L’Allemagne religieuse. L’Évolution du protestantisme contemporain/04
Sous un balcon du château de Cobourg, protégé contre le soleil par un écran de lierre, s’aligne une fresque, déjà vieille de deux siècles. Elle remet sous nos yeux le cortège nuptial du duc Jean-Casimir : lansquenets, fauconniers, musiciens, piqueurs, composent la somptueuse escorte ; et puis défilent, remorqués par le char des époux, quatre conseillers des affaires temporelles et trois conseillers des affaires spirituelles : le duc traîne à sa suite, en son voyage de Cythère, les deux bureaucraties qu’il tient à son service, celle d’Etat et celle d’Eglise. Au temps où fut brossée cette fresque, l’Eglise protestante, dans les divers pays allemands, n’était rien de plus qu’une vassale du prince ; sous la pression de ce vasselage, toute spontanéité était écrasée ; les institutions ecclésiastiques, le ministère pastoral, les consciences mêmes des fidèles étaient choses d’Etat. Réveillé par deux siècles d’influences piétistes ou exotiques, à demi émancipé par les révolutions politiques de l’âge contemporain, le christianisme évangélique, dans l’Allemagne d’aujourd’hui, nous offre une plus grande richesse, une plus grande complexité d’aspects ; et pour en ramasser sous nos regards un tableau à peu près complet, ce ne sera pas trop de les arrêter en plusieurs endroits de l’horizon. Des conseils des princes, chefs nés de la religion, il nous faudra descendre jusqu’à la masse des sujets baptisés, groupés, suivant les hasards du domicile, en communautés paroissiales ; et si ce spectacle devait donner au lecteur d’aussi médiocres impressions qu’à nous-même, nous croyons qu’on les corrigerait utilement en saluant avec nous l’élite évangélique, philanthropes et mystiques de la Réforme : philanthropes qui, s’organisant à côté des Eglises, travaillent pour elles, mystiques qui, groupés en communautés boudeuses ou bien en sectes séparées, entretiennent à travers le protestantisme, et le plus souvent à l’encontre des Eglises, un courant original de foi chrétienne.
Pour empêcher que la crosse et le glaive ne fussent réunis entre les mêmes mains et que le chef d’Etat ne prétendît devenir l’intermédiaire entre ses sujets et le Très-Haut, le moyen âge avait versé beaucoup de sang, mis aux prises l’Allemagne et l’Italie, et dissocié, par de longues crises de divorce, ces deux moitiés de Dieu, le Pape et l’Empereur. Contemplée de haut et de loin, l’histoire de toute cette époque apparaît comme un gigantesque effort pour sauvegarder la séparation du spirituel et du temporel, de Dieu et de César, principe fondamental du christianisme. Lorsque Luther détacha de l’Eglise romaine un certain nombre de communautés chrétiennes, bien des crosses furent en déshérence : les évêques auxquels elles appartenaient aimaient mieux en faire le sacrifice que de rompre leur fidélité à l’égard du pape. Alors, provisoirement, pour que ces nouvelles Eglises pussent tout de suite commencer à vivre, Luther confia aux princes et aux seigneurs terriens une partie des attributions jadis symbolisées par la crosse. C’est ainsi qu’il chargeait l’électeur de Saxe d’être le pouvoir d’ordre, qui maintiendrait dans l’Eglise la correction et l’harmonie. Il se remettait à lui du soin de trouver quelque organisation qui suppléât à la vieille et salutaire coutume de la visite épiscopale, tombée en désuétude faute d’évêques. Il l’autorisait, enfin, à punir les mauvaises têtes qui voudraient, « sans bonne raison, faire acte d’isolement » (ohne guten Grund iln Sonderliches machen). C’est au nom de la charité chrétienne (aus christlicher Liebe) qu’il lui demandait d’assumer cette mission ; et de la formule même qu’il employait, il semblait résulter que ceux qui auraient quelque « bonne raison » pour se dérober à la commune consigne ecclésiastique échapperaient à tous châtimens. Mais que valaient ces nuances en face des volontés absorbantes des princes ? Ils furent d’autant plus sûrement les maîtres, dans les Eglises fraîchement réformées, qu’on recourait à leur glaive pour défendre ou pour imposer la Réforme elle-même.
Dans les écrits des premiers réformateurs, les appels au bras séculier sont constans. « La liberté de croire, le droit individuel de se faire à soi-même un symbole », n’étaient en aucune façon, — c’est Renan qui en a fait la remarque, — « l’essence du protestantisme naissant ». « Il faut faire violence à ceux qui ont le cœur dur, écrivait Capiton au comte palatin ; ainsi, terrorisés par l’épouvante, ils recevront plus facilement la doctrine. » Cette contrainte religieuse était d’autant plus haïssable que parfois elle ne s’avouait point elle-même et qu’elle usait d’artifices de langage pour se targuer d’être compatible avec la liberté intérieure du chrétien. « On ne peut contraindre (zwingen) personne à la foi, déclare, au huitième dialogue de Martin Bucer, un interlocuteur encore naïf. — Qu’est-ce que contraindre (zwingen) ? interrompt un second, qui exprime la pensée de l’auteur. — Contraindre (zwingen), réplique le premier, c’est obliger (nöthigen) quelqu’un contre sa volonté. » Et Bucer de reprendre triomphalement, avec la subtilité d’un bon apôtre : « Nous y voilà ! contre sa volonté. Mais l’homme peut-il faire quelque chose qu’il ne veuille pas ? Cela n’est pas possible ; car ce que l’homme dit ou fait, il doit auparavant vouloir le dire ou vouloir le faire. » Avec une pareille élégance de casuiste, Capiton démontrait que les mesures par lesquelles on obtenait des conversions forcées au protestantisme ne constituaient nullement une contrainte de foi (Glaubenszwang) puisque la foi (Glauben) est intérieure. Bucer alléguait aux souverains de son époque l’exemple des princes de l’antiquité, dont le sceptre, à l’intérieur de la cité, régissait souverainement toutes choses, humaines et divines ; et c’est ainsi qu’à la théorie catholique des droits absolus de la vérité, antérieurs et supérieurs à la volonté du monarque, se substituaient, pour légitimer l’emploi du glaive, des réminiscences païennes, au nom desquelles l’État prétendait être l’arbitre de la vérité, en même temps qu’il en serait le défenseur.
Durant deux siècles d’ancien régime, où l’Église catholique elle-même, encore qu’elle en pût appeler des caprices du pouvoir civil à la suprématie exotique du Saint-Siège, luttait assez péniblement contre les tentatives d’omnipotence religieuse des Bourbons et des Habsbourgs, les Eglises protestantes d’Allemagne, emprisonnées dans les divers États, et protégées par ces États contre la concurrence de toute confession rivale, durent payer ce service en donnant leur liberté comme rançon. Les juristes, dans leur vaste arsenal, avaient des maximes toutes prêtes pour légitimer cette situation subalterne du christianisme évangélique ; et l’ensemble du système s’appelait le « territorialisme ». Il fut ébranlé, parfois ruiné, par le double assaut des idées révolutionnaires et des armées napoléoniennes ; le piédestal qu’avaient construit à l’État les légistes du passé fut reconnu fragile et commença de chanceler.
Mais Hegel vint à point, théoricien d’un jacobinisme métaphysique, pour offrir à l’État un autre piédestal. Son disciple Marheineke professait que l’État et l’Église n’étaient que les deux faces d’une seule et même institution. On put croire un instant que la maîtrise du prince sur les consciences, qui dans les sociétés moins avancées tient ses titres de la violence, les tiendrait à l’avenir de la spéculation la plus raffinée. Et tandis que les divers souverains allemands, entraînés par l’exemple de Napoléon, ébauchaient avec le Saint-Siège des projets de concordats, émancipateurs pour les catholiques, ils imposaient aux Églises protestantes un joug toujours plus pesant. Quelque temps durant, l’État prussien, supprimant les consistoires comme inutiles après les avoir progressivement dépossédés, rattacha les affaires d’Église, comme une simple branche de la police, au ministère de l’intérieur. Frédéric-Guillaume III voulut unifier en une seule église les réformés et les luthériens de son royaume : il ne recourut point à des colloques théologiques, qui auraient pu préparer, librement, sincèrement, un vrai rapprochement entre ces deux confessions ; il voulut que la divergence des croyances fût comme voilée par l’unité factice des institutions ecclésiastiques ; d’autorité, il édicta cette union ; pour symbole, elle eut un rituel liturgique (Agende), commandé par la volonté souveraine ; pour sanction, elle eut des dragonnades, dirigées par les gendarmes prussiens contre les luthériens récalcitrans, qui se refusaient à comprendre que « le nom du roi doit être sanctifié », tout comme celui de Dieu. Avec une désinvolture impérieuse, en dépit des protestations de Schleiermacher, le roi de Prusse jouait de sa crosse ; mais quant à son glaive, le vieux glaive défenseur de la Réforme, il l’abandonnait à la rouille ; l’époque était passée, où les souverains achetaient leur pouvoir sur l’Église par la protection qu’ils lui donnaient ; cette protection passait pour archaïque, à mesure que triomphaient les principes de tolérance ; mais l’Etat prétendait toujours à régner sur l’Eglise évangélique, bien qu’il n’aspirât plus à régner pour elle.
Cet anachronisme, par lequel il conservait tous ses droits après avoir fait bon marché de ses devoirs, provoqua dans certaines sphères un mouvement de réveil. Les communautés de la Prusse Rhénane et de la Westphalie, que le voisinage de la Hollande et les immigrations suisses avaient imprégnées d’influences calvinistes, cherchaient volontiers, dans l’histoire des temps apostoliques, des indications ou des modèles pour l’agencement de l’établissement religieux. A la différence du luthéranisme pur, elles attachaient à la constitution de la primitive Église une importance quasi sacro-sainte. Et c’est au nom même de leurs consciences qu’elles purent opposer au système du territorialisme, fatal pour les libertés ecclésiastiques, l’idéal d’une organisation synodale. L’État prussien tint compte de leurs vœux lorsqu’il élabora pour ces deux provinces le règlement de 1835, qui laissait aux communautés l’élection de leurs pasteurs et créait une représentation des intérêts religieux. Et vers la même époque, en Bade, en Bavière, des aspirations analogues recevaient des pouvoirs publics un commencement de satisfaction.
