlienne, aspirant à une certaine immanence du royaume de Dieu, et la rigueur orthodoxe, aspirant à la maîtrise du dogme sur les masses : elles s’accordent entre elles pour faire du pasteur, non point seulement un fonctionnaire céleste égaré parmi nos misères, mais un fonctionnaire social chargé de les soigner et de les guérir toutes. Moyennant certaines abstractions, en apparence irréfutables, les adversaires du mouvement évangélique-social objectent que seules les misères morales regardent le pasteur et que les misères matérielles ne sont point de son ressort : ces abstractions sont réfutées, en fait, par la réalité même de la vie. Morales ou matérielles, les misères s’engendrent entre elles ; si les économistes ne nous laissent pas ignorer que l’indigence est fille du vice, on peut dire, en beaucoup d’occasions, que l’indigence crée le vice ; et les fervens adeptes du mouvement évangélique-social, en prétendant pourvoir à ces misères matérielles qui entraînent ou trahissent des misères morales, annoncent et justifient à l’avance leurs incursions constantes et presque régulières dans le domaine de l’économie politique.

C’est entre 1840 et 1850 que ces incursions commencèrent. L’Allemagne, alors, était en travail de la démocratie ; et l’ascension politique des masses, les rapprochant des sommets où volontiers se cantonnait l’Eglise évangélique, faisait saillir, en un plus frappant relief, les progrès de l’irréligion populaire. Majestueusement relégué dans l’autre vie, le Christ n’attirait plus la foule ; Wichern voulut qu’il l’allât chercher, par une incursion dans la vie présente. Sous le nom de Mission Intérieure, ce chrétien d’élite, installé à Hambourg, créa une organisation permanente des dévouemens évangéliques, merveille de charité sur laquelle nous aurons à revenir ; mais la pensée même qui, du cœur de Wichern, fit jaillir cette institution, recelait d’autres fécondités et cachait une autre portée : indirectement, le mouvement évangélique-social en résulta. Lorsque Wichern augurait l’avenir de la Mission Intérieure, il y pressentait deux périodes : l’âge de la condescendance, durant lequel les Eglises et les classes supérieures tendraient aux nécessiteux une main propice ; et l’âge de l’initiative, durant lequel les nécessiteux eux-mêmes, unissant leurs mains et leurs âmes, librement associés sur le terrain chrétien, pourvoiraient à leur propre relèvement. Pèlerins du christianisme à travers le peuple, les frères de la Mission Intérieure y provoqueraient une fermentation de pensées et de désirs, au terme de laquelle la religion de Jésus, cessant de descendre de haut en bas, jaillirait des couches profondes de la nation allemande pour vivifier et consolider l’Etat. Ces desseins grandioses sont demeurés en suspens : à ces vagabondages d’apôtres, les frères ont préféré, peu à peu, une activité plus sédentaire, celle d’infirmiers, de surveillans, d’instituteurs ; de la première période prévue par Wichern, la Mission Intérieure n’a point hâte de sortir ; les Fliegende Blaetter, organe du comité central, ont montré peu de goût, depuis vingt ans, pour les tentatives « évangéliques sociales » ; et lorsque dans les congrès de la Mission Intérieure, à Offenbach en 1892, à Posen en 1895, M. le pasteur Naumann a insinué que le but de la Mission s’était peu à peu rétréci, il s’est heurté à la plus tenace des passivités, celle qu’oppose d’ordinaire, au désir du mieux, l’habitude du bien. Il convient, néanmoins, de faire honneur à Wichern, non point seulement de tout le bien que fait la Mission Intérieure, mais de tout le mieux aussi qu’elle a cessé de rêver.

Un professeur d’université, Victor-Aimé Huber, servit excellemment les idées de Wichern ; il les compléta même et les précisa. De laborieux voyages en Angleterre, en France, en Autriche et dans les diverses régions de l’Allemagne lui avaient révélé les dessous de ce régime industriel dont l’opinion libérale admirait la façade ; dans sa belle âme de philanthrope s’insurgeait parfois un dégoût presque révolutionnaire contre l’oppression des classes ouvrières et l’indifférence des classes élevées ; sa plume, naïve en injures, accentuait encore l’âpreté de ses révoltes : « L’aristocratie autrichienne, écrivait-il un jour, mériterait d’être fouettée avec des scorpions » ; et dans ses écrits les saillies de ce genre abondent. Ils contiennent, heureusement, quelque chose de plus, un plan de « colonisation intérieure », des projets de cités ouvrières, et d’associations de travailleurs pourvues d’une propriété corporative : au prix de quelque complaisance, M. le pasteur Gœhre salue, dans ces linéamens, le premier programme « évangélique-social ». La conception d’un certain patriarcat exercé par les classes élevées sur les groupemens ouvriers, le parti pris de ne faire appel qu’à l’association, une défiance invincible contre l’Etat, maintiennent Huber à l’arrière-plan dans l’histoire du mouvement « évangélique-social » ; mais le penseur qui écrivait en 1845 : « Les questions d’économie politique laïque ont extraordinairement à faire avec l’économie chrétienne du royaume de Dieu », et qui consacrait un journal, le Janus, à la propagande d’une pareille théorie, ne doit point disparaître de cet arrière-plan.

Huber et Wichern étaient des exceptions dans leur Eglise. Celui-là, spécialiste en économie sociale, n’avait rien d’un théologien ; quant à Wichern, il se maintenait comme en marge de l’Eglise établie, et l’admiration déférente que lui témoignaient les autorités du protestantisme et celles de l’Etat s’adressait à ses œuvres de bienfaisance plutôt qu’à ses maximes. Les Eglises évangéliques, en Allemagne, furent lentes à comprendre leur rôle social, et lentes surtout à l’oser. Cette simple remarque, — soit dit en passant, — suffit à trancher une question de priorité, que débattent entre eux volontiers protestans et catholiques : laquelle des deux confessions, en Allemagne, a donné le signal des initiatives sociales ? Or il est certain que les premiers écrits de Wichern furent antérieurs aux premiers discours sociaux du curé Ketteler, plus tard évoque de Mayence ; et ce qui d’autre part est non moins constant, c’est que Ketteler trouva dans son Eglise plus d’écho que Wichern n’en cherchait et n’en recueillit dans la sienne ; c’est que le catholicisme rhénan était mobilisé pour le service de la cause populaire, au moment où l’Eglise évangélique de Prusse obéissait encore au rescrit de 1863, qui ne semblait même point prévoir une activité sociale des pasteurs ; et c’est enfin que M. Stoecker, pour inciter ses coreligionnaires à la propagande chrétienne-sociale, leur a plus d’une fois allégué l’exemple persuasif de l’ « ultramontanisme ». Il résulterait au surplus, d’une confrontation entre les écrits de Wichern et ceux de Ketteler, que le premier voyait surtout, dans le quatrième Etat, une foule souffrante à soulager, et que le second y apercevait déjà une force politique à respecter : l’évêque baron avait un certain sens de la démocratie, qui ne s’éveilla qu’à la longue chez les notabilités des Eglises évangéliques.


II

Il y eut en Allemagne, au lendemain de 1870, comme une éclipse de la vie religieuse. L’ivresse du triomphe, ce matérialisme inconscient auquel le spectacle des succès de la force matérielle façonne bien vite l’âme populaire, répandirent sur les masses un flot d’irréligion ; pour en prévenir le reflux, en même temps que pour en exaspérer la violence, le socialisme était là, avec M. de Bismarck pour complice ; car le Kulturkampf, exclusivement dirigé contre l’Eglise romaine, eut sur les Eglises protestantes elles-mêmes un contre-coup que M. Stoecker a fréquemment déploré. Les socialistes avec brutalité, l’Etat avec politesse, la foule tacitement, mettaient l’idée religieuse en quarantaine ; et dans l’Allemagne victorieuse le Dieu des armées était récompensé par l’oubli. Lorsque l’année dernière, au moment du vingt-cinquième anniversaire de la fondation de l’Empire, on avait la douloureuse patience de faire le tour de la presse allemande, on y rencontrait sans cesse l’aveu formel de la léthargie, voire même de la décadence morale et religieuse, qui suivit 1870 : c’est comme une réaction contre cette atrophie de l’âme allemande que Rodolphe Todt, Adolphe Wagner, Adolphe Stoecker, avaient conçu, dès 1877, le « mouvement évangélique-social ».

Le Socialisme radical allemand et la Société chrétienne, ainsi s’intitule le livre de Todt, préface de ce mouvement. Simple pasteur, l’auteur connaissait à merveille les deux évangiles qui se disputaient l’Empire, celui du Christ et celui de Marx ; il s’avisa de les confronter. Abordant l’un après l’autre les multiples problèmes dont la question sociale est le total, il en chercha la solution dans le Nouveau Testament, et généralement il l’y trouva. Sur la liberté du contrat, le travail servile, le fermage, le salaire, Todt nous expose par le menu, l’opinion personnelle de Jésus ou de saint Paul. « Vous êtes membres les uns des autres, » a dit l’apôtre ; et Todt en déduit, en des pages qui sont fort belles, la condamnation de la société capitaliste. Dans saint Luc et saint Matthieu, au détour d’une parabole, ou lit que le travailleur « mérite sa nourriture » ; et Todt conclut que le salaire doit répondre aux besoins de l’ouvrier. Mais saint Paul déclarant, en un endroit, que le chrétien mange son propre pain en travaillant, Todt en tire une présomption contre les théories dites du « salaire familial », d’après lesquelles l’ouvrier père de famille devrait, par son propre travail, gagner plus de pain que son appétit personnel n’en réclame. Il est écrit dans la seconde épître aux Corinthiens : « Que chacun donne à son gré, non par contrainte » ; et puisque cela est écrit, Todt condamne certaines applications du socialisme. Au demeurant, en ce qui concerne le principe communiste lui-même, il apparaît à Todt que le Nouveau Testament, bien loin d’y contredire, y prêterait appui. C’est ainsi que, par une façon d’exégèse sociologique, et conformément à l’esprit de la Réforme, sont réclamées et littéralement arrachées aux Livres Saints ces maximes concrètes et positives de morale sociale que Ketteler et ses disciples recueillent, sans peine aucune, dans l’enseignement traditionnel de la théologie thomiste ; et de même que ceux-ci écoutent parler l’ancienne Eglise, Todt, plus indigent, écoute parler les anciens livres, ou plutôt il les fait parler.

On lui a reproché ce procédé, et son œuvre est jugée caduque, d’autant plus caduque, même, que Todt est mort : les précurseurs qui veulent prolonger la vie de leurs livres font sagement de prolonger la leur. Mais son gros volume a fait époque. D’abord, succédant à Wichern, qui ne connaissait à peu près que les anciennes formes du socialisme, celles de 1848, Todt apportait à ses coreligionnaires une véritable révélation en leur offrant un impartial exposé du marxisme : avec une audace vigoureuse, il signifiait aux protestans étonnés, comme depuis longtemps Ketteler en avait persuadé les catholiques, que c’en était fait du libéralisme économique, et que c’était avec les conceptions matérialistes du socialisme, et avec elles seules, que le christianisme aurait bientôt à compter ; les yeux commencèrent à se dessiller, dans les Eglises évangéliques, lorsque Todt eut ainsi dessiné et illuminé les lignes d’horizon. En second lieu, par l’adresse souvent abusive avec laquelle il surprenait, pour certains détails de ses idées économiques, la signature de Jésus-Christ, Todt donna du moins à penser que le christianisme pouvait fournir les élémens d’une doctrine sociale ; et si la mosaïque de textes qu’il avait aménagée n’en pouvait paraître qu’une imparfaite ébauche, c’en était assez, toutefois, pour qu’aux inspirations et aux tendances suscitées par Wichern se joignît, dans les sphères protestantes, l’ambition d’un système, tout au moins d’un programme social.

