L’Alcade de Zalaméa
L’ALCADE DE ZALAMÉA.
(EL ALCALDE DE ZALAMEA.)
Dans l’allocution obligée qu’il adresse au public à la fin de l’Alcade de Zalaméa, Calderon nous assure que sa comédie est une histoire véritable. Bien que nous ne connaissions pas la tradition dont il s’est inspiré, nous n’avons pas de peine à le croire. Et ce n’est pas seulement parce que nous ajoutons une foi entière à la simple assertion du poète ; c’est que l’événement qui fait le sujet de cette pièce a dû en effet se produire à une époque où de longues guerres avaient développé sans mesure l’usage de la force brutale chez une soldatesque effrénée ; c’est qu’il y a dans tout cet ouvrage je ne sais quel air de vérité, qu’on retrouve difficilement dans des drames de pure imagination et qui ne sont point fondés sur une donnée historique.
Si l’on me demandait d’indiquer la qualité particulière qui distingue chacune des pièces de Calderon, je dirais de l’Alcade de Zalaméa que c’est la peinture des caractères. À cet égard, de toutes ses comédies celle-ci est à mon sens la plus parfaite. D’abord, pour ce qui est des personnages qui lui étaient fournis par l’histoire, ils revivent dans son drame. C’est bien là, quoiqu’un peu idéalisé, Philippe II, sombre, sévère, taciturne, habitué à voir tout plier sous sa volonté de fer, et inspirant autour de lui un respect mêlé de terreur. C’est bien là aussi don Lope de Figueroa, le vieux soldat d’Italie et de Flandre, le digne chef de ce Terce fameux qui, selon l’expression d’un historien, faisait trembler la terre sous ses mousquets ; rigide observateur de la discipline, mais cachant sous une brusquerie exagérée une bonté réelle. Quant aux personnages qui étaient davantage à la disposition du poète, ils sont également bien peints. Le vieux Pedro Crespo, le héros de la pièce, est l’admirable type du paysan espagnol, plein de sentimens élevés, de loyauté, de franchise ; d’un courage et d’une fermeté indomptables ; d’une imagination poétique et facile, et, en même temps, observateur sagace et doué d’un sens pratique excellent. Le rôle de Juan, son fils, et celui de sa fille Isabelle ne sont pas moins bien tracés. Et le capitaine don Alvar avec son orgueil et sa violence ! Et Rebolledo le soldat fanfaron, mutin et sans mœurs ! Et l’Étincelle, la joyeuse vivandière ! Et Mendo le gentillâtre vaniteux ! Tout cela c’est la nature même. Aussi, combien l’on regrette, en lisant cette pièce, que Calderon n’ait pas exercé plus volontiers son talent caractéristique ! Quel poète lui eût été supérieur ? Quel poète même, peut-être, l’eût égalé ?
L’Alcade de Zalaméa est en outre fort bien composé et rempli de situations intéressantes. On remarquera en particulier les scènes de Pedro Crespo avec son fils, avec don Lope, avec le capitaine don Alvar, à la troisième journée. Cette dernière, surtout, est d’une beauté sublime.
Enfin, le style complète dignement la perfection de l’ouvrage ; simple, naturel, rapide, et parfois d’une rare éloquence. Les rigoristes pourraient seulement reprocher au poète, dans deux ou trois détails, de s’être substitué à ses personnages ; et encore dans ces passages, que je n’ai pas besoin d’indiquer au lecteur, l’emploi du langage vrai était-il bien difficile et bien délicat.
Quelques années avant la révolution, un homme devenu depuis bien célèbre, le comédien Collot-d’Herbois, essaya de transporter sur notre théâtre l’Alcade de Zalaméa, qu’il avait imité de l’imitation de Linguet, et qu’il intitula : Le Paysan magistrat. Mais cette pièce est dénuée de tout mérite, et l’on n’en aurait point fait mention sans la célébrité que s’est acquise son auteur.
L’ALCADE DE ZALAMÉA.
- le roi philippe ii.
- juan, son fils.
- don lope de figueroa.
- son mendo, gentillâtre.
- don alvar d’atayde, capitaine.
- nuño, son valet.
- un sergent.
- un greffier.
- rebolledo, soldat
- isabelle, fille de Crespo.
- l’étincelle, vivandière.
- inès, cousine d’Isabelle.
- pedro crespo, vieux laboureur
- soldats, laboureurs, cortège.
JOURNÉE PREMIÈRE.
Scène I.
Que le corps du Christ soit avec celui qui nous fait ainsi marcher d’un endroit à un autre sans nous laisser nous rafraîchir !
Ainsi soit-il !
Sommes-nous donc des Bohémiens pour aller de la sorte ? Le beau plaisir de suivre au son du tambour un drapeau qui n’est pas même déployé !
Allons, voilà-t-il pas que tu commences ?
Il n’y a qu’un moment que ce maudit tambour a cessé de nous rompre la tête.
Il n’y a pas là de quoi te fâcher ; il faut au contraire, selon moi, oublier la fatigue du chemin quand on arrive au village.
Je me moque bien du village quand je suis à moitié mort ! Et en supposant que j’y arrive vivant, Dieu sait si l’on nous permettra de nous y arrêter. Car tout aussitôt viendront les alcades, qui diront au commissaire que si l’on peut passer plus loin ils donneront ce qu’il faudra. D’abord le commissaire répondra que cela est impossible, que la troupe est harassée ; mais si le conseil a de l’argent, il nous dira : « Seigneurs soldats[2], il y a un ordre de ne pas s’arrêter ; ne perdons pas de temps, marchons. » Et nous, pauvres malheureux, nous obéirons sans répliquer à un ordre — qui est, en vérité, pour le commissaire un ordre monacal, et pour nous un ordre mendiant[3]. Mais, vive Dieu ! si j’arrive aujourd’hui à Zalaméa et que l’on veuille aller plus loin, on aura beau faire et beau dire, on partira sans moi ; et après tout, sans me flatter, ce ne sera pas mon premier coup de tête.
Ce ne sera pas non plus le premier qui aura coûté la vie à un pauvre soldat ; surtout aujourd’hui que nous avons pour chef don Lope de Figueroa, qui, s’il est justement célèbre pour son courage et sa valeur, n’est guère moins connu pour n’être pas tendre de son naturel ; ne faisant que jurer d’une manière effroyable, n’épargnant pas même ses amis, et toujours prêt à vous expédier son monde sans autre forme de procès.
Vous l’avez entendu ? — Eh bien, je n’en ferai pas moins ce que j’ai dit.
Un simple soldat ne devrait pas s’y fier.
Pour moi, je me moque de tout, si quelque chose m’inquiète, c’est pour cette pauvre petite qui accompagne notre personne.
Seigneur Rebolledo, ne vous affligez pas pour moi ; vous le savez, j’ai du poil au cœur, et cette pitié m’humilie. Si je suis venue avec la troupe, ce n’est pas seulement pour marcher avec elle, mais pour supporter bravement toutes les peines du métier. Sans cela, si j’avais voulu mener une vie douce et facile, je n’aurais certes pas laissé la maison du régidor, où rien ne manque, car, durant tout le mois d’exercice, les cadeaux y pleuvent, et alors les régidors n’y regardent pas de si près. Et puisque j’ai mieux aimé venir sous le drapeau, marcher et souffrir avec Rebolledo… Mais à quoi donc penses-tu là ?
Vive le ciel ! tu es la perle des femmes.
C’est vrai ! c’est vrai !… Vive l’Étincelle !
Oui, morbleu ! vive l’Étincelle ! et surtout si, pour charmer les ennuis de la marche, elle veut bien nous régaler d’une petite chanson.
À cette demande je réponds avec les castagnettes.
Et moi je t’accompagnerai. Escrimons-nous à qui mieux mieux, les camarades jugeront.
Vive Dieu ! c’est bien dit.
Mirliti ! mirliton !
Je suis l’âme de la chanson.
Mirliti, mirliton,
Je suis l’âme de la chanson.
Que l’enseigne s’en aille à la guerre,
Et que le capitaine s’embarque.
Tue les Mores qui voudra,
Pour moi, je n’ai pas à m’en plaindre.
Allons, que le four chauffe,
Et que le pain ne me manque pas.
Hôtesse, mettez vite une poule au pot,
Car le mouton me fait mal[4].
Holà ! regardez ! J’en suis presque fâché, car la chanson me faisait oublier la fatigue ; mais quelle est donc cette tour là-bas ? n’est-ce pas l’endroit où nous allons ?
Serait-ce là Zalaméa ?
Le clocher le dit. (Au premier soldat.) Ne regrettez pas tant la chansonnette, nous aurons mille occasions de la reprendre ; d’autant que ça m’amuse. Il y en a qui pour la moindre chose pleurent ; moi pour un rien je chante, et je vous chanterai mille chansons.
Halte ici, les amis ! il est juste d’attendre que le sergent apporte l’ordre, et que nous sachions si nous devons entrer par pelotons ou en corps.
Voici le sergent qui arrive. Mais, lui aussi, il attend le capitaine
Seigneurs soldats, bonne nouvelle : nous restons ici, et nous y avons logement jusqu’à ce que don Lope arrive avec le reste de la troupe qui était à Llerena. Il y a ordre de la rassembler et de ne partir pour Guadalupe que lorsque tout le terce[5] sera réuni. Le colonel ne tardera pas à venir ; et ainsi nous pourrons nous reposer quelques jours de nos fatigues.
Ma foi ! oui, capitaine, voilà une bonne nouvelle.
Vive le capitaine !
Déjà les logemens sont désignés ; le commissaire distribuera les billets à mesure que l’on entrera.
Il faut que je sache au plus tôt pourquoi Rebolledo chantait tout à l’heure,
Hôtesse, mettez-moi la poule au pot,
Car je ne puis souffrir le mouton.
Seigneur sergent, avez-vous gardé mon billet à moi ?
Oui, mon seigneur.
Et où suis-je logé ?
Dans la maison d’un laboureur qui est le plus riche de l’endroit, et qui, dit-on, est en même temps l’homme le plus orgueilleux du monde ; plus vain, plus fier que ne pourrait l’être un infant de Léon.
En vérité, cette fierté sied bien à un vilain, — parce qu’il a des écus !
On assure, seigneur, que c’est la meilleure maison de l’endroit. Du reste, s’il faut tout vous dire, ce n’est pas tant à cause de cela que je l’ai choisie pour vous, que parce qu’il y a aussi la plus belle personne de Zalaméa.
Que dis-tu ?
C’est une sienne fille.
Alors, toute belle et toute vaine qu’elle peut être, elle n’en est pas moins la fille d’un vilain, ayant sans doute de grosses mains et de gros pieds.
Personne ne dit cela.
N’importe ! cela doit être.
