L’Algonquine/Chapitre 10

La Compagnie de Publication de La Patrie (p. 46-48).

X

FILLE DE PREUX

Nous avons vu de quel acier était trempé le caractère de Johanne de Castelnay. Avec une femme de cette nature, on peut s’attendre à tout : les plus grandes folies comme les plus incroyables héroïcités lui sont communes.

Ce sont de ces êtres que Dieu n’a créés femmes, on croirait, que pour faire rougir certains hommes de leur faiblesse et de leur pusillanimité.

Quand, une fois, un désir a frappé à la porte de leur cœur, ils ouvrent toute grande la porte de ce cœur pour l’y laisser entrer en conquérant.

Le désir est-il noble, tant mieux ; est-il mauvais, tant pis ?

Rien ne les arrêtera, désormais, dans leur course à la victoire ou à la mort. Ils renverseront tout sur leur passage. Les obstacles, insurmontables pour tant d’autres, disparaîtront sous la poussée de leur volonté, comme des châteaux de cartes édifiés par des mains d’enfants et renversés par un souffle.

Et s’ils succombent dans ce duel aveugle avec le destin, du moins tomberont-ils pleins d’ivresse et de gloire, pour avoir lutté avec une âme virile.

Giovanni disparu, Johanne fut anéantie sous le coup de son désespoir et de sa douleur. Quand elle se fut remise de son évanouissement, elle n’eut pas la force de se lever, mais resta assise sur ses talons, la tête penchée sur sa poitrine, qui se soulevait en mouvements rapides, et les mains jointes sur ses genoux, tandis que des larmes abondantes coulaient le long de ses joues pâles.

C’en était fait de sa vie. En partant, son bien-aimé avait emporté son âme qu’elle lui avait donnée tout entière.

Johanne aimait, non pas avec la tiédeur et la fadeur des convenances sociales et des conventions mondaines, non pas dans le but de se créer un avenir fait d’aise et de confort, mais avec toute la passion aveugle que l’on trouve dans le cœur d’une femme qui fait de la fin suprême de son existence l’acquisition d’un amour resplendissant comme la comète qui, en passant dans un ciel d’étoiles, les éteint de son éblouissement.

Oh ! qu’elle se maudissait d’aimer un homme qui n’avait eu que du mépris pour son amour, cet amour pour lequel tant de galants eussent été heureux de croiser le fer à Québec.

Et cependant, elle l’aimait d’autant plus qu’il la faisait plus souffrir, qu’il lui infligeait inconsciemment des meurtrissures morales.

Un bruit de pas, soudain, s’est arrêté devant la porte. Le lourd marteau, une tête de lion qui retient entre ses dents un anneau de fer forgé, retentit deux fois.

Johanne se sauve précipitamment dans sa chambre.

Quelques minutes plus tard, dans l’entre-bâillement de la porte, retenant son souffle, elle entend la voix familière du capitaine Adolphe Lafond, l’un des amis de son père.

— Eh bien, dit-il, mon cher de Castelnay, si mes yeux ni mes oreilles ne me trompent, ta maison se vide comme par enchantement.

Johanne tressaillit. Elle s’avance sur la pointe du pied jusqu’à l’escalier, et là, le cou tendu, elle surprend le dialogue suivant :

— Que veux-tu dire ?

— Ce matin, c’est ta fille adoptive que j’ai vue filer dans la direction de Sillery, et il y a une heure à peine c’était le tour de ce bel inconnu, le sauveur de mademoiselle Johanne et ton hôte depuis deux mois.

— Comment ! ce jeune homme n’est plus à Québec ?

— Ignores-tu donc ce qui se passe dans ta maison. Je t’assure, pour l’avoir vu de mes yeux vu, ce qui s’appelle vu, qu’il est parti depuis une heure, avec la petite troupe du comte d’Yville.

— Parti !…

Un cri étouffé de douleur répondit à cette exclamation.

— Oui, comme il tenait vivement à rejoindre Oroboa, l’Algonquine, je lui ai conseillé d’attendre quelques instants, en expliquant que le comte d’Yville allait porter à Trois-Rivières un message de Son Excellence le gouverneur, et qu’il pourrait peut-être obtenir de faire partie de cette expédition.

Ce jeune homme, pour qui je me sentais beaucoup de sympathie, a semblé des plus heureux de cette coïncidence. À peine le comte eut-il paru, que ton ami s’est élancé au-devant de lui, en le suppliant de le laisser prendre part à cette expédition.

Tout d’abord, le comte d’Yville n’a pas paru fort empressé de se rendre à cette prière. Puis, après avoir posé quelques questions, et longuement contemplé ce jeune homme aux traits si fiers et si nobles, il a cédé. À l’heure présente, nos vaillants soldats doivent être à Sillery.

Que penses-tu de la manière d’agir de cet inconnu ?

Le baron de Castelnay passa son bras sous celui du capitaine Lafond.

— Mon cher, dit-il, tu m’as tellement intéressé que je ne t’ai pas encore offert un siège. Passons dans la salle à manger, nous continuerons à parler de cette affaire en humant le bon vin que je viens de recevoir de France par le navire que tu vois là-bas, encore à l’ancre.