Le programme fut esquissé, d’ailleurs, et l’action fut inaugurée par Todt en personne : l’ « Association centrale pour la réforme sociale sur base religieuse et monarchique » naquit en décembre 1877. A son berceau, l’on voyait groupés, à côté de Todt, des parrains d’élite : Meyer, Wagner, Stoecker. On connaît surtout, de Rodolphe Meyer, un livre classique : l’Histoire de l’émancipation du quatrième Etat ; quant à l’homme, l’implacable hostilité de M. de Bismarck et l’ingratitude des circonstances l’écartèrent toujours des premiers rôles, et dans cette pénombre forcée, où sa dignité eût suffi pour le maintenir, Meyer, qui aurait pu être comme le moniteur du parti conservateur prussien, travaille et réussit, depuis vingt ans, à aiguiller le christianisme contemporain. Protestant d’origine, mais fortement imprégné de la théologie catholique du moyen âge, condottiere loyal, inlassable, de la pensée chrétienne sociale, il a tour à tour aidé de son érudition thomiste et de sa dialectique de sociologue les protestans sociaux de Prusse et les catholiques sociaux de Paris et de Vienne : il le fallait saluer au cours de cette histoire, on ne l’y reverra plus. Incessamment au contraire, et jusqu’à la fin, nous rencontrerons Adolphe Wagner, l’un des chefs du « socialisme de la chaire », actuellement professeur à l’université de Berlin ; et puis un ancien aumônier de la garnison allemande de Metz, prédicateur à la cour impériale depuis 1874, le pasteur Adolphe Stoecker.

C’est à préparer des réformes sociales (Vorbereitung sozialer Reformen) que devait tendre l’activité de la jeune association : l’on y voulait mûrir des solutions, qu’on prierait l’Etat de réaliser ; et le Staatssocialist, dont le premier numéro parut le 1er janvier 1878, servait d’organe à ce groupe d’études, qui réclamait une politique foncièrement réformiste (eine Politik durch-greifender sozialen Reformen). Pour la première fois, la pensée sociale évangélique invoquait nettement l’État : cette innovation, dont l’importance économique saute aux yeux, devait avoir des effets politiques durables et fixer à jamais l’orientation du mouvement ; car un groupement qui recourt à l’État et qui lui propose un programme doit aspirer logiquement à pénétrer dans cet État sous la forme d’un parti ; et c’est en vain, dès lors, que l’activité de Todt et de ses amis affectait un caractère académique ; elle devait s’exprimer, tôt ou tard, en manifestes électoraux pour le Reichstag. On lisait, aussi, parmi leurs maximes, que « la solution de la question sociale n’est point concevable sans l’intervention de l’Eglise pour les revendications légitimes du quatrième État » ; et lorsqu’ils précisaient ainsi le rôle dévolu à l’Eglise, ils imprimaient au mouvement une allure plus rapide que ne l’avait fait le livre même de Todt, timide encore et presque gêné pour traiter cette délicate question. Entre ces sociologues chrétiens d’une part, l’État et l’Eglise d’autre part, une rencontre et comme une tentative de compénétration semblaient donc prochaines : Adolphe Stoecker brusqua l’événement.

M. Stoecker est peut-être la plus insigne victime de ces cyclones de pudeur publique qui depuis quelque temps, en tous pays — avec plus de discernement, d’ailleurs, que ne le faisaient jadis les caprices des favorites, — bouleversent l’aspect des scènes politiques, y couchent à terre un certain nombre de coquins et meurtrissent quelques honnêtes gens. Il est de mode en Allemagne, aujourd’hui, d’afficher un outrageant dédain pour cette personnalité longtemps inquiétante ; c’est une mode à laquelle nous résisterons, faisant plutôt effort pour comprendre M. Stoecker. Au surplus, en lui, l’homme politique n’est point tout l’homme. Par conviction comme par tempérament, M. Stoecker est un théocrate, et voilà d’où il faut partir pour le juger. Aux conceptions théocratiques, le vêtement protestant s’ajuste mal ; trop souple, trop lâche, il les met mal à l’aise, ou plutôt trop à l’aise, et ne leur assure point l’indispensable sécurité des contours ; et c’est pourquoi M. Stoecker, rigoureux en son orthodoxie, aspira toujours à resserrer et à raidir les plis de ce vêtement : le théologien farouche, en lui, est fils du théocrate. In Christo movemur, vivimus et sumus : faites l’hypothèse d’une société qui, s’appropriant cette phrase de saint Paul, se puisse définir en la prononçant ; cette hypothèse sera adéquate à l’idéal de M. Stoecker. Par surcroît, il aime passionnément son pays, d’un patriotisme qui est comme l’expression concrète de ses idées théocratiques ; il aperçoit l’Allemagne en Dieu et il aperçoit Dieu dans l’Allemagne, et caresse je ne sais quelles intuitions mystiques qui lui révèlent la fraternité du germanisme et du christianisme. Or lorsque M. Stoecker, en 1877, cessait de regarder en sa pensée, miroir d’avenir ou d’un irrévocable passé, pour regarder autour de lui, il voyait deux impiétés se disputant l’Etat, l’impiété du « libéralisme » en haut et l’impiété du socialisme en bas, le christianisme bafoué d’un côté, maudit de l’autre, et discrètement relégué par l’Eglise évangélique dans des temples à peu près vides. Alors, avec cette témérité d’initiative que provoque brusquement, chez les hommes d’action, la divergence du spectacle et du songe, Adolphe Stoecker, âgé de quarante-deux ans, et qui pouvait vivre tranquille, considéré, en se laissant choyer par la cour, voulut faire aux masses, partout où il les pourrait saisir, la présentation du christianisme. Mais un théocrate ne peut présenter le christianisme qu’avec un programme social, et l’apôtre, alors, engendre tout de suite le tribun. C’est là ce qu’il faut bien comprendre, pour épargner à M. Stoecker cette insinuation malveillante qu’il n’aurait « fait du socialisme », comme l’on dit vulgairement, que pour faire passer le christianisme. Il est vrai de dire que le christianisme était au premier plan dans la pensée de M. Stoecker ; et il est vrai de maintenir, aussi, que ses idées sociales n’en étaient point un appendice, ni surtout un passeport ; elles étaient pour lui le christianisme même ; et lui demander s’il était, avant tout, chrétien ou bien « social », c’était lui adresser une question inintelligible pour un cerveau comme le sien.

Le 3 janvier 1878, des affiches constellant les murs de Berlin annonçaient une réunion dans une taverne pour la formation d’un « parti chrétien-social de travailleurs ». Un millier de socialistes accoururent et composèrent le bureau. A peu près seul avec son rêve, Adolphe Stoecker le développa : accoutumé de planer en chaire par-dessus des têtes qui se courbaient, il avait devant lui l’ennemi, pour la première fois ; et la sensation de ces contacts hostiles creusa plus à fond, sur sa mâchoire, ce pli naturellement agressif, qui trahit en lui l’homme de lutte, invincible lors même que vaincu, et que se rappellent, comme une sorte d’attribut physique de son éloquence, tous ceux qui l’ont ‘applaudi ou qui l’ont hué. Dans cette réunion qu’avait convoquée Stoecker, le socialiste Most, énergumène d’irréligion, traita Stoecker en intrus ; il s’exclama, avec la grossièreté d’un Diderot, que les prêtres, qui boivent le vin et conseillent l’eau, n’avaient plus qu’à régler leurs comptes avec le ciel, et que l’univers en serait bientôt nettoyé. M. Stoecker s’en retourna sans soldats, comme il était venu. Mais prêche-t-on jamais dans le désert, et, par là même qu’on parle et qu’on agit, ne déplace-t-on pas quelques ondes dans le remous de la vie publique ? Stoecker en fit bientôt la féconde expérience. Soir par soir, avec de rares amis, il promenait son évangile à travers les pires auditoires ; et son principal collaborateur, le missionnaire Wangemann, était accueilli, dans une réunion de femmes socialistes, par cette clameur générale : « Massenaustritt ans der Kirche ! Sortons en masse de l’Eglise ! » Cependant dès le 18 janvier quatre cents travailleurs étaient venus à Stoecker, et par conséquent à l’Église évangélique ; ils étaient mille en juin, trois mille à la fin de l’année, et la Zukunft, organe socialiste, commençait d’expliquer que si certains chefs du parti révolutionnaire professaient l’athéisme, le parti lui-même, sans irrespect et sans esprit sectaire, se bornait à réputer la religion chose privée.

Le résultat récompensait l’effort ; et comme il le fallait poursuivre et préciser, M. Adolphe Wagner apporta son concours. Partageant son temps entre les travaux théoriques que Todt continuait d’inspirer et la collaboration active que Stoecker commençait à requérir, il aida le prédicateur de la cour à rédiger le programme du parti chrétien-social de travailleurs. C’est à l’Etat surtout que ce programme s’adressa. Sous la rubrique : « organisation », il réclamait l’obligation de la corporation professionnelle, de l’arbitrage et de l’assurance ; sous la rubrique « protection ouvrière », il inscrivait le repos du dimanche, la suppression du travail des femmes et des enfans dans les fabriques, l’inspection hygiénique des ateliers, le rétablissement des lois sur l’usure, et l’acheminement vers une législation internationale du travail ; et sous la rubrique « impôts » figuraient la progressivité de la taxe sur le revenu et des droits de succession, et la création d’un impôt sur les opérations de bourse. Le titre du parti, le contenu du programme, les premières manifestations électorales qu’on risqua, et dans lesquelles on ne craignit point, à Berlin par exemple, d’opposer des candidats ouvriers aux candidats conservateurs, semblent bien prouver qu’à cette date le groupement de M. Stoecker, exclusivement composé de travailleurs, était un essai d’organisation du quatrième Etat. Avec cette coquetterie qu’il met à démontrer l’unité constante de sa carrière, le célèbre agitateur s’en est depuis lors défendu ; mais M. Paul Goehre, dans son instructive histoire du mouvement social-évangélique, maintient avec de bons argumens le caractère nettement ouvrier du premier parti Stoecker.

Quoi qu’il en soit, à la suite de la loi d’exception du 21 octobre 1878, qui débandait les forces socialistes et comprimait le mouvement ouvrier, M. Stoecker élargit peu à peu les bases de son parti : petits marchands, artisans, employés s’y présentèrent. Dans son premier recueil de discours : Christlich-Sozial, on observe qu’une harangue antisémite, prononcée le 5 janvier 1880, est adressée au « parti chrétien-social des travailleurs » ; la suivante, du 4 février, est adressée au « parti chrétien-social ». Cette chute d’un mot marquait le terme d’une évolution, à laquelle deux années avaient suffi ; le mouvement Stoecker était progressivement entré dans une voie nouvelle ; et du Stoecker héroïque, c’en était peut-être fait.

C’est au lendemain de la loi contre les socialistes et parmi le retentissement des premiers succès oratoires de Stoecker, que le conseil suprême évangélique de Prusse, dominé par les mêmes préoccupations que l’empereur et son chancelier, jugea bon de compléter le rescrit suranné de 1863, exclusif de toute activité sociale de l’Eglise. Le nouveau rescrit, daté du 20 février 1879, interdisait aux pasteurs de s’occuper des problèmes sociaux, « auxquels, la plupart du temps, ils sont fort peu initiés », et expliquait qu’ils dépasseraient leur compétence en appuyant des pétitions en faveur des réformes sociales ; mais on leur permettait, en revanche, « de mettre à profit leur expérience et leurs talens pour organiser des mutualités, des caisses pour la vieillesse et des caisses d’épargne, pour s’occuper des ouvrières, des enfans, des malades, de la salubrité des habitations, de la convenance des lieux de plaisir destinés aux travailleurs, ou de toutes autres tentatives d’une utilité générale (gemeinnützig) pour le bien des classes ouvrières. » Remarquez cette dernière phrase : elle est à deux tranchans ; spécimen par excellence du style officiel, qui signifie trop ou trop peu, elle permettra aux consistoires d’encourager ou d’entraver les pasteurs chrétiens-sociaux en alléguant, dans le premier cas, le bien des classes ouvrières, et, dans le second cas, l’obligation pour l’Eglise de ne rien tenter qui ne soit d’utilité générale. Avec les interdictions qu’il promulguait et les libertés élastiques qu’il concédait, le conseil suprême, en somme, faisait sauter quelques mailles dans le filet de précautions et de réserves qui avait enchaîné jusque-là les pasteurs officiels épris d’action sociale. La coïncidence de ce fait avec la campagne antisocialiste qu’inaugurait le gouvernement n’échappa point à l’opinion prussienne ; on devina la genèse politique du rescrit, et l’on en sut peu de gré aux autorités évangéliques, auxquelles généralement on enlève le mérite de leurs bonnes actions en disant qu’elles n’ont fait qu’être obéissantes, et qu’on accable impitoyablement sous la responsabilité de leurs maladresses en déclarant alors qu’elles ont accepté d’être esclaves. Pour la première fois, en 1879, l’Église protestante était invitée, par qui de droit, à s’occuper des travailleurs ; on réclamait, dans les hautes sphères, qu’elle se fît connaître à eux, et l’on entretenait ce vague espoir que son active charité, jointe à la justice répressive du gendarme, aurait raison du socialisme. M. Stoecker souhaitait davantage pour son Église ; mais c’était là du moins un peu de ce qu’il souhaitait, puisqu’il voulait que l’Eglise eût un rôle, et qu’en fait le rescrit de 1879 lui en ménageait un.


