L’Algonquine/Chapitre 12

La Compagnie de Publication de La Patrie (p. 50-53).

XII

JOHANNE ET OROBOA.

L’Algonquine était assise sur un tronc d’érable abattu par la tempête. La lame venait mourir, avec un refrain monotone et plaintif, sur le sable humide, tout près des pieds d’Oroboa, chaussés de mocassins.

L’Indienne, les yeux fixés sur la Polaire qui se levait radieuse, était plongée dans une profonde méditation. Les étoiles faisaient leur apparition une à une dans l’immensité limpide du soir. Dans les bois, où noyers, chênes, érables, cèdres, bouleaux, entremêlaient leurs branches, une brise légère secouait mollement les feuilles avec un bruissement de grandes ailes d’anges. De temps à autre, de la mystérieuse profondeur de la forêt, s’égrenaient quelques notes mourantes d’oiseaux qui se frôlaient frileusement et amoureusement les uns contre les autres, à cause de la fraîcheur de la nuit qui se faisait. Le majestueux croissant d’or s’élevait dans le ciel en laissant tomber sur la nature assoupie sa lucide et magnifique clarté.

Et Oroboa, les yeux toujours rivés sur la brillante étoile de la Petite Ourse, songeait à tout ce qui lui était arrivé depuis qu’elle avait quitté son pays.

Comme ce tronc d’arbre abattu par la tempête, sur lequel elle était assise, elle avait été renversée par le déchaînement des passions humaines.

Âme candide, elle avait été la proie facile de la jalousie. Arrachée trop jeune à la chaude sécurité de son nid, elle était tombée victime de la malfaisance de la civilisation. Elle était l’hirondelle qui ouvre trop tôt ses ailes à la joie de vivre, à la liberté, au soleil, à tout ce qui est beau, tout ce qui est grand, et tombe victime des serres du condor ou de la lance du chasseur.

Pour s’être rendue coupable de la folie d’aimer, pour avoir levé les yeux sur celui que la blanche superbe avait choisi, elle allait traînant de l’aile, le cœur meurtri, sans même savoir si jamais elle reverrait ceux de sa nation qui lui avaient témoigné de la bonté, alors qu’elle ignorait les délices et les amertumes de l’amour.

Et cependant, toute blessée, toute malheureuse qu’elle fût, elle ne regrettait rien, puisque, indigne de ce bonheur, elle avait vu les portes du ciel s’ouvrir devant elle, quand cet être, qu’elle aimait dans le silence, lui avait chanté son amour en lui pressant les mains brûlantes et en faisant passer dans son regard ravi toute la passion mal contenue de son âme.

Oh ! elle l’aimait, elle l’aimait cet homme, avec toute la force d’aimer que le Créateur avait mise dans son cœur.

À la seule pensée de ce Prince Charmant qu’elle avait rencontré sur la route rocailleuse de sa vie, et qui, comme par une éclaircie de soleil entre deux orages, lui avait tendu la main en lui disant : « Oroboa, je t’aime », elle était secouée par un frisson indescriptible.

Jamais un être de sa race n’avait prononcé son nom avec autant d’harmonie, de charme et de caresse.

Mais aujourd’hui qu’elle était partie, qu’elle n’était plus là pour raviver cet amour, se rappellerait-il l’humble Algonquine ?

Ce feu dont il se disait embrasé, n’était-il qu’un feu de paille, d’autant plus brillant et plus vif qu’il était plus éphémère, ou bien si fidèle à la foi jurée, il conserverait intacte dans son cœur l’image de celle qui n’était qu’une Indienne fugitive.

Et l’absence n’était rien en comparaison du danger qui se présentait sous la forme de cette femme qui avait exigé son départ et avait voulu la chasser de la maison où on l’avait reçue à bras ouverts.

Oh ! cette femme, elle était belle, spirituelle, irrésistible !

Elle lui enlèverait son amant, elle l’ensorcellerait.

À cette heure où tout est calme, où tout est divin dans la nature, où l’aveu des amours appelle le rapprochement et le battement à l’unisson de deux cœurs qui se comprennent, à cette heure, où quand on aime et que l’on est aimé, on remercie à genoux l’Éternel de nous avoir donné la vie pour être heureux, elle était là, sans doute, à ses côtés. Tous deux étaient appuyés à la margelle de ce puits, où pour la première fois, avaient retenti dans son âme extasiée les paroles d’amour dont la simplicité indéfinissable efface les plus belles pages de la philosophie des plus merveilleux génies du monde. « Je t’aime » !

À ces pensées amères, l’Algonquine pleura.

Ce n’étaient pas les larmes diamantées que l’on trouve par un clair matin de soleil sur les feuilles de la rose orgueilleuse, mais les pleurs que cachent, le soir, les pétales de la violette modeste.

Tout à ses réflexions, Oroboa n’entendit pas le crissement d’un canot d’écorce sur le rivage.

Un Français et un Indien venaient d’atterrir dans une petite anse, à quelques pas de l’Algonquine masquée par un massif d’arbustes.