Frédéric-Guillaume IV, qui prit en 1840 la couronne de Prusse, jugeait mortelles pour l’Eglise les chaînes dont elle était chargée par l’Etat ; il les voulait détacher. Si dans la vie de cette Eglise l’Etat n’avait été qu’un intrus, le pieux monarque eût réussi dans son œuvre ; mais c’est par l’Etat, dans l’Etat, sous l’Etat, que l’Eglise s’était accoutumée d’exister ; et certains sevrages sont plus lents à accomplir qu’à résoudre. Des généreux efforts de Frédéric-Guillaume IV, deux survivances méritent d’être notées : d’abord l’institution du conseil suprême évangélique (Oberkirchenrat), sorte de consistoire souverain, dont la création dessina, entre les affaires temporelles et les affaires spirituelles du royaume, une ligne de partage aussi précise que tardive ; et puis l’exemple, fort rare au sein de la Réforme, d’un chef d’Etat doutant de sa compétence à l’endroit des choses d’Eglise et laissant transparaître ses doutes, non point comme une incertitude de sa pensée, mais comme une angoisse de sa conscience.
Mais au moment où l’Etat semblait se préparer à lâcher les rênes à l’Eglise, il advint que le pouvoir de l’Etat, en Allemagne comme partout, se morcela. Le souverain moderne ne gouverne plus sans partage, son Parlement le surveille, le précède, le guide : ce Parlement n’aura-t-il pas son mot à dire dans les affaires de l’Eglise évangélique ? Si la vieille suzeraineté du prince sur l’Eglise n’était qu’un corollaire de son pouvoir politique, il convenait qu’il partageât avec son Parlement cette suzeraineté dérivée, comme ce pouvoir politique lui-même, et il convenait aussi que le ministère, dûment responsable devant les représentans des sujets, fût officiellement associé à la gérance des affaires spirituelles. Lentement, à travers les esprits, cette logique se fraya sa route ; et c’est en vain que la constitution allemande de 1818 attribuait aux différentes Eglises une parfaite autonomie pour le règlement de leur vie ; cette autonomie servit à l’Eglise catholique, non aux Eglises évangéliques ; et les crises politiques qu’a dénouées l’avènement de la démocratie, bien loin de rendre au protestantisme la maîtrise de ses propres intérêts et de son propre avenir, firent surgir un nouveau souverain qui revendiquait sa part dans le gouvernement des Eglises : à côté du chef d’Etat traditionnel (Landesherr), le Parlement dressa ses multiples têtes. Lorsque M. le professeur Virchow, adversaire acharné de l’idée religieuse, réclame pour les représentans du peuple prussien le droit de ratifier ou de rectifier les décisions de l’Eglise évangélique prussienne, il pari de cette idée que l’Etat a désormais un certain nombre de titulaires, et que tous ces titulaires doivent en quelque mesure être associés à la régence de l’établissement religieux. On objecte que c’est parce que le chef d’Etat est le premier dans l’Eglise (primus in Ecclesia) qu’il est en même temps l’évêque souverain (summus episcopus) et que son rôle de pouvoir spirituel est dévolu plutôt à sa personne qu’à l’Etat ; cette théorie, si elle obtenait gain de cause, exclurait le Parlement de toute ingérence dans l’Eglise ; mais elle fait l’effet d’une subtilité de circonstance plutôt que d’une déduction rationnelle.
Ainsi succombe la conception, relativement simple, d’une monarchie laïque préposée à l’Eglise évangélique[1], et sur les ruines de cette conception deux systèmes inédits opposent leurs échafaudages : d’une part, le système presbytéral, en vertu duquel l’Église, dans une très large mesure, administrerait elle-même ses affaires par l’intermédiaire d’assemblées qu’éliraient les fidèles ; d’autre part, le système parlementaire, qui tendrait à mêler les représentans de la nation, croyans ou libres penseurs, protestans ou non-protestans, au gouvernement de l’Eglise évangélique, et cela en vertu même du mandat purement laïque que leurs commettans leur avaient confié. Ces deux systèmes, dont l’un émanciperait l’Eglise en lui laissant la responsabilité de sa propre conduite, et dont l’autre risquait de l’asservir en la mettant à la discrétion d’une majorité parlementaire irresponsable, ont conclu l’un avec l’autre, dans la Prusse contemporaine, une sorte de compromis bâtard, dont la constitution de 1873-1876 fut le résultat. Par les développemens qu’elle a donnés à l’institution des synodes, cette organisation nouvelle de l’Eglise évangélique a réglementé et singulièrement étendu le droit auquel cette Eglise peut légitimement prétendre, d’être consultée sur ses propres affaires ; elle a permis aux bureaux directeurs des synodes de faire entendre leur avis lorsque certains postes de la haute bureaucratie ecclésiastique, comme ceux des surintendans, doivent être pourvus. Le rituel nouveau que suivent, depuis deux ans, les communautés du royaume de Prusse, fut longuement élaboré par une commission qu’avait désignée le synode général ; il fut accepté, finalement, par ce synode général lui-même. Mais ce premier épanouissement des libertés de l’Eglise évangélique comportait une pénible compensation : la Chambre prussienne exigea que le mode de recrutement des synodes favorisât l’élément urbain au détriment de l’élément rural, c’est-à-dire les indifférens ou les incroyans au détriment des couches de la nation suspectes encore de « bigotisme ». Elle décida que les communautés qui voudraient élever au-delà d’un certain taux la contribution pour les dépenses du culte devraient solliciter l’approbation, non seulement du ministère, mais de la Chambre elle-même. Elle reconnut au ministère, enfin, le droit d’intercepter et de ne point présenter à la sanction du monarque une loi ecclésiastique élaborée par le synode général et acceptée par la Chambre, si le ministère apercevait quelque divergence entre ce projet de loi et la législation en vigueur.
Cette dernière restriction, surtout, fut un objet de scandale pour l’Eglise évangélique de Prusse. On déclara qu’elle avait sa « loi de mai », tout comme l’Eglise catholique. On relevait avec douleur ces paroles du commissaire général du ministre des cultes, prononcées en 1876 au cours de la discussion : « Dans l’Eglise catholique, l’État ne peut pas influer sur la genèse même de la loi ecclésiastique, car cette loi est élaborée à l’étranger ; il peut seulement en permettre ou en défendre la publication. Au contraire, dans l’Eglise évangélique, l’État est en mesure d’arrêter à sa naissance une loi d’Eglise qui lui déplaît ; car les lois naissent dans l’État, avec son continuel concours. » De ces entraves si franchement avouées, l’Eglise évangélique de Prusse pouvait encore se consoler, tant que le Culturkampf mettait l’Église romaine en lisière ; mais du jour où cette dernière recouvra sa liberté, la Prusse protestante donna ce spectacle d’un État qui supprimait pour la législation intérieure de l’Église catholique l’obligation du placet gouvernemental et qui précisait au contraire cette obligation pour la législation intérieure du protestantisme. Le gouvernement de l’Église protestante par un État protestant aboutissait à cette conclusion fatale, que l’Eglise de la majorité — l’Eglise d’État, — traînait après elle un plus lourd fardeau de chaînes que n’en supportait l’Eglise de la minorité, — l’Eglise tolérée.
Historiquement, cette inégalité de traitement était naturelle ; il n’était point surprenant qu’une Église qui, depuis qu’elle existe, a revendiqué son indépendance à l’égard de l’État, fût plus proche d’être exaucée qu’une ancienne Église d’État. Mais dans celle-ci les consciences commencèrent de s’insurger ; et, le 15 mai 1886, quarante-deux membres conservateurs du Landtag prussien, parmi lesquels on distinguait M. le pasteur Stœcker et M. le baron de Hammerstein, signèrent la motion suivante : « Que la Chambre des députés décide d’adresser au gouvernement royal la proposition d’envisager les mesures opportunes pour que, en même temps qu’on rend une plus grande liberté et une plus grande indépendance à l’Église romaine catholique, on garantisse aussi à l’Église évangélique une augmentation équivalente de liberté et d’indépendance, et une plus grande richesse de moyens pour subvenir aux besoins religieux. »
Les discours prononcés en faveur de cette motion, au cours des nombreux débats dont elle fut l’occasion dans la Chambre prussienne, contribuèrent à en préciser le sens. Ce que souhaitaient, ce que souhaitent toujours les signataires, ce serait que les synodes fussent appelés à émettre un avis pour les nominations des professeurs des universités, — dg l’on espérait paralyser, par-là, les progrès de la théologie incroyante dans les chaires du haut enseignement ; ce serait que le recrutement des consistoires et du conseil suprême évangélique dépendît aussi en quelque mesure de la volonté des synodes, que les surintendans généraux, sorte de bureaucratie épiscopale qui transmet à l’Eglise les arrêts de l’État et présente à l’État les vœux de l’Eglise, eussent une plus grande liberté pour déférer à la volonté des synodes, et qu’on ne les vît plus, comme naguère, empêchés par l’État de publier une lettre pastorale au sujet du repos dominical, lettre écrite conformément aux indications du synode général ; et ce serait enfin que les droits de la Chambre sur les affaires d’Eglise fussent fortement diminués, et que le ministère ne pût plus interposer son veto, comme une cloison infranchissable, entre les décisions des Eglises et la ratification du chef de l’État.
L’État moderne, tel que l’ont fait les révolutions politiques du XIXe siècle, peut-il jouer dans l’Eglise protestante une façon de rôle épiscopal ? C’est à ces termes que se ramène la question. Il est certains États d’Allemagne qui la résolvent par l’affirmative : les villes de Lubeck et de Brème, les principautés de Schaumburg-Lippe, de Reuss (ligne cadette), de Schwarzburg-Rudolstadt, le duché de Saxe-Cobourg-Gotha ; dans ces États, le souverain, prince ou sénat, continue de décider absolument des choses d’Église. Dans les principautés de Reuss (ligne aînée) et de Schwarzburg-Sonderhausen, dans les duchés de Saxe-Altenburg, de Mecklembourg-Schwerin et de Mecklembourg-Strelitz, la volonté du souverain est également maîtresse ; mais ses ukases, pour avoir vigueur dans l’Eglise, doivent affecter la forme de lois d’État, déterminée par la constitution. Partout ailleurs, les Landeskirchen évangéliques oscillent entre diverses souverainetés, celle que, de droit plutôt que de fait, elles exercent ou croient exercer sur elles-mêmes ; celle que le chef d’État, par une habitude traditionnelle, fait peser sur elles ; et celle enfin que revendiquent, au nom du « libéralisme », les assemblées politiques. Mais quanta l’ancienne Landeskirche, partie intégrante d’un État protestant, résumant en elle toute la vie religieuse de cet État, et conviant enfin le chef de l’État à être son tuteur, pourvu qu’il fût en même temps son défenseur, il la faut saluer comme une défunte : les résidus qui s’en sont perpétués apparaissent aujourd’hui comme surannés. On a pu récemment sentir, à la Chambre wurtembergeoise, la faillite de ce système d’antan : il s’agissait de fixer à l’avance le régime auquel serait soumise l’Eglise évangélique de Wurtemberg, si la branche catholique de la maison régnante était un jour installée sur le trône ; et certains avocats de cette Eglise, dans les interminables débats qui d’ailleurs n’ont pas encore abouti, ont vu leurs revendications se briser contre la conception même de l’État moderne.