III

Si les développemens du parti chrétien-social transformaient ce groupement de prolétaires en une agglomération composite, M. Stoecker, lui, se continuait : théocrate toujours, avec de moins grandes allures, mais avec une minutie plus exigeante. Et l’élargissement de son ambition, la ferveur de son antisémitisme, l’affermissement de ses liens avec le parti conservateur — sans parler, naturellement, de son action proprement religieuse — étaient autant de conséquences, immédiates ou lointaines, de cette impulsion théocratique qu’il renouvelait constamment en lui. M. Stoecker voulait imprégner de christianisme la vie entière de l’Allemagne ; et voilà pourquoi, sans abdiquer d’ailleurs son programme de revendications ouvrières, il se mettait à la tête du Mittelstand, demi-plèbe et demi-bourgeoisie, courte mais tenace en ses ambitions, âpre au maintien de la propriété privée, mais détestant dans les grandes fortunes les ennemies victorieuses des petites — la même clientèle, en somme, qui l’année dernière installait les antisémites à l’hôtel de ville de Vienne. Aux applaudissemens de ces adhérens nouveaux, M. Stoecker s’exclamait que la question sociale c’est la question juive : affirmation qu’à peine il démontrait, car l’antisémitisme, chez lui, prenait immédiatement un caractère religieux. C’est en alléguant et en prouvant l’hostilité systématique, étrangement injurieuse, de la presse juive contre le nom chrétien et contre les institutions chrétiennes, que M. Stoecker, auprès de Guillaume Ier, comme auprès du public, justifiait ses propres violences. Mouvement de défensive confessionnelle, réaction violente contre l’antichristianisme des juifs, expression négative de ses convictions chrétiennes à lui Stoecker, son antisémitisme trouvait, dans cette origine même, une limite ; et l’on entendait le prédicateur dénoncer et réfuter ce qu’il appelait l’ « erreur antisémite », c’est-à-dire les théories qui poussent à la haine des races et qui dès lors impliquent un manque de déférence à l’égard de l’Ancien Testament. M. Stoecker prétendait venger l’orthodoxie des attaques du journalisme, et voilà pourquoi son antisémitisme était passionné ; mais il la prétendait garder intégrale, avec toute la Bible, avec l’histoire de l’ancien peuple de Dieu, avenue de l’histoire chrétienne, et voilà pourquoi son antisémitisme était incomplet.

Et M. Stoecker, enfin, qui ne voulait soustraire à la prise de Dieu rien de ce qu’il pouvait atteindre, devinait, apercevait même — tout conquérant est en quelque mesure un voyant — disséminée dans cet immense Berlin, une petite plèbe obscure, timide, insignifiante, sans ressort et sans initiative, n’ayant ni la force de la révolte ni celle de la résignation consciente, souffrante et ne réfléchissant même point sur ses souffrances, ni bonne ni méchante, et s’affaissant avec une sorte de léthargie matérialiste le long des ornières de l’existence, partie languissante du corps social, point dangereuse à coup sûr, mais pitoyable à voir, foule sans opinion, et qui pourtant, dans nos régimes modernes, est l’un des facteurs impondérables de l’opinion. A ceux-là, qui sont vraiment les « petits », qu’importent les tribuns ? Il leur faut de doux apôtres, des conseillers, des soutiens ; ce ne sont point des organes qu’ils requièrent, ce sont tout simplement des soins. Stoecker, pour eux, s’exerçait à la tendresse ; et appropriant aux besoins d’une capitale les institutions de la Mission Intérieure, il installait à Berlin, en 1882, la mission urbaine (Stadtmission), pêcheuse et guérisseuse d’âmes.

Evoquons d’un coup d’œil ces divers paquets d’hommes et de femmes, dont Jésus redevenait le dieu et dont M. Adolphe Stoccker était le prophète. Ouvriers attirés au christianisme par l’appât d’un programme social, boutiquiers ou petits bourgeois qui saluaient dans Jésus la première victime des Juifs, infortunés de toutes catégories, enfin, pour qui la souffrance était comme une profession, et qui se remettaient à aimer la religion moins encore pour le bien qu’elle leur faisait que parce qu’elle cherchait à leur en faire : tels étaient les instruirions de ce qu’on appela le mouvement de Berlin. Leur variété d’origines, leur nombre encore médiocre, ne permettaient point à M. Stoecker de les faire manœuvrer dans la mêlée politique comme une armée autonome et indépendante. Préoccupé pourtant de les y engager au plus tôt pour restaurer sans délai dans la vie publique le règne du christianisme, il offrit les troupes chrétiennes-sociales au parti conservateur, une infanterie à cette chevalerie. Tantôt par tradition de famille et tantôt par piétisme, les féodaux du « conservatisme » prussien ne séparaient point Dieu et la patrie, la chaire et le trône ; et lorsque l’idéal théocratique de M. Stoecker se présenterait au seuil de leur cerveau, il y trouverait peut-être des complices, atavisme, instincts, préjugés même, qui l’aideraient à pénétrer.

En ébauchant cette alliance, M. Stoecker jouait une partie qu’il a mis quinze ans à perdre… Et les débuts en furent flatteurs : on traqua le socialisme et le libéralisme sur tous les domaines. Sur le terrain politique, chrétiens-sociaux et conservateurs, dualité désormais unifiée, récoltèrent 40 000 voix à Berlin aux élections de 1881, 53 000 à celles de 1884, au lieu de 6 500 qu’en 1878 ils avaient recueillies ; ils retardèrent de dix ans la victoire du socialisme à Dresde et la lui disputèrent chaudement à Barmen. Sur le terrain religieux, ils attaquaient de front la domination de la théologie « libérale » ou de la théologie « de juste milieu » dans les conseils des communautés paroissiales ; les listes « positives », soutenues par eux, reprenaient le dessus ; Guillaume Ier s’en réjouissait, et Stoecker rêvait d’une église évangélique qui, plus indépendante de l’Etat, soustraite à l’hégémonie de bureaucrates accessibles à toutes les variétés de libéralisme, laisserait à l’initiative des fidèles, c’est-à-dire à l’initiative de Stoecker et de ses ouailles, le soin de surveiller et de corriger, dans les chaires des temples et même des universités, les nouveautés théologiques. Ni le mécontentement du vieil empereur contre les manifestations provoquées à Londres par un voyage de Stoecker, messager d’antisémitisme ; ni l’impression fâcheuse produite par une déposition du prédicateur, rendue en justice sous la foi du serment, et dont un détail fut reconnu inexact : ni l’acharnement souvent odieux avec lequel la presse hostile, qualifiant de faux témoignage ce qui pouvait n’être qu’une inadvertance, criblait Stoecker de boue, de cette boue qui souille lors même qu’elle ne s’attache pas, ni les intrigues de tout genre, enfin, dont on essayait de l’envelopper, ne prévalaient contre la virile énergie du tribun. Il voulait un rôle universel et savait fort bien unifier ses multiples rôles : directeur de la mission urbaine, il incarnait la charité chrétienne : chef du parti chrétien, social, il incarnait la justice chrétienne ; champion des intérêts orthodoxes, il incarnait la foi chrétienne ; membre de la Chambre prussienne depuis 1879 et du Reischtag depuis 1881, il voulait incarner la politique chrétienne.

C’est cette dernière prétention qui mit en conflit M. Stoecker et M. de Bismarck. Le chancelier de l’Empire avait volontairement égaré, dans les oubliettes de sa longue mémoire, les raisonnemens antisémites et les hymnes à l’Etat chrétien que, du haut de la tribune parlementaire, il avait autrefois commis. Sa pensée réaliste avait émigré dans un domaine plus pratique ; et devenu dompteur de Parlemens, il faisait consister la politique à repétrir de ses propres mains les partis avec lesquels il voulait gouverner, semblable à l’auteur dramatique qui tient compte de la réalité, mais qui, pour en être plus sûrement le maître, revendique le droit de la créer à nouveau. Changez l’individualité de l’un des personnages, la pièce se disloque : M. de Bismarck tenait à la cohésion de ses pièces, et ne tolérait pas que des comparses indiscrets modifiassent, dans la coulisse, la physionomie des personnages, c’est-à-dire des partis. Or il unit un jour les conservateurs et les libéraux dans une commune majorité gouvernementale, et sous le nom de Cartell, il tenait à la faire vivre. M. Stoecker entretenait, au sujet du parti conservateur, des visées précisément inverses de celles du chancelier : il le voulait chrétien-social, et M. de Bismarck le faisait s’acoquiner avec des libertins ; il le voulait antisémite, et M. de Bismarck l’associait à une tactique que la presse juive approuvait ; il le voulait chrétien tout court, et le Cartell, tel que le réalisait M. de Bismarck, était la négation même d’une politique chrétienne. Sur le damier de l’Allemagne parlementaire, il y avait donc un pion que M. Stoecker et M. de Bismarck cherchaient à promener en sens divergens, et qui pis est, le chancelier soupçonnait le pasteur d’y prétendre introduire en tapinois un pion nouveau, une sorte de Centre évangélique, parti mi-politique, mi-religieux, comme l’était le Centre catholique. M. de Bismarck avait trop d’un Centre, et il avait assez des prédicans.

C’est sur ces entrefaites que M. Stoecker, le 28 novembre 1887, dans une réunion demeurée célèbre sous le nom de réunion Waldersee, rencontra le plus beau succès et sans doute le plus grand malheur de sa vie. Devant un vaste auditoire, qui semblait rassemblé pour fêter les fiançailles entre la mission urbaine et certains cercles dévots de la cour de Prusse, une voix princière s’éleva. « En présence des tendances d’un parti anarchiste et incroyant, disait l’orateur, la plus efficace défense du trône et de l’autel consiste à ramener l’homme incroyant au christianisme et à l’Eglise, et par là, à la reconnaissance de l’autorité légale et à l’amour de la monarchie. Il faut, pour cela, mettre en valeur la pensée sociale chrétienne avec plus d’insistance qu’on ne l’a fait jusqu’ici. » Ce chrétien-social qui se révélait n’était autre que le jeune prince Guillaume, qui devait, l’année suivante, prendre la couronne impériale.

