L’Allemagne religieuse. L’Évolution du protestantisme contemporain/02

L’Allemagne religieuse. L’Évolution du protestantisme contemporain
Revue des Deux Mondes4e période, tome 137 (p. 570-595).
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L'ALLEMAGNE RELIGIEUSE

L'ÉVOLUTION DU PROTESTANTISME CONTEMPORAIN

II.[1]
LES FAITS

D’une façon toute spéculative, et comme il conviendrait pour de simples opinions d’école, nous avons étudié le conflit des doctrines au sein du protestantisme allemand. Mais c’est une Eglise, et non point une académie religieuse, c’est une société ouverte à toutes les consciences, et non point seulement à quelques esprits distingués, que Luther voulut instituer. Tout de suite les courans théologiques, dès qu’ils ont entraîné quelques intelligences de pasteurs, aspirent à charrier, en foule, les âmes des fidèles ; et dans la vie entière de l’église, le choc des affirmations et des négations, de la croyance et des diverses formes d’incroyance, se répercute et se multiplie. Sauf dans les « congrès évangéliques sociaux », qui rallient les différentes fractions du protestantisme, le souvenir des antagonismes dogmatiques maintient, entre protestans de bonne volonté, des barrières de défiance : c’est ainsi que l’Association de Gustave-Adolphe et la Ligue Évangélique, créées, disait-on, par des libéraux, et destinées à la diffusion du protestantisme, eurent à combattre, quelque temps durant, la malveillante réserve des orthodoxes. Rarement un théologien croit au désintéressement de ses adversaires ; bien plutôt il les soupçonne, lorsqu’il les voit apôtres, de vouloir gagner, non point des âmes à Dieu, mais des cerveaux à leur doctrine. Dans les universités, les écoles rivales passent la revue de leurs forces et font l’épreuve de leurs armes ; mais c’est au champ clos des communautés qu’elles prétendent descendre, pour préparer lentement la collision décisive, suprême, entre ceux qui veulent retarder l’évolution du protestantisme et ceux qui la veulent précipiter. Dans quelle mesure, au prix de quels inconvéniens, survit à ces hostilités intestines une certaine unité de l’Eglise protestante ? à ces inconvéniens, quels remèdes pourraient être apportés ? mais quels obstacles s’opposent à l’application de ces remèdes ? voilà ce qu’il nous faut à présent chercher.


I

Si les simples fidèles, par tout l’Empire, prenaient une part active aux luttes théologiques, l’apparente unité de l’établissement religieux disparaîtrait. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer ce qui se passe en Bade ou à Berlin lorsqu’on renouvelle les représentations des communautés : entre les deux listes opposées, « croyante » et libérale, les polémiques se déchaînent ; les libéraux publient des appels contre la « servitude spirituelle », contre les « hypocrites », contre les « porteurs de manteaux » ; et les « croyans » rendent injure pour injure. Après le vote, l’âpreté des haines subsiste : vaincus en Bade en 1895, les orthodoxes traitèrent de sots fieffés (ausgemachte Tröpfe) la majorité des électeurs, et se plaignirent d’ailleurs que certains fanatiques de l’irréligion se fussent pressés aux urnes pour faire triompher, dans l’Église, les opinions les plus avancées. Echauffé par ces argumens un peu grossiers qu’on appelle des argumens électoraux, le suffrage universel, en l’espèce, laisse volontiers aux théologiens de profession l’art et l’intelligence des nuances ; aux subtiles cottes de mailles, aux jolis et pénétrans stylets, que l’école de Ritschl a forgés pour une élite, le commun des laïques préfèrent, lorsqu’ils se mêlent en ces bagarres, la lourde artillerie de l’orthodoxie ou du vieux libéralisme, grosses affirmations qu’aisément ils saisissent, gros mots aussi, parfois, qu’aisément ils redisent ; ce n’est point une vertu plébéienne que l’élégance théologique. Mais cet attrait des ouailles pour des discussions qui les dépassent est un fait exceptionnel. Dans les communautés, mettez à part une élite, qui s’intéresse aux choses d’Église, et qui, lorsqu’il est besoin, pétitionne, proteste, et fait du bruit au nom de la masse : cette masse elle-même se répartit en deux groupes, dont les uns, docilement pieux, suivent le pasteur tel qu’il est, et dont les autres, indifférens, le négligent quel qu’il soit.

Tièdes ou dévots, pourtant, il est un cas où presque tous deviennent attentifs et volontiers susceptibles : c’est lorsque des doutes s’élèvent sur la loyauté du pasteur. De ses rapports avec les autorités de l’Église, de son orthodoxie, de sa foi en un mot, on s’inquiéterait assez peu ; mais ce qu’on épie, ce sont ses rapports avec sa conscience, sa sincérité, sa bonne foi, bref son état d’âme ; et parmi le branle-bas des négations théologiques, l’âme d’un pasteur est parfois fort oscillante, et parla même endolorie. Au contact de ses manuels, au pied des chaires universitaires, il a appris à critiquer le dogme ; on a mis à nu, sous ses yeux, ce que l’Écriture et le symbole renfermaient d’erreurs ou d’interpolations humaines ; et ces détails se sont gravés dans sa mémoire, avant que les vérités divines, exprimées en ces documens sacrés, n’aient mis leur empreinte dans son cœur. Par surcroît, les grands faits de l’histoire évangélique sont pour lui comme une écorce, que la hache de la critique a fait tomber. On lui assigne une paroisse ; il y doit prêcher ce dogme, expliquer ces grands faits, les célébrer même ; car précisément les fêtes de la communauté, Noël, Pâques, l’Ascension, la Pentecôte, en ramènent l’anniversaire. Pour être fidèle, tout ensemble, à ses professeurs d’hier et à sa profession d’aujourd’hui, comment s’y prendra-t-il ? Il n’y a qu’un recours : c’est l’équivoque.

S’indigner est facile ; mais l’équivoque, ici, loin de trahir une lâcheté, traduit une nécessité ; et si la cohésion de l’Église protestante requiert, comme une condition sine qua non, l’emploi de ce procédé, pourquoi l’impuissante orthodoxie dénonce-t-elle si durement ceux qui s’en servent ? De ces accommodemens avec le ciel, commandés par l’intérêt même du ciel, l’histoire de la Réforme est d’ailleurs toute pleine. Le théologien Bahrdt, un triste personnage au demeurant, disait au XVIIIe siècle : « On n’a qu’à prononcer le nom de Jésus bien fréquemment, pour persuadera la grande masse que l’on enseigne le vrai christianisme… » Son contemporain Semler, homme de science et de foi, professait une religion subjective ; « mais de peur que l’institution si utile de la communauté chrétienne ne fût ébranlée, il consentait à s’accommoder, si ce n’est aux idées, du moins aux termes conventionnels, et à s’associer au culte de la communauté, alors même qu’il ne partageait plus les convictions qu’il était chargé d’exprimer. » C’est M. Lichtenberger, en son instructive Histoire des idées religieuses en Allemagne, qui rend à Semler cet hommage. « Il faut avoir une pensée de derrière la tête, et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple » : Strauss, chargé d’édifier, au fond de la Souabe, quelques âmes rurales, racontait cette tactique à son ami Märcklin. On s’est, il y a deux ans, scandalisé, dans certains cercles croyans, de cette phrase de M. Meinhold, professeur à Bonn : « Si une vieille petite mère me parle du bienheureux Abraham, je ne la trouble pas, je me réjouis de la simplicité de sa foi, et je pense à cette parole du Christ, que quiconque ne recevra pas le royaume de Dieu comme un enfant n’y entrera point. » De quelque irrévérence qu’elle témoigne pour la vieille petite mère, pour Abraham, peut-être même pour le royaume de Dieu, une telle maxime n’a rien de plus étrange que la conduite de M. Pfleiderer, le célèbre professeur de Berlin, qui conteste, devant les étudians, l’apparition de Jésus sur le lac de Génésareth, racontée dans l’Evangile de Jean, et qui, devant les fidèles, à la Quasimodo de 1881, prêche, dit-on, sur cette apparition. « Le mensonge dans les chaires est pire que le manque de chaires », s’écriait il y a deux ans un pasteur croyant de Hambourg, M. Glage, bientôt châtié par ses supérieurs pour son appel à la franchise et pour son exemple de franchise. Il avait souvenance, peut-être, d’un gracieux distique inscrit sur les murs de la Wartburg : « Lorsque le cœur et la bouche sont d’accord, c’est bien la meilleure musique. » Mais si ce distique est aujourd’hui lettre morte, la faute en est-elle aux prédicateurs, ou bien au travail théologique qui a divisé l’Eglise contre elle-même ?