Il est de l’essence de l’État moderne, d’être foncièrement inapte à diriger une Eglise : de là l’embarras où languissent aujourd’hui les établissemens religieux, issus de la Réforme. L’histoire a des ironies bien instructives : dans beaucoup d’États de l’Allemagne actuelle, l’Eglise catholique, avec ses maximes qui limitent et restreignent les droits du pouvoir civil, semble aménagée d’une façon moins précaire, plus confortable, que les Eglises évangéliques ; celles-ci, pourtant, ne portent point ombrage à l’État, et leur éducation même les incline à la docilité ; mais l’État qui les avait construites, et en vue duquel elles s’étaient laissé construire, est un État qui ne reviendra plus. Quoi qu’elle fasse, la Landeskirche protestante demeurera toujours une Église d’ancien régime : gênée par les parcelles d’autonomie qu’on lui accorde, et plus timide encore pour en réclamer un surcroît, elle est comme désorientée dans un État vraiment neutre. Pour aborder cette mêlée d’opinions et de croyances, de plus en plus ardente, de plus en plus confuse, où les diverses confessions ne doivent compter que sur leur force de persuasion et sur leur vitalité naturelle, on dirait que les Eglises évangéliques d’Allemagne se jugent insuffisamment armées. La voix de M. le professeur Beyschlag, de Halle, se fait fréquemment entendre pour conjurer le royaume de Prusse de reprendre son caractère d’État protestant ; et chaque année, dans les congrès de la Ligue évangélique (Evangelischer Bund), c’est en redisant bien haut que l’Empire allemand est et doit être un empire protestant que les divers orateurs se réconfortent et se rassurent mutuellement.
Si les Églises protestantes d’Allemagne, comme le déplorait un jour M. Beyschlag, n’ont pas encore trouvé de constitution qui leur convînt, ne serait-ce point parce que, jusqu’ici, elles se sont beaucoup trop reposées sur l’État ? Après avoir soutenu la vigne plantée par Luther, l’échalas auquel le réformateur l’avait provisoirement accrochée en a paralysé la libre croissance ; vainement voudrait-il se dérober aux enlacemens de cette vigne ; elle s’y cramponnerait, anxieuse et tremblante. Il y a d’ailleurs un certain nombre d’esprits politiques qui, connaissant en gros la discorde des opinions théologiques, apprécient dans l’hégémonie de l’État une garantie de sécurité pour l’Église ; ils se rappellent le texte évangélique, qu’exploitent à satiété contre la Réforme les prédicateurs catholiques : « Toute maison divisée contre elle-même périra », et ils s’en remettent à l’État du soin d’arrêter l’exécution de cette menace. L’Eglise officielle, telle que l’État la fait vivoter, ressemble à l’un de ces cadres solidement agencés, savamment vernissés, où la toile, bien soutenue, repose en toute sécurité, et où ce qu’il y a de trop criant dans le contraste des couleurs, d’irrémédiable dans la cacophonie des nuances, et d’anarchique enfin dans la composition du tableau, est comme amorti, tempéré, effacé. Quant aux théologiens de « juste milieu », aux « libéraux » et aux adeptes de la théologie « moderne », ils aiment, pour la plupart, cet abri discret de l’Église officielle, et le paravent qu’i 1s y trouvent pour s’y disputer à l’aise et librement. On leur demande d’écarter toute forme trop provocante, d’éviter tout éclat trop brusque ; moyennant ces précautions, ils rencontrent dans l’État un silencieux complice de leurs audaces. Auraient-ils la même sûreté, le jour où une élite de croyans « positifs » présiderait aux Églises devenues autonomes ? Ces croyans, aujourd’hui, font appel à l’Etat pour réprimer les témérités théologiques ; érigés eux-mêmes en arbitres de toute spéculation et de toute foi, ne supprimeraient-ils pas la liberté des professeurs universitaires ? Et c’est en définitive pour garantir la souveraineté plénière de la science et les libres allures de la recherche théologique, que beaucoup de notabilités du protestantisme allemand défendent avec jalousie le régime des Landeskirchen, si périlleux qu’il soit pour la vitalité même du christianisme.
L’Allemagne contemporaine compte vingt-six Eglises évangéliques. On fit effort, en octobre 1871, pour les associer toutes ensemble, en une Eglise nationale ; cet effort échoua ; et l’esprit particulariste, qui s’efforçait de devenir discret dans les divers États de l’Allemagne unifiée, se réfugia, vivace, dans les diverses Eglises. Mais entre elles, peu à peu, des liens s’établissent : tous les deux ans, elles envoient des représentais à la conférence d’Eisenach, pour étudier certaines questions intéressant la vie ecclésiastique ; elles sont affiliées à l’Alliance évangélique, fondée en Angleterre il y a un demi-siècle pour grouper, en des réunions d’entente, toutes les variétés de christianisme ; elles concourent, toutes ensemble, à la défense et à la diffusion de la foi protestante, par l’appui pécuniaire qu’elles prêtent, parfois officiellement, à l’Association de Gustave-Adolphe, championne et missionnaire de la Réforme. Ainsi s’abaissent les barrières qui séparaient entre elles les Landeskirchen ; et c’est là une première conquête sur l’étroitesse naturelle de cette conception religieuse.
De toutes parts, en Allemagne, on rêve d’une autre conquête : on voudrait que chaque Eglise, au lieu d’attendre ses inspirations d’en haut, commençât à se les suggérer elle-même, par en bas. On souhaiterait que les fidèles prissent, effectivement, une part plus intime à la vie officielle de l’Eglise ; que dans chaque communauté ils formassent un groupe actif et vivant ; que chacun de ces groupes, associant l’activité charitable à l’activité religieuse, devînt, dans le village ou dans la petite ville, comme un office central de toutes les institutions philanthropiques ; et que tous, concertant leurs efforts, travaillassent à réformer l’Eglise depuis la base jusqu’au faîte, et depuis le temple rural jusqu’aux facultés de théologie. Au terme de ce travail, la Landeskirche devrait céder la place à une « Eglise populaire » (Volkskirche), à une église de masses (Massenkirche). Ces plans grandioses ne sont point d’aujourd’hui : ils traversaient déjà, à la fin du XVIIe siècle, l’imagination mystique des piétistes. Mais pour qu’ils aient chance de succès, une hypothèse est présupposée : c’est que les communautés paroissiales, objet de ces généreuses ambitions, sont douées d’une certaine vitalité. Or cette hypothèse, que vaut-elle à l’heure présente ?
On la peut dire fondée, nous l’avons vu, dans une précédente étude[2], si l’on envisage les communautés de la Prusse rhénane, de la Westphalie, de certaines régions de l’Allemagne méridionale. Mais dans la plus grande partie de l’Empire, les communautés évangéliques sont des corps sans âme.
« Chacun son métier : nous faisons le nôtre, et le pasteur fait le sien ; il est, tout comme nous-mêmes, un stipendié de l’Etat capitaliste ; et tout comme nous il gagne sa vie » ; ainsi s’expriment, parmi la masse incroyante des ouvriers des villes, ceux qui sont les moins malveillans pour l’Eglise. Au prêche, qu’iraient-ils faire ? Les orateurs des réunions politiques, les tribuns des meetings ouvriers, les conférenciers des sociétés d’instruction, opposent aux prédicateurs une concurrence redoutable, invaincue. On a cru faire à l’esprit du temps une habile concession en atténuant de plus en plus, dans la prédication protestante, renseignement dogmatique, que d’elle seule on pouvait attendre et qu’elle seule pouvait donner. Mais en sacrifiant ainsi les sujets dont elle avait le monopole, elle s’est exposée à de redoutables comparaisons, et l’auditoire s’est clairsemé. L’indifférence ou l’hostilité sont si répandues, dans les grandes villes, que les conseils laïques des communautés paroissiales, représentation théorique de tous les fidèles, ne sont, d’ordinaire, que l’expression d’une coterie : personnages bien pensans qui sont comme l’ombre du pasteur, ou frondeurs de distinction qui lui portent ombrage et prennent ombrage de lui. Il ne faut point attendre de ces conseils une spontanéité d’initiatives religieuses ; il ne faut point y chercher, non plus, un caractère populaire ; et dans les synodes provinciaux à l’élection desquels ils contribuent, ce caractère fait encore plus défaut.
Que si nous passons aux campagnes, il est clair que lorsque le pasteur doit compter avec l’un de ces hobereaux impérieux dont M. Sudermann, en son roman l’Indestructible passé, nous offre un puissant croquis, insensiblement il tombe à l’état de chapelain ; et la vie paroissiale, en de semblables communautés, n’est même point en passe d’éveil. Plus souvent le pasteur rural, demi-paysan lui-même, est isolé au milieu des paysans. Deux ecclésiastiques évangéliques, MM. Paul Gerade et Hermann Gebhardt, ont écrit, sur l’état d’esprit de la population des campagnes, de précieuses monographies : on en retire cette impression que le christianisme évangélique est aujourd’hui sans prise, soit pour retenir, soit pour reconquérir l’âme du paysan. « Il s’en faut de beaucoup, écrit M. Gebhardt, que la dogmatique et la morale du paysan coïncident avec l’enseignement de l’Église ; chacun, vis-à-vis du pasteur, se permet de croire et d’agir comme il le juge bon. »
Les auteurs de la Réforme eurent cette généreuse confiance, que les âmes garderaient en leur for intérieur, par une sorte d’assimilation mystique, la possession de Dieu : par leur venue dans le temple, par leur présence, par leurs élans, elles feraient de ce temple, amas de pierres mortes, la demeure du Très-Haut ; elles y apporteraient le Seigneur, loin de l’y venir chercher ; et sur les lèvres du pasteur elles recueilleraient un écho de ce Dieu intérieur qu’elles amèneraient avec elles. Il semble que Lucas Cranach, le peintre par excellence de la Réforme primitive, ait voulu traduire cette conception dans un superbe tableau de l’église de Wittenberg : assis au pied d’une chaire, un certain nombre de fidèles lèvent leurs regards vers le prédicateur ; la foi les illumine, et l’on sent qu’ils épient, dans les paroles de l’orateur, une répercussion à la voix intime de leur âme. La prédication, ainsi conçue, est une façon de maïeutique mystique, le pasteur un saint entre les saints ; et par-dessus ces nobles têtes de croyans, l’Esprit plane avec amour. — Des cimes où nous élève cette peinture, risquons une chute dans la réalité contemporaine : combien elle sera lourde, et combien décevante ! Jadis tout protestant s’édifiait dans la Bible ; il la lisait dans la traduction de Luther, tombée depuis en quelque discrédit à cause de ses erreurs et de ses contresens ; aujourd’hui la plupart des fidèles, au dire du théologien Paul de Lagarde, n’en connaissent plus que des fragmens gauchement choisis ; les paysans de Thuringe, d’après les observations de M. Gebhardt, sont tout juste assez familiers avec la Bible pour y emprunter la matière de leurs plaisanteries ; et ceux qui désirent s’édifier recourent tout simplement à leur « livre de chant », recueil indiqué par l’autorité ecclésiastique, paraphrase des enseignemens divins ; cette façon de paroissien a pris la place des livres saints. C’en est donc fait de cette chaîne étroite que nouait autrefois, entre la conscience du pasteur et les consciences des fidèles, une commune familiarité avec l’Écriture.