Combien immense fut l’effet de ces paroles, de quel débordement d’injures M. Stoecker fut l’objet dans les journaux dévoués au chancelier ou soumis aux influences juives, avec quel acharnement on dénonça le complot du bigotisme (Muckerei und Stoeckerei) contre l’hégémonie des Hohenzollern : le récit mérite d’en être lu dans la dernière brochure de M. Stoecker : Treize ans à la Cour. Les manœuvres hostiles furent victorieuses, et dans cet opuscule on peut suivre les déceptions successives de l’écrivain ; l’évolution qu’inaugura Guillaume II, en 1888, vers la politique du Cartell : l’adhésion plus notoire qu’il y donna en 1889, la défense faite à M. Stoecker de continuer son activité politique : et sa retraite finale, on 1890, de ses fonctions de prédicateur de la cour. De cette avalanche de désillusions, le résultat seul doit ici nous intéresser : la politique chrétienne-sociale, qui, en 1878, avait aspiré, vainement d’ailleurs, à pénétrer au Parlement en ne comptant que sur elle-même, sur Dieu et sur les ouvriers, et qui pendant les dix ans qui suivirent, désireuse d’un ascendant immédiat, avait fait appel, dans le pays, aux catégories d’électeurs les plus diverses, et dans le Parlement, au parti conservateur, fut tour à tour évincée, entre 1887 et 1890, des couloirs du Parlement, des antichambres du chancelier, de la chapelle du palais impérial. Que si M. Stoecker, à ce tournant de sa carrière, vous faisait l’effet d’un vaincu, détrompez-vous : il est encore un vainqueur. Par une coïncidence édifiante, véritable leçon de désintéressement et de détachement, ces années 1889 et 1890, qui détruisirent à jamais une partie des espérances politiques de M. le pasteur Stoecker, marquèrent en même temps l’époque culminante de ce qu’on a qualifié, non sans quelque impropriété, le « socialisme » des Hohenzollern. Depuis 1881, le césarisme et le parlementarisme avaient commencé de concourir entre eux pour doter l’Allemagne d’une législation sociale : Guillaume Ier, dans plusieurs messages remarqués, avait réclamé la « guérison des maux sociaux » et un « développement positif du bien-être des travailleurs » ; et ces lignes, adressées à son Parlement, étaient moins l’expression d’un vœu que la définition de son devoir d’empereur, que son Parlement lui devait permettre de remplir. Se piquant de continuer l’aïeul, et jaloux d’apparaître ; aux yeux de l’univers comme le deus ex machina qui dénouerait le problème social, Guillaume II, à la date du 4 février 1890, expédia au chancelier de l’Empire et au ministre des travaux publics ces fameux rescrits sociaux que Manning, peu de jours après, saluait comme « l’acte le plus sage et le plus digne qu’eût fait un souverain de notre époque. » « J’ai annoncé dès mon avènement, écrivait le jeune empereur, ma décision de poursuivre le développement de notre législation dans le sens que mon grand-père, qui repose en Dieu, a lui-même marqué, en s’occupant, dans l’esprit de la morale chrétienne, de cette partie du peuple qui est économiquement la plus faible. » Et le 15 mars 1890, M. de Berlepsch, ouvrant la conférence internationale de Berlin, proclamait au nom de son maître que chercher une solution de la question ouvrière n’est point seulement un devoir de charité, mais aussi un devoir de gouvernement. Or si l’on veut trouver à ces déclarations un commentaire historique anticipé, qui en donne la genèse en même temps que le sens, c’est à deux sources qu’il faut recourir : d’une part, les nombreux documens législatifs et écrits théoriques émanés, depuis 1818, du parti catholique allemand ; d’autre part, cette littérature plus restreinte qui, depuis 1878, portait la signature ou trahissait l’inspiration du pasteur Adolphe Stoecker. Porte-drapeau de l’idée sociale évangélique, on le congédiait, en l’accusant d’avoir ravalé cette idée parmi les intrigues du Parlement ; mais c’est elle qui dictait les actes de l’Etat ; soustraite à la disgrâce du leader qui l’avait révélée et du parti qui se réclamait d’elle, il semblait qu’elle eût acquis un partisan suprême, qui l’érigeait en idée nationale.

En outre, pour le service de sa politique, Guillaume II demandait le concours de l’Eglise évangélique, et le conseil suprême, toujours docile, rédigea une réponse conforme le 17 avril 1890. Nous avons dit entre quelles digues le rescrit de 1879 avait canalisé l’activité sociale des pasteurs : depuis onze ans, des fissures s’y étaient produites ; les premiers succès de M. Stoecker avaient suscité des émulations, et de-çà, de-là, à travers l’Empire, des ecclésiastiques s’essayaient à l’imiter, tantôt pour faire pièce au catholicisme social et tantôt par amour du Christ. On discutait volontiers, dans les synodes, l’attitude qui seyait aux ministres de l’Evangile en face de la crise sociale ; et les opinions s’entre-choquaient, les uns soutenant que l’Eglise, ouverte à tous, doit s’imposer la plus grande réserve, et les autres objectant qu’abandonnée par beaucoup, elle doit les reconquérir en avisant à leurs besoins. On débattait aussi sur la façon de combattre le socialisme : les timidités correctes professaient que la chaire est la seule tribune où l’Evangile puisse être étalé, et les audaces bouillonnantes, pressées d’affronter les erreurs du dehors, flétrissaient cette théorie comme le voile d’une lâcheté. La voix du conseil suprême domina bien vite le bruit de ces colloques. Après avoir rappelé que l’Eglise n’a point mission de trancher la question sociale ou de prendre position en faveur d’un système économique, « soit proposé, soit en vigueur », — phrase qui déchargeait les pasteurs de l’obligation parfois ingrate de défendre l’ordre existant, — le conseil leur adressait deux invitations très nettes. Théoriquement, ils devaient se faire les avocats du quatrième Etat. « La protection du bien-être matériel des travailleurs et de leur famille, disait le rescrit, est une des conditions préalables pour le relèvement de leur vie matérielle et morale. L’Eglise doit faire en sorte que les besoins légitimes des travailleurs reçoivent satisfaction, que des mesures soient prises contre l’exploitation abusive de leurs forces et des forces de leur famille, que les classes possédantes, par d’activés mesures préventives, empêchent le fossé de se creuser entre elles et les classes pauvres, et qu’on fasse des efforts pour le combler. » Pratiquement, les pasteurs étaient conviés à sortir de leurs temples pour lutter contre le socialisme « qui, des mines et de l’industrie, se répand dans les métiers, à la campagne, parmi les domestiques » ; le rescrit ordonnait que « partout où cela serait possible, dans les villes comme à la campagne, on fît effort pour que l’ecclésiastique, dans des réunions libres et contradictoires, se montrât aux travailleurs et détruisît les préjugés. » Et conformément à ces tendances, le synode général de 1891 recommanda aux pasteurs de suivre le mouvement socialiste et de répandre la doctrine des saints livres sur la propriété et le travail ; il ajouta, même, que l’enseignement théologique des universités ne devait pas négliger « le point de vue social de l’Écriture. »

C’était la vie publique ouverte à l’Église prussienne : on la poussait à risquer des sorties, à tenter des trouées, comme l’avait fait depuis longtemps, sous les regards jaloux de M. Stoecker, le catholicisme rhénan. En 1878, au moment où M. Stoecker avait commencé sa campagne, le mouvement évangélique social n’avait point encore dépassé la phase académique ; l’année 1890 marquait le plein épanouissement de ce que nous en appellerions volontiers la phase ecclésiastique. À cette même heure d’histoire, Léon XIII promulguait son encyclique sur la condition des ouvriers. La religion chrétienne, qui parfois s’attardait encore, timide, dans la douce moiteur des chapelles, ou qui grelottait, miséreuse, dans la nudité des temples, était mise à l’air libre, en plein soleil, par le double vouloir du Pape et de l’Empereur. De ces deux vouloirs, le premier seul devait durer.


IV

En donnant ainsi la consigne de l’action sociale, le conseil suprême évangélique répondait excellemment à un état d’esprit et à un besoin d’âme qui devenaient de plus en plus fréquens parmi les jeunes pasteurs. On eût dit que la génération qui vieillissait avait dépensé tout son enthousiasme, épuisé toute sa ferveur, à réaliser d’abord, et puis à contempler une fois réalisé, l’idéal patriotique d’une Allemagne unifiée ; au surplus, à l’époque où elle avait fréquenté les universités, l’enseignement de l’économie politique, qu’incarnaient alors les grands noms d’Hildebrandt et de Roscher, reposait inconsciemment sur le postulat du libéralisme économique, et était plutôt une école de « laisser faire » qu’une école d’action sociale. Mais avec le temps, une jeunesse avait mûri, dont l’idée de patrie, devenue, par le fait même des victoires, moins exigeante et moins absorbante, ne suffisait plus à remplir le cœur, et qui voulait le bonheur du peuple allemand comme les pères en avaient voulu la grandeur ; et pendant qu’elle apprenait la théologie, les échos du socialisme de la chaire, répandu depuis vingt ans par Wagner et ses disciples[2], s’égaraient au milieu d’elle, perçus tout de suite et retenus avidement : dans les universités allemandes, les murs ont des oreilles, et les étudians aussi. Ce jeune clergé protestant eut un moment d’ivresse lorsqu’il lui parut, en 1890, que la science économique et l’Eglise évangélique, de concert, le poussaient au relèvement des masses. Ne perdons point de vue, désormais, cette alliance, toujours plus consciente et toujours plus visible, de la science et du protestantisme social : elle aura des conséquences que nous indiquerons en leur lieu.

Observons aussi que c’est en faveur du quatrième Etat, surtout, que le rescrit de 1890 réclamait l’action de l’Église ; et les applications du christianisme social qu’il comportait se rapprochaient davantage des premières créations de M. Stoecker que de ses créations subséquentes : les travailleurs (Arbeiterstand), beaucoup plus que le Mittelstaad, étaient désignés aux caresses de l’Eglise. Si bien que ce rescrit était plutôt une victoire du Stoecker de 1878 que du Stoecker ultérieur ; et l’on peut dès à présent comprendre pourquoi le mouvement provoqué par le rescrit se produira fréquemment à côté de ce second Stoecker, et finira par s’écarter de lui.

C’est aux cercles évangéliques de travailleurs que profita tout d’abord le déchaînement des ardeurs sociales. Lorsque, en 1882, la piété sectaire d’un mineur de Westphalie avait fondé le premier de ces cercles, il était loin de penser qu’un jour un mouvement ouvrier en sortirait ; et ce n’est point au capitalisme, mais à l’ultra-montanisme, qu’il désirait opposer un épouvantail. Il assurait aux membres de ces groupemens confessionnels d’honnêtes plaisirs, des conférences instructives, et je ne sais quelle vaccination contre le « jésuitisme », d’autant plus sûre que les jésuites étaient sévèrement expulsés de l’Empire : les préoccupations sociales étaient reléguées à l’arrière-plan. Elles en furent retirées peu à peu par un théologien de München-Gladbach, M. Weber, disciple de M. Stoecker ; et elles prirent dans la vie des cercles une place plus considérable à mesure que, dans l’Empire, ces groupemens se multipliaient. Le rescrit de 1890 fut pour cette évolution une aide décisive : il n’y avait, en 1888, que 70 cercles ; ils étaient, en 1892, 220, et le chiffre des adhérens avait passé de 20 000 à 63 000.

Pratiquement, les cercles évangéliques de travailleurs étaient un terrain des plus opportuns pour l’application du rescrit dans l’Eglise prussienne. Mais l’activité sociale, où les jeunes pasteurs étaient novices et les vieux plus novices encore, réclamait des études théoriques, une maturation, et je n’oserais dire une doctrine, mais du moins un système d’indications et un certain examen des tactiques : la création des congrès évangéliques sociaux, dont le premier eut lieu en mai 1890, pourvut à ces besoins. M. Stoecker en fut le principal initiateur ; avec une complaisance dont la loyauté ne s’est jamais démentie et qui fut blâmée pourtant par certains organes conservateurs strictement orthodoxes, il ouvrit ces congrès à toutes les nuances théologiques et politiques de l’Eglise évangélique. La composition du comité directeur traduisit cette impartialité. On eut annuellement l’occasion piquante de voir assis côte à côte, sur la même estrade, associés par les mêmes visées sociales, des duellistes en théologie que la question du symbole mettait constamment aux prises ; et une fois, à Francfort, l’inélégante saillie d’un orateur orthodoxe contre M. Adolphe Harnack fut vertement désavouée par les amis de M. Adolphe Stoecker.

Ces congrès fort éclectiques se proposaient « de rechercher sans préjugés les conditions sociales du peuple allemand, de les apprécier d’après la norme des exigences morales et religieuses de l’Evangile, et de rendre celles-ci plus fructueuses et plus efficaces pour la vie économique actuelle. » On débuta, comme il était naturel, par des tâtonnemens. Il y avait d’un côté les « stoeckeriens », qui, toujours obsédés par les ambitions de leur chef, n’auraient pas été fâchés que les congrès devinssent le point de départ d’une action politique et parlementaire au profit du christianisme social. Et d’un autre côté, l’école de M. Sulze, pasteur à Dresde, réclamait que l’action chrétienne-sociale se laissât encadrer dans une organisation rajeunie des communautés évangéliques. La communauté comprenant cinq mille âmes au plus, divisée et subdivisée savamment, répartissant entre l’élite de ses membres la garde assidue de tous les autres, et, tout en haut, son pasteur répandant l’esprit évangélique social à travers ces canaux et sous-canaux bien agencés, et par lesquels toutes les maisons de la paroisse seraient, si l’on ose dire, desservies : telle est l’originale conception de M. Sulze ; il en a fait l’application dans un faubourg de Dresde : et d’après lui, comme d’après beaucoup de théologiens libéraux, l’Eglise évangélique, laissant au papisme le soin de poursuivre des améliorations économiques, en devait poursuivre exclusivement la condition préalable, c’est-à-dire la formation évangélique-sociale des âmes. Pour orienter le congrès évangélique-social, oscillant entre ces diverses tendances, l’influence de M. Paul Goehre fut souveraine.