Une Bretonne, un jour, entendant Ernest Renan parler du « divin », trouva qu’il causait comme M. le recteur, et même mieux ; et certaines personnes, plus confiantes que sagaces, ne virent point de différences entre la Vie de Jésus et un livre d’édification. Si sévères que soient les théologiens d’Allemagne pour la science d’Ernest Renan, il serait un excellent maître de rhétorique pour beaucoup de prédicateurs, qui cherchent à produire sur leur auditoire l’impression qu’il fit, à son insu, sur la paysanne bretonne. L’art suprême, la souplesse accomplie, consiste, devant une communauté croyante, à prêcher comme si l’on croyait, et devant un auditoire mêlé d’orthodoxes et de libéraux, à satisfaire les uns et les autres. On se rappelle la réflexion de Marguerite sur le mystique pathos de Faust : « Le prêtre dit bien à peu près la même chose, mais avec des mots un peu différens. — En tous lieux, réplique Faust, tous les cœurs que la clarté des cieux illumine parlent ainsi chacun dans sa langue ; pourquoi ne le ferais-je pas, moi, dans la mienne ? » Et Marguerite, alors, de reprendre : « A l’entendre ainsi, la chose peut paraître raisonnable. Cependant j’y trouve encore du louche, car tu n’as point de christianisme. » Les prédicateurs incroyans, en Allemagne, procèdent souvent comme Faust ; et les auditeurs croyans n’ont pas toujours le flair de Marguerite.

De cette élasticité qu’on peut atteindre dans l’exposition du dogme, M. le professeur Herrmann, de Marbourg, se pique de donner un exemple, à propos de cet article du symbole : « Conçu du Saint-Esprit, né de la vierge Marie. » Il fera comprendre aux orthodoxes que, « pour la foi, cela veut dire que Jésus, en nous rachetant, nous convainc qu’il n’est point un produit du développement naturel de l’humanité, mais qu’en lui Dieu lui-même fait son entrée dans l’histoire humaine » ; et quant aux prétendus « incroyans », il les préviendra que, du moment qu’ils ont confiance en Christ, ils ont « saisi la pensée qu’exprime le symbole. » Observez pourtant que, pour tenir un tel langage, il faudrait que le pasteur appartînt à la théologie « moderne » et que sa foi, comme le dit ailleurs M. Hermann, fût comme un diamant nettoyé de sa gangue, — la gangue, ce sont les croyances des orthodoxes. Et ceux-ci de traduire qu’au jugement de M. Hermann, le prédicateur le plus séant pour tous, dévots et incrédules, ne saurait être qu’un incrédule : on comprend qu’ils s’emportèrent contre une pareille conclusion. C’était en 1893 : ils trouvèrent un écho, légèrement inattendu, dans une longue lettre pastorale des surintendans de Hesse-Cassel.


Nous ne pouvons admettre, disait cette lettre, lorsqu’il s’agit d’entrer dans la charge où l’on prêche la Rédemption, qu’il soit question d’un autre Christ que du Seigneur Christ effectif (wirklich), tel que les évangélistes et les apôtres l’ont annoncé, et à qui l’Eglise a cru et croit encore jusqu’à ce jour conformément à ses symboles, spécialement au symbole apostolique, qui nous met sous les yeux, dans ses grandes lignes, l’image du Seigneur… C’est maintenant un fait notoire, que, de nos jours, on s’efforce de substituer à ce Christ l’image d’un Christ prétendu historique, qu’aucune source historique ne nous fournit, que nous ne trouvons ni dans les lettres des apôtres ni dans un seul des évangiles, et dont on ramasse les traits çà et là dans les évangiles en écartant tout ce qui paraît choquer le sens propre, la pensée personnelle, — l’imago d’un simple fils de l’homme, dont on ne veut connaître ni la naissance de toute éternité, malgré les témoignages que d’après tous les évangiles il en a donnés lui-même, ni la résurrection effective, ni le séjour sur terre après sa mort… On nous enseigne maintenant que la vraie foi évangélique, séparée des grands événemens qu’a concertés Dieu pour le salut, doit reposer uniquement sur l’impression du Christ humain « historique », et que, subsidiairement, ce point de départ étant admis, les pensées religieuses (Glaubensgedanken) qui concernent ces événemens eux-mêmes, naissance, mort, résurrection et ascension du Christ, prendront une forme différente dans les différens individus, mais que cela n’intéresse en aucune façon l’essence de la foi, puisque, pour la foi, ces matières n’ont point une importance essentielle. On nous dit que les prédicateurs doivent avoir pour mission, non point d’annoncer les actes de Dieu pour notre rédemption, comme les célèbre la chrétienté dans ses grandes fêtes, mais bien plutôt d’annoncer leurs propres pensées religieuses (Glaubensgedanken), que par-là ils servent aussi bien les membres de la communauté chrétienne qui conservent une fidélité coutumière au symbole, que ceux qui, par l’histoire même de leur vie spirituelle, résultant de l’action divine, ont été arrachés à cette accoutumance ; et qu’il devient donc tout à fait indifférent de savoir auquel des deux groupes le pasteur lui-même appartient… Nous ne pouvons point acquiescer à ces conseils, par lesquels on donnerait accès à une doctrine nouvelle… Que dirait Luther à des prédicateurs qui songeraient à remplir leur office avec une telle théorie d’équivoque ? Au lieu de réclamer des candidats qu’ils fassent preuve de leur aptitude à traiter le symbole d’une pareille façon, nous devons plutôt dénoncer, comme une dangereuse tentation, ces conseils qu’on insinue à nos ecclésiastiques ; d’admettre à une fonction un homme qui aurait de pareilles pensées, nous n’en prendrions pas la responsabilité, tant pour sa propre conscience que pour celle de la communauté. Il n’échapperait point à la tentation de jouer un double jeu, et de professer de bouche des enseignemens qu’il ne pourrait justifier aux yeux de sa conscience que par des réserves mentales. La communauté aurait toujours à craindre d’être trompée sur l’objet de sa foi… Celui qui ne peut plus à Noël, au Vendredi-Saint, à Pâques, à l’Ascension, à la Pentecôte, célébrer avec nos communautés les grands actes de Dieu pour notre salut, celui-là doit loyalement s’abstenir de rechercher, dans nos églises, une fonction ecclésiastique…


Il paraîtrait qu’en effet, parmi les fidèles, la confiance s’en va. « Croyez-vous à ce que vous me dites ? » demande un malade au pasteur assis près de son chevet ; et sous la grossière accusation de duplicité, exploitée par les publicistes des sectes indépendantes, comme M. Carl Scholl, et par les journaux socialistes, chancelle le crédit du clergé tout entier. Ce sont surtout les maîtres d’école, ses auxiliaires officiels pour le catéchisme, qui dessillent les yeux. Longtemps ils réclamèrent une édition scolaire de la Bible ; on leur ajourna cette satisfaction, parce qu’on craignait de s’entendre malaisément, entre orthodoxes et libéraux, sur le choix des fragmens bibliques. De crainte que les incroyans ne voulussent expulser les récits miraculeux, certains croyans voulaient donner à l’enfance la Bible intégrale : « Tout est pur pour les purs », observaient-ils. Finalement, pour rédiger à Brème un livre de lectures bibliques qui ne pût encourir la suspicion d’aucune fraction théologique, onze théologiens et vingt-neuf pédagogues, d’opinions et de tendances diverses, collaborèrent. Que, surpris de tous ces manèges, les instituteurs prêtent l’oreille ; qu’ils entendent dire qu’on dédaigne et qu’on réfute, à l’université, les vieux dogmes qu’ils ont mission d’enseigner aux enfans ; alors, écrit M. le pasteur Seydel, de Berlin, « ils se croient dupés, trompés par les pasteurs, qui se serviraient d’eux pour tromper le peuple et le maintenir dans sa sottise. Et cette pensée, qu’il leur a fallu devenir des instrumens de mensonge, contient tant de poison, que l’estime qu’ils avaient jusque-là pour toute notion religieuse se peut changer en haine, et que, dès l’instant d’une telle révélation, ils considèrent comme leur devoir d’être ennemis des pasteurs. » M. Seydel, adepte du libéralisme, conclut que les archaïsmes dogmatiques devraient être bannis du catéchisme, et que l’esprit de liberté qui souffle dans les universités devrait circuler partout.


II

Moyennant une certaine technique du genre vague, la prédication, le catéchisme même s’assouplissent aux exigences simultanées des écoles théologiques les plus divergentes. Mais le mobilier du temple ne se réduit point à la chaire ; non loin d’elle, il y a l’autel. Intendante des services divins, des baptêmes, des confirmations, des ordinations, la liturgie prétend à une certaine fixité ; elle est la même pour toutes les communautés et pour tous les pasteurs d’une église, sous le contrôle des autorités administratives ; et, dans une mesure plus ou moins large suivant les États de l’Allemagne, elle impose, en des circonstances déterminées, l’usage du symbole apostolique.