Forcée dès lors de déchoir, la prédication recherche les thèmes de morale. Mais ici d’autres difficultés surgissent. Si l’on en croit l’expérience de M. Gerade, « les leçons morales que jadis un prince acceptait passent maintenant pour importunes ou pour impertinentes aux yeux du simple savetier. » Lors même que le savetier daigne être tolérant et consentir au pasteur un certain droit de remontrance, l’efficacité morale de la prédication est singulièrement précaire : l’auditeur en emporte deux leçons, d’une part la conscience de son indignité personnelle (l’homme n’est qu’ordure et boue), d’autre part la confiance dans la grandeur incommensurable des mérites du Christ. Quant à la part personnelle à laquelle peut et doit prétendre la volonté humaine, sinon dans le rachat du péché passé, au moins dans la destruction future de l’habitude vicieuse, c’est là un chapitre qui, dans les exposés protestans de l’économie chrétienne, est volontiers relégué au second plan. Malheur aux prédicateurs qui, contrairement à l’esprit de la Réforme, croiraient servir la morale en développant ce chapitre-là ! Le prédécesseur de M. Gerade, fort aimé de ses ouailles, perdit tout d’un coup sa popularité parce qu’il avait trop insisté, dans son prêche, sur le repentir, la faute, le jugement de Dieu, et trop peu sur la grâce et sur l’amour. Et M. Gerade lui-même encourut le mécontentement d’un brave homme parce qu’on lisait, sur l’image de confirmation donnée à son fils, que le Christ était venu racheter les pécheurs. d’une bassesse incurable, originelle, et qui sera toujours la même quels que soient les actes vertueux que la volonté humaine s’efforce d’y greffer, les fidèles prennent aisément leur parti : un tel enseignement n’est point gênant pour leur amour-propre, car il s’applique à tous les humains ; il ne coûte aucun sacrifice à leur volonté ; et l’effort d’anéantissement qu’il réclame, superbe chez un Luther, se réduit, chez les âmes médiocrement religieuses, à une sorte de mécanique de conscience. Mais si le pasteur met en relief la responsabilité de l’homme devant la faute, et s’il prétend faire trembler ses auditeurs au spectacle de cette responsabilité, ceux-ci, habitués à se reposer dans la double pensée de l’immensité de la dépravation humaine et de l’immensité du remède divin, se demandent avec mauvaise humeur par quelle porte dérobée s’est introduite, d’un pas rapide et pressant, l’obligation du repentir. Quant à la cure des âmes (Seelsorge), si le pasteur essaie de la poursuivre par des entretiens personnels avec les fidèles, il n’est pas rare que ceux-ci se dérobent ; et tels ministres évangéliques, qui entrevoient le vice ou l’habitude du mal derrière la façade d’une moralité apparente et d’une piété correcte, se plaignent que les occasions leur manquent pour adresser à ces pécheurs, peut-être ignorans de leur péché, les avis nécessaires et les remontrances congrues.
C’est un fort beau règlement, à coup sûr, que celui qui fixe les attributions du conseil laïque de la communauté : on demande aux membres de ce conseil d’ « aider, dans la mesure du possible, à l’édification morale et religieuse de la communauté en soutenant l’activité du pasteur, d’y maintenir et d’y développer la pensée chrétienne et les mœurs chrétiennes, de veiller au soin des pauvres, des malades, des orphelins, à l’éducation religieuse de la jeunesse. » Mais de quoi servent les statuts si les personnalités font défaut ? Les paysans dont nous venons d’esquisser le type moral, lorsqu’ils sont membres du conseil de la communauté, semblent surtout trouver plaisir à contrarier le pasteur par quelque mauvaise plaisanterie. Au reste, la pratique religieuse elle-même est en baisse parmi eux. Dans la paroisse de M. Gerade, la plupart des malades meurent sans communion. Cette désuétude n’est en aucune façon l’indice, comme elle le serait dans les pays catholiques, d’une haine contre le ministre de Dieu ou d’une implacable négation de l’au-delà. Préoccupée de supprimer, dans la pratique religieuse, toute exigence littérale, la Réforme a dépouillé de leur caractère solennel, obligatoire, ces rendez-vous avec la divinité qui, dans les autres confessions chrétiennes, parsèment l’existence du chrétien ; envisageant avant tout, dans le phénomène religieux, la disposition intérieure du croyant, elle a fini par réduire à l’apparence d’une superfluité les actes extérieurs les plus graves de la vie religieuse ; et lorsque vint l’inévitable instant où cette disposition intérieure commença de s’attiédir, il était trop tard pour ressusciter une discipline ecclésiastique susceptible d’assurer, à tout jamais, une place à la religion dans la vie de l’individu, et une raison d’être au pasteur dans la vie de la bourgade rurale. Par surcroît d’infortune, l’Etat, il y a vingt uns, a dépouillé les Eglises de leurs attributions d’état civil ; et l’inscription du nouveau-né, ou bien l’inscription des conjoints, sur les registres de la paroisse, ont perdu quelque chose de leur valeur, aux yeux du paysan, depuis que ces actes sacramentels ne sont pas commandés par l’État.
Il n’en est pas du « rural », sujet docile de l’Etat et de l’église d’Etat, comme de l’ouvrier des villes : celui-ci est éloigné du temple par les liens qui unissent l’établissement religieux à l’établissement civil, et déteste dans les pasteurs une variété de gendarmerie ; et celui-là, au contraire, regarde l’Eglise avec une moindre nuance de respect, dès que l’État commence à desserrer ses liens avec elle.
« L’indifférence s’étend ; le détachement augmente ; l’hostilité commence » : c’est en ces termes que M. Gebhardt définit l’attitude des paysans de Thuringe à l’égard de l’Église. Cette définition pourrait convenir pour l’ensemble du bloc protestant de l’Allemagne du Nord. Comment organiser avec de tels élémens l’action chrétienne des communautés, telle que la rêveraient les réformateurs contemporains des Églises évangéliques ? Dès le début, du reste, une difficulté presque insoluble surgit : cette communauté tant souhaitée, dont tous les membres auraient un rôle religieux et social, comprendrait-elle tous les habitans protestons de la paroisse ; ou, si l’on voulait faire un tri, de quel crible se servirait-on ? Le tri s’imposerait, mais comment discerner l’ivraie du bon grain ? Très peu de pasteurs évangéliques oseraient taxer de mauvais chrétien le fidèle qui s’abstient de la Pâque. Et tout bien considéré, il n’y a qu’un acte qui puisse être strictement exigé de tous les membres de la communauté, et dont l’omission non justifiée entraîne la radiation de l’Eglise : c’est le paiement de l’impôt pour le culte, dans les communautés qui prélèvent sur les fidèles un tel impôt. « Quiconque satisfait à cette obligation, reste jusqu’à sa mort membre de la communauté, lors même que, depuis sa confirmation ou son mariage, il n’aurait pris aucune part au service divin, et lors même qu’il se serait trop tenu à l’écart dans les collectes volontaires faites au profit de l’Église. » C’est M. Hans Gallwitz, le surintendant évangélique de Sigmaringen, qui fait cette observation dans sa très remarquable brochure : Une sainte Eglise universelle. Ainsi dans une Eglise qui voulut opposer au christianisme de la Lettre le christianisme de l’esprit, les ministres n’ont d’autre moyen légal, pour apprécier l’appartenance de chaque fidèle à la communauté, que de parcourir les livres du percepteur ; et M. Gallwitz, rappelant qu’à l’inverse de l’Église romaine, l’Église évangélique se glorifie d’être faite tout entière de pierres vivantes, note avec une vraie douleur le contraste entre la splendeur altière des ambitions et le misérable terre à terre de la pratique courante. Il réclame avec angoisse un droit de contrainte religieuse (Kirchenzucht) qui permette, si l’on ose ainsi dire, une « . épuration » de la communauté. M. Adolphe Stœcker partage cet émoi : brutalement, il définit la communauté paroissiale « la réunion des payeurs d’impôt », comme si l’Église de la foi, trois cents ans après le différend de Luther et de Tetzel, était à la veille de devenir l’Église de la fiscalité ! Aussi le ministère pastoral, souvent ingrat et inefficace, séduit-il de moins en moins les hommes de bonne volonté : plus du quart des pasteurs sont fils de pasteurs, et plus de la moitié des fils de pasteurs se font pasteurs ; malgré cette circonstance, propice au recrutement des facultés de théologie évangélique, le nombre des étudians y a diminué de 27 pour 100 entre 1891 et 1896, alors que, durant la même période, la clientèle des facultés de théologie catholique augmentait de 9, 2 pour 100.
Laissons de côté ces cadres trop lâches, l’Eglise d’Etat, la communauté paroissiale : la vie chrétienne y circule mal, entravée tantôt par les ordres ou les prohibitions du pouvoir, et tantôt par l’encombrement de la foule incroyante : elle n’y trouve point, surtout, le terrain d’éclosion qu’elle requiert ; et lorsqu’elle s’y développe, c’est à la faveur de courans adventices, qu’ont lâchés, dans les arides déserts des Eglises officielles, les hommes d’œuvres de la Mission Intérieure ou bien quelques conventicules de croyans, discrets et à demi schismatiques.
La Mission Intérieure, l’une des grandes créations du XIXe siècle, a marqué, de la part de la Réforme, un retour sur elle-même. « La foi seule justifie, sans les œuvres » ; tel fut, au XVIe siècle, le point de départ du mouvement. Voués au mal, incapables de tout bien, quelle vanité n’est-ce point à nous d’essayer de bonnes œuvres ? S’y risquer, même, en se flattant qu’elles pourraient avoir quelque prix auprès de Dieu, n’est-ce point un péché ? Ainsi raisonne la dogmatique luthérienne, le plus puissant système peut-être qui jamais ait été conçu pour humilier et déprimer l’homme. Comme en un verre grossissant, la conscience tourmentée de Luther nous fait voir le contraste entre ces péchés vivans que nous sommes et la magnifique clémence de Jésus. Nous sommes passifs dans l’œuvre du salut ; entre la créature et le Créateur, Luther a supprimé toute collaboration ; le bien que nous penserions faire est encore du mal, et peut-être une cause de damnation. Si cette doctrine avait intégralement subsisté, le bilan charitable de la Réforme ne serait qu’une vaste page blanche. Mais la théologie évangélique, en esquivant, même au prix de gaucheries ou d’illogismes, les conséquences de la théorie luthérienne, rendit un vrai service à l’humanité. Elle y fut aidée par deux influences fort diverses : celle du piétisme, qui, répudiant les idées de Luther sur la justification, affirmait le mérite des bonnes œuvres ; et celle de la philosophie rationaliste, qui érigeait fort au-dessus du texte de Luther les intérêts de la philanthropie : Oberlin, le pasteur d’Alsace dont l’exemple suscita, dès le XVIIIe siècle, certaines initiatives en Allemagne, était, tout à la fois, un mystique et un rationaliste. La fondation et les progrès de la Mission Intérieure entre 1840 et 1880 furent la récompense et le couronnement de ce subtil travail théologique.