Est-il un passe-temps plus agréable pour celui qui n’a pas le cœur engagé et qui ne cherche qu’à égayer son loisir, que la société d’une jeune villageoise simple et timide, qui ne sait comment vous répondre ?
Eh bien ! voilà qui, de ma vie, ne m’a jamais amusé, même en passant ; car dès qu’une femme n’est pas mise avec élégance, avec coquetterie, ce n’est plus pour moi une femme.
Eh bien ! pour moi, toutes les femmes sont femmes, à commencer par la première venue. Mais allons la-bas ; car, vive Dieu ! sur votre refus, je la prends pour mon compte.
Veux-tu savoir qui de nous deux a raison ? Songe seulement que celui qui adore une beauté dit en la voyant : « Voilà ma dame, » et non pas : « Voilà ma villageoise. » Donc si l’on appelle dame celle qu’on aime, il est clair qu’une villageoise ne peut avoir aucun droit au titre de dame. — Mais quel est ce bruit ?
C’est un homme qui vient de descendre, au coin de la rue, de dessus un nouveau Rossinante, et qui, par sa figure et sa taille, rappelle tout-à-fait ce célèbre don Quichotte de qui Miguel Cervantes a écrit les aventures.
Ô la bonne figure !
Marchons, seigneur, il est temps.
Sergent, porte d’abord mes effets au logis, et ensuite reviens m’avertir.
Scène II
Comment va le grison ?
Pauvre bête ! il ne peut plus se tenir.
As-tu dit à mon laquais de le promener un instant ?
Voilà une agréable ration !
Il n’y a rien qui délasse autant les animaux.
Pour moi, j’aimerais mieux de l’avoine.
Et mes lévriers, as-tu dit qu’on ne les attachât point ?
Ils en seront fort contens, mais pas le boucher[6].
Assez ; et puisque trois heures viennent de sonner, donne-moi mes gants et un cure-dents.
Croyez-vous tromper le monde avec ce cure-dents ?
Si quelqu’un osait penser en lui-même que je n’ai pas mangé à mon dîner un faisan, je suis prêt à lui soutenir ici et partout ailleurs qu’il en a menti à part soi.
Eh ! ne vaudrait-il pas mieux me soutenir moi-même ? car enfin je suis à votre service.
Quelles sottises !… À propos, n’est-il pas arrivé ce soir des soldats dans ce village ?
Oui, mon seigneur.
Pauvres roturiers ! n’est-ce pas pitié de leur voir toujours des hôtes nouveaux ?
Ce n’est pas moins pitié, au contraire, d’en voir d’autres qui n’en ont jamais.
De qui parles-tu ?
Des gentilshommes de campagne. Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi on ne leur envoie personne à loger ?
Pourquoi ?
Parce qu’on craint que l’on y meure de faim.
Dieu fasse paix à l’âme de mon bon seigneur et père ! car enfin il m’a laissé une belle carte généalogique toute peinte d’or et d’azur, qui m’exempte moi et mon lignage de ces corvées.
Il aurait mieux valu qu’il vous eût laissé un peu d’argent comptant.
Toutefois, quand j’y pense, et s’il faut dire la vérité, je ne lui ai pas grande obligation de ce qu’il m’a engendré noble ; car je n’aurais jamais souffert qu’un autre qu’un gentilhomme m’eût engendré dans le ventre de ma mère.
Il vous eût été difficile de le savoir.
Point du tout ; rien de plus facile.
Comment cela, seigneur ?
Mais non ; tu n’entends rien à la philosophie, et par conséquent tu ne connais pas les principes.
Il est vrai, mon seigneur, ni les principes, ni le reste, depuis que je mange chez vous[7]. Votre table est une table divine, sans commencement, ni milieu, ni fin.
Je ne le parle point de cela. Sache que l’être qui naît est la substance de la nourriture qu’ont prise ses parens.
Vos parens mangeaient donc ? Vous n’avez pas hérité d’eux cette habitude.
Ensuite ces alimens se convertissent en sa propre chair et en son propre sang… Si donc mon père n’eût mangé que des oignons, j’en aurais aussitôt senti l’odeur, et j’aurais dit : Un moment, s’il vous plaît ; je ne veux pas être le résultat de la digestion d’un pareil mets.
Je conviens à présent que vous avez raison.
Sur quoi ?
Sur ce que la faim aiguise l’esprit.
Imbécile ! est-ce que j’ai faim, moi ?
Ne vous fâchez point ; car si vous n’avez pas faim, la faim peut vous venir. Il est déjà trois heures de l’après-midi, et je suis sûr que, pour enlever les taches, il n’y a pas de pierre blanche qui fût meilleure que votre salive et la mienne.
Et tu crois que cela suffit pour que, moi, j’aie faim ? Que la canaille éprouve le besoin de la faim, à la bonne heure ! mais nous ne sommes pas tous de même espèce, et un gentilhomme peut fort bien se passer de dîner.
Oh ! alors, que ne suis-je gentilhomme !
Mais ne me parle plus de tout cela ; nous voici dans la rue d’Isabelle.
Pourquoi donc, mon seigneur, aimant Isabelle d’un amour si constant et si dévoué, ne la demandez-vous pas à son père ? De cette manière, vous et son père vous auriez enfin chacun ce qui vous manque ; vous, de quoi dîner ; et lui, des petits-fils gentilshommes.
Ne me parle jamais de cela, Nuño. Eh quoi ! l’argent aurait tant de pouvoir sur moi, que je m’abaissasse jusqu’à m’allier à un rustre !
Je pensais, au contraire, qu’il n’y avait rien de plus commode pour un gendre que d’avoir un tel beau-père ; car avec les autres, dit-on, un gendre risque plus d’un choc[8]. Et d’ailleurs, si vous ne voulez pas vous marier, pourquoi toutes ces démonstrations d’amour ?
Eh bien ! sans que je me marie, est-ce qu’il n’y a pas dix couvons à Burgos où l’on peut la conduire lorsque ma fantaisie sera passée ? — Regarde si par hasard tu l’aperçois.
Je crains que Pedro Crespo ne vienne à me voir.
Qui s’aviserait de te toucher ? N’es-tu pas à mon service ? Allons, fais ce que t’ordonne ton maître.
J’obéis, quoique je ne m’asseye pas à table avec lui[9].
Ces valets ont toujours quelque proverbe à la bouche !
Bonne nouvelle ! La voilà qui s’avance avec sa cousine Inès, derrière la jalousie.
Dis plutôt que le soleil couronné de diamans se montre aujourd’hui pour la seconde fois à l’horizon.
Viens, ma cousine, viens sans crainte à la fenêtre ; tu verras l’entrée des soldats.
Ne me parle pas, je te prie, de me mettre à la fenêtre alors que cet homme est dans la rue ; car tu sais, Inès, combien il me déplaît de le voir là.
C’est de sa part une singulière manie, que de te faire la cour avec tant d’empressement.
Ce sont là toutes mes bonnes fortunes.
Tu as tort, selon moi, de t’en affliger.
Que veux-tu que je fasse ?
Il vaudrait mieux t’en amuser.
Tu veux que je m’amuse de mes ennuis !
Jusqu’à ce moment j’aurais juré, foi de gentilhomme, — et ce serment est sacré, — que le jour ne s’était point levé encore. Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? Le jour est annoncé par l’aurore, et je vois deux aurores briller à la fois.
Je vous l’ai déjà dit bien souvent, seigneur Mendo, vous dépensez en vain votre galanterie, et vous n’en serez pas plus avancé quand vous viendrez tous les jours soupirer follement dans ma rue et près de ma maison.
Si les jolies femmes savaient combien les embellit la colère, le mépris, le dédain et l’injure, elles ne voudraient jamais d’autre ornement. Sur ma vie, vous êtes adorable ; dites, dites-moi tout ce que peut vous inspirer la fureur.
Puisque vous n’êtes pas plus touché de mes paroles, don Mendo, je vous témoignerai mon ennui d’une autre façon. — Viens, Inès, rentrons, et donne-lui de la fenêtre sur le nez.
Seigneur chevalier errant, qui ne cherchez les aventures qu’avec des femmes, parce que vous seriez embarrassé si vous aviez en face d’autres adversaires, — que l’amour vous assiste et vous console !
Charmante Inès, la beauté est toujours maîtresse d’agir comme il lui plaît. — Nuño ?
Quand on est pauvre, on ne doit espérer que des mépris.
Eh quoi ! je ne puis jamais ni rentrer ni sortir sans voir ce méchant hobereau se promener gravement de long en large dans ma rue !
Voilà Pedro Crespo qui arrive.
Allons de l’autre côté ; car ce paysan est des plus matois.
Quoi donc ! verrai-je toujours ce fantôme rôder près de notre porte, avec ses plumes et ses gants ?
Bon ! voilà que son fils vient par ici.
Tiens-toi ferme et ne te trouble pas.
Ah ! c’est mon fils !
Je vois mon père qui s’avance.
Dissimulons avec adresse. (Haut.) Pedro Crespo, Dieu vous garde !
Dieu vous garde pareillement ! (Don Mendo et Nuno s’en vont.) Le gentillâtre s’obstine ; un de ces jours je l’arrangerai de manière qu’il s’en souvienne.
À la fin, je me fâcherai… (Haut.) D’où venez-vous ainsi, mon père ?
Je reviens de l’aire. À la nuit tombante, je suis allé voir la moisson. Les gerbes sont superbes, magnifiques ; c’est au point que, de loin, on dirait des montagnes d’or, et cet or est du plus fin, car toutes les puissances du ciel en ont vérifié le titre. Le vent est propice : tandis que son souffle léger chasse la paille d’un côté, le grain reste de l’autre ; et ainsi chaque chose prend naturellement sa place selon sa valeur et son poids. Oh ! plaise à Dieu que j’aie pu l’enserrer tout dans mes greniers, avant qu’un malencontreux orage me le gâte et me l’emporte ! — Et toi, mon garçon, qu’as-tu fait ?
Je ne sais trop comment vous dire cela ; je crains de vous fâcher. J’ai joué dans ma soirée deux parties de paume, et je les ai perdues toutes deux.
Il n’y a pas de mal, si tu as payé.
Je n’ai pas payé par la raison que je n’avais pas assez d’argent sur moi. Aussi, monseigneur, je venais vous prier…
Avant d’achever, écoute-moi. Il y a deux choses que tu dois toujours éviter soigneusement : la première, de promettre ce que tu es incertain de pouvoir tenir ; et l’autre, de jouer plus d’argent que tu n’en as par-devers toi ; car, si par un accident quelconque, tu venais à ne pouvoir remplir ton engagement, ta réputation en souffrirait.
Mon père, le conseil est digne de vous, et je l’estime pour ce qu’il vaut ; mais, en retour, permettez que je vous en donne un autre : « N’offrez jamais de conseils à celui qui ne vous demande que de l’argent ! »
Bien, mon garçon ! tu as bien répliqué.