Pour les orthodoxes, rien certes n’est plus naturel ; mais il n’en faut pas plus, d’autre part, pour que les libéraux protestent, pour que les théologiens du « juste milieu » s’inquiètent, et pour que les disciples du ritschlianisme épiloguent longuement. Des milliers de protestans ne croient plus au symbole : première objection, qu’on justifie par des faits. Imposer à quelqu’un, pasteur ou fidèle, la récitation du symbole, c’est l’obliger à professer la foi d’autrui, une foi qu’il n’a pas personnellement conçue : seconde objection, que semblent légitimer les principes individualistes de la Réforme, développés par Schleiermacher, épuisés par Ritschl. Enfin, une fois grattées ces vieilles effigies qui sont les phrases du symbole, les vérités évangéliques, monnaies précieuses, pourraient être frappées à neuf ; et précisément « la théologie, en même temps qu’elle rend intelligibles les anciennes formes de la foi chrétienne, doit, d’après M. Harnack, suivre les signes impérieux de l’histoire et enseigner d’une nouvelle façon l’antique vérité. » Voilà une troisième objection, précisée, développée, par un examen critique du symbole lui-même, d’où l’on conclut que le symbole est, tout à la fois, trop surchargé et trop indigent. M. Harnack et ses disciples en font la preuve. Ils signalent, dans le symbole, des parties parasites : le Saint-Esprit, disent-ils, en qui les premiers chrétiens voyaient un don de Dieu, acquiert, dans ce document tardif, le rôle d’une personne divine ; l’élévation de Jésus au ciel, très vaguement mentionnée, à l’origine, en une sorte de glose qui suivait et délayait le récit de la résurrection, prend l’importance d’un épisode historique, d’un miracle distinct ; enfin les versets : « conçu du Saint-Esprit, né de la Vierge Marie » sont, paraît-il, démentis par deux évangiles sur quatre, par un manuscrit syrien récemment découvert, par des généalogies du Christ, enfin par le récit du baptême de Jésus, où Dieu le père dit à son fils, au sens de M. Harnack, non point : « J’ai mis en toi toute ma complaisance », mais : « Je t’ai engendré aujourd’hui. » Même en passant condamnation sur ces excroissances, l’école de M. Harnack maintiendrait que la vieille tradition chrétienne sur Jésus, loin d’être une vérité historique supérieure à tous les doutes, fut forgée comme une arme pour combattre le gnosticisme, et qu’en assistant au culte superstitieux d’une pareille tradition depuis près de deux mille ans, on croit proprement rêver.

D’autre part, le symbole est trop indigent. Derrière cette végétation de formules, la personne du Christ disparaît ; et l’on ne saisit plus l’objet essentiel de la croyance évangélique, le pardon des péchés obtenu par la foi et procuré par Jésus. Ritschl, dès 1873, écrivait à l’un de ses correspondais que le symbole ne pouvait être une profession de foi, n’étant point une prière ; et il ajoutait : « Même comme règle d’enseignement, il est incomplet, et, par suite, insuffisant. On y trouve maints détails indifférens, et l’essentiel y manque, c’est-à-dire l’enseignement du royaume de Dieu et de notre filiation à l’égard de Dieu. » Bref, le superflu qu’on dénonce dans le symbole, c’est ce qu’on rejette du christianisme ; le nécessaire dont on y déplore l’absence, c’est la variété de christianisme qu’on s’est à soi-même inventée.

De ces critiques générales, auxquelles MM. Harnack et Kattenbusch joignent de savans aperçus historiques sur le symbole, on passe aux diverses cérémonies où cette profession de foi figure. Au baptême, que vient-il faire ? Ce n’est point en une foi, c’est en Christ, que l’enfant doit être baptisé ; et puisque l’adulte compte sur le baptême et sur les influences de la communauté pour progresser dans la croyance, lui demander, avant son baptême, la récitation d’un symbole vénéré par les dévots comme l’expression la plus mûre de la foi, c’est commettre un aussi grave anachronisme que si l’on exigeait d’un arbre, à l’instant même de la plantation, des fruits d’une maturité parfaite : la comparaison est de M. le pasteur de Soden, de Berlin. Pour la confirmation, qui constate et qui scelle l’initiative du chrétien évangélique, qu’a-t-on besoin du symbole ? Outre que les enfans n’en savent point saisir les formules, une profession de foi librement composée, personnellement énoncée par chacun d’eux, n’aurait-elle pas plus de valeur ? Que pour tous les jeunes chrétiens admis à la confirmation, une adhésion publique à une formule définie soit obligatoire, cela paraît à M. Bornemann, de Magdebourg, une immoralité, une impiété. Et quant à l’ordination, enfin, il est permis de supposer, chez les futurs pasteurs, des doutes à l’endroit du vieux symbole, et une aptitude d’élite à se faire eux-mêmes leur foi : est-il légitime de négliger leurs doutes en les voulant enchaîner au symbole, et ne ferait-on pas mieux d’éprouver leur aptitude en les priant d’énoncer leur croyance individuelle ?

D’une façon logique, cette série de conséquences est déduite par les théologiens libéraux ou « modernes » : pour plaider la cause de la liberté, la Réforme n’est jamais à court d’argumens. C’est une ingrate tâche, pour les orthodoxes, d’établir les droits de l’autorité, de commander le respect du symbole, de réclamer enfin une déférence uniforme aux habitudes liturgiques et aux traditions dogmatiques de la communauté. On leur objecte la « Formule de concorde », document luthérien du XVIe siècle, où les symboles sont présentés simplement comme un « témoignage » et une « énonciation » de la foi, et où l’Écriture est proclamée « juge » de cette foi. Ce texte, gênant pour les prétentions orthodoxes, offre aux incroyans une échappatoire ; puisqu’en dernier ressort l’Écriture est juge, ils finiront par adhérer au symbole, non parce que, mais autant que sa conformité avec l’Écriture sera pour eux évidente. « Restriction mentale ! » s’exclame M. le pasteur Glage. Préférerait-il l’excuse du célèbre pasteur de Sydow, de Berlin, qui déchirait le symbole devant ses collègues de la libérale « Association protestante », et qui le prononçait, pourtant, devant la communauté ? À quelqu’un qui s’en étonnait : « Je ne professe pas ces articles, répondait-il, je les lis. » Une Revue luthérienne accusa Berlin d’avoir, en cette circonstance, « offert au monde le spectacle d’un mensonge jésuitique » ; mais si l’on n’avait point tracassé M. de Sydow, le « mensonge » eût pris moins de relief ; et lorsque les incroyans sont flétris comme des auteurs de scandales, ils peuvent demander, de fort bonne foi, si la faute en est à leurs manèges, toujours discrets, souvent onctueux, ou bien à l’impitoyable étalage qu’en fait l’école adverse. Pour satisfaire, en dépit de leurs négations, les consistoires et l’élite croyante des communautés, ils se fient à certaines réticences, pardonnées ou admirées par les habiles, inaperçues des simples : dans le silence on pourrait s’entendre… mais seulement dans le silence ; et pourquoi donc les orthodoxes font-ils si souvent du fracas ?


III

Parfois, à vrai dire, parmi les incroyans eux-mêmes, se produisent certains éclats. L’affaire Schrempf, l’affaire Lisco, l’affaire Stendel, pour ne citer que les principales, ont bruyamment rempli les dernières années. À ces trois pasteurs, affamés de franchise, épris des situations nettes, il répugnait de paraître affirmer, par la récitation liturgique du symbole, une foi qui n’était pas la leur.

Lorsque, en 1884, M. Schrempf devint curé de Leuzendorf, il déclara loyalement aux autorités religieuses du Wurtemberg qu’il ne prêcherait que les trois évangiles synoptiques ; elles le tinrent quitte de tout surplus ; et M. Schrempf, tout en repoussant, comme n’étant pas formellement contenues dans les synoptiques, la Trinité, la faute originelle, la divinité du Christ, les notions d’inspiration biblique et de sacrement, fut chargé d’une communauté. « A Noël, raconte-t-il, je prêchais, non point sur l’enfant Jésus, l’étable et la crèche, mais sur Christ, ce qu’il nous apporte, ce qu’il veut de nous. A Pâques, je disais volontiers que seule la foi du Sauveur, qui s’est révélé vivant après la mort, assure au chrétien la vraie joie : cela, je le savais par ma propre expérience ; sans la foi au Christ vivant, on n’obtient point la vraie joie. A l’Ascension, je parlais de la maîtrise du Christ sur l’Eglise et le monde entier ; je ne me servais du mot Ascension que comme d’une épigraphe. A la Pentecôte, je parlais de l’Esprit-Saint ; du récit de la première Pentecôte, je n’utilisais que le discours de Pierre. » Ce ne fut point le consistoire qui s’inquiéta de cette tactique ; ce fut la conscience de M. Schrempf, choquée, surtout, parce que ce « manque de véracité » (Unwahrheit) lui procurait un « poste et des appointemens ». Avec une délicatesse qui dut sembler maladive à ses collègues incroyans, il fit savoir au doyenné, le 5 juillet 1891, que, fatigué de feindre toujours, il supprimerait le symbole, à l’avenir, dans la cérémonie du baptême. « D’une façon ou d’une autre, expliqua-t-il plus tard, je devais violer la promesse de mon ordination. A l’origine, conformément à ma promesse, j’ai simplement énoncé le symbole ; et contrairement à ma promesse, je n’ai pas laissé voir ma position subjective à l’endroit de ce symbole ; ensuite, conformément à ma promesse, j’ai déclaré ma position subjective à l’endroit du symbole ; et contrairement à ma promesse, j’ai énoncé des opinions qui divergeaient de la doctrine évangélique. » On eût préféré, à Stuttgart, que M. Schrempf appréciât avec moins de minutie l’esprit et la portée de ses sermens d’ordinand, et qu’au pied de l’autel il marquât à la liturgie une obéissance plus littérale, s’arrangeant avec sa conscience comme il le voudrait, ou comme il le pourrait. Le 14 juin 1892, il dut quitter le service pastoral, et malgré la ferveur orthodoxe de beaucoup de prêtres wurtembergeois, la noblesse de sa conduite inspirait un tel respect que la décision du consistoire fut l’objet d’une générale défaveur.