On montre encore, aux environs de Hambourg, dans les vastes établissemens de Horn, où la Mission Intérieure a son centre, la maisonnette, où, vers 1833, Wichern recueillit quelques enfans délaissés et l’arbre sous lequel il les instruisait. Les idées d’apostolat étaient comme la sève de son âme ; mais il commençait bien petitement, pour finir grandement. En général, chez les fondateurs d’œuvres protestantes, la mesquinerie apparente des débuts ne provoque aucun sentiment d’angoisse ou d’aigreur. En invitant les consciences de ses fidèles à prendre contact avec l’au-delà d’une façon immédiate et active, la Réforme développe, parmi la petite aristocratie d’âmes religieuses qui sont capables de cette spontanéité, un esprit d’initiative et une allégresse de courage qui leur sont ensuite un merveilleux soutien parmi les aspérités de l’action. Entouré de bambins vicieux qui l’appelaient leur « père », Wichern songeait aux tristes conditions morales et sociales de l’Allemagne, et à la nécessité de créer une « Mission Intérieure » pour apporter un remède à la sauvagerie (Verwilderung), fruit commun de l’ivrognerie, du vice et de la misère.
Faire le bien avec l’Evangile et pour l’Évangile : ainsi pouvait-on définir le programme de cette Mission. La propagande chrétienne s’y présentait à titre de remède, et les remèdes qu’elle tenait en réserve pour toutes sortes de misères devaient être une préface de cette propagande. « On peut concevoir une communauté, écrivait Wichern, dans laquelle les riches et les gens éclairés seraient l’unique terrain choisi par la Mission intérieure parce qu’ils seraient les pauvres de Dieu, tandis que les pauvres, riches de Dieu, seraient les missionnaires. » En fait, ce beau rêve, en vertu duquel les riches auraient été les obligés, et les pauvres les bienfaiteurs, n’a point dépassé les écrits de Wichern ; il représentait cette part d’utopie dont toute œuvre a besoin pour fermenter et pour se féconder ; il ne fut point réalisé par l’œuvre elle-même. Mais sous cette forme un peu paradoxale, Wichern exprimait cette vérité, que chacun ici-bas a des qualités et des dons, qui peuvent être exploités pour l’utilité commune, et que la collaboration de chaque fidèle, dans la place où Dieu l’a mis, à l’œuvre de la Mission Intérieure, serait la réalisation par excellence du sacerdoce universel.
« Journal mensuel pour la Mission Intérieure, y compris la diaconie, la diaspora, l’éducation, l’évangélisation et l’ensemble de la bienfaisance » : ainsi s’intitule le principal organe de la Mission Intérieure ; et cet énoncé marque l’étendue du programme et la diversité des ambitions. La Mission Intérieure répand des Bibles, elle colporte des tracts, elle fait circuler des ouvrages religieux. Afin de conserver intacte, au cœur des régions catholiques, la minorité protestante, elle veille à l’entretien d’institutions spéciales où les enfans destinés à la confirmation reçoivent un enseignement suffisant. Elle désigne des prédicateurs et elle leur associe des laïques pour catéchiser les enfans, chaque dimanche, dans des services religieux spéciaux. Elle multiplie et développe des œuvres de préservation, d’un caractère tout à la fois religieux et social : — associations de jeunes gens, dont les unes (Jünglingsvereine) visent à peu près exclusivement à la sauvegarde morale de leurs 450 000 adhérens, et dont les autres (Christliche Vereine für junge Männer) sont comme des essaims de missionnaires improvisés et confient à leurs jeunes membres, à titre d’occupation, certaines besognes apostoliques ; — associations de jeunes filles (Jungfrauenvereine) ; — auberges hospitalières (Herbergen zur Heimat), qui ménagent à la fatigue physique un gîte peu coûteux, et qui proposent à la conscience de leurs hôtes, grâce aux disciplines chrétiennes qu’on y met en vigueur, des haltes d’édification ; — asiles de jeunes filles en quête de places (Marthahof) ; — crèches, écoles enfantines, orphelinats. Les œuvres rédemptrices, aussi, font escorte aux œuvres protectrices : il en est qui recueillent l’enfance vicieuse et délaissée ; d’autres s’occupent des prisonniers libérés ; la Croix bleue combat l’ivrognerie, et la Croix blanche la prostitution.
Il n’est peut-être aucunes latitudes chrétiennes où tous ces besoins et toutes ces misères n’aient inspiré des dévouemens : la Mission Intérieure ne prétend point à l’initiative de leur soulagement. Mais c’est dans l’organisation même de ces croisades variées que réside l’originalité de la Mission. Dans chaque grande ville, le pasteur attitré de la Mission Intérieure (Vereinsgeistliche) rassemble sous un même toit les diverses associations (Vereine) et les comités directeurs des établissemens de bienfaisance ; c’est sous ce toit, aussi, que viennent prendre conseil et direction les bonnes volontés jalouses de dévouer leur temps ou leur argent à l’accroissement du règne de Dieu ; riches et pauvres qui cherchent du travail, les uns pour ne point mourir d’ennui, les autres pour ne point mourir de faim, connaissent cette maison bienfaisante ; et parfois, pour remplir le rôle d’informateurs et de guides, la Mission Intérieure sait choisir des hommes d’élite qui, tout de suite, par le double ascendant de leur rôle et de leur personnalité, émergent au-dessus de la cohue des grandes villes : tel, par exemple, M. le pasteur Ostertag, à Munich.
En outre, l’emploi d’un même personnel établit entre toutes les œuvres de la Mission intérieure une solidarité constante et durable : plus de 13 000 diaconesses et plus de 2 000 « frères » composent ce personnel. L’institution des diaconesses, dans l’Eglise évangélique d’Allemagne, remonte à 1836 ; elle fut tout à la fois une réminiscence du rôle que jouaient les vierges et les veuves dans la primitive communauté chrétienne, une imitation des sœurs de charité catholiques, un emprunt, enfin, à certaines sectes de mennonites, qui dès le XVIIe siècle avaient créé des diaconesses. L’économie domestique, le soin des malades, l’instruction des petits enfans, sont les principales fonctions de ces pieuses femmes ; soumises au célibat, elles conservent toujours des rapports étroits avec l’institution qui les a formées ; malades, on les y soigne ; vieilles, on les y recueille. Les « frères » sont une création plus originale, dont l’honneur revient à Wichern : ils se recrutent parmi les ouvriers, les cultivateurs, les petits métiers ; l’instruction, fixée par des programmes, qu’ils reçoivent dans les maisons mères, a pour but d’affiner et de féconder la simplicité spontanée de leurs dévouemens ; elle leur inculque ce sommaire de connaissances dont ils ont besoin pour devenir infirmiers, instituteurs, surveillans de travaux, patriarches d’auberges, auxiliaires de missionnaires ; Wichern aurait voulu, même, qu’ils fussent acceptés comme gardiens de prisons. On laisse aux « frères » plus d’initiative qu’aux diaconesses ; le mariage leur est loisible ; il est même requis pour certaines des situations qu’ils ont à occuper ; ils ne gardent que des liens assez lâches avec leur maison d’éducation ; et c’est surtout dans des réunions d’études et de causeries, périodiquement convoquées, que tous les « frères » exerçant un même ordre d’activité, par exemple la gérance des « auberges hospitalières », ressaisissent le sentiment de la fraternité commune et échangent entre eux le profit de leurs observations pratiques.
Enfin toute maison de formation pour diaconesses ou pour frères est en même temps un champ d’expériences ; la leçon de choses est proche de la théorie, et les occasions de se dévouer sont voisines de ces séminaires de dévouement : au Rauhe Haus de Horn, l’institution qui forme les frères (Mutterhäus) et celle qui recueille les jeunes garçons (Rettungshaus) sont unies intimement. Fliedner joignit ensemble l’établissement de diaconesses et une école enfantine. Quant à l’établissement de Neuendettelsau, qui donne à la Bavière la plupart de ses diaconesses, il groupe dans la même enceinte, un hôpital, un asile de jeunes idiots, un refuge pour filles perdues, un atelier d’ornemens sacrés, une fabrique d’hosties, une école industrielle, un hospice, deux pensionnats. De cette juxtaposition d’œuvres variées, on attend deux sortes d’avantages : d’abord, en ménageant un contact entre des œuvres coûteuses comme des asiles et des œuvres lucratives comme des pensionnats, on les rend solidaires les unes des autres, et l’on subvient aux dépenses des premières par les bénéfices des secondes ; et puis les futurs instrumens de la Mission Intérieure, contraints de dépenser leur zèle en des tâches multiples, sont tenus en haleine pour toutes sortes de besognes, même imprévues.
Aussi les imaginations éprises de bienfaisance, se peuvent-elles mettre en campagne sans risquer de perdre le fruit de leurs rêves : elles ont à l’avance, dans le domaine de l’action, des concours assurés. En 1872, le pasteur de Bodelschwingh arrivait dans la banlieue de Bielefeld pour diriger un tout petit abri destiné au soin des maladies nerveuses ; il est devenu en un quart de siècle, grâce aux collaborations qu’il rencontra dans la Mission Intérieure, le fondateur et le directeur d’une vaste cité d’épileptiques. Cette cité se subvient à elle-même ; ce sont ses infortunés habitans qui la font vivre ; ils sont menuisiers, briquetiers, selliers, cordonniers, tailleurs, jardiniers, cultivateurs ; et la petite industrie de Bielefeld ne laisse point d’être surprise de ne trouver presque aucune commande dans ce faubourg d’impotens. On avait tant répété que les épileptiques ne sont bons à rien ! M. de Bodelschwingh les a vengés en prouvant à tous, et à eux-mêmes les premiers, que, bien soignés et bien groupés, ils sont propres à tout. Cette révélation est le principal élément de leur guérison morale. Autrefois chacun d’eux, isolé dans sa famille, avait conscience d’être une gêne, presque un rebut : riche, son visage était de trop parmi les fêtes ; pauvre, son appétit était de trop à table ; et toute créature humaine a l’instinct social si fortement chevillé au fond d’elle-même, qu’il n’est point pire souffrance que se sentir « de trop ». Il est ici-bas deux classes d’indigens : ceux auxquels manque de quoi vivre et ceux auxquels manque pour quoi vivre : M. de Bodelschwingh, pour cette seconde catégorie, est un admirable médecin ; et dans les nombreux établissemens, ornés de noms bibliques, qui parsèment la vallée de Bielefeld, il n’est guère de cerveaux en ténèbres qui ne soient à la longue traversés d’un rayon de joie ; et ce rayon, c’est la certitude de servir à quelque chose ici-bas. De tous les points de l’Allemagne confluent à Bielefeld des caisses de « vieilleries », expédiées par les heureux de la terre ; leur charité est une excellente intendante, qui ne laisse pas s’encombrer leurs logis ; une maison tout entière, à Bielefeld, est consacrée au déballage de ce superflu fané, et les déballeurs, les trieurs, les catalogueurs sont des épileptiques. Épileptiques aussi les concierges, les jardiniers, les domestiques, voire même les caissiers et les secrétaires ; et les mieux portans dirigent les plus malades, et des épileptiques se vengent de leur mal en combattant l’épilepsie chez les autres.