N’est-ce pas ici que demeure Pedro Crespo ?
Qu’y a-t-il pour votre service ?
Je porte chez lui les effets de don Alvar de Atayde. C’est le capitaine de la compagnie qui est arrivée ce soir, et qui prend ses logemens à Zalaméa.
N’ajoutez pas un mot, cela suffit ; car dès qu’il s’agit de servir le roi ou les chefs de ses troupes, j’offre de grand cœur et ma maison et tout mon bien. En attendant qu’on lui prépare un appartement, posez-la ses effets, et veuillez lui dire qu’il vienne quand il lui plaira, que tout ici est à son service.
Il va venir à l’instant même.
Comment, mon père, riche comme vous l’êtes, pouvez-vous vous soumettre à loger ainsi chez vous des gens de guerre ?
Et comment veux-tu que je m’en exempte ?
Il n’y aurait qu’à acheter des lettres de noblesse.
Dis-moi, sur ta vie, est-ce qu’il y a ici quelqu’un qui ignore que, si je suis de race honnête, je n’en suis pas moins un simple roturier ?… Non certes… Que me servirait-il donc d’acheter du roi des lettres de noblesse, si je ne puis acheter en même temps de nobles ancêtres ? Dira-t-on alors que je vaux mieux qu’à cette heure ? Non, ce serait une sottise. Eh bien ! que dira-t-on ? Que je suis devenu noble pour cinq ou six mille réaux ; et cela, c’est de l’argent, ce n’est pas de l’honneur, car l’honneur ne s’achète pas… Veux-tu un exemple à ce propos ? en voici un, il est un peu trivial, mais n’importe ! Un homme est chauve depuis des années ; à la fin, il prend perruque… Crois-tu que dans l’opinion de tous ceux qui le connaissent il ait cessé d’être chauve ? Nullement. Aussi que dit-on quand il passe ? « Un tel a une perruque fort bien faite. » Que gagne-t-il donc à ce qu’on ne voie pas sa tête dépouillée de cheveux, si tout le monde sait qu’il est chauve ?
Ce qu’il y gagne, mon père ? — Il y gagne qu’il se délivre d’une incommodité, qu’il remédie à un mal autant que possible ; qu’il se garantit du soleil, du froid, du vent.
Non pas ! je ne veux pas d’honneur postiche, et ma maison restera ce qu’elle est. Vilains étaient mes aïeux et mon père, vilains seront mes enfans. — Appelle ta sœur.
La voici !
Ma fille, le roi, notre seigneur (le ciel le conserve de longues années !) se rend à Lisbonne, où il va se faire couronner comme roi légitime de Portugal, et, à cet effet, les troupes se dirigent sur cette ville avec tout l’appareil militaire. Il n’est pas jusqu’au vieux terce de Flandre qui ne soit à cette occasion revenu en Castille. Il a pour chef un certain don Lope qui, dit-on, est le Mars espagnol. Or, nous allons avoir dès aujourd’hui des soldats dans la maison… il importe qu’ils ne te voient pas ; et ainsi, ma fille, retire-toi là-haut, sans retard, dans l’appartement que j’occupais.
Je venais, mon père, vous en demander la permission. Je n’ignore pas qu’en me tenant ici, je serais exposée à entendre mille propos déplacés. Ma cousine et moi, nous resterons ensemble là-haut sans que personne nous voie, pas même le soleil.
Dieu vous garde ! — Pour toi, Juanito[10], tiens-toi ici. Tu recevras hôtes de ton mieux, tandis que je vais par la maison chercher de quoi les régaler.
Allons-nous-en, Inès !
Marchons, ma cousine. Mais c’est, à mon gré, une folie, que de vouloir garder une femme, si elle ne veut pas se garder elle-même.
Monseigneur, voici la maison.
Va tout de suite chercher mes effets au corps de garde.
Non pas, je vais d’abord savoir des nouvelles de notre petite villageoise.
Soyez le bienvenu dans cette maison, seigneur ; nous sommes trop heureux d’y recevoir un cavalier aussi noble que vous le paraissez. (À part.) Quel air galant ! quelle bonne mine ! que j’aimerais l’habit militaire !
Je suis charmé de faire connaissance avec vous.
Vous excuserez si la maison n’est pas plus belle ; mon père aurait bien voulu qu’elle fût aujourd’hui un palais. Il est allé vous chercher des provisions, avec le désir de vous traiter le mieux possible, et moi, je vais veiller à ce qu’on dispose votre appartement.
Je suis fort sensible à tant de bonne volonté.
Je me mets à vos pieds.
Qu’y a-t-il, sergent ? Aurais-tu déjà vu la villageoise ?
Vive le Christ ! j’ai fouillé dans cette intention l’appartement et la cuisine, et je ne l’ai pas aperçue.
Sans doute que ce vieux vilain la tient à l’écart.
Je me suis informé d’elle à une servante, et j’ai appris que son père la tenait dans l’appartement au-dessus, et qu’il lui était défendu de descendre… Le rustre est fort soupçonneux.
Tous ces rustres sont les mêmes. À quoi cela l’avancera-t-il, celui-ci, avec moi ? Si j’avais vu sa fille en toute liberté, je n’en aurais fait aucun cas ; mais seulement parce que le vieux a voulu me le cacher, vive Dieu ! je brûle de pénétrer où elle est.
Alors comment nous y prendre, monseigneur ? Par quel moyen arriver jusqu’à elle sans exciter de soupçons ?
Je ne veux pas en avoir le démenti… il nous faut trouver une ruse.
Il n’est pas besoin de se tourmenter la tête avec des gens de cette espèce ; la première ruse venue sera toujours assez bonne pour eux.
Il me vient une idée… écoute.
Qu’est-ce ? parlez.
Tu feras semblant de… mais non, voici un soldat qui est plus dégourdi, et qui jouera mieux ce rôle.
Je viens exprès en parler au capitaine, et nous verrons si je suis en tout malheureux.
Songe à lui parler d’une manière convenable et avec mesure ; c’est assez de folies.
Prête-moi un peu de ta sagesse.
Quoique je n’en aie pas beaucoup, elle ne te serait pas inutile.
Pendant que je lui parle, attends-moi là un moment. (Au Capitaine.) Je venais, monseigneur, vous prier…
Je suis prêt, vive Dieu ! à faire pour toi tout ce que je pourrai, Rebolledo, car j’aime ta bonne grâce et ton courage.
C’est un excellent soldat.
Eh bien ! mon brave, de quoi s’agit-il ?
Mon capitaine, j’ai perdu tout l’argent que j’avais, que j’ai eu et que j’aurai jamais, et me voilà ruiné pour le présent, le passé et l’avenir. Je venais vous prier de dire à l’enseigne de me donner aujourd’hui comme indemnité…
Achève ; que désires-tu ?
Que l’enseigne me donne la préférence pour tenir le jeu de la compagnie ; car enfin j’ai des obligations à remplir, et je suis un honnête homme.
Cela me semble fort juste, et je ferai dire à l’enseigne que je veux qu’il en soit ainsi.
Le capitaine a l’air de consentir… Oh ! si je pouvais me voir à la tête des jeux !
Je me charge de la commission, monseigneur.
Auparavant, un mot. J’ai besoin de toi pour l’exécution d’un certain projet que j’ai à cœur.
Qu’attendez-vous donc ? Plus tôt j’en serai instruit, plus tôt il sera exécuté.
Écoute. Je voudrais qu’on montât dans cet appartement d’en-haut pour voir s’il s’y trouve une personne qui essaie de se cacher de moi.
Eh bien ! pourquoi n’y montez-vous pas ?
Non, il me faut un prétexte, un moyen d’excuse… Je vais faire semblant d’avoir querelle avec toi ; tu fuiras en courant de ce côté ; alors, furieux, je tirerai l’épée, et toi, éperdu, tu entreras dans l’appartement de la personne que l’on me cache et que je cherche.
C’est entendu.
Allons, puisque Rebolledo cause ainsi avec le capitaine, il est sûr que nous avons les jeux.
Vive Dieu ! dire qu’on a accordé ce que je demande à des escrocs, à des poules mouillées, à des misérables ! et aujourd’hui qu’un homme d’honneur se met sur les rangs, on le lui refuse !
Voilà-t-il pas que sa folie le prend !
Comment oses-tu me parler de la sorte ?
On a bien le droit de se fâcher quand on a raison !
Non, tu ne l’as pas, ce droit ; baisse le ton, je te prie, et rends grâces au ciel que je ne punisse pas ton insolence.
Vous êtes mon capitaine, c’est pour cela que je me tais. Mais, jour de Dieu ! si j’avais en main mon escopette…
Eh bien ! que me ferais-tu ?
Seigneur, calmez-vous ! (À part.) Le malheureux ! il est perdu.
Vous me parleriez sur un autre ton.
Qu’attends-je donc ? que tardé-je à tuer cet audacieux, cet insolent ?
Je fuis ; mais c’est seulement par respect pour les insignes du grade.
Tu auras beau fuir, je te tuerai.
Hélas ! il a déjà fait des siennes !
Calmez-vous, seigneur !
Écoutez !
Un moment ! arrêtez !
Ah ! c’est fini, nous n’aurons pas les jeux !
Vite, accourez ! accourez tous !
Qu’est-il donc arrivé ?
D’où venait ce bruit ?
Le capitaine vient de tirer l’épée contre un soldat, et il le poursuit dans l’escalier.
N’est-ce pas jouer de malheur ?
Montez tous pour l’arrêter.
Il nous a servi à grand’chose de vouloir cacher ma cousine et ma sœur !
Scène III
Mesdames, puisqu’un temple a toujours été considéré comme un asile inviolable, que cet appartement me serve d’asile, car il est le temple de l’amour.
D’où vient que vous fuyez ainsi ?
Pour quel motif avez-vous pénétré ici ?
Qui vous poursuit ? qui vous cherche ?
C’est moi qui veux tuer ce drôle ; et, vive Dieu ! si j’en croyais…
Modérez-vous, s’il vous plaît, seigneur, ne fût-ce que parce qu’il s’est réfugié auprès de moi. Les hommes tels que vous doivent leur protection aux femmes, non pour ce qu’elles sont individuellement, mais parce qu’elles sont femmes. C’en est assez pour vous, étant qui vous êtes.
Un autre asile, quel qu’il fût, n’aurait pu le sauver de ma fureur ; votre rare beauté a seule ce pouvoir ; c’est à votre seule beauté que j’accorde sa vie. Mais considérez, madame, qu’il n’est pas bien à vous, dans cette circonstance, de donner la mort à un homme qui pour vous vient d’accorder la vie à un autre.
Seigneur cavalier, si votre courtoisie nous a imposé des obligations éternelles, vous en témoignez bientôt le regret. Je vous ai supplié d’épargner ce soldat ; mais veuillez laisser à ma reconnaissance le soin d’acquitter la dette que j’ai contractée envers vous.
