L’Algonquine/Chapitre 11

La Compagnie de Publication de La Patrie (p. 48-50).

XI

UNE MINUTE TROP TARD

Les soldats du comte d’Yville descendirent sur le rivage où les attendaient trois de ces longs et larges canots qui, en dépit de leurs vastes proportions, glissaient comme des flèches sur l’eau, même contre les vents et les marées.

Quinze minutes plus tard, les rapides embarcations, après avoir décrit une ligne courbe, atterrissaient à la mission de Saint-Joseph-de-Sillery. Le commandant de l’expédition avait donné ordre d’arrêter en cet endroit pour demander du renfort des Hurons, alliés inséparables des Français.

Le jour baissait et le message du comte de Frontenac ne souffrait pas de retard. On ne mit même pas pied à terre.

Seul, le comte d’Yville monta jusqu’à la mission. Cinq minutes plus tard, il redescendait en compagnie de dix Hurons, jeunes, nerveux, bien découplés, portant à leurs bras ou à leurs ceintures des javelots, des tomahawks, des flèches, des épées.

À peine leurs fières silhouettes se furent-elles détachées de la masse sombre des bois qu’une immense acclamation se répercuta sur les flots.

Les nouveaux venus répondirent à cette acclamation par une autre semblable, et prirent place dans les canots sans perdre de temps.

On se remit à nager avec ardeur, les Indiens plongeant les avirons en cadence, et tenant leurs canots à peu de distance les uns des autres.

Le disque pourpre du soleil fantastiquement échancré par la ligne capricieuse des têtes des pins gigantesques, à l’horizon, là-bas, projetait en reflets brisés, sur le fleuve-roi, la lueur de ses feux mourants.

Sur les deux rives, on commençait à ne plus apercevoir distinctement les forêts qui s’étaient converties en deux magnifiques et immenses draperies tachetées, çà et là, d’or, de topaze et de grenat et à travers les trouées desquelles il y avait comme des flambées.

Le vent s’élevait, et avec la tombée du jour, la vague se faisait.

Maintenant, on ne distinguait plus, là-bas, les canots d’avec les guerriers qui les montaient.

À ce moment même, un coursier arrivait ventre à terre à la bourgade de Sillery.

Il était blanc d’écume ; ses flancs sanglants battaient précipitamment ; ses naseaux tout rouges laissaient s’échapper des nuages de vapeur.

La bête n’était pas arrêtée que le cavalier, gentilhomme richement mis, sautait légèrement par terre.

Il fut aussitôt entouré d’une bande d’Indiens.

Johanne de Castelnay — le lecteur l’a reconnue tout de suite dans cet élégant cavalier — ne parlait pas la langue huronne, mais elle n’ignorait pas que plusieurs Indiens, surtout dans les environs de Québec, connaissaient joliment cette langue.

À tout hasard elle demanda :

— Mes frères des bois peuvent-ils dire au visage-pâle s’ils ont vu passer une troupe de Français ?

L’un des Hurons, retirant de sa bouche, sa pipe de pierre, répondit avec la brièveté de paroles qui leur sont propres :

— Oui.

— Et mon frère, poursuivit Johanne, voudra-t-il me dire où sont maintenant les Français ?

Alors l’Indien à la pipe de pierre, un grand vieillard tout droit, le torse nu traversé par une large balafre, la tête blanche ornée d’un diadème de plumes éclatantes, prit le bras de Johanne.

Sans mot dire, il l’entraîna sur un promontoire.

Là, s’éloignant de Johanne de quelques pas, il mit sa main gauche en abat-jour sur ses yeux vieillis, puis étendit son bras droit.

— Que mon frère, le visage-pâle, dit-il, regarde là-bas, là-bas.

Sur la grande rivière, il verra des taches noires. Ce sont ses amis qui sont aussi les nôtres.

Des pleurs montèrent de son cœur brisé à ses yeux devant lesquels se déroula un voile funèbre.

Il était trop tard. Giovanni fuyait. Ces points noirs qui venaient de disparaître l’un après l’autre représentaient pour elle tout un monde, toute une éternité.

Qu’allait-elle faire maintenant ?

Retourner sur ses pas, abandonner la partie ?

Jamais !

Une puissance irrésistible, son amour vaste comme l’infini, la poussait, lui criait :

En avant !

Trop fière et trop prudente pour trahir sa souffrance et ses desseins devant les indigènes qui l’entouraient avec curiosité, qui épiaient le moindre de ses gestes, elle se ressaisit. Avec une indifférence feinte, elle dit :

— Ononthio m’a chargé de remettre au comte d’Yville, qui dirige cette troupe vers Trois-Rivières, un message important dont il n’a pu prendre connaissance qu’après le départ du sagamo aux cheveux de neige. Je suis porteur de ce message.

Qui parmi vous a les muscles aussi tendus que l’arc qui abat le cerf bondissant dans la forêt ; qui a l’œil aussi exercé que celui du loup qui perce les ténèbres ; qui a le cœur aussi vaillant que le captif, qui attaché sur le poteau de torture, entonne, le sourire aux lèvres, son chant de mort ; qui possède un canot aussi rapide que la flèche qui siffle en traversant les airs et le vent ?

À ces paroles, un éclair brilla dans les prunelles sombres du vieillard indien.

Redressant sa haute taille sillonnée de glorieuses cicatrices, il dit avec fierté :

— Mon frère le visage-pâle sait-il qu’il parle à Noël Tecouerimat, le chef redouté de ces indomptables guerriers. Il n’est pas un Huron qui ne possède toutes ces qualités. Mais si Tête-de-Renard a la prudence de l’ours, il a le cœur bon et aime son ami le Français. Que mon jeune frère me confie ce message, et je le ferai porter à destination par un de mes guerriers. Avant que de se le laisser enlever, il avalera ce message et souffrira sans parler les plus cruels supplices.

Johanne fut un instant interdite : elle n’avait pas prévu cet obstacle qui contrecarrait ses projets.

Elle répliqua :

— J’ai promis à Ononthio de remettre moi-même le message. Que le vaillant chef de cette tribu soit sans crainte. Le visage-pâle qui lui parle est ami des Français.

Il le jure par le Grand-Manitou.

Et comme Tête-de-Renard se taisait :

— Voici, dit-elle, en tendant une poignée d’écus d’or, pour le dédommager.

— Que le visage-pâle, dit-il, garde son vil métal pour lui. L’amitié des Français m’est beaucoup plus précieuse.

Je te crois, ajouta-t-il, parce que jamais un Français ne nous a trompés. Mon fils lui-même va te conduire. Daim-Léger te mènera où tu voudras et en sûreté. Et demain, avant que le soleil ait atteint la hauteur de ces pins, tu seras avec tes frères. Va, et que le Grand-Esprit te protège !

Au comble de la joie, Johanne tendit au chef indien sa main gantée.

— Merci, dit-elle.

Et lui montrant son cheval :

— Que mon frère des bois, ajouta-t-elle, garde cette noble bête jusqu’à mon retour. Le jeune visage-pâle à qui Tête-de-Renard rend un si grand service ne sera pas ingrat.