Son exemple fut contagieux : M. Lisco, pasteur en Prusse, M. Stendel, pasteur en Wurtemberg, signifièrent qu’ils refusaient à l’avenir l’usage du symbole ; leur déposition suivit. Lorsque Schleiennacher, en 1829, informa son consistoire qu’il emploierait les formules liturgiques comme bon lui semblerait, on toléra l’incartade ; mais il est des exceptions qu’on ne peut étendre. Et puis, aux yeux des autorités religieuses, le vrai crime de MM. Schrempf, Lisco, Stendel, était moins d’avoir violé les rites que de s’en être targués. M. de Schmid, prédicateur à la cour de Stuttgart, voulut un jour convaincre M. Stendel qu’on peut accepter et suivre toute la liturgie ; au hasard, pour en donner les preuves, il saisit un vieux livre d’église qui avait appartenu à l’ancien prédicateur, M. de Gerok : quel ne fut point son embarras on constatant, sous les regards victorieux de M. Stendel, que M. de Gerok, tout le premier, avait, au crayon bleu, pour son usage, corrigé plus d’un passage ! Mais le défunt prédicateur n’avait point avoué ces actes de désinvolture, tandis que M. Schrempf, M. Stendel, M. Lisco, furent punis, suivant la brutale expression du dernier, pour « n’avoir pas voulu devenir menteurs ».

Ces partis pris de loyauté sont fort gênans pour les chefs de l’Eglise. Entre eux et les pasteurs rebelles, on observe d’étranges divergences dans la façon même de définir les litiges. « Nous nions tel et tel article du symbole ; faites-nous un procès pour erreur doctrinale (Irrlehre) », réclamaient M. Schrempf et M. Lisco. A l’aide d’un tel procès, ils espéraient atteindre le fond même du débat. Le principe de l’absolue liberté d’examen permet-il cette harmonie nécessaire à la vitalité d’une Église ? Si chacun pense à son gré, l’Eglise peut-elle faire figure ? Primordialement, lequel de ces deux faits est le plus essentiel au protestantisme, l’existence d’une Église ou l’autonomie effrénée de toutes les consciences ? Prudemment, les autorités religieuses déclinèrent ces discussions : de son indocilité, M. Schrempf voulait qu’on examinât l’esprit ; on s’en tint à la lettre ; on ergota sur des détails de procédure pieuse. A Luther révolté, l’Eglise romaine accorda, demanda même, qu’il s’expliquât sur le dogme ; avec M. Schrempf révolté, le consistoire n’osa point engager un pareil colloque.

Cependant M. Schrempf, spolié de sa paroisse, et qualifié de « génie religieux » par M. le professeur Ziegler, de l’Université de Strasbourg, importuna l’Eglise de Wurtemberg par un opuscule passionnant, qui se ramassait en une question : « Ayant retiré, d’une façon publique, ma profession de foi de confirmation, suis-je encore membre de l’Eglise ? » La réponse me permettra, expliquait-il, de « rentrer dans un rapport naturel avec mon Eglise. Souffrir en silence qu’on m’inscrive toujours, sur les registres, comme membre d’une Eglise, et rompre, on silence, la communion qui m’unissait à elle, c’est une combinaison dont je ne veux point, bien qu’elle soit fort pratiquée. Esthétiquement, moralement, religieusement, je la trouve odieuse ; je préfère le franc conflit, et, s’il le faut, la séparation définitive. » La question de M. Schrempf resta sans réponse, et pour cause. En lui concédant qu’il était toujours chrétien, le consistoire eût couru le péril d’une seconde interrogation : « Pourquoi dès lors ne suis-je plus capable de servir l’Église ? » et, sur ce terrain-là, il n’est pas un théologien « moderne » qui n’aurait prêté renfort à M. Schrempf.

« S’il doit y avoir conflit, proclamait-il, je préfère qu’il soit notoire. » Les autorités de l’Eglise ont d’autres goûts ; elles aiment mieux que les conflits soient occultes, tout au moins discrets ; elles ne sévissent, même, que lorsqu’ils sont suffisamment notoires. M. de Sydow, dont nous parlions tout à l’heure, fut absous, en 1877, par le conseil suprême évangélique de Prusse, parce qu’il réservait ses opinions hétérodoxes pour des assemblées privées ; le vieil empereur Guillaume Ier s’indigna de cette tolérance ; mais inutilement. M. Schwarz, pasteur badois, fit imprimer en 1894, en une brochure de propagande, un certain nombre de propositions ; elles établissaient que : « les Eglises conservent de vieilles erreurs et entretiennent l’hypocrisie ; que l’Évangile n’enseigne point la rédemption, mais l’évolution de l’être humain vers une grandeur divine ; que la Trinité est une doctrine néfaste : et que l’Eglise évangélique, en maintenant des dogmes, se met au service du papisme. » Le conseil supérieur de l’Église de Bade jugea tout procès doctrinal inutile ; il estima que le pasteur Schwarz avait « ravalé la conviction religieuse de ses collègues, qui, eux aussi, ont le droit d’avoir une conviction et de la faire protéger », et que la diffusion de ces thèses dans un écrit populaire, dépourvu de tout caractère scientifique, pouvait troubler les consciences : pour ces motifs, M. Schwarz, qui refusa de retirer sa brochure, fut déposé ; il expiait moins ses propositions elles-mêmes que l’indocile acharnement qu’il mettait à les répandre et la notoriété prolongée qu’il leur avait voulu garantir. On ne pouvait alléguer ni l’un ni l’autre grief contre le pasteur Längin et le pasteur Wimmer qui, vers la même époque, soutinrent dans des réunions publiques des thèses également subversives : malgré la campagne entreprise par l’orthodoxie, l’autorité badoise leur fut clémente. En somme, l’incroyance paraît bien être un droit ; mais une certaine correction dans l’incroyance est un devoir ; quant à la ligne idéale qui sépare cette correction d’avec la dissimulation, jamais on n’a tenté de la définir ; et c’est tant pis pour le pasteur qui, considérant ses auditeurs laïques comme des frères en Christ, leur veut exprimer toute sa conscience, en y risquant son gagne-pain.

« Ou bien l’Eglise devrait expliquer sans équivoque que chez ses serviteurs, qui sont en même temps ses membres, elle présuppose une adhésion, sans conditions ni réserves, à son symbole et à son enseignement, et par-là faire connaître sans équivoque, aux théologiens hétérodoxes, qu’ils ne conviennent point pour le service divin. Ou bien elle devrait fixer de telle sorte sa position à l’égard du symbole et réglementer de telle sorte le service divin, que l’ecclésiastique, en communiquant suivant sa conscience le symbole de l’Eglise devenu un document historique, pût exprimer comme il convient sa position personnelle à l’endroit de ce symbole, et ne fût jamais obligé de laisser croire que sa foi à lui est sans réserve. Mais l’Eglise n’accepte ni l’une ni l’autre solution, ou, plus exactement, elle fait le contraire des deux. » Ces fortes paroles sont de M. Schrempf : inattaquable en est la logique ; mais en imposant une orthodoxie réelle, la Réforme abdiquerait ses principes de libre examen ; en cessant d’imposer une certaine apparence d’orthodoxie, elle dissoudrait les cadres de l’Eglise ; sous peine de se démentir ou de se tuer, elle ne peut admettre l’alternative que lui définit M. Schrempf.