Madame, en vous voyant j’ai admiré votre beauté ; je vous écoute, et votre esprit me charme. Jamais, jusqu’à ce jour, on n’a vu réunis à ce point la beauté et l’esprit.
Qu’est-ce donc, seigneur cavalier ? je craignais, je m’imaginais vous trouver prêt à tuer un homme, et tout au contraire…
Que le ciel me protège !
Je vous trouve disant des douceurs à une femme. Il faut que vous soyez certes d’un sang bien noble, pour que votre colère puisse s’apaiser si promptement !
Celui à qui sa naissance impose des devoirs, est tenu d’y soumettre sa conduite ; et le respect que je dois à cette dame a fait taire ma fureur.
Isabelle est ma fille ; et, seigneur, elle est une paysanne et non pas une dame.
Vive le ciel ! tout ceci n’a été qu’une ruse pour pénétrer dans cet appartement. J’enrage au fond de l’âme que l’on puisse penser que je donne là-dedans ; il n’en sera pas ainsi ! (Haut.) Seigneur capitaine, vous auriez dû mieux apprécier le désir qu’à mon père de vous être agréable, et lui épargner une insulte.
De quel droit vous mêlez-vous de ce qui ne vous regarde pas, drôle ? et que parlez-vous d’insulte ? Si le soldat lui a manqué, n’était-il pas tout simple qu’il courût à sa poursuite ?… Ma fille, votre sœur, est fort sensible à la générosité avec laquelle il a traité ce malheureux ; et moi, je le suis également des égards qu’il a eus pour ma fille.
Il est clair que je n’ai pas eu d’autre motif, et je vous engage à mieux peser vos paroles.
J’ai bien vu ce qui en est.
Ne parlez pas ainsi.
Qu’il rende grâces à votre précence si je ne le châtie pas comme il mérite.
Un moment, seigneur capitaine ! Moi, j’ai le droit de châtier mon fils si je le veux, et vous, vous ne l’avez pas !
Et moi, je puis tout souffrir de mon père, mais d’un autre je ne souffre rien.
Que feriez-vous donc ?
Je défendrais mon honneur, dussé-je y périr.
Eh quoi ! un vilain a donc de l’honneur ?
Tout comme vous ! car s’il n’y avait pas de laboureurs, il n’y aurait pas de capitaines.
Vive Dieu ! j’en ai trop entendu.
Voyez ! je me mets entre vous.
Vive le Christ ! Vois-tu, l’Étincelle, il va y avoir du grabuge.
Holà ! la garde ! la garde !
Messeigneurs, attention ! voici don Lope !
Qu’est-ce donc ? la première chose que je vois en arrivant ici, c’est une querelle.
Don Lope de Figueroa est arrivé bien mal à propos !
C’est que, par Dieu ! mon jeune drôle aurait tenu tête à tout le monde.
Qu’est-ce ? que s’est-il passé ? parlez, autrement, vive Dieu ! hommes, femmes, domestiques, je jette tout par la fenêtre. C’est bien assez peur moi d’être monté jusqu’ici, avec l’enragée douleur que j’ai à cette jambe… que je donne a tous les diables, ainsi soit-il ! Et j’entends au moins que vous me disiez ce qui en est.
Ce n’est rien, seigneur.
Parlez, dites la vérité.
Eh bien ! vous saurez, seigneur, que comme je suis logé ici, un soldat…
Achevez.
Un soldat, dis-je, m’ayant manqué de respect, m’a forcé à tirer l’épée ; il a fui, et s’est sauvé dans cet appartement ; j’y suis entré à sa suite ; j’y ai trouvé ces deux paysannes ; et leur père ou leur frère, je ne sais trop ce qu’ils sont, se fâchent de ce que je suis entré jusqu’ici.
Eh bien ! je suis arrivé fort à propos, et je donnerai satisfaction à tout le monde. Dites-moi, qui est le soldat qui a mis son capitaine dans l’obligation de tirer l’épée ?
Est-ce que je vais payer pour tous ?
Voilà l’homme qui est entré ici en fuyant.
Qu’on lui donne deux tours d’estrapade[11].
L’estrap !… Qu’est-ce donc qu’on va me donner, seigneur[12] ?
L’estrapade.
Je ne suis pas homme à être traité ainsi.
Oh ! comme ils vont me l’arranger de ce coup !
Pour Dieu ! Rebolledo, tais-toi ; je m’engage à te tirer de là.
Je n’ai guère envie de me taire ; car si je me tais, on me liera les mains derrière le dos comme à un soldat qui s’est mal conduit. (Haut.) Le capitaine m’a ordonné de feindre une querelle avec lui, afin d’avoir un prétexte pour entrer ici.
Vous voyez maintenant, seigneur, que nous n’avions pas tort.
Si fait, vous avez eu tort, et vous avez exposé votre village à être mis sens dessus dessous. — Holà, tambour, à l’ordre ! que tous les soldats rentrent au corps de garde, et que personne ne sorte de la journée sous peine de mort !… Et pour que vous ne restiez plus tous les deux sur les difficultés qui se sont élevées entre vous et que vous soyez également satisfaits, (au capitaine) cherchez un autre logement : à compter de ce jour je m’installe dans cette maison jusqu’à ce que nous partions pour Guadalupe, où est le roi.
Je ne sais qu’obéir à vos ordres.
Rentrez, ma fille. (Elle s’en va. À don Lope.) Je vous rends mille grâces, seigneur, pour la bonté que vous avez eue d’arrêter cette affaire, car je me serais perdu.
Comment donc vous seriez-vous perdu, dites-moi ?
En tuant un homme qui aurait cherché à m’offenser le moins du monde.
Savez-vous, vive Dieu ! qu’il est capitaine ?
Oui, vive Dieu ! mais, quand il aurait été général, s’il eût offensé mon honneur, je l’aurais tué.
Si quelqu’un s’avisait de toucher le poil seulement du dernier de mes soldats, vive le ciel ! je le ferais pendre.
Et moi de même, si quelqu’un s’avisait seulement d’essayer de porter atteinte à mon honneur, vive le ciel ! je le ferais pendre également.
Savez-vous qu’étant ce que vous êtes, il y a pour vous obligation de supporter ces charges ?
Oui, avec mon argent ; mais avec mon honneur, non. Au roi, je suis prêt à donner mon bien et ma vie ; mais l’honneur est le patrimoine de l’âme, et l’âme on ne la doit qu’à Dieu !
Vive le Christ ! vous pourriez avoir raison.
C’est que, vive le Christ ! je n’ai jamais tort.
Je suis fatigué, et cette jambe, que le diable m’a donnée, a besoin de repos.
Qui vous dit le contraire ? À moi le diable m’a donné un lit, et il sera pour vous.
Et le diable l’a-t-il fait, votre lit ?
Sans doute.
Eh bien ! je m’en vais le défaire, car, vive Dieu ! je suis fatigué.
Eh bien, vive Dieu ! reposez-vous.
Le vilain est têtu, et il jure autant que moi.
Le don Lope m’a l’air mauvais coucheur, et nous aurons peine à nous entendre.
JOURNÉE DEUXIÈME.
Scène I.
Qui t’a dit tout cela ?
Tout ça m’a été dit par Ginète sa servante.
Ainsi, le capitaine, à la suite de cette querelle, vraie ou feinte, qu’il a eue dans sa maison, s’est mis à faire la cour à Isabelle ?
Et de telle manière, qu’il ne s’allume pas plus de feu chez lui que chez vous. Il ne quitte plus sa porte, et à tout moment il lui envoie des messages. Un méchant petit soldat son confident ne fait qu’aller et venir.
Tais-toi ; en voilà assez. En voilà même trop. Je ne saurais en digérer autant à la fois.
Je le crois bien ! avec un estomac aussi affaibli !
Allons, Nuño, causons sérieusement.
Plût à Dieu que ce fût une plaisanterie !
Et comment lui répond Isabelle ?
Comme à vous. Isabelle est une divinité du ciel, et les vapeurs grossières d’ici-bas n’arrivent pas jusqu’à elle.
Voilà pour toi, maraud : attrape !
Et vous, puissiez-vous attraper un bon mal de dents ! car vous m’en avez cassé deux. Mais, après tout, vous avez bien fait ; car ces meubles-là sont inutiles à votre service. — Voici le capitaine.
Vive Dieu ! si je ne considérais l’honneur d’Isabelle, je vous l’aurais bientôt expédié.
Prenez garde à vous !
Éloignons-nous pour écouter. Viens avec moi par ici.
Ce que je sens, ce que j’éprouve, ce n’est pas de la rage, c’est de la fureur.
Plût à Dieu, seigneur, que vous n’eussiez jamais vu cette jolie villageoise qui vous coûte tant de chagrins !
Que t’a dit sa suivante ?
Vous savez ses réponses ordinaires.
C’est décidé, mon cher. Et puisque voici la nuit qui étend au loin ses voiles sombres, je ne dois pas réfléchir davantage au parti que prendra ma prudence. Viens me donner mes armes.
Eh quoi ! seigneur, quelles autres armes avez-vous, que celles qui sont peintes sur un carreau de faïence bleue[13], au-dessus de la porte de votre maison ?
Dans ma sellerie, je pense, nous trouverons quelque chose de convenable.
Partons sans que le capitaine nous aperçoive.
Est-il possible qu’une petite paysanne ait tant de fierté ! Ne pas daigner me répondre un mot agréable !
Les femmes de ce genre, seigneur, ne s’éprennent guère des hommes tels que vous ; elles écouteraient plus volontiers un rustre qui leur conterait fleurettes. Vos regrets, d’ailleurs, sont bien gratuits. Ne partons-nous pas demain ? et comment voulez-vous, en un seul jour, en venir à bout ?
En un jour le soleil éclaire le monde et disparaît ; en un jour on bouleverse un état ; en un jour des pierres se changent en un noble édifice ; en un jour l’on gagne ou l’on perd une bataille ; en un jour la mer s’agite et se calme ; en un jour l’homme naît et meurt ; pourquoi donc mon amour ne pourrait-il pas aussi en un jour briller et s’éteindre comme le soleil, traverser une révolution comme un état, s’élever entièrement comme un édifice, éprouver les alternatives de la défaite et de la victoire, se montrer comme la mer orageux et tranquille, et enfin vivre et mourir comme un être doué de sentiment ? Et puisqu’un seul jour a suffi pour me rendre si à plaindre, pourquoi un seul jour ne suffirait-il pas pour me rendre le plus heureux des hommes ? Serait-ce à dire que le bien est plus difficile a venir que le mal ?
Quoi ? pour l’avoir vue une seule fois vous êtes pris à ce point !