Au mois de juin 1890, au lendemain même du premier congrès, M. Goehre, candidat en théologie, revêtait un bourgeron, et s’en allait travailler dans une usine de Chemnitz. Il y passa trois mois, regarda tout, écouta tout. Des spectacles qu’il eut sous les yeux, il conclut que la grande industrie créait à la masse des travailleurs un régime d’existence incompatible avec l’observation même de la morale ; que la famille ouvrière était détruite par les conditions économiques ; et qu’un certain nombre de ménages, pour ajouter à leurs salaires le supplément indispensable, devaient soumettre leurs enfans à la promiscuité, fréquemment renouvelée, d’ouvriers et d’ouvrières célibataires (Schlafburschen), admis, pour quelques pfennigs, à partager la commune couchette du plancher. Tous socialistes en bloc, non par adhésion doctrinale, mais parce que les socialistes leur proposaient une organisation et une représentation ; tous respectueux de la personne de Jésus, parfois considéré comme une première ébauche de Bebel ; et tous, enfin, rendant à l’Eglise évangélique oubli pour oubli : c’est là ce que M. Goehre put induire de leurs propos. Il raconta lui-même, dans un livre qui fit du bruit, son commerce avec ce prolétariat à demi sauvage, engrais vivant qui, dans la plupart des grandes villes, a recouvert le vieux terreau chrétien, et sur lequel fleurissent, d’un éclat parfois inquiet, les merveilles de nos civilisations scientifiques. Au terme de son récit, M. Goehre se reportait vers les congrès évangéliques-sociaux dont il était le secrétaire général ; et, fort de son expérience, il leur assignait cette double mission de révéler aux classes éclairées et à l’Etat, en la confrontant avec l’idéal chrétien, la situation des travailleurs, et de guider la sollicitude des pasteurs pour le relèvement de ces misères, d’être tout ensemble, en deux mots, une tribune pour l’opinion et une école pour le clergé.

Tandis que certains amis de M. Stoecker eussent fait dégénérer le congrès en un vestibule du Reichstag et certains amis de M. Sulze en une conférence d’organisation paroissiale, M. Goehre eut le grand honneur d’en énoncer et d’en faire appliquer la vraie définition. Il y fit rattacher une série d’institutions utiles : un bureau de renseignemens pour l’activité évangélique-sociale, une collection de brochures évangéliques-sociales, des cours évangéliques-sociaux enfin, créés à l’imitation des cours pratiques sociaux de l’abbé Hitze. La patience allemande est d’une telle longueur, et plus encore d’une telle densité, que l’on peut, en très peu de jours, devant des auditoires qui donnent douze à quinze heures d’attention, ramasser une série de leçons extrêmement variées, confiées à des professeurs divers, sur l’ensemble des questions économiques. C’étaient là comme les annexes des congrès évangéliques-sociaux. Quant aux congrès eux-mêmes, dont le septième s’est tenu en mai dernier, ils étaient le rendez-vous d’intelligences d’élite : M. le professeur Kaftan essayait d’y préciser les rapports du christianisme et de l’économie politique, et M. le professeur Harnack, à demi fasciné par les idées de M. Sulze, faisait revivre le tableau des primitives communautés chrétiennes, organisées pour le bien social de leurs membres en même temps que pour leur bien religieux. M. le professeur Cremer traitait du rôle que doit jouer la question sociale dans la prédication, et M. le professeur Adolphe Wagner apportait un exposé critique du programme socialiste. M. le pasteur de Bodelschwingh, mentor de la philanthropie protestante, parlait des logemens ouvriers, et M. de Massow, dont le livre : Réforme ou révolution, fut en 1894 très remarqué, développait les devoirs de l’Etat envers les ouvriers qu’il emploie ; Mme Gnauck-Kühne, qui pour mieux apprécier la condition des travailleuses s’est faite cartonnière quelque temps durant, introduisait au congrès les revendications féministes, et M. Stoecker était toujours sur la brèche, aimant ces interventions oratoires qui ressemblent à des assauts ; économistes, théologiens, hommes d’œuvre, s’éclairaient mutuellement : et les délégués des cercles évangéliques d’ouvriers se plaisaient à tenir leurs propres assemblées annuelles à la porte de ces congrès imposans, les séminaires de l’action à côté des meetings de la pensée.

Mais parmi cette armée sociale-évangélique, qui s’instruisait dans les congrès et manœuvrait dans les cercles, on vit peu à peu deux ailes se former : bifurcation qui fut le prélude d’une crise. En face de M. Stoecker, un pasteur de Francfort-sur-le-Main, Saxon d’origine, M. Frédéric Naumann, arborait lentement un drapeau de nuance inédite. Il était escorté, poussé même, par ceux qui se qualifiaient les « jeunes » ; mais jamais ne furent oubliées, à aucun moment de ce schisme, la politesse et la déférence dues à M. Stoecker ; et la croissance de ce parti nouveau resterait incomprise, si l’on y voyait, purement et simplement, un symptôme de cette impatience grossière que mettent parfois les jeunes gens à creuser la fosse des vieillards : il y avait, entre ces « jeunes » et M. Stoecker, et plus encore entre eux et les amis de M. Stoecker, une divergence de tendances et de désirs. L’ancien prédicateur de la cour, en dépit de ses nombreuses difficultés, demeurait un homme politique ; en dépit des déceptions que lui avaient infligées la plupart de ses amis conservateurs par leur accession au défunt Cartell de M. de Bismarck, il demeurait un membre assidu du parti conservateur ; le programme qu’il élaborait en 1891 pour la « réunion monarchique-sociale » rendait plus notoires encore les liens qui l’unissaient à cette fraction ; et l’on put croire, en décembre 1892, que ces liens étaient réciproques, lorsqu’elle admit, dans son propre programme de Tivoli, la plupart des revendications chrétiennes-sociales de M. Stoecker. Or cette alliance, à laquelle il était enchaîné par son besoin de jouer un rôle politique, comportait des rançons. Si le christianisme social s’attachait au « conservatisme » prussien, il devait tout d’abord refuser son concours à la formation de groupemens ouvriers indépendans, qui permettraient aux prolétaires d’organiser eux-mêmes la défense de leurs intérêts et le succès de leurs revendications ; il devait en second lieu laisser de côté la question des contrats agraires et des ouvriers agricoles, essentiellement déplaisante pour la féodalité conservatrice ; il devait enfin adapter aux maximes de ce groupe politique son attitude à l’endroit du socialisme. Voilà le triple sacrifice que les « jeunes » ne voulaient ni ne pouvaient faire.

M. Goehre leur enseignait que les masses appréciaient, dans le socialisme, un instrument d’organisation ouvrière, et que le christianisme devait tenir compte de cette leçon. Il développait, au congrès social évangélique de 1892, de concert avec M. Max Weber, professeur à l’université de Fribourg-en-Brisgau, les résultats d’une vaste et curieuse enquête sur la situation de la plèbe rurale ; et les grands propriétaires terriens du parti conservateur, tout disposés naguère à montrer aux ouvriers des villes une bienveillance dont les industriels seuls payaient les frais, protestaient au contraire et se rebellaient dès que le christianisme social prétendait s’interposer entre eux et les travailleurs des campagnes. M. Naumann, enfin, dans les congrès évangéliques et dans les meetings socialistes, dans ses écrits d’économie chrétienne et dans son journal la Hilfe, créé en 1894, exposait les bienfaits de l’agitation socialiste en même temps que les faiblesses de l’idéal marxiste ; il justifiait le principe même d’un parti purement ouvrier ; il en étudiait avec sympathie les programmes et les congrès, épiant l’acheminement de la démocratie socialiste vers une politique « plus pratique, plus utile au peuple », et laissant aux « journaux bourgeois » le soin de disserter si les évolutions de cette démocratie la rendaient « plus ou moins dangereuse » ; il traitait, enfin, les agitateurs révolutionnaires avec une cordialité à laquelle le christianisme social ne les avait guère habitués.

Avec M. Frédéric Naumann, le protestantisme social, en Allemagne, s’est fait cordial ; il ne l’avait jamais été avec M. Adolphe Stoecker. On dirait que les destinées ont voulu jouer à l’antithèse en attelant ces deux hommes à une même œuvre : l’un, épris des vastes programmes de régénération religieuse et sociale, cherchant ardemment des conquêtes pour son Eglise, et dans son Église pour sa nuance, donnant à ses succès un air de revanche, et dirigeant un mouvement d’avenir avec l’allure passionnée, volontiers vengeresse, d’un homme de réaction ; l’autre, travaillant à organiser le « secours social » (Hilfe) avec le postulat de l’amour chrétien, insouciant de sa propre personnalité, mis à l’aise, dans la lutte, par la vertu même de son puissant idéalisme, et timide dans la victoire, qu’il accueille avec une émotion souriante, tout prêt à rendre les honneurs aux vaincus. M. Stoecker, des hauteurs de sa chaire, expose le christianisme comme un système religieux et social ; M. Naumann, de plain-pied avec ses ouailles dans la petite salle d’école où il fait ses prônes, est le messager de Jésus, tout simplement. On dit qu’il a rapporté, de son séjour aux universités de Leipzig et d’Erlangen, un certain attachement pour la foi « positive » ; mais il ne l’impose ni même ne la propose ; ses prédications, comme les petites méditations que chaque semaine il épanche on tête de la Hilfe, trahissent plutôt l’état d’esprit d’un disciple de Kitschl ; il veut, comme les théologiens « modernes », éveiller en ceux qui l’écoutent l’impression personnelle de Jésus. Et l’effigie sacrée qu’il cherche à graver dans les cœurs n’est point celle du thaumaturge, — l’auditeur, peut-être, ne croit point au miracle, — ni celle du dieu, — ce serait là une question de théologie. Le Jésus que M. Naumann révèle, c’est l’homme du peuple, dédaigneux du bon ton, impitoyable aux préjugés et aux abus, susceptible d’être taxé de révolutionnaire par les chrétiens d’aujourd’hui s’il traînait sa pauvre tunique dans les rues de Francfort ou de Berlin, mais incapable de haine, « même contre les Rothschild », et concertant sa vie comme une leçon de charité. Non plus que les audaces du Jésus qu’il s’est reconstitué, les aventures de pensée ou de langage de M. Frédéric Naumann ne sont jamais des provocations : elles sont l’expression plénière d’une conscience, le complet épanouissement d’un cœur.

Tantôt soupçonnée, tantôt notoire, la divergence entre les vieux et les jeunes chrétiens-sociaux ajoutait à l’intérêt des congrès évangéliques et attestait même la liberté parfaite de ces assemblées ; mais en se répercutant dans le domaine des initiatives pratiques, elle fut une source de difficultés. Les cercles de travailleurs allaient toujours se multipliant : ils étaient, en 1893, 230 avec 73 000 membres. En Bade, en Wurtemberg, ils prétendirent devenir le noyau d’une organisation ouvrière et prêter une voix aux intérêts du travail ; ce rôle de justiciers ou d’avocats était au contraire décliné, en Westphalie, dans le Palatinat, en Saxe, en Silésie, par les autorités de ces cercles. Le congrès de Berlin, en 1893, abrégea la scission ; et le compromis que M. Weber signa pour les vieux chrétiens-sociaux, et M. Naumann pour les « jeunes », assignait décidément aux cercles évangéliques une importance économique, définissait un programme d’études sociales sur lequel porteraient les discussions des membres, et rattachait à ces cercles, enfin, un certain nombre d’institutions, caisses de prêts, d’assurance, de chômage dont les ouvriers eux-mêmes auraient la gérance. C’était là une victoire pour les « jeunes », si véridique et si complète même qu’on vit bientôt M. Weber, chrétien-social de vieille nuance, associer pour une action commune les mineurs protestans de Westphalie et du Rhin avec les mineurs catholiques dirigés par M. l’abbé Oberdorffer ; et les cercles évangéliques, exclusivement anticatholiques à leurs débuts, ne pouvaient à coup sûr subir une transformation plus radicale.