IV

Peu s’en fallut, toutefois, entre 1892 et 1894, que l’Eglise de Prusse ne se laissât séduire au second terme de cette alternative, et que, par des concessions au sujet du symbole, elle ne rectifiât la conscience et la situation des pasteurs incroyans : l’épisode est d’insigne importance, et mérite d’être relaté. En 1829, avec la haute approbation de Frédéric-Guillaume III, la liturgie prussienne avait été fixée dans un rituel appelé Agende. En 1840, en 1879, on projeta la révision de cette liturgie et la composition d’une nouvelle « Agende » ; c’est seulement en mars 1892 qu’une commission de vingt-quatre membres, appartenant la plupart aux fractions croyantes de l’Église, se mit sérieusement à l’œuvre. Tout aussitôt, la question du symbole surgit. Les plus fervens d’entre les orthodoxes souhaitaient profiter de cette révision pour donner au symbole, dans la cérémonie de l’ordination, une force juridiquement obligatoire. Les « libéraux » auraient désiré l’évincer à peu près complètement de l’ « Agende » tout entière, à l’exemple de Hambourg et de Gotha, ou lui substituer autant que possible, suivant la coutume saxonne, des chants d’Eglise ; les théologiens du « juste milieu », les jeunes et laborieux adeptes de la théologie « moderne » cherchaient avant tout des procédés pour que le symbole fût énoncé in referierender Form, c’est-à-dire à titre de document, presque à titre de récit intéressant la vieille foi chrétienne et reliant, en une communion réciproque, les chrétiens d’aujourd’hui et les chrétiens de jadis. Frédéric-Guillaume III, en publiant la précédente « Agende », avait spécifié qu’elle ne devrait point « limiter la liberté de foi et de conscience, si chèrement obtenue » : tous les théologiens étrangers à la stricte orthodoxie redoutaient que sous Guillaume II les fanatiques du dogme intégral ne prétendissent revenir sur la déclaration de Frédéric-Guillaume III.

Quelques mois durant, les polémiques furent discrètes ; elles firent explosion, de toutes parts, lorsque M. Harnack, le 18 août 1892, publia dans la revue : Die christliche Welt une consultation qu’il avait donnée, concernant le symbole, à ses étudians de Berlin. De prendre ouvertement le parti de M. Schrempf, qui venait d’être révoqué, et de pétitionner contre l’usage du symbole, M. Harnack les dissuadait ; mais il se hâtait d’ajouter que ce document contient plusieurs articles susceptibles de choquer un esprit mûr, un chrétien savant en histoire, et que le verset : « né de la Vierge Marie » ne comportait, même, aucune interprétation satisfaisante. Tout en rendant hommage à M. Schrempf, il admettait qu’on pouvait, en toute sécurité de conscience, entrer dans le ministère pastoral sans chercher un accommodement avec ce terrible verset. Un jour viendrait où le vieux symbole pourrait être remplacé par un autre, et provisoirement il fallait patienter.

Par une très courte déclaration, datée du 20 septembre, le luthéranisme orthodoxe répondit à M. Harnack ; elle se résumait en trois points : 1° Toute tentative d’écarter le symbole de l’usage ecclésiastique est un soufflet à l’Église du Christ.

2° Il est temps, et grand temps, que nos étudians en théologie soient efficacement protégés contre le trouble où des professeurs de théologie, par un enseignement subversif, jettent leurs consciences.

3° Que le Fils de Dieu est conçu du Saint-Esprit et né de la Vierge Marie, c’est le fondement du christianisme, c’en est la pierre angulaire, contre laquelle se brisera toute sagesse de ce monde.


Les signataires de ces trois articles étaient beaucoup plus réputés dans les sphères d’Église que dans les cercles savans. Point par point, quinze jours après, on eut la riposte universitaire : datée d’Eisenach, une ville sainte de la Réforme, elle était ainsi conçue :


Les nombreuses protestations ecclésiastiques, auxquelles ont donné lieu les propositions récemment émises par le professeur Harnack au sujet du symbole apostolique, contraignent les soussignés, amis et collaborateurs de la Christliche Welt, réunis à Eisenach, à l’explication suivante :


1° Nous ne pensons point à enlever à l’Église évangélique le symbole dit apostolique ; mais nous contestons que l’autorité de ce symbole dans l’Église et l’usage qui en est fait contraigne juridiquement ecclésiastiques ou laïques à en accepter en détail toutes les phrases. Est chrétien évangélique quiconque, en vivant et en mourant, met sa confiance exclusive en Jésus son Seigneur ; nous désirons que cet indubitable principe du christianisme évangélique soit publiquement reconnu comme tel, et qu’on cesse de se targuer, contrairement au sain esprit évangélique, de quelques opinions dogmatiques de détail.

2° Cette vraie foi évangélique elle-même implique le droit et le devoir de mettre en crédit, même dans l’Église et vis-à-vis des traditions du passé de l’Église, le travail scientifique, consciencieux et loyal.

3° Nous devons donc dénoncer un bouleversement perturbateur des consciences, lorsque par exemple dans l’une des protestations publiques on a soutenu que cet article : « conçu du Saint-Esprit, né de la Vierge Marie » est le fondement du christianisme, qu’il en est la pierre angulaire, où se brisera toute la sagesse de ce monde. Ni l’Écriture ni les symboles évangéliques n’ont attribué au récit contenu dans les premiers chapitres du premier et du troisième Évangile une importance si décisive pour la foi. Dans la prédication de Jésus et de ses apôtres concernant le salut, il n’y a aucune allusion à ce récit. On commet donc une déviation de la foi et une perturbation des consciences, quand, au nom de l’Écriture et du symbole, on énonce une affirmation qui ferait croire le contraire.


C’est sur les bases mêmes du christianisme qu’on discutait et qu’on disputait ; ce qui, pour les uns, était une pierre fondamentale de l’édifice, n’apparaissait aux autres que comme une partie postiche. Guillaume II sentit le péril ; pape en ses terres, comme tout bon monarque évangélique, et croyant entendre, peut-être, un appel posthume de Luther, qui si souvent recourut aux souverains de son temps, il trouva façon d’intervenir. Inaugurant à Wittenberg, le 31 octobre 1892, en présence d’un certain nombre de princes allemands, cette église du château (Schlosskirche), qu’ont restaurée les Hohenzollern et sur les portes de laquelle Luther avait affiché ses thèses, l’empereur déclara : « Nous professons de cœur la foi en Jésus-Christ, fils de Dieu devenu homme, crucifié et ressuscité, foi qui est un lien pour la chrétienté tout entière, et c’est par cette foi que nous espérons obtenir le salut, et par elle seule. Aussi nous attendons de tous les serviteurs de l’Église évangélique qu’en tout temps ils s’appliquent à gérer leur charge en prenant pour règle la parole de Dieu, dans le sens et dans l’esprit de la pure foi chrétienne, reconquise par la Réforme. »

Guillaume II s’était prononcé ; le conseil suprême de l’Église prussienne ne craignit plus d’émettre un avis, par une circulaire datée du 25 novembre 1892.


Nous déplorons, expliquait la circulaire, que les explications du professeur Harnack dans sa réponse aux étudians en théologie, concernant la valeur et l’usage ecclésiastique du symbole apostolique, aient soulevé un profond émoi chez beaucoup de pasteurs évangéliques, et même en beaucoup de sphères du peuple évangélique. À cet émoi, une raison profonde existe : on s’imagine que ces consultations sur le symbole mettent en péril l’intégrité de la foi chrétienne, spécialement la doctrine fondamentale de l’Incarnation du Fils de Dieu. En présence de ces craintes, nous rendons hommage à une insigne coïncidence concertée par la grâce divine ; elle a permis que, dans les plus profondes couches du peuple évangélique, un bruyant écho répercutât la manifestation faite à Wittenberg, le 31 octobre, par S. M. l’Empereur et Roi et les princes évangéliques d’Allemagne ; or dans cette manifestation, l’attachement à la croyance au Fils de Dieu fait homme, comme au lien commun qui cimente la chrétienté, était exprimé d’une façon simple, mais formelle.

Que l’avis de M. Harnack sur les phrases : conçu du Saint-Esprit, né de la Vierge Marie, fût exposé comme une opinion doctrinale, unanimement admise par la recherche théologique : voilà surtout, au dire des surintendans généraux, ce qui a provoqué l’émoi, la communauté voyant dans ces phrases un sanctuaire de sa foi, chéri et inviolé. S’il en est ainsi, il suffira de rappeler qu’au jugement de beaucoup de représentans éminens de la science théologique, et spécialement, même, de membres distingués de la Faculté de théologie de Berlin, le fait affirmé dans ces phrases soutient encore, devant une recherche scientifique impartiale, l’épreuve de la vérité. Avec les surintendans généraux, nous croyons que l’auguste symbole apostolique, remontant en son fond jusqu’aux temps les plus anciens de l’Église, et jusqu’aux environs du temps même des apôtres ; témoignant éloquemment, en sa brièveté, des grandes œuvres de Dieu ; offrant à l’instruction catéchétique, par ses divisions, un important modèle, ménageant à tous dans la communauté, jeunes et vieux, une inépuisable source d’édification, est d’autant plus indispensable à l’Église que, par son contenu, il établit un lien d’unité entre toute la chrétienté terrestre. L’éloigner du service divin, ou même seulement en sacrifier l’usage au caprice de chaque communauté, ce serait diminuer la conscience juridique de la communauté de l’Église prussienne, enlever au culte un précieux bijou, à la communauté un moyen suprême de recueillement et de prière.