N’est-ce donc pas assez de l’avoir vue une fois ? Une seule étincelle suffit pour causer un incendie. Un seul moment suffit pour qu’un volcan s’entr’ouvre et lance au loin des torrens de soufre et de flammes. Un seul moment suffit pour que le tonnerre brise et renverse tout ce qu’il trouve sur son passage. Un seul moment suffit pour que le canon éclate en vomissant l’horreur et la mort. Pourquoi donc un moment ne suffirait-il pas aussi à l’amour pour causer les mêmes ravages que l’incendie, le volcan, la foudre, et le canon ?
Ne disiez-vous pas ce matin qu’une paysanne n’était jamais belle à vos yeux ?
Oui, et c’est cette confiance qui m’a perdu : car lorsqu’on sait que l’on va courir un danger, on l’évite en se tenant sur la défensive ; mais si l’on croit n’avoir rien à craindre, on va sans précautions, et l’on est pris au dépourvu. Je m’attendais à trouver une paysanne, et c’est une divinité qui s’offre à ma vue. Il est tout simple que j’aie succombé. Jamais je n’ai rien vu d’aussi parfait, d’aussi divin. Je ne sais ce que je ne ferais pas pour la voir.
Nous avons dans la compagnie un soldat qui chante dans la perfection, et l’Étincelle, qui est mon prévôt des jeux, est la première femme du monde pour les chansons d’amour. Allons, monseigneur, de la musique, chanter et danser sous ses fenêtres. Par ce moyen vous pourrez la voir et même lui parler.
C’est que don Lope de Figueroa est logé dans sa maison, et je ne voudrais pas l’éveiller.
Soyez tranquille, sa jambe ne le laisse pas dormir. Après tout, seigneur, au pis aller, c’est nous qu’on accusera. Il vous est facile de ne pas vous compromettre. Vous n’avez qu’à venir déguisé parmi les chanteurs.
Il y aurait beaucoup à dire à cela ; mais la passion l’emporte. Ainsi, tenez-vous tous prêts pour ce soir. Seulement, que je ne sois pas censé en avoir donné l’ordre. — Ah ! Isabelle, que de soucis tu me causes !
Un moment, s’il te plaît.
Qu’est-ce donc ?
C’est un pauvre diable à qui je viens de faire une égratignure au visage.
Et quel a été le motif de la querelle ?
II a voulu me tricher, me soutenant pendant deux heures qu’il avait fait un coup que j’avais bien vu qu’il n’avait pas fait. À la fin je me suis fâchée, et je lui ai parlé avec ceci. (Elle montre un poignard.) Mais pendant qu’on le panse chez le barbier, allons au corps de garde, et là, je te raconterai l’affaire.
J’aime à te voir bien disposée lorsque je suis en train.
Tant mieux !… Voici mes castagnettes ; que veux-tu que je chante ?
Ce sera pour ce soir, et la musique doit être complète. Mais ne nous arrêtons pas davantage ; allons au corps de garde.
Je veux qu’on se souvienne de moi dans le monde et que l’on parle long-temps de l’Étincelle.
Scène II.
Mettez ici la table du seigneur don Lope. Cet endroit-ci sera plus frais. (À don Lope.) Vous souperez là de meilleur appétit, seigneur ; car enfin nous sommes au mois d’août, et l’on aime à respirer la fraîcheur du soir.
Cet endroit-ci me semble délicieux.
C’est un morceau du jardin où ma fille a l’habitude de venir se distraire. Asseyez-vous, seigneur ; l’air qui se joue dans le feuillage de cette treille et le bruit que fait cette fontaine forment un agréable murmure. On dirait un luth d’argent et de nacre dont les cordes sont des cailloux dorés. Pardonnez, seigneur, si vous n’avez ici pour toute musique que celle de ces instrumens, et si je ne vous donne pas en même temps un concert de voix. Mais je n’ai ici pour tous chanteurs que les oiseaux qui gazouillent, et ces chanteurs-là se reposent la nuit, et ne sont pas à mes ordres… Asseyez-vous donc, seigneur, et tâchez d’oublier vos continuelles souffrances.
Impossible !… Cette maudite jambe me les rappelle à chaque instant. Dieu me soit en aide !
Qu’il vous soit en aide ! Amen !
Que le ciel me donne de la patience !… Asseyez-vous, Crespo.
Je suis fort bien debout, seigneur.
Asseyez-vous, vous dis-je.
Puisque vous l’exigez, seigneur, j’obéis ; mais en ajoutant que vous auriez dû n’y pas faire attention.
Vous ne savez pas à quoi je pense, Crespo ?… C’est que hier, sans doute, la colère vous avait mis hors de vous.
Rien n’est capable, seigneur, de me mettre hors de moi.
Pourquoi donc, alors, vous êtes-vous assis sans que je vous l’aie dit, et même sur le meilleur siège ?
Parce que justement vous ne me l’avez pas dit ; et aujourd’hui que vous me le dites, je n’aurais pas voulu m’asseoir. Il faut n’être poli qu’avec ceux qui le sont.
Hier vous ne faisiez que jurer, gronder, pester, et aujourd’hui vous êtes la réserve et l’urbanité même
C’est que, seigneur, je réponds toujours dans le ton et dans le sens de celui qui me parle. Hier vous me parliez vous-même comme vous dites ; la réponse devait être à l’unisson de la demande. J’ai pour politique de jurer avec celui qui jure, de prier avec celui qui prie ; je m’accommode à tout. Et c’est au point que je n’ai pu fermer l’œil de toute la nuit, parce que je pensais à votre jambe ; et même ce matin je me suis trouvé avec des douleurs aux deux jambes ; car, comme j’étais embarrassé de savoir de laquelle vous souffriez, si de la droite, si de la gauche, pour ne pas commettre d’erreur j’ai eu mal à toutes deux. Veuillez donc me dire, seigneur, je vous prie, de quelle jambe vous souffrez, afin qu’à l’avenir je n’en sente plus qu’une seule.
N’ai-je pas bien le droit de me plaindre, si depuis trente ans que j’ai fait en Flandre ma première campagne, constamment exposé aux frimas de l’hiver et à l’ardeur de l’été, je n’ai jamais eu de repos et n’ai jamais passé un moment sans souffrir ?
Le ciel vous donne de la patience, seigneur !
Ce n’est pas là ce que je demande.
Eh bien ! qu’il ne vous en donne pas.
Je m’en moque ! Tout ce que je souhaite, c’est que mille démons emportent la patience et moi avec.
Amen ! et s’ils n’accomplissent pas ce souhait, c’est qu’ils ne font jamais rien de bon.
Jésus ! Jésus !
Qu’il soit avec vous et avec moi !
Vive le Christ ! je n’y tiens plus.
Vive le Christ ! j’en suis fâché.
Seigneur, voici la table.
Pourquoi mes gens ne viennent-ils pas me servir ?
C’est moi, seigneur, qui, sans votre permission, leur ai dit de ne pas venir, et de ne faire dans ma maison aucune disposition pour votre service. Car j’espère, grâces à Dieu, que vous n’y manquerez de rien.
Puisque mes gens ne doivent pas venir, faites-moi le plaisir d’appeler votre fille, afin qu’elle soupe avec moi.
Juan, dis à ta sœur de venir à l’instant.
Mon peu de santé doit écarter tout soupçon de ce côté-là.
Quand bien même, seigneur, votre santé serait telle que je le désire, je n’aurais pas de soupçon. Vous faites injure à mon dévouement, je n’ai aucune inquiétude de ce genre. Si je lui ai recommandé d’abord de ne pas sortir de son appartement, c’était pour qu’elle n’entendît pas des propos trop libres. Mais, seigneur, si tous les soldats étaient polis comme vous, j’aurais voulu qu’elle fût la première à les servir.
Le vilain est très-adroit ou très-prudent.
Qu’est-ce que vous ordonnez, mon père ?
Ma fille, c’est le seigneur don Lope qui vous fait l’honneur de vous appeler.
Seigneur, je suis votre servante.
C’est moi qui désire vous servir. (À part.) Qu’elle est charmante, et qu’elle a l’air modeste ! (Haut.) Je vous invite à souper avec moi.
Il sera mieux, seigneur, que ma cousine et moi nous vous servions à table.
Asseyez-vous.
Asseyez-vous. Faites ce qu’ordonne le seigneur don Lope.
Tout mon mérite est dans mon obéissance.
Qu’est ceci ?
Ce sont des soldats qui se promènent dans la rue en pinçant de la guitare et en chantant.
Sans cette liberté, les fatigues de la guerre ne seraient pas supportables. Le métier de soldat est par lui-même assez pénible, et il faut de temps en temps les laisser s’amuser.
Avec tout cela cette vie me plairait beaucoup.
Vous serviriez volontiers ?
Oui, seigneur, tout autant que votre excellence voudrait bien m’accorder sa protection.
Nous serons mieux ici pour chanter.
Allons ! une petite chanson en l’honneur d’Isabelle ; et pour qu’elle s’éveille, jette une pierre à sa fenêtre.
La sérénade s’adresse à un objet déterminé. Patience !
La fleur du romarin,
Jeune et charmante Isabelle,
Est aujourd’hui d’un bleu d’azur,
Et demain elle sera changée en miel.
Passe pour la musique ; mais jeter des pierres contre la maison où je suis logé, c’est par trop insolent. Cependant dissimulons à cause de Crespo et de sa fille. (Haut.) Ils sont fous !
Ce sont des jeunes gens !… (À part.) Si ce n’était pour don Lope, je sortirais, et bientôt…
Si je pouvais attraper la vieille rondache qui est dans la chambre de don Lope…
Où vas-tu, mon garçon ?
Je vais dire que l’on apporte le souper.
Nos valets l’apporteront.
« Réveillez-vous, réveillez-vous, jeune Isabelle. »
Qu’ai-je donc fait, ô ciel ! pour encourager cette insolence ?
Ceci devient par trop fort, et ne peut plus se tolérer !
Oui, c’est trop fort !
J’ai perdu patience ; car n’est-il pas ennuyeux, dites-moi, de souffrir ainsi d’une jambe ?
J’y pensais en ce moment même.
En vous voyant renverser la chaise, j’ai cru que c’était tout autre chose.
Comme vous aviez renversé la table, et que je ne me trouvais sous la main que cette chaise… (À part.) Dissimulons, honneur !
Que je voudrais être dans la rue ! (Haut.) Mais c’est bien. Je ne peux pas souper encore, et vous pouvez vous retirer.
Comme il vous plaira.
Que Dieu soit avec vous, mademoiselle !
Que le ciel vous conserve, seigneur !
Ma chambre donne sur la rue, et j’y ai vu suspendue une rondache.
Il y a une sortie par la cour, et j’ai ma vieille épée.
Bonsoir.
Bonsoir. (À part.) Je fermerai la porte sur mes enfans.
J’entends qu’on laisse cette maison tranquille.
Tous deux cherchent en vain à cacher leur mauvaise humeur.
Ils cherchent à se tromper tous deux.