— Une chose seule surpasse l’excellence de ton vin : ton amabilité. Nous disions donc que…

Les voix allèrent en s’affaiblissant, et il ne parvint plus aux oreilles de Johanne atterrée que des monosyllabes confus et hachés.

La jeune fille rentra dans sa chambre dont elle ferma la porte avec colère.

Sa décision était prise.

Coûte que coûte, elle reverrait Giovanni.

Elle préviendrait sa rencontre avec l’Algonquine.

Mais comment ?

Pourrait-elle seule quitter cette maison pour s’élancer à la poursuite de l’un ou de l’autre, à travers un pays qu’elle ne connaissait pas, exposée, à tout moment, à tomber dans une embuscade, avec l’affreuse perspective des tourments les plus raffinés à subir.

Et cependant, elle devait partir ou rester, il n’y avait pas de milieu.

Elle partirait.

Son père ?…

Il deviendrait fou de chagrin…

Voilà quel était le plus terrible obstacle.

Les dangers qu’elle s’attendait à rencontrer sur sa route, elle n’y songeait pas.

Mais il y avait son père, son pauvre père, que les malheurs avaient déjà trop éprouvé.

Que faire ? mon Dieu ! que faire ?…

Et reportant sa pensée vers Giovanni :

— Je l’aime trop !… je l’aime trop !… Le sort en est jeté !…

Puis, comme voulant imposer silence aux reproches de sa conscience, elle ajouta tout haut :

— Parce que je pars, cela veut-il donc dire que je ne reviendrai pas ?

Néanmoins, un pressentiment aux lugubres ailes noires passa fantastique devant ses yeux que la douleur paraissait avoir faits plus beaux.

Allons ! il faut en finir, dit-elle, avec une rageuse impatience, en passant la main sur son front pour en chasser les sombres pensées qui l’assaillaient.

Elle s’assoit à son secrétaire, et s’emparant fébrilement d’une plume d’oie elle écrit sans s’arrêter :

Père adoré,

Je pars et ne sais quand je reviendrai. Peut-être sera-ce demain ; peut-être… plus tard. Pardonnez-moi. Je vous aime.

Votre fille à la vie et à la mort.

JOHANNE.

Elle assèche l’encre avec du sable et cachette la lettre qu’elle place à un endroit bien en vue sur le secrétaire.

— Maintenant, dit-elle, en se levant, à l’œuvre ! Je n’ai pas une minute à perdre : chaque seconde peut peser toute une éternité dans la balance de mon bonheur.

Jamais, elle ne pourrait rejoindre à pied Giovanni ; mais à l’écurie, il y avait la monture de son père, la vaillante bête qui dévorait l’espace. Elle connaissait parfaitement ce coursier, pour l’avoir monté plusieurs fois elle-même. Mais comment gagner la campagne dans ce costume de femme ? On la remarquerait, on l’arrêterait. Et puis, savait-elle quelles aventures elle allait courir ? Des vêtements de femme sont bien gênants dans des excursions pareilles.

Et pourquoi ne se déguiserait-elle pas en homme ? Mais où trouver ce déguisement ?

Soudain, elle s’élance en courant vers la chambre qu’avait occupée Giovanni.

Ce dernier était grand et svelte. Le costume qu’il avait refusé d’apporter avec lui, elle le revêtirait.

Elle n’avait plus qu’à se hâter pour n’être pas découverte par son père. Si le baron de Castelnay s’était toujours rendu aux désirs parfois fantaisistes de sa fille, il serait inébranlable aujourd’hui, et ne laisserait jamais partir Johanne pour une expédition aussi périlleuse.

Ah ! quelle ne fut pas son émotion en retrouvant ces vêtements dans lesquels son Giovanni avait paru si charmant. Cette vue ne fit qu’aiguillonner son impatience de rejoindre le fugitif.

En toute hâte, elle agrafa de ses mains inexpérimentées le pourpoint de velours noir, enfouit ses jambes gracieuses dans des bottes un peu trop grandes pour elle, il est vrai, boucla le baudrier qui retenait l’épée à la garde ciselée et cacha sa merveilleuse tête blonde avec le feutre noir à grande plume blanche.

Il eût fallu que le cœur de Giovanni fût pris entièrement par l’Algonquine pour n’être pas subjugué par ce magnifique et séduisant seigneur de la Nouvelle-France qui s’appelait Johanne de Castelnay.

Redoutant d’être surprise par son père, elle attend son départ avec le capitaine Lafond.

Elle entend une porte que l’on ouvre et que l’on ferme ; elle court à la fenêtre, aperçoit les deux hommes qui se dirigent vers le palais de l’Intendant.

Vite ! pas un moment à perdre.

Pour rien au monde, son père ne doit la rencontrer dans les rues de Québec. Dans sa fuite, heureusement, elle tournera le dos au Palais.

Elle pénètre dans la chambre du baron de Castelnay, se choisit un pistolet d’arçon qu’elle examine en connaisseur, s’empare de munitions, et sort de la maison d’un pas rapide.

Elle court à l’écurie. De ses mains fines et blanches qu’on n’aurait cru bonnes qu’à broder ou égrener des chapelets d’or, elle selle rapidement le coursier aux jambes nerveuses, et s’enlevant sur les étriers d’un bond léger, elle disparaît à bride abattue sur la route de Sillery, soulevant sur son passage un nuage de poussière.