Il sera de notre office, dans l’Église évangélique de notre ressort, de veiller à ce qu’on demeure attaché, d’une intime fidélité, à la profession de foi de notre église, qui contient, à côté des autres vérités fondamentales de la foi chrétienne, traduites dans le symbole apostolique, une profession de foi à l’incarnation de Dieu en Christ ; et pareillement, le devoir de notre charge et de notre conscience requiert qu’à l’égard de l’usage liturgique du symbole nous maintenions, comme nous l’avons fait jusqu’ici, et même plus strictement, les règlemens ecclésiastiques en vigueur. C’est avec une largeur de cœur tout évangélique et sans vouloir faire du symbole ou d’un détail de ce symbole une rigoureuse loi d’enseignement (ein starres Lehrgesetz) que nous refusons de tolérer, chez nos ecclésiastiques, toute agitation qui tendrait à bannir le symbole de la place qui lui revient… Nous nous consolons par cette espérance que vous réussirez à évincer cette idée, que celui-là même qui a une croyance opposée aux vérités fondamentales de la commune foi chrétienne peut être, dans l’Église évangélique, un serviteur au cœur droit. Puisqu’un malentendu a pu s’élever à ce sujet, les surintendans doivent, plus que jamais, ériger en devoir de conscience, pour ceux qui aspirent aux fonctions ecclésiastiques, un sérieux examen personnel, fait avec loyauté, avec souci des âmes, concernant leur situation à l’endroit des croyances de l’Église évangélique, et leur représenter toute l’importance des obligations qu’ils assument au moment des promesses de l’ordination.


Ce document fut très commenté. L’orthodoxie, assez satisfaite, en conclut qu’au jugement du conseil suprême la naissance miraculeuse de Jésus était une « vérité fondamentale » ; et les écoles incroyantes firent observer que le conseil suprême ne considérait point le symbole comme une rigoureuse « loi d’enseignement ». Sous un certain vernis de netteté, une équivoque subsistait. « La faute en est à l’Eglise même de Prusse, déclara M. Hermann : ses membres étant en désaccord sur la foi elle-même, le conseil suprême ne peut rien faire autre chose, que de publier des édits qui manquent d’une véritable unité. Car s’il voulait trancher le conflit, ou se déclarer pour un groupe et opprimer l’autre groupe, il s’arrogerait une puissance papale. »

Ainsi le conseil suprême laissait les esprits en suspens, et sa circulaire, tout compte fait, atténuait l’effet de la harangue impériale plutôt qu’elle ne le précisait. Et sur la question du symbole, les brochures, les articles de journaux et de revues, les protestations des dévots, les contre-protestations des incroyans, continuèrent de s’empiler : on formerait une bibliothèque considérable avec toute la « littérature » à laquelle donna lieu cet épisode. « Si le symbole possède une force obligatoire, s’il est un lien pour la conscience, et dans quelle mesure », c’est ainsi que beaucoup de théologiens, orthodoxes exigeans ou libéraux alarmés, posaient la question. Le professeur Cremer, de Greifswald, la définissait d’une tout autre façon : « Il s’agit de savoir, expliquait-il, s’il appartient à la recherche historique de prononcer le mot décisif sur le Christ, et si, du symbole, il faut effacer les articles qui ne sont point le résultat de la recherche historique » ; croyant fervent, il répondait négativement. Mais M. Harnack objectait que, de la critique historique, tous les faits évangéliques relèvent, même le « miracle physiologique » de la naissance surnaturelle de Jésus. Et le public s’apercevait sans peine qu’aux yeux de M. Cremer, Jésus était un Dieu devenu homme ; qu’aux yeux de M. Harnack, Jésus n’était qu’un homme, élevé par son baptême, à l’âge de 30 ans, jusqu’à la dignité divine ; et qu’il faudrait quasiment un tour de force pour réconcilier en un symbole commun ces deux professeurs, qui formaient des pasteurs pour la même Église. Entre les diverses tendances, la chaleur menaçante des polémiques élargissait le fossé : de part et d’autre, on annonçait que l’Église ne survivrait point à la victoire de l’école adverse. « Les pères de notre Eglise, disait l’organe du pasteur Stoecker, avaient la conviction que leurs professions de foi étaient conformes à la Bible, c’est-à-dire à la parole révélée de Dieu. Nous sommes absolument du même avis. Sans cette conviction, l’Eglise évangélique se disloque ; elle devient une sorte de casino, avec cette différence qu’un casino a des règlemens, et que l’Église n’en a point. » — « Il n’est pas besoin du don de prophétie, ripostait en ses pétitions la libérale « Association protestante », pour prévoir que, si l’œuvre de la réforme de l’ « Agende » se terminait au gré des orthodoxes intransigeans, l’Église en serait ébranlée dans ses fondemens. »

Parmi ces sonneries de glas et ces disputes, la commission de l’ « Agende » travaillait ; elle soumit aux synodes provinciaux, en juillet 1893, un premier projet, qui fut vivement discuté. Avec une joie mal dissimulée, les écoles « incroyantes » saluèrent l’absence du symbole dans le nouveau rituel de l’ordination ; et l’orthodoxie inquiète en fit réclamer le rétablissement par la majorité des synodes provinciaux, où elle est encore maîtresse : à cette objection, que le symbole, avant 1829, n’avait aucune place dans la cérémonie de l’ordination, elle riposta qu’avant cette date on s’enquérait, par un sérieux examen, de la correction doctrinale des futurs pasteurs. Il y avait je ne sais quoi d’insolent dans la vigilance des orthodoxes ; ils épiaient, avec une provocante âpreté, tous les détails derrière lesquels se pouvait retrancher l’incrédulité ; ils épluchaient les « formulaires parallèles », c’est-à-dire les diverses séries de variantes entre lesquelles, pour les cérémonies, le pasteur demeurait libre d’opter ; ils pourchassaient telle formule d’introduction au symbole, par laquelle le pasteur semblait plutôt annoncer la lecture d’un document, la récitation d’un témoignage historique, qu’exprimer sa propre conviction ; ils en venaient à s’alarmer, même, de cette formule d’engagement : « Oui, avec l’aide de Dieu », préférant « un la net, clair et joyeux », comme si l’expérience leur eût fait craindre qu’un appel au secours divin n’annulât le la et n’abritât l’hypocrisie.

Derechef, la commission se réunit ; elle remania son travail, avec d’étranges oscillations. Le bruit courut, en mai 1894, qu’elle continuait d’exclure le symbole des cérémonies de l’ordination. Lorsque fut mis au jour le projet définitif, le symbole y resplendissait, à une autre place, d’ailleurs, — et, paraît-il, moins choquante pour les incroyans, — que dans l’ « Agende » de 1829. Présenté et signé par Guillaume II, roi de Prusse, ce texte fut soumis, en novembre, au synode général extraordinairement convoqué. Dans ce synode, auguste parade d’union, les plus croyans, comme MM. Hollzheuer et Zorn, se félicitèrent de l’obligation qui continuait de peser sur le pasteur : « Est-elle d’un caractère juridique ? demandait M. Zorn : c’est là une question que nous tenons pour superflue » ; mais comme à certaines heures on ne l’avait point tenue pour telle, M. Koestlin, parlant au nom d’un groupe moins strictement confessionnel, put constater avec affectation que l’importance du symbole n’avait point été augmentée. Malgré ces restes d’escarmouches, il y eut au synode une quasi-unanimité officielle ; la presse, naturellement, fut moins unanime en ses commentaires. On salua l’« Agende », dans certains journaux très orthodoxes, comme une barrière contre le libéralisme ; de cette barrière, la presse adverse parut médiocrement inquiète. M. le pasteur Rade, l’un des maîtres du chœur de la théologie « moderne », observa, dans la Chronik der christlichen Welt, que sur la valeur objective du symbole et sur le degré de perfection avec lequel il traduisait les vérités religieuses, l’ « Agende » laissait les opinions libres ; et les jeunes écoles, à l’abri de cette remarque, maintenaient leur liberté d’opinions.