L’Indien mit le canot sur ses épaules.

— Que mon frère le visage-pâle, dit-il, m’attende en cet endroit, je m’en vais cacher mon canot et trouver un abri pour la nuit.

Nous ne saurions continuer notre route, ce soir, sans danger.

Le Français répondit :

— Mais mon frère Daim-Léger, comme je te l’ai dit avant le lever de la lune, si nous nous arrêtons, jamais nous ne rejoindrons les guerriers nos amis.

— Que le visage-pâle soit sans inquiétude, reprit Daim-Léger, avec un sourire plein d’assurance, tes frères et les miens ont fait comme nous : ils ont certainement mis pied à terre en quelque retraite sûre pour y passer la nuit et restaurer leurs forces.

Demain, l’astre du jour n’aura pas atteint la cime de ces arbres que nous aurons rejoint la flottille des visages-pâles et des enfants des bois, commandés par le sagamo aux cheveux d’argent.

En disant ces derniers mots, l’Indien s’enfonça sous bois.

Le Français, ou plutôt Johanne de Castelnay, qui brûlait d’impatience de rejoindre Giovanni ne tenait pas en place.

Elle fit quelques pas le long du rivage.

Soudain, elle étouffa un cri de surprise, en portant sa main à sa bouche, et fit un pas en arrière.

L’Algonquine était là devant elle, l’Algonquine, sa rivale, l’Algonquine qu’aimait Giovanni, l’Algonquine, la cause de son malheur et la ruine de ses espérances, l’Algonquine qui lui avait pris le seul homme qu’elle eût réellement aimé jusqu’à la folie.

Elle la retrouvait enfin !…

Dans cette solitude, elles allaient se rencontrer face à face.

Et Johanne porta ses regards de tous côtés, s’efforçant de percer les ténèbres. Elle écouta.

Non, personne ne les verrait ni ne les entendrait.

L’occasion manquée ne se représente jamais, c’est un des caprices du sort. Elle ne manquerait pas l’occasion.

La rivale d’Oroboa porta fébrilement la main à la garde d’or de son épée.

Son cœur battait à coups redoublés.

Elle s’arrêta.

Grand Dieu ! en était-elle donc rendue là ?

Elle, la séduisante fille du baron de Castelnay, née d’une mère chrétienne, n’était-elle donc venue en Amérique que pour exercer si cruellement sa vengeance contre une simple enfant des bois ?

Johanne la meurtrière !…

À cette pensée, elle frémit et se signa.

Mais cette Indienne était belle, plus belle qu’elle pour Giovanni, et c’est cette Indienne qui lui avait fermé les portes du bonheur.

Quand un obstacle se présente à soi sur le chemin de la vie, on l’écarte.

L’obstacle c’était Oroboa.

Il fallait donc, à tout prix, le faire disparaître pour toujours.

Jamais être humain n’aurait connaissance du crime commis dans ce lieu désert.

Ni les arbres, ni le fleuve, ni le ciel ne pourraient parler.

Un coup d’épée est vite donné dans la nuit, surtout quand le bras qui tient l’arme est celui d’une femme jalouse.

Puis, il n’y a plus qu’à jeter le corps dans la rivière ou les broussailles épaisses.

Et si, par hasard, on découvrait ce cadavre, qui soupçonnerait jamais Johanne de Castelnay d’avoir fait le coup. À tout moment, à cette époque d’embûches et de surprises, l’Iroquois farouche et sanguinaire tuait sur place ou emmenait prisonnier dans sa bourgade pour la torture quiconque n’était pas de sa nation.

À la pensée du crime qu’elle va commettre, Johanne se sent le cœur pris dans un étau, une sueur froide baigne son front.

Allons, il faut en finir !…

Rageusement, elle tire du fourreau la lame qui jette un éclair.

La longueur seule de cette lame la sépare d’Oroboa.

Elle brandit l’acier qui va rougir le sang jeune et pur de cette vierge indienne.

Qu’attend donc Johanne pour frapper ?

Son bras retombe inerte, pouvant à peine supporter le poids de l’arme.

Et l’Algonquine, ignorante du malheur qui la menace, enveloppée d’une auréole faite par la lune, poursuit sa méditation, les yeux toujours attachés sur cette étoile polaire qui la fascine comme l’étoile de sa destinée.

Une grande pitié est descendue dans le cœur de Johanne comme une gigantesque vague d’émeraude limpide noyant toutes les horribles bêtes qui montent à l’assaut de ce cœur lacéré.

L’Indienne est trop jeune, trop belle, trop bonne.

Au sein de cette solitude splendide et sereine, Johanne s’est rappelé un Dieu vengeur et terrible, un Dieu qui récompense le bien, mais punit le mal. Ce Dieu la maudirait si elle tuait cette enfant, et se présentait à Giovanni les mains teintes de sang.

Alors, elle rengaina lentement.

Et, après avoir rabattu sur ses yeux son chapeau à larges bords, et s’être enveloppée de son noir manteau, elle toucha l’Algonquine à l’épaule et se rejeta vivement dans l’ombre.