On trouve, préposés à ces œuvres, des « Frères » et des diaconesses ; ces indispensables auxiliaires sont formés à Bielefeld, dans deux maisons installées par M. de Bodelschwingh. Suivant la méthode dont Wichern, tout le premier, avait inauguré l’application au Rauhe Haus, les nombreux déshérités dont M. de Bodelschwingh a comme retrouvé les titres à l’existence en leur offrant un petit rôle social sont organisés en familles : chaque « famille » a sa maison, son jardin, elle est chez elle ; quelques épileptiques la composent, sous la direction d’un « Frère » ; au lieu d’être ramassés dans de grandes casernes de bienfaisance, comme des unités étiquetées, ils sont placés, autant que possible, grâce à ce morcellement en familles, dans les conditions communes de la vie.
Enfin, de saison en saison, se succèdent, autour de M. de Bodelschwingh, des candidats en théologie qui viennent apprendre à bonne école l’art de faire le bien : se promenant à travers la cité de l’épilepsie, on les voit échanger un salut cordial avec toutes les pauvres créatures, rabougries ou défigurées, auprès desquelles ils passent ; ils ont pour cette grande famille d’épileptiques, si inférieure leur soit-elle, les prévenances du Christ pour la grande famille humaine, et considèrent à juste titre comme des bienfaiteurs ceux qui leur sont une occasion perpétuelle de faire le bien.
Lorsqu’un cœur se laisse éveiller au spectacle d’une misère, il est comme voué à l’insomnie par l’évocation de toutes les autres, qu’il ne connaît point, mais qu’il suppose ; on ne gouverne point ses larmes ni l’activité qu’elles inspirent ; et par une transition dont il ne faut point chercher une explication logique, M. le pasteur de Bodelschwingh, secondé dans cette tâche nouvelle par l’expérience de M. Charles de Massow, s’est voulu rendre maître du vagabondage comme de l’épilepsie. Il a conçu, et partiellement réalisé, à travers tout le territoire allemand, un réseau d’environ 2 000 stations alimentaires (Verpflegungsstationen) et de 27 colonies agricoles : celles-là pour une demi-journée, celles-ci pour plusieurs semaines, accueillent le vagabond, le logent, le nourrissent, mettent un travail à sa disposition, et lui donnent ainsi l’occasion de faire valoir son droit à la vie. Qu’avec une négligence de marâtre la société méconnaisse ce droit ; aussitôt l’être humain, tombant à l’état d’épave, se demande pourquoi il vit. En aspirant vers une organisation sociale dans laquelle aucun être humain ne regretterait d’avoir été appelé à l’existence, M. de Bodelschwingh se considère comme le ratificateur de la volonté créatrice, comme l’exécuteur testamentaire de Jésus. C’est un rôle que volontiers il partagerait avec l’État : il convie les pouvoirs publics à l’aider par l’action des lois et à faire pénétrer leur intervention tutélaire dans la vie du chômeur et dans celle du travailleur ; et tandis que beaucoup d’hommes d’œuvres, modèles et docteurs d’initiative privée, sont facilement animés de jalousie à l’égard de l’État, M. le pasteur de Bodelschwingh a ce double mérite d’avoir mesuré, tout ensemble, ce que peut l’initiative privée et ce qu’elle ne peut pas.
Si les desseins de M. le pasteur de Bodelschwingh en faveur des vagabonds rencontraient un plein succès, on pourrait assister à ce phénomène imprévu d’une conquête du « cinquième État » par le christianisme ; et ce serait peut-être le début de cette conversion des masses que Wichern rêvait d’inaugurer en fondant la Mission Intérieure, et qui, jusqu’ici, est demeurée bien fragmentaire et passablement timide. La Mission Intérieure, en général, cherche des maladies, des infortunes, des délaissemens ; et perpétuellement elle explore la société pour y trouver cette clientèle-là, pour l’en tirer et pour la soigner à part ; c’est dans cette besogne qu’elle excelle. Mais entre la Mission Intérieure et l’immense foule insaisissable, qui trouvera la route ? A Hambourg, on a multiplié les institutions philanthropiques ; et cette ville est l’une des plus irréligieuses de l’Allemagne. Sous l’intelligente direction de M. le pasteur Stœcker et de son jeune collègue M. Braun, la Mission Urbaine de Berlin a réparti la grande ville entre une soixantaine de missionnaires qui, chaque vendredi matin, dans une réunion d’études et d’édification, se renseignent entre eux sur les besoins religieux et moraux de leurs quartiers ; elle a expédié, dans les impasses et dans les cours, des troupes de jeunes enfans, pour chanter, sous le ciel et en même temps que le ciel, la gloire du bon Dieu. Mais dans un comité directeur d’une grève, sur mille grévistes qui viennent quérir un secours, trois seulement peuvent dire à quel district religieux ils appartiennent et quelle est la « sœur » de la Mission Intérieure qui en a la charge ; et M. le pasteur Seydel, du clergé paroissial de Berlin, écrivait en 1895 : « Bien que la Mission Intérieure, pendant plusieurs dizaines d’années, ait toujours étendu son activité, le détachement à l’égard de l’Eglise est devenu, non pas moindre, mais toujours plus grand. »
Ce qu’il y a de plus original dans les innovations apostoliques de la Mission Intérieure, c’est la création de « services religieux spéciaux » : ils sont tenus, à certaines heures extraordinaires, pour les cochers de fiacre, les employés de chemins de fer, les portefaix, les garçons d’hôtel, les matelots ; on est descendu vers les bateliers de la Sprée, et sur le pont d’un bateau, devant la foule groupée sur les quais, respectueuse ou gouailleuse, on leur a prêché l’Évangile. Ce labeur n’a pas été sans fruit : près de mille bateliers, deux mille domestiques d’hôtel, se sont prêtés à ces dévotions improvisées. Il semble que, pour avoir vraiment accès auprès des foules, les envoyés de la Mission Intérieure doivent s’adapter aux cadres mêmes de la vie matérielle : ces cadres sont devenus si impérieux, ils enserrent avec une telle raideur l’activité quotidienne de chacun, que la religion s’y doit glisser au lieu de convier les travailleurs à s’y soustraire quelques instans ; si elle ne peut obtenir le repos du dimanche, elle guettera, pour s’en emparer, la courte minute d’haleine que laissera le travail du dimanche ; et c’est peut-être ce que voulait dire M. le pasteur Naumann lorsqu’il expliquait un jour qu’à la communauté religieuse fondée sur la proximité de domicile (Ortsgemeinde) l’avenir juxtaposerait ou substituerait la communauté religieuse fondée sur l’analogie des professions (Berufsgemeinde).
A un pôle inverse, on recueille, sur les lèvres de certains pasteurs des Eglises officielles, le souhait que la Mission Intérieure s’absorbe peu à peu dans ces églises, que les diverses associations grandies sous ses auspices aient leur siège dans un Vereinshaus appartenant à la communauté paroissiale, que chaque communauté ait sa diaconesse, ouvrière du bien, à côté du pasteur officiel, ministre de Dieu, et qu’enfin cesse cette dualité entre les pasteurs de la Mission Intérieure qui veulent reconstituer, sur des fondemens inédits, des chrétientés vivantes, et les pasteurs officiels isolés, sans horizon, sans espérance, au milieu de chrétientés mortes. M. Uhlhorn, l’historien de la charité protestante, a longuement développé certains de ces vœux. M. le pasteur Sulze a tenté de les réaliser dans un faubourg de Dresde, en adaptant à la vie paroissiale de ce faubourg une organisation fort originale, que nous avons eu l’occasion d’indiquer dans un article antérieur. M. de Ruckteschell, pasteur à Hambourg, a démontré avec une grande clarté que la communauté paroissiale ne doit point être seulement l’ « objet » de la Mission intérieure, et qu’elle devrait aussi en être le « sujet ». Mais l’absorption de la Mission Intérieure dans les cadres des Eglises officielles ne saurait être efficace que si les communautés paroissiales devenaient des noyaux d’action chrétienne, consistans, cohérens et robustes. Ce n’est point par des décisions ou par des thèses qu’on la pourra réaliser : elle se fera spontanément ou elle ne se fera pas. En vain Fliedner voulut-il que les diaconesses par lui fondées fussent surtout affectées au service paroissial : aujourd’hui, 2 072 diaconesses seulement sont employées par les communes, et 3 081 par les institutions charitables. Les communautés rhénanes et westphaliennes, on le devine aisément, sont celles où les diaconesses sont le plus volontiers utilisées et qui pourraient le plus aisément suppléer au concours de la Mission Intérieure : M. le pasteur Axenfeld citait avec une légitime fierté, dans un congrès social de l’année 1891, l’exemple de la commune de Godesberg, où la maison des œuvres (Vereinshaus) et l’Auberge hospitalière (Herberge zur Heimat) sont la propriété de la paroisse.