Deux années de discussions avaient ébranlé le crédit du symbole auprès d’une partie de l’Eglise protestante : avec la liturgie nouvelle, non moins qu’avec l’ancienne, les accommodemens demeuraient possibles ; sur la portée juridique des professions de foi imposées aux pasteurs, on n’avait point osé se prononcer ; et la théologie moderne gardait tous les bénéfices du mouvement d’opinion qu’elle avait créé, sans être réellement atteinte par le mouvement de recul auquel les autorités religieuses, en réintégrant le symbole, avaient finalement cédé. Sous le titre : Science théologique et ministère pastoral, M. le professeur Gottschick, de Tubingue, destina bientôt à ses amis incroyans un curieux opuscule, dans lequel il expliquait que la liturgie, avec son caractère mécanique, impersonnel, est un assez insignifiant office du ministère pastoral, et que la prédication, c’est-à-dire une fonction sur laquelle l’« Agende » n’avait aucune prise, demeure l’essentiel. Il importait peu, dès lors, que le symbole subsistât dans l’ « Agende » ; et grâce à l’effervescence scientifique qu’avaient provoquée ces longs débats, dans le monde des étudians, des candidats en théologie, des jeunes pasteurs, les nouveautés dogmatiques — ou plutôt antidogmatiques — avaient affermi leur règne. Si pour quelque temps encore, en matière de liturgie, les orthodoxes demeuraient les arbitres d’une littéralité réputée d’ailleurs insignifiante, c’est au camp de leurs adversaires que soufflait l’esprit. Et les orthodoxes, enfin, avaient bien pu maintenir, pour les jeunes pasteurs, l’obligation, souvent douloureuse, de certaines feintes liturgiques ; mais une très fine observation de M. le pasteur Rade leur aurait pu révéler la médiocre portée de leur victoire : « Nous avons dû sacrifier quelques positions au synode général, écrivait-il le 29 novembre 1894. Il fallait éviter que les orthodoxes, dont le courage grandissait, n’accrussent leurs ambitions. Il y avait encore, à l’ordre du jour du synode, quelques points critiques : la question des professeurs, par exemple. On a fait un sacrifice, d’un côté, pour n’être point tracassé d’un autre. Ces questions critiques n’ont point été abordées. »


V

En deux mots, la « question des professeurs », qui seule vraiment est vitale, peut être ainsi définie : avant d’être l’esclave d’une liturgie et le subordonné d’un consistoire, le pasteur allemand est l’élève d’une université : c’est à des professeurs d’université qu’il apporte les primeurs de son intelligence, et c’est en eux qu’il se confie pour l’élaboration de sa foi. Sa conscience est en général moins personnelle, moins originale, moins autodidacte, que ne permettraient de l’espérer les principes de la Réforme ; elle est livrée, suivant la piquante expression de M. le pasteur Glage, à des « papes d’université » ; c’est, si l’on ose dire, une conscience disciple, fascinée, façonnée par quelques maîtres de théologie, d’exégèse et d’histoire ecclésiastique. Or, on a bientôt compté les facultés de théologie où ces maîtres sont unanimement croyans : Rostock, Greifswald, Erlangen, en ajoutant peut-être Leipzig, épuisent la liste. Partout ailleurs, c’est-à-dire dans treize autres universités, les écoles dites incroyantes sont maîtresses ou en passe de le devenir. L’école de Ritschl, surtout, fait de constans progrès ; au dire du journal de M. Stoecker, elle exercerait une sorte de terrorisme ; elle a conquis Giessen, grâce à l’habileté zélée du professeur Stade ; elle entreprit, dès la mort du théologien Lipsius, libéral de vieil aloi, la conquête de Iéna ; ailleurs, ce sont les orthodoxes qu’elle détrône, toute prête à continuer cette série d’étapes que M. le professeur Nippold, un de ses féroces ennemis, dénonçait naguère en un livre amusant et bizarre, — cinq cents pages de cancans. La revue Die christliche Welt, dirigée par M. le pasteur Rade, de Francfort-sur-le-Mein, signalée comme très dangereuse par les orthodoxes, à la conférence d’août de l’année 1893, et comptant d’ailleurs beaucoup plus d’abonnés que tout autre périodique théologique, propage, avec une discrète activité et une dextérité souveraine, dans les sphères universitaires, tous les principes, tous les argumens, toutes les tendances de la théologie « moderne ». Aussi, en face des autorités administratives, qui par déférence envers les croyans maintiennent les dehors de l’orthodoxie, se multiplient et s’enhardissent les autorités enseignantes qui en affichent et en justifient le dédain.

Les premières prétendent aviser aux intérêts de l’Eglise, les secondes se réclament de la science. Or, à la science enseignante, l’Allemagne religieuse est si bien accoutumée à reconnaître tous les droits, que les professeurs de religion des gymnases, dans le grand-duché de Bade, approuvent publiquement les négations les plus téméraires, et que M. Schrempf, gêné dans le ministère liturgique par le sentiment de son incroyance, souhaitait être chargé d’un cours d’instruction religieuse. Pour mettre un surintendant à l’angoisse, il suffit de le cerner entre deux questions, dont l’une l’invite à sévir contre les audaces universitaires, et dont l’autre le lui défend. « Pourquoi tracassez-vous certains pasteurs incroyans si vous tolérez les incartades des professeurs incroyans ? lui demande-t-on d’abord. Vous respectez les pères et vous opprimez les fils ; vous épargnez les grands et vous maltraitez les petits. » Si le surintendant, comme il advient en général, a l’âme bien placée, son équité naturelle s’éveille ; il projette des sévérités. Mais une autre question suspend son bras et, en un bégaiement, fait expirer ses anathèmes : « De quel droit enchaîneriez-vous la conscience et les recherches des professeurs incroyans ? Thomas était un docteur, moi aussi je suis un docteur, disait ce Jean Wessel en qui Luther saluait un précurseur ; comme Luther et comme Ce précurseur, les professeurs incroyans sont aussi des docteurs. » Toute riposte est impossible ; et voilà pourquoi perpétuellement la « question des professeurs » sera soulevée, et perpétuellement ajournée. Entre les consistoires et les universités, le conflit est toujours latent, le plus souvent inavoué.

Brusquement, en 1893, il éclata en Hesse-Cassel : dans une pastorale, que déjà nous avons citée plus haut, les surintendans généraux de cette province dénoncèrent deux brochures de MM. Achelis et Herrmann et l’influence de ces professeurs sur les étudians de Marbourg. « Nous voulons espérer, disaient-ils, que par une étude approfondie de la Sainte Écriture et par leurs expériences dans leurs fonctions sacrées, les jeunes ecclésiastiques seront ramenés à la foi de l’Église, s’ils cherchent la vérité avec une sainte gravité et en s’aidant de la prière. Mais l’indulgence a ses limites dans le devoir que nous avons, vis-à-vis des communautés à nous confiées, de ne les point livrer, sans défense, à l’erreur et au trouble. » En termes assez formels, les jeunes candidats étaient menacés d’éviction, s’ils ne répudiaient certaines négations universitaires. Mais le professeur Beyschlag, de Halle, champion de la libre science théologique, flétrit ce « bloc erratique ultramontain » ; et les surintendans intimidés avouèrent leur surprise du bruit qu’avait fait leur pastorale : ce qui n’était peut-être qu’une façon séante de s’excuser. On savait, d’ailleurs, que la consultation de M. Harnack sur le symbole, réfutée par Guillaume II lui-même à Wittenberg, n’avait attiré à son autour aucun désagrément administratif ; et dans certaine brochure inspirée par l’illustre professeur, on expliquait, bientôt après, que les professeurs de théologie révoqués passeraient dans la faculté de philosophie, et que rien n’empêcherait les futurs pasteurs de s’empresser à leurs leçons. L’avis était clair ; et parmi ces savans universitaires, aucun n’eut à subir une retraite qui n’aurait été qu’un déménagement.

Donnant à la faculté de Bonn, en octobre 1894, des cours de vacances sur l’histoire d’Israël et le sacrement de l’Eucharistie, les professeurs Meinhold et Grafe développèrent, devant une centaine de pasteurs rhénans et westphaliens, des conclusions que l’orthodoxie la plus tolérante jugea monstrueuses. Dénoncés par un journal d’Essen, ils reçurent de la Gazette de la Croix une mercuriale en trois points : « Pour qui travaillent de tels professeurs ? demanda ce journal. Ce n’est point pour l’Église évangélique, qu’ils doivent servir ; c’est pour les ennemis de l’Église. Notre empereur nous a conviés au combat contre la révolution, pour la religion, l’ordre et la morale. Et ces professeurs détruisent la religion, fondement de toute morale et de tout ordre. Ils sont les avant-coureurs scientifiques du socialisme… Professeurs de théologie, ils devraient former des serviteurs de l’Eglise. Or ils annoncent aux jeunes théologiens que toutes les vérités auxquelles ceux-ci prêtent serment à leur entrée en charge sont renversées et contredites par la science… Contre la tyrannie des professeurs libéraux, contre la contrainte qu’ils exercent au nom d’une prétendue science, la communauté évangélique doit protester. Elle ne peut pas se laisser ravir par les professeurs incroyans son bien le plus précieux, la parole de Dieu. » Et la Gazette concluait en invitant le ministre à rappeler à leurs devoirs MM. Meinhold et Grafe.

Ils ripostèrent, applaudis par leurs élèves, que les fanatiques de l’orthodoxie travaillaient au profit de Rome, que la liberté de la science avait son prix, non moins que le service de l’Église, et qu’enfin les communautés renfermaient un certain nombre de membres fatigués de « l’apparat des dogmes » et fort reconnaissans à MM. Meinhold et Grafe. Un instant, toute l’Allemagne religieuse et savante regarda vers Bonn ; et l’épisode eut même les honneurs d’une chanson satirique, dans le Kladderadatsch. Mais rien ne finit, là-bas, par des chansons. Des deux parts on insista : 200 théologiens, 180 laïques, remirent aux deux professeurs, le 18 janvier 1895, une adresse de sympathie ; et la riposte survint, en février, rédigée par l’ « Union rhénane et westphalienne des amis du symbole. » Tantôt les deux savans étaient présentés comme des parricides de leur Eglise, et tantôt comme des héros, peut-être des martyrs, de la libre science. Le conseil supérieur évangélique excusa ces parricides et n’en fit point des martyrs. Dans un document assez alambiqué, il maintint, tout à la fois, les droits de la liberté scientifique et la nécessité de former des serviteurs de l’Eglise, et constata, sans pourtant le prouver, que parmi ces conflits d’hypothèses scientifiques la vérité évangélique subsistait sans dommage. Dix ans auparavant, le professeur Bender, réputé subversif, avait dû quitter la faculté de théologie de Bonn ; MM. Meinhold et Grafe, en 1895, échappèrent à tout blâme.