Que l’organisation ouvrière se développât, et que les institutions ouvrières fussent encouragées, que les travailleurs fussent mis en mesure, par un « régime constitutionnel », de présenter au patronat certaines revendications, et de se passer, grâce à leur self-help, de la bienfaisance de ce patronat ; c’est à quoi tendaient les « jeunes », et avec eux, fatalement, tout le mouvement évangélique-social, et c’est de quoi s’inquiéta, malgré ses déclarations chrétiennes-sociales de Tivoli, le parti conservateur. Ce parti voulait exercer sur les ouvriers une protection patriarcale, et les « jeunes » voulaient apprendre aux ouvriers à s’aider eux-mêmes ; ce parti voulait faire régner le christianisme par les ouvriers, et les « jeunes » voulaient faire régner les ouvriers par le christianisme. Sur cette querelle fondamentale, une série d’incidens et de questions secondaires se greffaient. L’affaire de M. de Waechter, candidat en théologie, évincé de l’Eglise wurtembergeoise pour ses opinions socialistes, et l’affaire de M. Schall, pasteur en Brunswick, accusé d’être resté neutre entre un candidat agrarien et un candidat socialiste et d’avoir finalement fait l’éloge de cette dernière doctrine ; l’affaire de M. Klein, pasteur silésien, vainement dénoncé aux autorités ecclésiastiques comme le champion d’une grève de tisserands, et l’affaire de M. Kock, pasteur de Poméranie, coupable d’avoir flétri comme une source fatale d’immoralité les conditions d’existence des ouvriers agricoles, signalé à l’empereur par le seigneur du lieu, et déplacé : voilà quelques exemples (et l’on en pourrait citer d’autres) des épisodes qu’appréciaient en sens contraires M. Naumann et les chrétiens sociaux de nuance conservatrice. Je ne sais quel perpétuel agacement de se sentir toujours en désaccord préparait un choc bruyant.

Ce furent certains articles de la Hilfe qui provoquèrent le choc. Sans souhaiter la lutte des classes, la Hilfe constatait que cette lutte existait, et qu’il était possible d’en disputer au socialisme le monopole et le profit ; et l’on ripostait que M. Naumann fomentait la haine des classes. Elle publiait, sous la signature de M. de Schulze-Gaevernitz, professeur à l’université de Fribourg-en-Brisgau, des articles d’économie rurale où s’était glissée cette formule : « La terre à la masse ! Das Land der Masse ! » et l’on accusa M. de Schulze-Gaevernitz de communisme. Enfin elle consacrait à la politique modérée du socialiste Vollmar un article élogieux, et M. Wenck, pasteur de la Mission Intérieure, qui l’avait écrit, passa tout de suite pour un révolutionnaire. En janvier 1895 la crise éclata : elle fut déchaînée par le personnage qui depuis deux ans est réputé le plus puissant de l’Allemagne, par M. le baron de Stumm ; et ce n’est pas seulement contre les « jeunes », c’est contre le mouvement évangélique social tout entier que l’offensive fut dirigée.


V

« Nous sommes dans la période Stumm » : c’est ainsi qu’on désigne, en Allemagne, le temps qui court. Et dans ces parties de l’empire où l’idée particulariste prolonge son sommeil conscient et volontaire, le Hanovre, le Wurtemberg, la Bavière, vous entendez dire à certains ; pour qui rire est d’une meilleure tenue que de gémir : « Il ne reste plus que deux rois en Allemagne, le roi de Prusse et le roi de la Sarre ; et les deux n’en font qu’un. » M. de Stumm, dit « le roi de la Sarre », gère à la façon d’un fief l’opulente vallée dont Sarrebruck est le centre. Il a toujours fait effort pour être un bon patron, et longtemps il en a eu la réputation ; il a multiplié, dans ses terres, les cités modèles, écoles, caisses de mutualité, caisses d’assurance, surtout, dont il fut l’un des premiers instigateurs ; lui et ses représentans en ont l’absolue gérance, et les travailleurs n’ont qu’à subir le bien qu’il leur veut, au même titre que les ordres qu’il leur donne.

Il fut un temps où ces générosités obtenaient une reconnaissance équivalente ; on finit, à la longue, par les trouver presque trop complètes ; et parmi les ouvriers un besoin confus s’éveilla de décharger ce haut patron d’une partie de la peine qu’il assumait, et de devenir eux-mêmes, en quelque mesure, les artisans de leur propre bonheur. M. de Stumm s’étonna, résista ; cet esprit d’initiative, que développèrent trois grèves successives, lui parut un mauvais esprit ; et bon gré, mal gré, surveillant cette clientèle de prolétaires comme on soignerait des enfans qui ne seraient point destinés à grandir, il voulut qu’ils continuassent à n’avoir d’autre souci que celui d’être ses obligés, et se croyant d’ailleurs d’autant mieux fondé à leur demander une gratitude passive qu’il les dispensait impérieusement de toutes vertus actives. Les ouvriers, tenaces, persistèrent à choisir autrement leurs vertus.

En même temps les Eglises s’en mêlaient : l’Eglise catholique d’abord, qui ne fut point étrangère, paraît-il, à la grève de 1889 ; et puis l’Eglise évangélique. M. de Stumm laissa faire la première ; il n’inquiéta pas le secrétariat du peuple que les catholiques installèrent parlementaire avisé, il ne voulait faire aucun acte que le Centre, parti toujours redouté, pût considérer comme une provocation. C’est à l’Eglise évangélique qu’il s’en prit, ayant toujours la ressource, s’il ne la pouvait apprivoiser, de la faire dompter par des arrêtés officiels. Une petite Semaine religieuse, l’Evangelisches Wochenblatt, qu’il avait en 1874 aidé à fonder, supporta d’abord ses colères. Trois d’entre elles furent célèbres : la première en 1889, à l’occasion d’un article sur l’ascension du quatrième État ; la seconde en 1894, lorsque ce journal eut déclaré prendre « une attitude cordialement expectante » à l’endroit des organisations de mineurs ébauchées par M. Weber ; et la troisième en 1895, en un certain dimanche où cette pauvre petite feuille, qui fait certes plus de bruit qu’elle ne le souhaiterait, avait développé contre le duel les lieux communs de l’enseignement sacré : M. de Stumm, duelliste, vit dans l’article un crime de lèse-majesté. Vous auriez tort, au reste, d’égarer sur ces rédacteurs sans cesse semonces une trop grande part de votre pitié ; réservez-en pour les imprimeurs, pour les aubergistes, pour la multitude de petites gens qu’un boycottage peut ruiner, et que M. de Stumm menace d’un tel châtiment s’ils publient, lisent ou laissent lire, des journaux réputés mal pensans.

Ces premières escamourches n’empêchèrent point les « pasteurs de la Sarre », réputés gens héroïques, de créer un secrétariat du peuple pour les ouvriers pro tes tans et de répandre la Hilfe. Ils furent paralysés dans cette double besogne, dès le 4 janvier 1893, par un veto formel de l’« Union de la grande industrie », dont M. de Stumm est la notabilité prééminente, a priori, toute organisation ouvrière, de quelque esprit qu’elle s’inspire, est répudiée par M. de Stumm ; il n’en admet point le principe, et prétendit interdire à l’Église évangélique de favoriser ces nouveautés. On lui céda, et l’on promit, en février, de ne plus propager la Hilfe et d’amender le secrétariat. Mais ces concessions, ou plutôt, pour nous assimiler le langage de M. de Stumm, cette fin de révolte, n’apaisèrent point le vainqueur. De lui-même, il se plaisait à ébruiter la querelle, en même temps qu’il l’élargissait.

A deux reprises, il interpella au Reichstag : le 9 janvier 1895 contre la Hilfe et les jeunes chrétiens sociaux, contre M. Weber, rendu responsable de l’évolution des cercles évangéliques de travailleurs, et d’une façon générale contre « les ecclésiastiques aveuglés » ; le 7 février contre l’enseignement social donné dans les universités, contre M. Adolphe Wagner, l’économiste unanimement respecté, et, d’une façon générale, contre les « professeurs présomptueux ». Du coup, après s’être plutôt amusée de la lutte de M. de Stumm, industriel lointain, contre des presbytères lointains eux-mêmes, l’opinion s’émut, en Allemagne, de cette double série de provocations que le haut baron, ami du souverain, dirigeait contre l’Eglise et contre la science. Passe encore d’attaquer l’Eglise ; mais défier la science au nom d’une certaine féodalité industrielle, tout comme M. Stoecker la défiait au nom de la théologie « positive », c’était la plus imprévue des audaces. Et comme si l’inédit appelait l’inédit, quelqu’un se levait en plein Reichstag pour revendiquer contre M. de Stumm la liberté de la science ; et ce défenseur de la libre science avait nom Stoecker. Inquiété dans ses intérêts, le libéralisme économique se faisait donner des leçons de tolérance par le représentant de la plus ombrageuse orthodoxie ; l’Eglise et la science étaient d’accord contre M. de Stumm ; et comme elles s’appuyaient l’une l’autre, on pouvait croire qu’elles seraient toutes deux victorieuses.

Il n’en fut rien : la science tint bon, mais l’Église dut capituler. Car la science, en Allemagne, est intangible, même aux tout-puissans qui osent toucher à tout ; les professeurs d’économie politique importuns à M. de Stumm, collaborateurs de la Hilfe ou de la petite Bibliothèque des travailleurs que dirige M. Naumann, ne furent même point inquiétés ; M. Adolphe Wagner, devenu recteur de l’université de Berlin, affecta, dans le discours solennel de rentrée, de rendre hommage au mérite scientifique du marxisme et de maintenir, à l’endroit des doctrines socialistes, son droit de libre examen et d’approbation partielle ; et même en mettant, dans l’un des plateaux de la balance, le poids de ses millions, de sa ténacité, de ses augustes amitiés, M. de Stumm ne pouvait faire incliner l’autre plateau, qui portait la science. Que pesait, au contraire, l’Église évangélique ? Rien évidemment, puisque le maître du sol (Landesherr) est maître de l’Eglise, et que M. de Stumm, en l’espèce, reflétait la pensée de Guillaume IL Le coup de clairon de M. de Stumm sonnait les débuts d’une campagne qu’allait entreprendre le pouvoir suprême contre le mouvement social évangélique, et les premiers indices s’en succédèrent rapidement : M. de Zedlitz, à la Chambre prussienne, attaqua les congrès évangéliques ; le gouvernement ne se fit point représenter au congrès d’Erfurt ; et le cours évangélique-social de Halle, par prudence, fut qualifié seulement de cours scientifique social, comme si l’épithète de « scientifique » garantissait le respect, et l’épithète d’ « évangélique » l’hostilité !

Précisément, en cette année 1895, l’empereur exigeait du Reichstag un enfantement des plus laborieux : celui de la loi contre les menées subversives (Umsturzvorlage), qui suscitait beaucoup d’inquiétudes en Allemagne ; et les attaques de détail, dont les socialistes de la chaire et dont les chrétiens sociaux étaient l’objet, ressemblaient à des épisodes d’un plan général de compression. Guillaume II lui-même, par un brusque et sage retour, fit avorter le projet de loi ; les socialistes furent laissés relativement tranquilles, tout comme les universitaires ; et c’est contre le mouvement social-évangélique que la rigueur des pouvoirs publics se concentra tout entière. Elle fut naturellement implacable, comme l’est toute victoire marchandée, limitée, et dont la limitation même produit sur le vainqueur l’impression cuisante d’une défaite à venger. Quel raccourci d’histoire ! Au palais impérial, en janvier, l’air était saturé de défiances, de troubles, d’inquiétudes ; des prophètes de malheur assiégeaient les oreilles du souverain ; on avait répété à satiété que la retraite de M. Casimir-Périer hâterait l’avènement du socialisme en France ; de mystérieux incidens, comme cette sombre et malpropre histoire de lettres anonymes où l’on essaya de compromettre le chambellan Kotze, semblaient servir à souhait les partisans d’une politique de violences en exaspérant bien légitimement l’humeur impériale, et Guillaume II s’armait pour une défensive militante et pour une sévère réaction. De cet attirail de guerre, au cours de l’année, il écarta les engins, bribe par bribe. À la fin de décembre, un trait lui restait encore, et par son ordre ce trait fut employé : le conseil suprême évangélique eut mission de le lancer, pour arrêter, au sein du protestantisme, le mouvement social.