L’Algonquine sursauta.

— Qui êtes-vous, s’écria-t-elle, en apercevant cette forme toute noire qu’elle ne connaissait pas. Elle fut bien près d’appeler à son secours le Huron, son compagnon parti avec elle de Québec, mais un sentiment dont elle ne se rendit pas compte la retint.

Johanne, grossissant sa voix mélodieuse de sirène répondit simplement :

— Ami.

Et aussitôt après :

— Qui êtes-vous, vous-même, ajouta-t-elle.

Oroboa, après quelques secondes d’hésitation, répondit :

— Oroboa, fille de Paul Tessouehat, le vaillant chef algonquin, dont les wigwams entendront longtemps chanter les prouesses.

— Et que faites-vous seule, à cette heure, dans ces bois ?

— Je retourne dans mon pays.

— Et d’où venez-vous ?

À cette question, Oroboa fut quelques instants sans répondre, puis tout à coup :

— Après avoir été adoptée à Québec, dit-elle, par une famille honorable, j’en ai été chassée par la fille du maître de la maison.

— Chassée ! fit Johanne avec surprise.

— Oui, chassée, répéta l’Algonquine, d’une voix ferme avec un éclair dans le regard.

— Mais cette jeune fille vous a-t-elle congédiée elle-même ?

— Non, car Oroboa avait trop de fierté dans le cœur pour attendre cette humiliation. J’ai surpris la conversation de la blanche qui demandait à son père de m’éloigner du toit où j’avais été recueillie. Alors, je suis partie de moi-même.

À ces paroles, Johanne ne put se défendre d’un sentiment d’admiration.

— Et pourquoi voulait-on vous chasser ? demanda la fille du baron de Castelnay.

L’Algonquine réfléchit avant de répondre. Avec la prudence de l’Indienne et la pudeur instinctive de la vierge, elle se dit qu’elle ne devait pas dévoiler à cet inconnu les secrets de son cœur.

— Pour des raisons intimes, dit-elle.

Johanne, qui voulait savoir à tout prix, ne fut pas satisfaite de cette réponse laconique.

Alors, d’un ton dégagé, mais où perçait l’ironie, afin d’exciter la colère de l’Algonquine, et la forcer à parler, elle ajouta :

— L’enfant des bois aurait-elle eu, par hasard, quelque affaire d’amour avec la jeune fille au visage-pâle ?

À ces paroles de dédain et de défi que ne masquait pas suffisamment la légèreté avec laquelle elles avaient été prononcées, Oroboa répartit avec une fierté dans les yeux et dans la voix :

— Oui, l’enfant des bois a eu une affaire d’amour avec la jeune fille au visage-pâle, sa rivale. Elle a pris le cœur de celui qui n’a pas voulu de l’amour de la belle Française aux cheveux d’or, et aux yeux plus purs que l’onde cristalline de cette cascade qui chante près de nous.

Johanne frémit, et sa main se posa nerveusement sur la garde de son épée.

Mais, faisant un effort sur elle-même, elle avait repris son calme apparent quand elle demanda d’un ton badin :

— Et l’Indienne aime toujours le visage-pâle.

Oroboa, transfigurée dans l’étincellement de cette nuit superbe de commencement d’automne, leva les mains et les yeux au ciel et dit avec transport :

— Ô Grand-Manitou, toi qui m’as fait chrétienne, je te prends à témoin que cet astre de nuit et que ces étoiles tomberont, que le lit de ce fleuve incomparable sera desséché et que ces bois seront convertis en poussière avant qu’Oroboa, fille de Paul Tessouehat, ait cessé d’aimer celui que son cœur a choisi !…

De nouveau, Johanne étouffa un cri de colère, et elle sortit à demi l’épée du fourreau.

Elle posa une dernière question. En dépit de l’insouciance avec laquelle elle feignait de parler, une anxiété poignante se peignit sur ses traits, et les mots sortirent avec peine de ses lèvres desséchées et brillantes…

— Mais lui… vous aime-t-il… encore ?…

L’Algonquine s’affaissa sur le tronc d’arbre, et deux larmes amères roulèrent le long de ses joues cuivrées.

Honteuse d’avoir donné sa douleur en spectacle à un étranger, elle se releva sur-le-champ.

Elle allait répondre, quand la lune, qui montait dans l’indigo clair du ciel, s’échappa d’un nuage, jetant Johanne dans un rayon lumineux.

En même temps, le vent qui se faisait releva l’un des bords du feutre de la jeune fille en démasquant le visage dont l’éclatante blancheur, encadrée de mèches blondes, brilla dans la nuit.

Johanne fit un pas en arrière, et tenta de cacher ses traits derrière un des pans de son manteau.

Il était trop tard.

Oroboa fit entendre un cri de terreur.

Comme l’oiseau qui, rempli d’effroi, fuit devant le faucon à l’œil perçant et aux serres aiguës, elle disparut dans l’épaisseur des bois en s’écriant :

— Mademoiselle de Castelnay !… Je suis perdue !…