Hé ! mon garçon ?
Seigneur ?
Votre chambre est par là.
Scène III.
Nous serons mieux ici, l’endroit est plus favorabie. Allons, que chacun fasse sa partie.
Est-ce que nous recommençons ?
Sans doute.
Maintenant je suis contente.
Elle n’a pas seulement entr’ouvert sa fenêtre, la petite mal-apprise !
On doit cependant nous avoir entendus.
Attendons.
Ce sera peut-être à mes dépens.
Voyons d’abord quel est celui qui vient à nous,
Ne voyez-vous pas un cavalier armé de pied en cap ?
Ne vois-tu pas ce qui se passe ?
Je ne le vois pas, mais je l’entends.
Qui pourrait, ô ciel ! qui pourrait souffrir tant d’audace ?
Moi.
Penses-tu qu’Isabelle ouvre sa fenêtre ?
Oui, elle l’ouvrira.
Non, elle n’ouvrira pas, drôle.
Eh bien ! elle n’ouvrira pas.
Ah ! jalousie ! peine cruelle !… Je les chasserais bien tous à coups d’épée : mais je dois cacher mon mécontentement jusqu’à ce que je sache s’il y a en ceci de sa faute.
En ce cas, nous pouvons nous asseoir.
Oui ; de cette façon je ne serai pas reconnu.
L’homme s’est assis. On dirait une âme en peine qui rôde la nuit pour expier ses fautes. Il a un bouclier. — Allons, l’Étincelle, en avant une petite chanson qui nous ragaillardisse.
Je ne demande pas mieux.
Vous connaissez Sampayo,
La fleur des Andaloux,
Le faraud de meilleure mine,
Et le plus célèbre des rufiens.
Un jour il trouva la Criarde[14],
Le soir à l’entrée de la nuit,
Qui causait avec le beau Garlo
Dans le coin d’un cabaret.
Et Garlo, comme vous savez,
Est un bon et franc luron
Qui n’entend pas la plaisanterie,
Et ne se laisse pas marcher sur le pied.
Il tira donc aussitôt son épée,
Et frappant d’estoc et de taille…
Ce fut de cette manière.
Il s’y prit de la sorte. (Les chanteurs fuient dispersés.) Les voilà en déroute. (Apercevant Pedro Crespo.) Mais non ; en voici un qui l’obstiné a rester.
Celui-ci qui tient ferme est sans doute quelque soldat.
Celui-là aura aussi son affaire.
Mais je le ferai décamper, lui aussi.
Allons, suivez les autres.
Suivez-les vous-même, ou je vous ferai courir.
Vive Dieu ! il se bat bien.
Vive Dieu ! il n’a pas peur.
Pourvu que je le trouve ! (À Crespo.) Seigneur, me voici à votre côté.
N’est-ce pas Pedro Crespo ?
Moi-même. Et vous, n’êtes-vous pas don Lope ?
Oui, je suis don Lope. Mais quoi ! n’aviez-vous pas dit que vous ne sortiriez pas ? Voilà un bel exploit !
Je ne vois pas ce que vous avez à dire ; vous avez fait tout comme moi.
Moi, c’est différent ; j’étais offensé.
Et moi, à vous parler franchement, je suis venu me battre pour vous tenir compagnie.
Marchons tous ensemble contre ces vilains pour les exterminer.
Prenez bien garde !
Un moment ! Ne suis-je donc pas ici ? Que signifie cette conduite ?
Les soldats s’amusaient dans cette rue à chanter doucement et sans bruit ; il s’est élevé parmi eux une dispute, et j’étais venu mettre la paix.
Don Alvar, je sais parfaitement ce qui en est. Mais puisque voilà le village en révolution, je veux éviter un malheur. En conséquence, comme voici le jour qui paraît, je donne l’ordre que, sans plus de retard, vous réunissiez la compagnie, et que vous partiez au plus tôt de Zalaméa. Et qu’on ne recommence plus ; autrement, vive Dieu ! ce sera moi qui rétablirai la paix à grands coups d’épée.
Seigneur, la compagnie partira dans la matinée. (À part.) Petite paysanne, tu me coûteras la vie !
Don Lope a la tête vive ; nous serons bien ensemble.
Venez avec moi. Je ne veux pas qu’on vous trouve seul nulle part.
Est-ce que ta blessure est sérieuse, Nuño ?
Quand elle le serait encore moins, elle le serait encore trop pour moi, et je m’en serais bien passé.
Je n’ai jamais éprouve un pareil chagrin.
Ni moi non plus.
Je suis furieux. — C’est donc à la tête que tu as reçu le coup ?
Oui, dans tout ce côté-là.
Qu’est ceci ?
C’est la compagnie qui va partir.
À la bonne heure !… Je n’aurai plus ainsi à craindre la rivalité du capitaine.
Ils partent dans la journée.
Sergent, tu partiras avant le coucher du soleil avec toute la compagnie ; et, souviens-t’en, lorsque cet astre disparaîtra de l’horizon pour se plonger dans l’océan espagnol, je t’attends à l’entrée de la forêt voisine. Je veux aujourd’hui naître à la vie au moment où le soleil finira sa carrière.
Silence ! j’aperçois quelqu’un du village.
Tâchons de passer sans qu’ils se doutent que je suis fâché. Toi, Nuño, fais bonne contenance.
Cela ne m’est guère possible.
Pour moi, je retournerai au village. Quelques cadeaux m’ont valu la protection de sa servante, laquelle doit faire en sorte que je puisse parler à cette belle homicide.
Enfin, seigneur, si vous revenez, ne revenez pas seul ; car, voyez-vous, il ne faut pas se fier à ces rustres.
Je le sais. Tu choisiras quelques hommes pour venir avec moi.
Je ferai tout ce que vous voudrez. — Mais si, par hasard, don Lope s’avisait de revenir et qu’il nous aperçût ?
Mon amour n’a rien à craindre de ce côté. Don Lope lui aussi part aujourd’hui même pour Guadalupe, où il doit rassembler tout le terce. C’est lui qui me l’a dit tout-à-l’heure quand je suis allé prendre congé de lui. Le roi doit s’y trouver. Il est en chemin.
Je vais, seigneur, exécuter vos ordres.
Songe qu’il y va de ma vie.
Bonne nouvelle, seigneur !
Qu’est-ce donc, Rebolledo ?
Vous me devez pour cette nouvelle une bonne étrenne.
De quoi s’agit-il ?
Vous avez un ennemi de moins.
Et lequel ? Parle donc ?
Ce jeune garçon, le frère d’Isabelle, don Lope l’a demandé à son père, et il vient avec nous. Je l’ai rencontré dans la rue tout habillé et plein d’ardeur, qui avait l’air moitié d’un laboureur, moitié d’un soldat… De sorte que nous n’avons plus que le vieux contre nous.
Tout s’arrange à merveille ; et, surtout, si je suis bien secondé par celle qui m’a promis pour cette nuit une entrevue avec elle.
Elle tiendra parole.
Je reviendrai ce soir, maintenant je vais rejoindre la troupe qui est déjà en marche. Vous m’accompagnerez tous deux.
Bous deux ? ce n’est pas beaucoup. Mais, vive Dieu ! c’est assez contre deux autres, et même contre quatre, et même contre six.
El moi, si tu retournes, que deviendrai-je ? Je ne serai plus en sûreté : car si celui que j’ai envoyé hier chez le chirurgien pour se faire recoudre[15] me trouvait seule…
Je ne sais que faire de toi… Dis-moi, est-ce que tu n’aurais pas le courage de m’accompagner ?
Pourquoi pas ? N’ai-je pas du courage comme un autre ? et de plus, un habit de soldat ?
Oh ! quant à l’habit, ce n’est pas là ce qui nous manquera ; nous avons celui de ce page qui est parti dernièrement.
Eh bien ! je le remplacerai.
Partons, le drapeau est en route.
Ah ! je ne le vois que trop à présent, la chanson a raison : « L’amour d’un soldat ne dure qu’une heure ! »
Scène IV.
Le devant de la maison de Pedro Crespo.
Je vous suis on ne peut plus reconnaissant de tout ce que vous avez fait pour moi, mais principalement d’avoir bien voulu me confier votre fils. Je vous en remercie du fond du cœur.
Vous aurez en lui, seigneur, un serviteur dévoué.
Je le prends comme un ami. Sa bonne tournure, son ardeur, son goût pour les armes, m’ont inspiré pour lui un véritable dévouement.
Vous pouvez disposer de moi et de ma vie, seigneur. Vous verrez comme je vous servirai avec zèle ! comme je vous obéirai en tout !
Seulement, veuillez, je vous prie, l’excuser s’il est un peu gauche pour vous servir. Il a été élevé au village ; la charrue, la pelle, la fourche, sont les seuls livres qu’il connaît ; et dans ces livres l’enfant n’a pu apprendre ni le bel usage du monde, ni le langage des cours.
Maintenant que le soleil a perdu de sa force, il est temps que je parte.
Je vais voir, seigneur, si l’on amène votre litière.
Ce n’est pas bien à vous, seigneur, de partir comme cela, sans daigner prendre congé de personnes qui ne désirent rien tant que de vous servir.
Je ne serais point parti sans vous baiser la main et sans vous prier de me pardonner la liberté que je veux prendre, et que vous me pardonnerez, sans doute, en songeant que ce n’est pas celui qui fait le don qui oblige, mais celui qui auparavant a rendu service. Ce bijou, bien qu’entouré de diamans, n’est pas digne de vous être offert ; mais je vous prie de l’accepter et de le porter par égard pour moi.
Je suis fâché, seigneur, qu’il vous soit venu à l’idée de récompenser aussi généreusement notre hospitalité ; c’est nous-mêmes qui vous avons des obligations pour l’honneur que vous avez bien voulu nous faire.
Ce n’est pas là une récompense ; ce n’est qu’un léger témoignage d’amitié.
À ce titre seul je le reçois. — Permettez, seigneur, que je vous recommande mon frère, puisqu’il a été assez heureux pour que vous l’admettiez au nombre de vos serviteurs.
Je vous le répète, soyez pour lui sans inquiétude ; il est avec moi.
Seigneur, la litière est prête.
Demeurez avec Dieu !
Que lui-même vous garde !
Adieu, bon Pedro Crespo.
Adieu, noble seigneur don Lope.
Qui vous aurait dit, le premier jour que nous nous sommes vus ici, que nous deviendrions si bons amis pour la vie ?
Moi, seigneur, je l’aurais dit, si j’eusse pu deviner que vous étiez…
Eh ! pour Dieu ! achevez donc.
…Un fou de si bonne espèce.