Mais provisoirement ces exemples ne peuvent être qu’isolés ; et les Eglises ont besoin de la Mission Intérieure, plus que celle-ci n’a besoin des Eglises. Wichern écrivait en 1848 : « Les amis de l’Église ont à l’endroit de la Mission des attitudes très diverses. Les uns la bénissent comme une amie, comme une servante des communautés ; les autres la considèrent avec méfiance, comme si elle était pour l’Eglise un élément de destruction ; ils inclineraient même à lui faire la guerre. » Les attaques d’Adolphe Fabri, pasteur de Hanovre, et un roman caricatural intitulé les Chevaliers de l’Esprit, traduisirent les rancunes et les suspicions de l’Église contre la jeune Mission Intérieure. Aujourd’hui ces suspicions et ces rancunes sont presque complètement dissipées : on fait des collectes, en beaucoup de temples, pour les besoins de la Mission ; le pasteur préposé aux œuvres (Vereinsgcistliche) est, dans chaque district, installé par le consistoire ; et les autorités ecclésiastiques ont encouragé la création de cours destinés aux pasteurs, et concernant les diverses matières dont s’occupe la Mission Intérieure. Avant de fonder en Bavière une institution semblable à la Mission Intérieure de Wichern, le luthérien Löhe écrivait : « Avec ce courant de la Mission Intérieure, nous ne voulons pas faire s’engouffrer dans l’Église le flot des bonnes œuvres, nous voulons nous tenir aux portes et frayer à ce flot, si possible, une route confessionnelle. « On pressent, sous ce langage obscur, les sourdes et tenaces résistances qu’oppose le luthéranisme archaïque chaque fois qu’on veut ajouter quelque nouveau labeur à cette double mission dans laquelle il emprisonnait le pasteur : enseignement de la parole divine et collation des sacremens. Mais c’est en vain qu’à l’encontre du flot des bonnes œuvres les fidèles du vieux luthéranisme s’essaieraient à dresser des digues : le flot pénètre, malgré tout ; il franchit et il déborde ; et dans la lutte qui s’est engagée entre l’esprit de Jésus et l’esprit de Luther, ce n’est point au second, adversaire des œuvres, que le protestantisme allemand abandonnera la victoire. Rodolphe Todt, l’initiateur du mouvement évangélique social, dénonçait il y a vingt ans l’indifférence du clergé pour les bonnes œuvres, et il déclarait que la Mission Intérieure, en même temps que l’auxiliaire des Églises officielles, en était l’accusatrice. Et le théologien Paul de Lagarde, un peu plus tard, écrivait de son côté, non sans ironie : « La doctrine fondamentale de Luther est si oubliée, que les ecclésiastiques protestans sérieux ne se font supporter, dans leurs communautés, que par de bonnes œuvres. » Il est à souhaiter, pour la vitalité de l’établissement évangélique, que Paul de Lagarde ait raison à l’encontre de Rodolphe Todt.
Indépendance à l’égard de l’Etat, sentiment très vif et très ardent de la fraternité des croyans, exercice actif de la charité et des bonnes œuvres : ce sont là trois avantages qu’une élite d’âmes pieuses se complaît à rencontrer dans certaines communautés évangéliques qui sont comme de petites églises au milieu de la grande, et dans les sectes, qui sont comme de petites églises hors de l’Église. Ce mouvement centrifuge, qui pousse ces âmes à chercher sur les confins de l’établissement officiel, ou même hors de ces confins, une vie chrétienne plus intense, s’inaugura dès la fin du XVIIe siècle. Spener et Franke, qui furent à cette époque les deux saints de la Réforme, pouvaient être considérés, le premier surtout, comme des façons de schismatiques : c’est par des réunions privées d’édification mutuelle, les collegia pietatis, qu’ils renouvelaient parmi leurs coreligionnaires l’esprit chrétien desséché ; mais c’est contre le gré des autorités religieuses et civiles que certaines de ces réunions purent se perpétuer. Urlsperger, à la fin du XVIIIe siècle, exposait aux protestans de la région d’Elberfeld que « c’est un devoir, en face de l’incroyance qui progresse, de conserver au moins dans des cercles plus étroits le symbole évangélique, de se mettre en garde contre la pénétration de la corruption morale, et de cimenter plus solidement, par des rapprochemens confraternels, les liens de la charité chrétienne » : il annonçait, par ce manifeste, la fondation de la Société du christianisme, association libre de chrétiens évangéliques. C’est aussi par la création de communautés spéciales que les mystiques qu’on a dénommés « les Pères du Wurtemberg » satisfaisaient et communiquaient l’édifiante ardeur de leurs consciences ; et les consistoires invoquaient la rigueur du pouvoir public contre les visées séparatistes dont on soupçonnait ces belles âmes. Mais au mal qu’on disait d’eux, piétistes et mystiques répliquaient en faisant le bien. Franke, pour s’arracher à l’incroyance de sa jeunesse, se jeta dans l’action charitable et fut le premier homme d’œuvres de la Réforme allemande ; c’est lui qui donna le branle aux missions en pays païens, et c’est sous l’impulsion de ses encouragemens que le baron de Canstein inaugura la diffusion de la Bible à travers les masses. Le groupement créé par Urlsperger fut comme le tronc fécond autour duquel se ramifièrent la société de missions d’Elberfeld, la société biblique de Berg, la société de tracts du Wupperthal. Les maisons d’orphelins de Ludwigsburg et de Stuttgart, l’association centrale de bienfaisance inaugurée à Stuttgart en 1817, le premier asile pour la jeunesse coupable, fondé par Zeller en 1820, eurent des origines nettement piétistes. « Si le sel de la terre s’évapore, avec quoi salera-t-on ? » Ce sont ces humbles sectaires, profondément imprégnés de l’esprit chrétien, qui détournèrent de l’établissement luthérien l’imprécation menaçante de Jésus.
A l’heure présente, dans certaines régions de l’Allemagne, l’infatigable activité de leurs successeurs déchaîne, avec une sainte violence, le souffle de Dieu. La vallée supérieure de la Sieg est en train de devenir une terre de prophétisme. Quelques familles de mystiques, les Krummacher, les Siebel, ont entretenu dans ce district et dans l’industrielle vallée de la Wupper, qui en est toute voisine, un étrange mouvement d’exaltation, mouvement qui d’ailleurs se divise à l’infini. Il y a là la Société évangélique, plutôt luthérienne d’inspiration, l’Association des Frères, fondée sous l’influence de la secte anglo-saxonne des arbystes, aux yeux desquels toute église vient du diable, et l’Association pour la prédication ambulante, à laquelle les pasteurs officiels font un accueil très divers et les autorités supérieures un accueil unanimement mauvais ; en outre, une multitude de petites communautés, dont les unes se joignent pour la Pâque à l’Eglise établie, et dont les autres font la Pâque chez elles. Tillmann Siebel, un des chrétiens qui eurent le plus d’influence dans ces parages, recommandait, il y a quarante ans, qu’on cessât de fréquenter l’église, afin d’éviter le contact des incroyans et de contraindre les pasteurs officiels à opérer des réformes ; il a fait école, et l’Eglise officielle, dans la vallée de la Sieg, perd une notable partie du terrain qu’y gagnent les petites communautés mystiques.
Dans le Wurtemberg, à certains momens du siècle, on observait, parmi les croyans fervens, un goût d’isolement, et le besoin de former, à quelques-uns, une fraternité spéciale cimentée par l’amour divin : en général, c’est en exagérant un dogme ou bien en développant quelque hypothèse théologique qu’ils trouvaient prétexte à cette séparation. Michael Hahn, Rapp, Preziger construisaient à grands renforts de rêves certains systèmes théologiques ou philosophiques, et ces systèmes étaient un point de départ pour la formation de communautés. Sous l’impression de ces novateurs, un certain nombre de fidèles détachaient les chaînes qui jusque-là les reliaient à l’Église officielle, et proclamaient bien haut leur rupture : pour mettre le consistoire en rage, les partisans de Rapp affectaient de travailler le dimanche. Gustave Werner, « le Père Werner », comme l’on dit à Reutlingen, mort il y a quelques années, n’avait point ces allures d’outlaw : persécuté par l’Église officielle du Wurtemberg pour les initiatives apostoliques auxquelles il s’abandonnait, soupçonné d’ailleurs de trop de complaisance pour les doctrines de Swedenborg, il finit par donner sa démission de pasteur ; et la petite communauté chrétienne dont il était le chef avait à l’endroit de l’Eglise des allures indépendantes, mais non point séparatistes. Essai de réalisation du principe communiste, cette communauté rassemblait quelques centaines de braves gens, qui faisaient une masse de tout ce qu’ils possédaient, et qui se promettaient, les uns aux autres, de vivre dans le labeur et la piété ; en moins d’un demi-siècle, on a fait, sur ce carré de terre de Reutlingen, l’expérience décisive qu’une société communiste ne pourrait subsister qu’à la condition d’être une compagnie de célibataires ; sur l’emplacement où le vieux Werner avait voulu prouver le communisme en l’appliquant, un certain nombre de fabriques, où des gérans surveillent des salariés, donnent aujourd’hui quelque bénéfice pour l’entretien des œuvres de charité créées par Werner ; quant à la fraternité communiste, elle se décime, tête par tête, et chaque membre qui meurt n’est point remplacé.
Les statuts de ces petites communautés religieuses, qui vont se multipliant un peu partout, et jusque dans la Prusse orientale et la Poméranie, sont infiniment variés : certaines, fidèles aux Eglises officielles, y réchauffent l’éclat du flambeau chrétien ; d’autres, en plus grand nombre, observent à l’endroit des clergés d’Etat une attitude frondeuse ou chagrine. Quant à la statistique de ces communautés, il est impossible de la dresser : elles n’ont point l’ambition de figurer à part dans les recensemens ; et parmi les adhérons, les uns figurent, au dénombrement des cultes, sous la rubrique : Évangéliques, et le restant sous la rubrique : Autres chrétiens.
Mais ce dernier vocable abrite aussi toutes les sectes franchement séparées : mennonites, qui refusent, au nom des livres saints, le service militaire et le serment judiciaire ; baptistes, qui ne confèrent le baptême qu’aux adultes ; méthodistes, qui savent avec une science consommée, par une sorte de gymnastique mystique et par l’habitude des confessions publiques, développer en eux-mêmes et chez leurs coreligionnaires la sensation du péché et celle du pardon divin ; irvingiens enfin, qui se réputent les représentans actuels de l’esprit prophétique, et qui, communiant tous chaque dimanche avec la chair et le sang de Jésus, attendent pour une prochaine échéance le jugement dernier.