Exécuteur fidèle, et j’oserais dire impartial, des volontés du maître, le conseil obéit ; il rendit le rescrit du 16 décembre 1895. Entre ce rescrit et celui de 1890 les divergences étaient éclatantes. Il y en avait une d’avouée : tandis qu’en 1890 on avait lancé les pasteurs dans les réunions socialistes, on les leur défendait en 1895. Mais le contexte entier, plus encore que ce contre-ordre formel, décelait une inspiration absolument inverse de celle qui soufflait en 1890. On se plaignait, au début du document, que l’activité sociale, telle que la pratiquaient certains pasteurs, portât préjudice, tout à la fois, à leur recueillement intérieur, à la bonne gestion de leur paroisse, à la saine conception du christianisme, enfin, qui ne permet pas d’attacher trop d’importance aux biens de la terre. L’invitation si précise qui les avait poussés, en 1890, à soutenir les revendications légitimes des travailleurs, n’était point répétée en 1895 : on leur signifiait au contraire d’enseigner aux pauvres que « le bien-être et le bonheur résident dans l’acceptation confiante de l’ordre voulu par Dieu, dans le travail, l’épargne, le soin de leurs enfans, et que l’envie, le désir des biens d’autrui, sont contraires à l’ordre divin. » On évoquait, à l’appui de ces commandemens, un appareil disciplinaire ; on décidait que de temps à autre les surintendans rassembleraient les pasteurs pour régler leur attitude sociale ; tandis que le rescrit de 1890 avait allègrement stimulé les initiatives, celui de 1895 les soumettait à la surveillance méticuleuse de la bureaucratie d’Église ; tandis qu’en 1890 on avait eu foi dans la compétence des pasteurs, on paraissait en 1895 les réputer in-compétens ; et tandis enfin qu’en 1879 on avait attribué à toutes les classes et aussi, en quelque mesure, à l’Église, la responsabilité du mal social, les rédacteurs du rescrit de 1895 semblaient ne plus en reconnaître qu’une seule cause, l’esprit envieux des classes pauvres, et condamnaient toutes les tentatives qui devaient détourner l’Église de son but souverain : le bonheur des âmes. Par cette mercuriale ecclésiastique, on reculait de vingt ans.

Elle ne devait point demeurer lettre morte, et diverses mesures administratives le prouvèrent bientôt. M. le pasteur Wittenberg, défenseur trop ardent des travailleurs ruraux, fut congédié par la Mission Intérieure de Silésie. Un haut fonctionnaire ecclésiastique de cette province, se piquant d’appliquer le rescrit en « bureaucrate », contraignit les pasteurs de quitter une réunion d’études sociales dont les hardiesses étaient suspectes. M. Schultze, qui peu de temps auparavant avait à la conférence de Meissen défendu contre son collègue M. de Seydewitz une conception « naumannienne » des cercles ouvriers, et qui aggrava son délit en annonçant au cercle de Leipzig un discours de M. Naumann, dut contremander l’orateur et démissionner ; et pour en Finir avec certaines œuvres sociales, on éloigna des lieux où elles fonctionnaient les ministres qui les avaient instituées.

C’est par une explosion de larmes, d’ironies et de fureurs, que l’Église évangélique, au moins en certaines sphères, accueillit la palinodie des autorités suprêmes : douze mois ont passé, et l’émotion n’est point calmée. Voulant trouver une épithète adéquate à son courroux, la Christliche Welt reprochait au conseil suprême évangélique de se laisser engager dans des voies « catholiques » ; routine de style assez amusante, car la même feuille expliquait, par ailleurs, que jamais le catholicisme ne commettrait pareille maladresse : « Les vicaires romains souriront, gémissait-elle. Ils diront que leurs évêques, tout en exigeant la plus grande obéissance, leur laissent le plus large champ pour le libre déploiement de leurs forces » ; et M. Rade lançait contre le rescrit une quadruple protestation, au nom de l’honneur du clergé, au nom de la jeune génération de théologiens, au nom de tout le mouvement social-évangélique, et au nom des Églises d’État (Landeskirchen), discréditées par cette façon de gouverner.

« L’Église romaine rayonne, insistait la Deutsche Evangelische Kirchenzeitung, et nous, avec notre activité sociale, on nous force de rentrer dans l’ombre. Par là s’affaiblit le crédit de notre clergé, et le protestantisme est débusqué de l’hégémonie de la vie allemande. » — « Ce rescrit, reprenait la Christliche Welt, est attentatoire à la dignité, à l’indépendance des pasteurs. On veut qu’ils se fassent prescrire par des supérieurs ce qui est affaire entre eux et leur conscience. » Et M. Stoecker, faisant écho, dénonçait la deminutio capitis infligée au clergé évangélique. On déplorait, de toutes parts, que le (conseil suprême, cédant toujours à des considérations politiques, voulût assouplir l’Église aux changemens de la politique gouvernementale (der neue Kurs der Regierung). M. Rade constatait, « avec une très grande douleur, cette dépendance dans laquelle se tenait la plus haute autorité de l’Église évangélique à l’endroit des dispositions et des opinions successives des sphères dirigeantes. » Et M. le professeur de Nathusius, remontant jusqu’au faîte, écrivait sans ambages : « L’influence de M. de Stumm est un malheur national. » Les attaques contre le roi de la Sarre ne sont point justiciables de la haute cour d’Empire ; aussi c’est sur lui, sur lui seul, que les évangéliques sociaux s’acharnèrent, et contre lui l’on multiplia les pamphlets, depuis la « Lettre ouverte » de M. Koetzschke, jugée diffamatoire par les tribunaux, jusqu’à l’Anti-Stumm du pasteur wurtembergeois Schaefer ; les pasteurs de la Sarre, sujets indociles du redouté baron, publiaient, dernièrement encore, une brochure véhémente pour réfuter ses griefs ; et partout il est rendu responsable de ce que M. le pasteur Schall appelle, dans un opuscule récent, la « captivité de Babylone de l’Église évangélique. »


VI

Le rescrit visait-il uniquement les jeunes chrétiens-sociaux, comme parut l’insinuer, peu après, un commentaire peut-être officieux du Reichsbote ? Si oui, il aurait eu un insigne insuccès ; car ce sont plutôt les vieux chrétiens-sociaux qui semblent avoir succombé, entraînés d’ailleurs dans la ruine de M. Stoecker.

L’année 1895 avait été mauvaise pour l’ancien prédicateur de la cour. M. de Hammerstein, signataire avec M. Stoecker de plusieurs projets de loi sur l’indépendance de l’Eglise évangélique achevait de perdre sa grosse fortune ; la considération baissant autour de lui, on finit par dire tout haut qu’il avait aussi perdu son honneur ; il s’en aperçut lui-même, après tout le monde ; d’une fuite rapide, il échangea son cabinet de la Gazette de la Croix contre une villégiature de contumace aux alentours du Parthénon, puis fut transporté de cette villégiature dans la prison de Moabit ; chevau-léger de la religion et des bonnes mœurs, on le condamna pour escroqueries ; on découvrit qu’il avait poussé l’enthousiasme pour la sainte institution de la famille jusqu’à entretenir deux ménages, et que son antisémitisme avait des tempéramens imprévus, puisque l’un de ses foyers, l’illégitime, était occupé par une fille de Sem. Et la foule des députés conservateurs, comme pour oublier qu’ils avaient été les amis de M. de Hammerstein, se mirent à rougir de M. Stoecker, qui avait été son intime collaborateur. Ils estimaient, d’ailleurs, que le journal le Volk, fondé en 1889 par le prédicateur de la cour, était devenu trop indulgent aux ardeurs des « jeunes » ; et par réaction la Correspondance conservatrice publia contre les « jeunes » une violente philippique, que M. Naumann qualifia d’hypocrisie, et que M. Stoecker à son tour critiqua, tout en blâmant la virulente appréciation de M. Naumann. On cherchait, on trouvait, et l’on créait à profusion, des occasions de se brouiller : à la fin, en janvier 1896, le comité directeur du parti conservateur, en prétextant l’attitude du Volk, usa de chicane pour contraindre M. Stoecker à quitter le groupe. « Je reste conservateur », écrivait l’entêté pasteur au lendemain de sa sortie ; et le programme qu’il soumit à Francfort, en février 1896, à un certain nombre de ses amis chrétiens-sociaux, en est en effet le témoignage. M. Stoecker a l’obstination vraiment superbe de répondre aux infidélités, même mesquines, par une fidélité, même inopportune. Son enlizement dans le parti conservateur avait diminué son rôle social ; dégagé par une expulsion, il voulut rester enlizé.

Au moment même où ces amis politiques auxquels il avait tant sacrifié avaient commencé de balbutier contre lui les paroles du reniement, une mésaventure abominable exposait M. Stoecker au piétinement sauvage de ses anciens adversaires, et même aux railleries des couches indifférentes de l’opinion. Le Vorwärts, journal socialiste, publia en 1895 une lettre privée que le prédicateur de la cour avait, en 1888, adressée à M. de Hammerstein ; et sans même juger sévèrement ce viol des pensées intimes, on condamna l’épistolier trahi, qui dans cette lettre ébauchait un plan d’obsessions destiné à détacher Guillaume II de la politique du Cartell, voire même de M. de Bismarck. Se ravalant à la taille de beaucoup de ses ennemis, M. Stoecker n’avait point hésité à servir la théocratie par l’intrigue et ses grands desseins par de petits moyens ; ce papier indélicatement dévoilé en était une preuve surabondante ; et la multitude des spectateurs politiques, après avoir plus jalousement serré leurs propres copie-lettres et les lettres, aussi, des amis auxquels ils tenaient, se gaussèrent brutalement de M. Stoecker. Il lui manquait une dernière disgrâce ; l’empereur la lui asséna. Le 28 février dernier, Guillaume II faisait courir sur les fils télégraphiques de son empire la dépêche suivante :


Berlin. Château, 28 février 1896.

Stoecker a fini comme je l’avais prédit il y a des années ! Des pasteurs politiques, c’est une absurdité. Qui est chrétien est aussi social ; « chrétien-social » est un non-sens qui conduit à l’exaltation personnelle et à l’intolérance, toutes deux contraires au christianisme. Messieurs les pasteurs doivent s’occuper des âmes de leurs fidèles, cultiver la charité, mais laisser la politique hors de jeu, car elle ne les regarde point du tout.

GUILLAUME IMPERATOR REX.


C’est à son ancien précepteur que l’empereur expédiait ce billet ; quelques semaines après, M. de Stumm, exécuteur peut-être trop empressé, le livrait à la presse. Vicissitudes de destinées et vicissitudes d’opinion ! La réunion Waldersee de 1887, honorée du discours significatif du prince Guillaume, avait marqué l’apogée de la carrière de M. Stoecker ; le télégramme de 1896, signé de l’empereur Guillaume, semblait en marquer le terme. Et l’orateur princier de 1887 avait invoqué avec respect la pensée chrétienne-sociale ; le souverain, en 1896, traitait de non-sens l’accouplement de ces deux mots. M. Adolphe Stoecker et le christianisme social avaient été tour à tour exaltés ensemble et abaissés ensemble ; et l’ancien prédicateur de la cour pouvait trouver dans ce parallélisme une amère consolation.

Il y a quelque chose de tragique dans la destinée de M. Stoecker. Sur sa physionomie certaines rubriques resplendissaient, qui traduisaient nettement ce qu’il était, et plus encore ce qu’il se piquait d’être : « conservateur », « chrétien-social », « antisémite ». On les lui a chicanées, et puis on les a fait tomber, comme on eût arraché de simples masques. Dans le monde des idées, tout homme qui pense a son état civil, sur lequel il veille avec jalousie, et faute duquel il devient un outlaw, un paria : M. Stoecker, homme de discipline s’il en fut, avait un état civil, fort précis et fort bien tenu : on le lui a déchiré. « Chrétien-social » : ce mot, depuis le télégramme impérial, a quitté le vocabulaire, — celui des fidèles sujets, tout au moins. « Antisémite » : la fraction du Reichstag qui s’est ainsi dénommée a des tendances que M. Stoecker repousse, des instincts qu’il déplore, des souillures qu’il flétrit. « Conservateur » : il n’a plus le droit de s’appeler de ce nom, de par la volonté des conservateurs eux-mêmes. La personnalité de M. Stoecker, à l’heure présente, est une personnalité déshabillée ; et contre ce résidu, de multiples haines continuent de s’acharner. Elles veulent écraser l’ancien prédicateur de la cour, comme si déjà elles l’avaient terrassé ; en fait, M. Stoecker est toujours debout. Débaptisé par ses ennemis, par ses amis, par l’empereur lui-même, il est apparemment convaincu, par le langage trop formel des circonstances, que ses chances politiques sont singulièrement précaires ; chrétien toujours, il prétend ne point abdiquer cette influence que peut exercer tout homme de foi, par ce fait seul qu’il la veut exercer ; chaque dimanche encore, dans l’église que lui construisit, pour lui tout seul, il y a trois ans, la fidélité vraiment fervente de ses amis, il annonce l’Evangile à plus d’un millier de personnes, petites gens pour la plupart ; rebuté par tant de mépris, il réunit encore l’un des plus nombreux auditoires que puisse espérer un pasteur dans cette capitale d’irréligion ; et ce n’est point la curiosité, c’est l’attachement qui groupe autour de lui ce restant de foule.