Pendant que le seigneur don Lope fait ses préparatifs pour monter dans sa litière, écoute, mon fils, ce que j’ai à te dire en présence de ta sœur et de ta cousine. — Grâces à Dieu, Juan, tu sors d’une famille honnête et sans tache, mais tout-à-fait plébéienne. Je te dis l’un comme l’autre : l’un, pour que tu ne conçoives pas une telle méfiance de toi-même que tu n’oses aspirer à t’élever, par ta bonne conduite, au-dessus de ce que tu es ; l’autre pour que tu n’oublies jamais ce que tu dois être. Dans cette double vue, sois toujours modeste, et toutes tes actions seront réglées par la prudence, et tu ne connaîtras pas certains ennuis qui sont le désespoir de l’orgueilleux. Combien d’hommes, qui avaient de nombreux défauts, les ont rachetés par la modestie ! et combien d’autres, d’ailleurs très-estimables, se sont fait haïr pour leur orgueil ! Sois poli avec tout le monde, sois affable et généreux ; car avec des saluts et de l’argent on se fait beaucoup d’amis, et tout l’or des Indes, toutes les richesses qu’enferme le sein des mers, ne valent pas l’avantage d’être aimé… Ne parle jamais mal des femmes, pas même de celles de la plus basse classe : toutes sont dignes de nos égards ; c’est d’elles que nous sommes nés… Ne te bats point pour des bagatelles. Toutes les fois que je vois dans les villes des gens qui enseignent à tirer des armes, je me dis à part moi : « Ce n’est point là l’école que je voudrais ; ce n’est pas à se battre avec adresse, avec habileté, avec élégance, que les hommes devraient apprendre, mais à connaître les justes motifs pour lesquels ils doivent se battre ; et s’il y avait un maître qui donnât des leçons de ce genre, tous les pères de famille, j’en suis sûr, lui confieraient leurs enfans. » Avec ces conseils, et l’argent que je t’ai donné pour ton voyage et pour te faire habiller en arrivant, avec la protection du seigneur don Lope, et enfin avec ma bénédiction, j’espère, mon fils, Dieu aidant, que je te verrai un jour dans une meilleure position. Adieu, mon enfant, adieu ; car je sens que je m’attendris en te parlant.
Mon père, vos paroles resteront à jamais gravées dans mon cœur, et de ma vie elles n’en sortiront. Permettez que je baise votre main. Et toi, ma sœur, embrasse-moi. J’entends partir la litière du seigneur don Lope, et je cours le rejoindre.
Je voudrais te retenir dans mes bras.
Cousine, adieu.
Je n’ai pas la force de te rien dire. Mes larmes te parlent pour moi. Adieu.
Allons, pars vite. Plus je te vois, plus je suis fâché que tu nous quittes. Et si je n’avais pas donné ma parole…
Que le ciel demeure avec vous tous !
Et qu’il soit avec toi, mon enfant !
Que vous avez été cruel, mon père !
À présent qu’il n’est plus là, devant mes yeux, je me sens moins affligé… Après tout, que serait-il devenu en restant avec moi ? Ne serait-il pas devenu peut-être un fainéant, un mauvais sujet ? Il vaut bien mieux qu’il aille servir le roi.
Je regrette qu’il parte ainsi de nuit.
Voyager de nuit, pendant l’été, ce n’est pas fatigue, mais plaisir ; et il importe qu’il rejoigne don Lope au plus tôt. (À part.) J’ai beau vouloir faire le brave, cet enfant m’a tout attendri.
Rentrons, mon père, je vous prie.
Puisque nous n’avons plus les soldats, restons encore un moment sur la porte, et jouissons de la fraîcheur de la soirée. Les voisins vont sans doute également sortir de leurs maisons.
À la vérité, je ne désire pas rentrer non plus, moi ; car d’ici je vois le chemin qu’a suivi mon enfant, et il me semble que lui-même je le vois marcher. — Inès, apporte-moi un siège.
Voila un petit banc.
On dit que cette après-dinée la municipalité a fait l’élection des magistrats.
C’est toujours ici, au mois d’août, qu’ont lieu les élections.
Ne faites pas de bruit. Avance, toi, Rebolledo, et va-t’en avertir la servante que je suis ici.
J’y vais. Mais que vois-je ? Il y a du monde devant sa porte !
Et moi, aux reflets de la lune qui éclaire leurs visages, il me semble reconnaître Isabelle.
Oui ! mieux encore que la lune, mon cœur me dit que c’est elle. Nous arrivons au moment favorable ; et si nous avons du cœur, nous n’aurons pas à regretter d’être venus.
Capitaine, permettez-vous un conseil ?
Non.
En ce cas, je ne vous le donnerai pas ; faites tout ce que vous voudrez.
Je m’approche hardiment, et j’enlève Isabelle. Vous, l’épée au poing, empêchez qu’on ne me suive.
Puisque nous sommes venus, c’est pour vous obéir.
Ne l’oubliez pas : le rendez-vous est dans la forêt voisine, à main droite en quittant la route.
L’Étincelle ?
Quoi ?
Garde les manteaux.
Quand on va se battre comme quand on va nager, le mieux est de garder les habits.
Je veux arriver le premier.
Nous avons assez respiré le frais ; rentrons.
Allons ! à moi, mes amis !
Ah ! traître !… Que voulez-vous donc, seigneur ?
C’est une fureur, un délire d’amour !
Ah ! traître… Mon père !
Ah ! les lâches !
Mon père !
Je rentre.
Hélas ! vous avez profité de ce que j’étais sans épée, misérables, infâmes, traîtres !
Retirez-vous, ou vous êtes mort !
Que m’importe la vie quand on m’a ravi l’honneur ?… Ah ! si j’avais une épée !… N’ayant pas d’armes, à quoi me servirait de les poursuivre ?… et si je vais chercher mes armes, pendant ce temps je les perds de vue !… Que faire, cruel destin ? De toute manière le danger est le même.
Tenez, voilà votre épée.
Cette épée vient à propos… Maintenant, je pourrai sauver mon honneur, puisque je puis les poursuivre… Lâchez votre proie, infâmes traîtres !… J’aurai ma fille, ou il m’en coûtera la vie.
Tous tes efforts seront inutiles ; nous sommes en nombre.
Mes malheurs sont en nombre aussi ; et tous combattent avec moi !… Mais, hélas ! la terre manque sous mes pas.
Tuons-le.
Non pas ! ce serait par trop dur de lui enlever en même temps la vie et l’honneur… Le mieux est de le lier et de l’emporter dans le plus épais du bois, afin qu’il ne puisse pas donner l’alarme.
Mon père ! mon père !
Ma fille !
Emportons-le comme tu as dit.
Ô ma fille ! je ne puis te suivre que de mes soupirs !
Mon père !
Ma fille !
Scène V.
Quelle est cette voix ?… quels sont ces gémissemens ?… À l’entrée du bois, mon cheval s’est abattu, et je suis tombé avec lui… J’entends d’un côté de tristes cris, et de l’autre des gémissemens lamentables ; et ces voix étouffées, je ne puis les reconnaître… Deux nécessités pressantes invoquent mon courage… deux êtres souffrans m’appellent à leur secours… Mais l’un est une femme ; c’est elle qu’il faut d’abord secourir. Je suivrai ainsi le double précepte de mon père : « Tirer l’épée quand le motif est grave, et honorer les femmes. »
JOURNÉE TROISIÈME.
Scène I.
Ah ! puissé-je ne plus voir lu lumière du jour, qui ne servirait qu’à éclairer ma honte !… Ô vous, fugitives étoiles, ne permettez pas que l’aurore vienne si tôt vous remplacer dans la plaine azurée du ciel ; son sourire et ses larmes ne valent point votre paisible clarté ; et, s’il faut enfin qu’elle paraisse, qu’elle efface son sourire et ne laisse voir que ses larmes !… Et toi, soleil, roi des astres, prolonge ton séjour dans le sein profond des mers ; souffre, une fois du moins, que l’empire de la nuit dure quelques heures de plus ; et si tu écoutes ma prière, l’on dira de toi que tu diriges ton cours d’après ta seule volonté, et non d’après un ordre supérieur. Pourquoi voudrais-tu révéler au monde, avec ma triste aventure, le plus noir forfait, la plus atroce violence que le ciel ait permise pour châtier les humains !… Mais, hélas ! tu es insensible à ma plainte ; et pendant que je te prie de retarder ta course, je vois ta face majestueuse qui peu à peu s’élève au-dessus des monts ; comme si ce n’était pas assez de tous mes malheurs, et que toi aussi tu voulusses concourir à mon ignominie !… Que faire ? où aller ? Si je laisse mes pas errans me ramener à la maison de mon père, quel affront pour ce vieillard infortuné, qui n’avait d’autre joie, d’autre bonheur, que de se mirer dans le pur cristal de mon honneur, désormais souillé d’une tache ineffaçable !… Et si par respect, par pudeur, je m’abstiens de retourner à la maison, ne sera-ce pas autoriser les soupçons de ceux qui penseront que j’ai été complice de mon infamie ; et mon innocence ne me sauvera pas des propos de la méchanceté !… Combien j’ai eu tort de m’échapper en fuyant des mains de mon frère ! N’eût-il pas mieux valu que dans sa colère il m’eût donné la mort sans retard, en voyant mon triste sort ?… Je veux l’appeler, je veux qu’il revienne furieux et qu’il m’ôte la vie… Mais j’entends une voix, des cris…
Ah ! tuez-moi… J’accepterai la mort comme un bienfait. La vie est un supplice pour un infortuné.
Quelle est donc cette voix ? Elle ne prononce que des accens confus, et j’ai peine à la reconnaître.
Tuez-moi ! par pitié, tuez-moi !
Ô ciel ! lui aussi, il invoque la mort. Il est donc d’autres malheureux pour qui l’existence est insupportable !… Mais que vois-je ?
Si dans ces forêts il se trouve quelqu’un dont le cœur ne soit pas inaccessible a la pitié, qu’il vienne me donner la mort… Mais qu’ai-je aperçu, grand Dieu !
Un homme attaché, les mains liées, au tronc d’un arbre !
Une femme qui conjure le ciel, qui se plaint et gémit !
C’est mon père !
C’est ma fille !
Mon père ! mon seigneur !
Viens, ma fille, approche ; détache ces liens.
Je n’ose, mon père. Car, si après avoir rendu la liberté à vos mains, je vous apprends mon malheur, furieux, vous tuerez une fille indigne qui vous a déshonoré. Sachez d’abord, mon père…
Non, Isabelle, tais-toi ; il est des malheurs qui n’ont pas besoin d’être racontés. Un seul mot les révèle.