Formant secte à part, mais vivant cependant en cordiaux rapports avec l’Eglise officielle, les Frères Moraves entretiennent entre eux, par les réunions fréquentes qu’ils tiennent dans leurs salles de prière, l’habitude d’une haute piété ; et tandis que l’Allemagne et la Suisse, représentant ensemble plus d’un cinquième du protestantisme universel, acquittent à peine le treizième des frais de propagande chrétienne dans les pays païens et ne fournissent que le septième des missionnaires, la modeste communauté des Frères Moraves, qui ne dépasse point en nombre la population d’une petite ville de province, entretient 174 missionnaires et dépense annuellement, pour la diffusion du christianisme, 495 000 marks. M. le pasteur Warneck, l’historiographe le plus compétent des missions protestantes, signale cet exemple à ses innombrables concitoyens des Eglises officielles comme une leçon qui les doit « couvrir de honte. »
Il fut un temps où ces diverses sectes, si sincèrement et si pleinement chrétiennes, étaient surtout fréquentées par les membres des classes élevées : ils y trouvaient un moyen d’échapper à l’Eglise de tous, et ressentaient quelque plaisir à composer comme une aristocratie du christianisme. De nos jours, au contraire, ce sont plutôt les petites gens, les ouvriers, les hommes de métiers, qui fréquentent volontiers ces sortes de boudoirs ; et l’on prétend même que le principal charme que certains y trouvent est de n’avoir point à faire toilette pour se rendre à la réunion de la secte. De sentir qu’ils y viennent d’eux-mêmes, qu’ils en sont les familiers, non point par la volonté de leurs parens ou par le fait de leur baptême, mais par une libre adhésion, c’est là un attrait qui sollicite vers les sectes un certain nombre d’esprits indépendans ; se rallier à une secte, c’est en quelque façon se faire sa religion, ou tout au moins la choisir ; et ceux qui souhaitent que leur conscience devienne l’ouvrière active de leur foi échangent volontiers l’hégémonie officielle contre une autonomie séparatiste. Ils coudoient, dans ces modestes convens, d’autres chrétiens qui pensent comme eux, prient comme eux, suivent le même code qu’eux ; parfois il faut, avant le mariage, soumettre à l’approbation des frères le nom de la personne à laquelle on se fiance : un mennonite, par exemple, ne peut épouser qu’une mennonite ; et si l’un des conjoints est mis au ban par la secte, l’autre doit abandonner le commerce conjugal ; les procès entre coreligionnaires sont parfois jugés dans l’intérieur de ces petites églises ; on y admet comme une règle efficace, que chacun des membres fasse à l’ingérence de l’Etat et du pouvoir civil la moindre part possible dans sa propre existence : César est toujours quelque peu suspect dans ces assemblées de croyans. La contrainte religieuse, le droit de surveillance et le droit d’exclusion mutuelle, y sont en vigueur ; tous se sentent une élite à laquelle le premier venu n’est point admis à se joindre ; d’autant plus enclins à saluer en eux-mêmes le peuple de Dieu qu’ils sont un peuple plus minuscule, ils ne confèrent qu’à bon escient la naturalisation parmi eux. Faire nombre, ils n’y tiennent point ; ils craindraient qu’avec un flot de néophytes douteux, un air de tiédeur ne s’engouffrât dans leurs assemblées, et leur rêve n’est point de décimer les églises officielles, mais seulement de les écrémer, si l’on peut ainsi dire, en attirante eux les âmes de prix.
Les clergés d’Etat s’en inquiètent ; mais contre ces sectes si discrètement conquérantes, à peine ont-ils le droit de faire acte d’hostilité ; car, en définitive, si l’on épie l’inspiration générale des institutions religieuses qui font le plus d’honneur au protestantisme allemand, on observe que les écoles du dimanche, où Wichern puisa la pensée de son superbe apostolat, furent créées par les baptistes de Hambourg ; que les premières diaconesses existèrent chez les mennonites ; que beaucoup de missions en pays païen doivent leur origine à des communautés séparatistes et leur vitalité à des sectes. Ainsi les communautés et les sectes, même ouvertement hostiles à l’Eglise officielle, demeurent encore pour elle des bienfaitrices puisqu’elles l’édifient par leurs exemples et l’arrachent à sa léthargie. Et si les autorités constituées, chefs d’Etat, et bureaucrates d’Église, avaient réussi à arrêter le développement de ces petits groupes, le christianisme évangélique, en Allemagne, eût perdu ses plus précieux sanctuaires.
Distinguer entre l’institution et les hommes : c’est une précaution qui souvent s’impose dans les études d’histoire religieuse. L’apologétique catholique, lorsqu’on lui objecte les souillures de certains papes, allègue la vitalité de l’institution romaine ; l’apologétique évangélique, lorsqu’on lui objecte la faiblesse évidente de l’institution réformée, allègue la beauté de certaines individualités, mûries et épanouies dans l’atmosphère de la Réforme. Dans la, vaste suite de l’histoire, chaque homme n’est qu’un accident : l’apologétique catholique fait abstraction de ces accidens, pour s’attacher à ce qui dure, à ce qui est perpétuel ; l’apologétique protestante procède inversement ; et vous ressaisissez, dans cette divergence, la différence de génie des deux religions, l’une traditionnelle, l’autre individualiste. M. Harnack demande à la Réforme de produire des personnalités chrétiennes, aux Églises de mettre ces personnalités « sur le chandelier » : c’est en montrant des âmes de protestans que le protestantisme confondra ses adversaires.
Et certes, il en peut montrer de très belles, de très nobles, plus nombreuses même, au XIXe siècle, que dans les périodes antérieures. Mais beaucoup d’entre elles sont amenées, par la logique des principes de la Réforme, par la force même de leur piété individuelle, à délaisser la masse vulgaire des demi-fidèles, et à chercher, non point, comme les mystiques du catholicisme, une façon plus achevée de pratiquer la religion, mais proprement une religion spéciale, une religion de secte. L’aristocratie pieuse du catholicisme reste de plain-pied avec la foule des simples et des médiocres ; avec cette foule, elle conserve un terrain commun ; c’est le catholicisme lui-même ; et c’est sur ce terrain qu’est édifiée la tour d’ivoire des « conseils évangéliques », dont le faîte émerge au-dessus de l’Eglise, mais dont la base est dans l’Église. Au contraire, entre l’aristocratie pieuse de la Réforme et l’ensemble de l’établissement réformé, le fossé du mépris ou de l’oubli va toujours se creusant. La Réforme développe, dans les âmes d’élite, une religiosité d’élite ; mais cette religiosité, loin de les emprisonner dans l’édifice de l’Eglise officielle, les pousse dehors ; elles deviennent d’autant plus étrangères au protestantisme proprement dit qu’elles sont plus protestantes. La notion d’Eglise et la notion de protestantisme sont-elles compatibles entre elles ? en les conciliant de force, ne les condamne-t-on pas à s’entre-choquer sans trêve, à commettre l’une contre l’autre de perpétuels attentats ? Une organisation confessionnelle n’exclut-elle pas la liberté individuelle des consciences ? Voilà l’éternel fond du débat. Y a-t-il une place, dans l’Église de tous, pour ceux qui sont capables de se faire eux-mêmes leur christianisme ? Il en est beaucoup, parmi eux, qui croient que non.
L’Etat, lui, maintient que oui : de son mieux, il cache l’irrémédiable antinomie ; et c’est un spectacle curieux de voir comment la Réforme et l’État, en Allemagne, se gênent et se retardent mutuellement : la Réforme, en s’attachant au pouvoir épiscopal du souverain, même lorsqu’elle en souffre, en continuant de souhaiter les prévenances spéciales des pouvoirs publics, empêche l’Etat de devenir franchement laïque ; et c’est pourquoi M. Georges Pariset pouvait écrire récemment : « Ce sont aujourd’hui les pays qui ont adopté la Réforme, dont l’évolution politique est la moins avancée[3] » ; et, d’autre part, l’État, en maintenant les cadres factices des Églises officielles, empêche le principe protestant de se développer logiquement et retarde à son tour l’évolution religieuse de la Réforme. Malgré les intentions émancipatrices de certains hommes d’église, la Réforme est attachée à l’État ; c’est de celui-ci, non de celle-là, que pourra venir l’initiative d’un arrangement plus loyal.
Et si l’Etat, pour emprunter une autre expression de M. Georges Pariset, « trouvait le périlleux courage de s’amputer en quelque sorte de l’Église sur lui-même », on verrait peut-être l’Allemagne religieuse ressembler, à bref délai, à la Grèce d’il y a dix-huit siècles, où des écoles de philosophes, de rhéteurs, de semi-théologiens, proposaient aux âmes souffrantes divers moyens de communier avec l’idéal ; grâce aux progrès de la théologie ritschlienne, il y aurait là comme une haute école pour les consciences ; toutes les initiatives protestantes, libres enfin, s’y déploieraient avec magnificence ; le protestantisme deviendrait uniquement un apprentissage pour la spéculation religieuse, il en serait alors des salles de réunion protestantes comme de nos classes de philosophie, où le professeur enseigne à penser, et conduit souvent à penser autrement que lui.
Dans les facultés de théologie, l’esprit de critique se déchaîne contre une orthodoxie dont les Eglises établies voudraient arbitrairement maintenir la façade ; dans les sectes, l’esprit de foi souffle, enveloppant dans ses tourbillons quelques faisceaux d’âmes vraiment religieuses, que les Églises établies n’ont jamais su ni satisfaire ni employer ; partout où il y a des souffrances (et où n’y en a-t-il pas ?), l’esprit de charité s’éveille, et secoue depuis un siècle la torpeur des vieux clergés, captifs du luthéranisme pur. Les Eglises officielles se sont attardées en une longue tentative pour juxtaposer, à l’affirmation de la liberté intérieure du croyant, la proclamation d’une autorité extérieure, d’une hiérarchie, que tant bien que mal on érigeait au-dessus des fidèles. Si cette tentative doit être abandonnée, les Eglises elles-mêmes, alors, risqueront peut-être de succomber : ce sera une fiction de moins. Sur les ruines de cette fiction, l’esprit de critique et l’esprit de foi se disputeraient les âmes, librement, en un duel interminable. Mais par-dessus l’un et l’autre planerait l’esprit de charité : on réparerait, par des œuvres, les lassitudes et les angoisses du combat ; et des œuvres on espérerait le salut. Renonçant à être une croyance, fatiguée d’être une méthode de recherche, jalouse d’action, éprise de réalités, la Réforme, à cette heure de crise, rendrait un tardif hommage au vieil apôtre Jacques, que Luther expulsa du Canon parce qu’il avait vanté l’efficacité des bonnes œuvres et parce qu’il avait cru, tout simplement, qu’en faisant le bien on se rend plus digne de trouver le vrai et d’accéder au divin.
GEORGES GOYAU.
- ↑ Nous renvoyons le lecteur désireux d’approfondir ces questions au livre tout récent de M. Georges Pariset : l’État et les Eglises en Prusse sous Frédéric-Guillaume Ier (Paris, Armand Colin), travail de premier ordre, où l’érudition précise du détail ne porte préjudice ni à la clarté des grandes lignes ni à l’ampleur originale des vues d’ensemble. Le règne de Frédéric-Guillaume Ier y apparaît comme une époque de transition, d’où l’auteur plane avec aisance sur les diverses phase qu’ont traversées, en Prusse, les rapports entre l’Église et l’État. A beaucoup d’égards, l’étude de M. Pariset sur le protestantisme, observé au XVIIIe siècle, l’a conduit à des conclusions assez rapprochées des nôtres.
- ↑ Voir la Revue du 15 juin 1896.
- ↑ Op. cit.. p. 836.