On n’a point voulu qu’il devînt une colonne de l’édifice impérial ; mais on ne pourra faire que M. Stoecker, déchu de ses postes et déchu de ses ambitions, déchu même de son honneur aux yeux d’un certain nombre d’Allemands, consente à n’être qu’une banale épave. Se laisser oublier, même pour quelques mois, le grand disgracié s’y refuse : en faisant le mort, il donnerait à ses adversaires l’illusion qu’ils l’ont tué. Et c’est pourquoi, s’abouchant avec M. le pasteur Weber et M. le professeur de Nathusius, et cherchant une étiquette vierge pour se refaire une virginité, M. le pasteur Stoecker, étonnant d’énergie, essayait de fonder, cet été, le parti « ecclésiastique social », où l’on n’aurait accès qu’en se montrant parfaitement orthodoxe et suffisamment conservateur. L’isolement se fait, pourtant, autour de M. Stoecker chef de parti ; les deux acolytes auxquels il avait jadis confié la direction du Volk, M. Oberwinder et M. de Gerlach, ont passé au camp des « jeunes » ; et comme si cette grande figure, fatalement, devait être sans cesse rapetissée par de mesquins incidens, elle offre une proie facile, en ce moment même, aux chroniqueurs judiciaires de l’Allemagne, qui racontent une récente condamnation de M. Stoecker pour calomnie, et discutent si tel magistrat, qui naguère siégea dans l’un des nombreux procès du prédicateur, avait ou non une maladie du cerveau. M. Stoecker, qui voulait être un agent de l’histoire, est devenu, provisoirement, la victime de l’historiette.

Le christianisme social, second bouc émissaire des contrariétés de l’empereur, se porte mieux que M. Stoecker. Mais par l’effet des secousses subies, il change lentement de caractère, et commence une évolution dont nous résumerions volontiers les traits principaux en disant qu’il se laïcise et qu’il se rapproche du socialisme. Qu’il se laïcise, c’est une nécessité, puisque les « pasteurs politiques » sont tancés et tous leurs collègues étroitement surveillés, et puisque les réunions où le mouvement social se poursuit leur sont parfois interdites, comme vient de l’être à M. le pasteur Werner, de par la volonté du conseil suprême, l’ « assemblée nationale-sociale » d’Erfurt. Et sans doute les congrès évangéliques sociaux ne sont point suspendus : on a tenu en mai celui de Stuttgart, et l’auditoire, après un très adroit rapport de M. le pasteur de Soden, qui d’ailleurs valut à son auteur l’ennui d’une instruction disciplinaire, a respectueusement réclamé pour l’Eglise évangélique le droit de « rechercher les motifs des dommages sociaux et moraux et de travailler à en triompher, dans la mesure des devoirs qui en résultent pour les pasteurs. » Mais dans ce congrès lui-même, d’où M. Stoecker, le créateur de l’institution, avait été écarté par un raffinement d’ostracisme, il semble que les laïques aient joué un plus grand rôle que dans les précédens ; ils auront à l’avenir plus de liberté pour exposer toutes les conséquences sociales qu’une fraction de la pensée protestante, dédaigneuse d’une Eglise domestiquée, se plaît à induire du christianisme ; et les incidens des deux dernières années ont justement entraîné dans le courant évangélique-social tout un afflux de laïques. M. Delbrück, avec sa finesse habituelle, indiquait ce phénomène, il n’y a pas longtemps, dans les Preussische Jahrbücher ; il paraît que l’alliance entre la fortune et la culture, entre le Besitz et la Bildung, qui caractérisait en tous pays les régimes « libéraux » et donnait l’illusion de leur immortalité, serait tout près, en Allemagne, d’être dénoncée ; et que la Bildung, autrement dit la science, se cabrant contre l’humiliant dressage que lui voudraient imposer M. de Stumm et ses amis, prêterait ses services de plus en plus actifs à la cause des réformes sociales. M. Naumann, donnant à Iéna, cet été, une série de conférences, y fut accueilli par les professeurs de l’Université avec des salves d’applaudissemens dont on souhaitait que le fracas fût entendu à Berlin ; sous le drapeau de ce missionnaire réformiste, qui n’est point un savant, l’Allemagne savante est en train de s’enrôler ; le juriste Sohm et l’historien Delbrück, les économistes Max Weber et Schulze-Gaevernitz, les théologiens Harnack, Titius, Gregory, enfin le professeur Lehmann-Hohenberg, un homme de science qui est un Mécène, composent à M. Naumann une brillante avant-garde intellectuelle ; tout dernièrement encore, le philosophe Paulsen consacrait à ces nouveautés un article sympathique ; et si l’Eglise officielle est en train d’émigrer, forcément, du mouvement évangélique-social, d’autres contingens la remplacent.

Or tant qu’elle s’y mêlait intimement, il était impossible, en dépit des efforts de certains « jeunes », que le mouvement évangélique social tendit exclusivement à ce que M. Lehmann appelle la « légalisation » de la lutte des classes : les théologiens objectaient que l’Eglise est en dehors des partis ; et les bureaucrates, qu’il ne faut mécontenter personne. Mais la lente retraite de l’Eglise supprime ces objections ; et les « jeunes » l’ont si nettement senti, que, dès le mois d’août dernier, M. Naumann publiait dans la Hilfe un programme de socialisme national, qu’en octobre il fondait à Berlin la Zeit, organe quotidien de ce programme, et que l’ « assemblée des chrétiens non conservateurs », réunie à Erfurt du 22 au 25 novembre, a jeté les bases d’une organisation socialiste nationale. Avec un désintéressement qui témoigne la sincérité des amis universitaires de M. Naumann, M. Delbrück souhaitait, dans la Zeit, que cette organisation eût le caractère exclusif d’une représentation du prolétariat, et que les hommes cultivés (die Gebildelen) n’y fussent admis que s’ils acceptaient intégralement les vœux du quatrième état ; la réunion d’Erfurt, où ces hommes cultivés étaient assez nombreux, n’a pris aucune décision qui ratifiât d’une façon précise ces idées de M. Delbrück ; mais c’est peut-être en vain que M. Naumann les discute et les conteste ; si le groupement Naumann se développe, il sera, avant tout, un groupement ouvrier. Et de quelle importance il pourrait être, pour la situation intérieure de l’Allemagne et même pour sa politique extérieure, qu’une partie de son prolétariat, quittant les enseignes internationales de MM. Bebel et Liebknecht, se rangeât derrière M. Naumann, nouveau guide du quatrième État vers la conquête des pouvoirs, et partisan, pourtant, du développement militaire et colonial de l’Allemagne monarchique : c’est ce que nous laissons au lecteur le soin d’entrevoir, et c’est ce que signifient quelques prophètes en augurant à M. Naumann un immense rôle politique. Déjà, par le fait même de leurs préoccupations sociales, certaines notabilités sont expulsées ou s’expulsent des vieux partis : M. Delbrück a délaissé les Freiconservativen, et M. Kulemann, hôte assidu des congrès évangéliques sociaux, a délaissé les nationaux-libéraux ; M. Naumann assiste avec confiance à cette désagrégation du passé, qui lui fournit des pierres pour son édifice d’avenir, pour cette feste Burg dont l’assemblée d’Erfurt a commencé d’esquisser les plans. Dispersé maintenant à travers l’Empire, l’état-major dont Erfurt a vu la parade s’occupe de recruter l’armée socialiste-nationale. M. Naumann et ses amis demandent une armée ; si pour la rassembler quelques mois leur suffisent, l’ « Association pour le socialisme national » sera, l’an prochain, érigée en parti ; et le pasteur de Francfort, prévenu, par les atroces malheurs de M. Stoecker, que la fortune d’un parti ne doit point être attachée à celle d’un homme, en cédera la présidence à l’un de ses amis.

Alors l’Allemagne deviendrait le théâtre d’un mouvement purement ouvrier « sur base chrétienne ». Remarquez cette formule, prônée par M. Sohm : elle est plus élastique, moins contraignante, que la vieille formule qui poussa M. Stoecker en avant : « Au nom du christianisme. » S’il n’avait tenu qu’à M. Goehre ou aux amis de M. Lehmann-Hohenberg, aurait-on conservé, même, dans la déclaration de principes votée à Erfurt, une étiquette religieuse ? M. Naumann, en tout cas, d’accord avec M. le professeur Harnack, désire que, dans son parti socialiste-national, tous puissent prendre place, protestans, catholiques, juifs même ; voilà pourquoi, dans ce document d’origine protestante, aucune allusion à la Réforme ne s’est glissée ; et si l’attachement au christianisme est affirmé, c’est avant tout parce que Jésus-Christ, pour M. Naumann, est l’immortel docteur de l’amour mutuel et de la fraternité. Il a parfois eu la bonne fortune, en réclamant des socialistes une tendresse respectueuse pour le christianisme ainsi présenté, d’emporter des adhésions insignes : il faisait en octobre dernier la recrue de M. Max Lorenz, journaliste révolutionnaire de Leipzig, homme de talent, dont toute la presse allemande a commenté la conversion ; et comme l’imagination rapidement optimiste de M. Naumann décuple les conquêtes que la réalité lui concède, il espère, parmi ces forces révolutionnaires qui risquent de jeter l’Empire à bas, provoquer un schisme sauveur.

Dans la lutte entre le capital et le travail, mêlée désordonnée, brouille anarchique où fermentait confusément la haine, le socialisme est intervenu : organisant la lutte, il a corrigé l’anarchie, mais il a cultivé la haine ; M. le pasteur Naumann veut à son tour organiser cette lutte, en enseignant l’amour. Avec sa double escorte de pasteurs indépendans de l’Eglise officielle et d’universitaires indépendans de la politique officielle, il regarde s’élever, en un flot incoercible, ces masses que le libéralisme, après les avoir instruites tout juste assez pour les soustraire à la direction des vieux dogmes, qualifie maintenant de barbares ; et sans poursuivre la revanche de ces dogmes, dont les théologiens ont égaré la formule, M. le pasteur Frédéric Naumann, trop naturellement pacifique, d’ailleurs, pour avoir la pensée d’aucune revanche, inclinant vers Guillaume II sa tête loyale et fière, et tendant à M. Bebel sa large main bien ouverte, leur demande à tous deux s’ils veulent collaborer, non point dans un millénium utopique, mais tout de suite, cet hiver même, et sur le terrain qu’offre l’Empire allemand, à la double et commune victoire du peuple et de Jésus. Si les rêves de M. Naumann s’épanouissaient en trophées, il en honorerait la mémoire du vieux Wichern, aux côtés duquel, jeune candidat en théologie, il passa deux ans et demi ; et quoi qu’il advienne, la gratitude du disciple à l’égard de cet aïeul singulièrement dépassé assure à l’histoire du mouvement social-évangélique, malgré le caprice des puissans et la souplesse obligatoire des Eglises établies, une belle apparence d’unité et une sorte de cohésion triomphante.


GEORGES GOYAU.

  1. Voyez la Revue du 15 août et du 1er octobre 1896.
  2. Si l’on est curieux de savoir comment a rayonné cet enseignement, et quel rôle il a joué dans la vie allemande contemporaine, on n’en saurait trouver une indication plus précise, ni mieux éclairée par des observations personnelles, que dans un travail de M. Théodore Ruyssen, publié, de septembre à novembre 1896, dans la Revue politique et parlementaire.