On devine les désespoirs de l’orthodoxie, toujours croissans. Puisqu’on fait les autorités de l’Eglise tergiversent ou abdiquent, on s’ingénia, parmi les croyans, à trouver des remèdes. M. de Bodelschwingh rêva l’établissement d’une faculté libre de théologie à Herford ; M. Zahn, à lui tout seul, improvisa une chaire à Tubingue, pour y réfuter le libéralisme. Douze cents orthodoxes, réunis à Berlin en mai 1895, émirent divers vœux : ils proposèrent de créer, à côté des universités, des « convicts », sortes de séminaires où les étudians en théologie seraient abrités ; — on les y inviterait, sans doute, à brûler ce que les professeurs leur faisaient adorer, à adorer ce qu’ils leur faisaient brûler ; — et l’on projeta, en second lieu, d’installer dans les universités, aux frais des groupes orthodoxes, des pasteurs qui donneraient de saines et pures leçons, — le bon grain à côté de l’ivraie. Pour ce double objectif, l’« Union rhénane westphalienne des amis du symbole » a cette année même ouvert une souscription ; avec les premiers fonds recueillis, un « convict » s’est établi à Bonn. On s’est demandé, aussi, si les futurs pasteurs, après leur séjour universitaire, ne pourraient pas être astreints à une année de séminaire, et si on ne devrait pas les examiner soigneusement, avant leur entrée dans le ministère, sur leurs croyances au sujet du Christ, de l’Église et du symbole. L’essentiel, surtout, serait que l’Eglise eût une influence plus immédiate, plus décisive, sur le choix des professeurs d’université, et que l’Etat, protecteur de la libre science, cessât de régir, presque à lui seul, les nominations aux facultés de théologie. M. Stoecker, au cours de l’année 1895, écrivit sur cet ensemble de questions une série d’articles ; on l’y sentit moins agressif que de coutume, peut-être un peu découragé ; il paraissait croire qu’aussi longtemps que les Eglises seraient asservies à l’État, le mal demeurerait vivace.

Mais c’est de l’État, seulement, qu’on pouvait obtenir des palliatifs provisoires ; et l’Etat les accorda. A la fin de 1895, il installa, dans les facultés de Bonn et de Marbourg, deux professeurs orthodoxes ; tout de suite on les affubla d’un vilain nom, à peu près intraduisible : Strafprofessoren (des professeurs de châtiment), pour marquer que leur choix était un avertissement à ces deux facultés incroyantes ; et M. Bosse, le ministre des cultes, recueillit de cette histoire un double ennui, d’être interpellé à la chambre prussienne en mars dernier, et d’être fortement critiqué pour la maladresse de sa réponse. Ainsi, contre les audaces de la théologie nouvelle, l’Etat ne peut lutter sans ridicule, et les orthodoxes, impuissans mais tenaces, prolongent inutilement les plaintes dont en 1893 ils faisaient retentir la conférence d’août : « La conscience des étudians est fourvoyée par de nombreux professeurs, et les doctrines qu’on leur fait absorber les rendent impropres au ministère ecclésiastique. »


« Qu’est-ce que la vérité ? » Cette insoluble question qui, loin d’être une conclusion, remet en doute l’ensemble des conclusions antérieures, nous est apparue, dans un précédent article, comme l’aboutissement théorique de cet immense travail théologique, où l’élite intellectuelle de l’Allemagne protestante épuise sa profondeur, émousse sa subtilité.

« Doit-il y avoir une double vérité dans l’Église évangélique ? une vérité que l’Église enseigne, et une vérité, précisément inverse de la première, que les professeurs enseignent ? » Ainsi s’exprime la Gazette de la Croix. « Depuis cinquante ans, dans les introductions au Nouveau Testament, dans les commentaires de Luc et de Matthieu, dans les Vies de Jésus, le caractère historique du récit qui fait naître Jésus d’une vierge a été contesté à d’innombrables reprises ; l’Eglise, ne s’en émouvait plus. Et parce qu’on conteste ce même récit à propos du symbole, une tempête s’élève. Comment expliquer l’incident ? Doit-il y avoir une double vérité ? doit-on voiler dans l’Église évangélique la connaissance historique ? » Ainsi s’exprime M. Harnack. Aux deux pôles du protestantisme allemand, on est d’accord pour définir ainsi la crise : « Doit-il y avoir une double vérité ? » Mais s’il s’agit d’opter entre ces deux « vérités », l’une séante pour les professeurs, l’autre bonne pour les fidèles, ici le désaccord commence ; la Gazette de la Croix et M. Harnack ne se pourront jamais entendre. Fatalement elles coexistent ; il y a, dans l’Eglise allemande, une double vérité : de l’évolution à laquelle nous avons assisté, tel est l’aboutissement pratique.

Dans ce cycle de quatre siècles que la Réforme aura bientôt parcouru, elle a voulu demeurer fidèle, jusqu’à épuisement, au principe de la liberté d’examen ; et par le fait même de cette fidélité, la voilà parvenue, par une évolution grosse de surprises, à l’antipode de ses origines. « Vous êtes tous prêtres », ce fut le point de départ. Luther, par cette magique parole, ébranla plus d’une âme noble ; de tout son cœur il la développa, dans son petit écrit Sur la Liberté du chrétien ; il sembla qu’elle allait inaugurer la plus démocratique des communions religieuses, où tous, quels qu’ils fussent, de plain-pied, auraient un égal et libre accès aux vérités élaborées par tous et pour tous. En observant aujourd’hui l’Église évangélique d’Allemagne, nous saisissons le point d’arrivée : d’une part une vérité ésotérique, à l’usage des savans ; d’autre part une vérité exotérique, à l’usage du commun des fidèles ; d’une pari une élite intellectuelle, qui prétend, en matière de foi, tout dire, tout enseigner, tout ébranler ; d’autre part, au-dessous d’elle, bien loin d’elle, la masse, à laquelle on inculque, en bloc, autant que faire se peut, le contraire de ce que l’élite enseigne et le respect de ce que l’élite ébranle ; et puis, entre ces deux groupes, les pasteurs ; éduqués par l’élite, éducateurs de la masse, ils doivent avoir, si l’on ose dire, une conscience enseignée et une conscience enseignante, partiellement ou totalement inverses l’une de l’autre ; et dans le pont qu’ils jettent entre l’élite et la masse, il y a des vices originels de construction, des ébranlemens incessans, des dislocations fréquentes.

C’en est fait de la joyeuse exaltation, ivresse de science, ivresse de foi, ivresse de piété, qu’éprouvèrent les premiers convertis de la Réforme, lorsque à toutes les âmes, assoiffées de mieux connaître Dieu, les arcanes de la théologie semblaient enfin s’ouvrir, hospitaliers et révélateurs ; se raillant de l’Eglise romaine, on dénonçait alors la scolastique, qui volontairement restait inaccessible aux fidèles, encore qu’elle développât et justifiât le dogme catholique. Et voici qu’aujourd’hui, dans les universités évangéliques, on enseigne une théologie pareillement inaccessible, ou qui du moins excuse ses propres témérités en alléguant qu’elle ne vise point les fidèles ; et par cette théologie, le dogme évangélique est contredit et renversé. Jamais on ne vit un plus terrible hiatus entre les maîtres de la foi et l’humble foule, écolière de la foi ; une aristocratie intellectuelle, incroyante en grande partie, incarne aujourd’hui la démocratique Réforme. Pour combler cet hiatus, il faudrait recourir aux dépositaires authentiques de la foi ; mais où les chercher ? et comment s’y prendraient-ils, pour faire la lumière et l’unité ? car théoriquement, les dépositaires authentiques de la foi, ce sont tous les chrétiens évangéliques. Un miracle de Dieu, ou bien une intervention de l’empereur, cette « moitié de Dieu », obsèdent les rêves de certains croyans. Mais Guillaume II, depuis son avènement, n’a reculé qu’une fois ; et c’était devant la « libre science », qui lui arracha, il y a quatre ans, le retrait du projet de loi scolaire. Oublieux de cette première défaite, voudra-t-il un jour, lui souverain de son Eglise, arrêter, par quelque coup d’Etat césaro-papiste, la périlleuse évolution de la Réforme, et prolonger, par un éclat d’autorité, l’Eglise de la liberté ? Et si jamais il le veut, le pourra-t-il ?


GEORGE GOYAU.

  1. Voir la Revue du 15 août.