J’ai beaucoup de choses à vous apprendre ; votre vertu s’en irritera, et avant d’avoir tout entendu, vous voudrez vous venger. — Hier au soir, il vous en souvient, j’étais tranquille auprès de vous, je goûtais cette douce sécurité que vos cheveux blancs inspirent à ma jeunesse, lorsque ces traitres masqués, se précipitant sur moi, m’enlevèrent malgré ma résistance, comme des loups affamés enlèvent une brebis innocente. Ce capitaine, cet hôte ingrat, qui en entrant dans notre maison y avait introduit le trouble et la perfidie m’a saisie dans ses bras, pendant que des soldats, ses complices, protégeaient son attentat. Puis, il m’a emportée dans cet endroit retiré de la forêt, comme dans un asile assuré ; car c’est dans les forêts que tous les crimes trouvent un asile. — Ici même, après avoir deux fois perdu connaissance, j’ai entendu votre voix qui s’est affaiblie peu à peu et a bientôt cessé de parvenir à mon oreille. D’abord, ce que j’entendais, c’étaient des paroles distinctes ; mais ensuite, ce n’a plus été qu’un vain son que l’écho lointain répétait confusément. Ainsi, quand on écoute un clairon qui s’éloigne, longtemps encore après qu’il est parti, on entend dans l’air des vibrations qui vous en rappellent la musique. — Donc l’infâme, voyant que l’on avait cessé de le poursuivre, que je n’avais personne pour me défendre, et que la lune elle-même, soit cruauté, soit vengeance, avait caché dans un sombre nuage cette lumière qu’elle emprunte au soleil, l’infâme voulut, il voulut, le misérable, justifier son amour par d’hypocrites paroles. Qu’il faut être hardi pour passer ainsi, d’un instant à l’autre, de la plus lâche offense a des protestations de tendresse !… Malheur, malheur à l’homme qui veut obtenir un cœur par la violence ! Comment ne voit-il pas que le véritable triomphe de l’amour est dans l’aveu de l’objet aimé, et que, sans cet aveu, sans le consentement du cœur, on ne possède jamais qu’une beauté froide et morte ?… — Que de supplications je lui adressai ! avec quelle véhémence et quelle force, tantôt fière, tantôt soumise, j’ai tâché de fléchir son cœur !… Mais, hélas ! vous le dirai-je, mon père ? orgueilleux, cruel, grossier, effronté, audacieux, il n’a rien voulu entendre ; il a été sans pitié ; et si ce que ma voix n’ose pas prononcer peut vous être expliqué par l’action, voyez, mon père : je cache mon visage de honte, je pleure amèrement mon malheur, je me tords les mains de colère, je frappe mon sein avec rage : c’est à vous d’interpréter ces démonstrations… Bref, j’exhalais des plaintes inutiles que le vent emportait, et je ne demandais plus de secours au ciel, contente d’invoquer sa justice, lorsque l’aube a paru, et, guidée par sa clarté, je me suis avancée dans la forêt ; mais tout-à-coup j’entends du bruit, je regarde, et j’aperçois mon frère. Hélas ! tous les malheurs accablent à la fois une infortunée !… Lui, à la lumière incertaine du jour naissant, il voit aussitôt ce qui s’est passé, et, sans dire un mot, il tire l’épée dont vous veniez de le ceindre. Le capitaine, à la vue de ce secours, hélas ! tardif, tire aussi son épée, et pare le coup que mon frère lui porte. Pour moi, tandis qu’ils se battent vaillamment, songeant que mon frère ignorait si j’étais innocente ou coupable, pour ne pas exposer ma vie dans une justification intempestive, je m’enfuis dans les profondeurs de la forêt, mais non sans regarder de temps en temps à travers le feuillage, car, malgré ma fuite, je désirais savoir l’issue de ce combat. Bientôt mon frère eut blessé le capitaine, qui tomba ; et, dans sa fureur, il allait lui porter un dernier coup, lorsque les soldats, qui venaient chercher le capitaine, le trouvant en cet état, veulent le venger. D’abord, mon frère essaie de se défendre ; mais, les voyant si nombreux, il s’éloigne précipitamment ; et eux, tout occupés de soigner le blessé, ils ne songent pas à le poursuivre. Ils ont emporté le capitaine dans leurs bras, du côté du village, sans s’inquiéter de son crime, et ne pensant qu’à sa blessure. Et moi, après tous ces malheurs, confuse, honteuse, désolée, j’ai couru à travers la forêt, en tous sens, au hasard et sans guide, jusqu’à ce que j’aie pu me prosterner à vos pieds. Maintenant que je vous ai conté mes disgrâces, prenez votre épée, mon père, punissez-moi, frappez-moi ; et si ce n’est pas assez de ce fer pour me donner la mort, enlacez mon cou dans ces liens que je détache en ce moment. Vous avez devant vous votre fille, votre fille déshonorée, tuez-la ; et l’on dira de vous que, pour ressusciter votre honneur, vous avez tué votre fille !
Lève-toi, Isabelle, lève-toi ; ne reste pas plus long-temps à genoux… Sans ces événemens douloureux qui viennent parfois nous éprouver d’une manière si cruelle, nous ne connaîtrions pas le chagrin, et nous ne saurions pas le prix du bonheur… Ces malheurs sont le partage des mortels ; il faut les accepter avec courage et les imprimer fortement dans son cœur. Allons, Isabelle, retournons vite à la maison, car ton frère est en danger, et nous aurons beaucoup à faire pour le rejoindre et le sauver.
Ô fortune ! que médite mon père ?… Est-ce de sa part prudence ou dissimulation ?
Marchons, ma fille ; car, vive Dieu ! si le besoin de se faire panser a forcé le capitaine à rentrer au village, il vaudrait mieux pour lui, j’imagine, mourir de cette blessure que de toutes celles que je lui réserve. Je ne serai content que lorsque je l’aurai tué de ma main. Allons, ma fille, allons à la maison.
Seigneur Pedro Crespo, je viens vous apporter une bonne nouvelle et mon compliment.
Votre compliment !… et sur quoi, greffier ?
Le conseil vous a nommé alcade[16], et, en entrant en charge, vous avez pour étrennes deux grandes affaires. La première, c’est la venue du roi, qui, dit-on, arrive aujourd’hui ou demain ; l’autre, c’est que des soldats viennent de porter secrètement au village, pour le faire soigner, ce capitaine qui était ici hier avec sa compagnie. Il est blessé et ne veut pas dire par qui, mais si l’on peut découvrir cela, ce sera une grande affaire.
Ô ciel ! au moment même où je songe à me venger, voila qu’on me rend l’arbitre de mon honneur en remettant entre mes mains le bâton de la justice !… Comment oserai-je me rendre coupable d’un attentat, en cette heure où je viens d’être nommé juge pour poursuivre les délits et les crimes !… Mais tout cela demande de longues réflexions. (Au Greffier.) Je suis très-reconnaissant de l’honneur qu’on vient de m’accorder.
Venez, seigneur, à la salle du conseil prendre possession de votre charge ; et aussitôt vous pourrez procéder aux informations.
Marchons. Vous pouvez retourner chez vous.
Que le ciel ait pitié de moi ! Mon père, dois-je vous accompagner ?
Ma fille, votre père est alcade ; il saura vous faire rendre justice.
Scène II.
Puisque je n’avais rien ou peu de chose, pourquoi m’avez-vous transporté ici ?
Nous ne pouvions pas savoir ce que c’était avant qu’on vous eût pansé. Maintenant qu’on a vu ce que c’est, il ne faudrait pas exposer votre vie, à cause de la blessure ; mais nous devions avant tout arrêter le sang qui coulait.
Maintenant que me voilà pansé, ce que nous avons de mieux à faire, c’est de repartir au plus tôt, avant qu’on nous sache au village. Les autres sont-ils ici ?
Oui, seigneur.
Éloignons-nous de ces vilains. S’ils apprenaient que je suis ici, nous serions obligés d’en venir aux mains avec eux.
Seigneur, voici la justice qui entre.
Qu’ai-je à démêler, moi, avec la justice civile[17] ?
Tout ce que je sais, c’est qu’ils viennent d’entrer ici.
Après tout, c’est ce qui pouvait m’arriver de mieux. Cette justice me protégera contre les gens de ce village, et force lui sera de me renvoyer au conseil de guerre ; et là, bien que mon affaire ait du louche, je n’ai rien à craindre.
Le paysan aura sans doute porté plainte contre vous.
Je le pense.
Gardez toutes les portes ; ne laissez sortir aucun des soldats qui sont ici, et si l’un d’eux voulait sortir par force, tuez-le.
Comment ose-t-on entrer ici ?… Mais que vois-je ?
Et pourquoi non ? la justice aurait-elle donc besoin de permission ? Je ne le pense pas.
La justice, puisque c’est vous qui depuis hier la représentez dans ce pays, n’a rien a démêler avec moi ; veuillez y réfléchir.
Au nom de Dieu, seigneur, ne vous fâchez pas ; je viens seulement, avec votre permission, remplir une formalité, et il importe que nous soyons seuls.
Retirez-vous.
Retirez-vous également. (Au Greffier.) Mais ne perdez pas de vue les soldats.
Vous pouvez être tranquille.
Maintenant que je me suis servi de ma qualité d’alcade et de représentant de la justice pour vous forcer à m’écouter, je dépose les marques de ma dignité, et je ne suis plus qu’un simple particulier qui viens vous exposer ma plainte. (Il dépose le bâton d’alcade.) Et puisque nous sommes seuls, seigneur don Alvar, parlons avec une entière franchise, en ayant soin cependant que nos chagrins et nos ressentimens, qui couvent au fond de nos cœurs, ne viennent pas à éclater avec trop de violence… — Je suis homme de bien. Si j’avais eu le choix de ma naissance, j’aurais voulu, le ciel m’en est témoin, qu’elle fût sans aucune tache ni défaut dont mon amour propre eût à souffrir. Toutefois j’ai su mériter la considération de mes égaux ; le conseil municipal et les premiers du pays m’accordent leur estime. Quant à mon bien, il est suffisant, et même, grâces au ciel, je suis le plus riche laboureur qui soit dans la contrée… Ma fille, je le crois, a été élevée le mieux possible, dans une retraite absolue ; elle n’a eu sous les yeux que des exemples de sagesse et de vertu ; sa mère — Dieu veuille avoir son âme dans le ciel ! — était l’honnêteté même… Pour que vous n’ayez aucun doute à cet égard, il me suffira, je pense, seigneur, de vous dire que je suis riche, et que, malgré cela, personne ne parle mal de moi ; que, sans être fier, je ne me laisse jamais manquer, et que nous habitons un petit village où l’on ne se contente pas de remarquer les défauts et les ridicules les uns des autres, mais où l’on se fait un plaisir de les publier… Que ma fille soit belle, seigneur, rien ne le prouve mieux que votre action, et les larmes qu’elle me cause en ce moment, — ces larmes que je répands devant vous avec tant de douleur… C’est de là qu’est venu mon malheur… mais ne vidons pas encore la coupe d’amertume, et réservons quelque chose à mon chagrin… Cependant, seigneur, nous ne devons pas laisser tout faire aux circonstances, nous devons travailler de notre mieux à nous les rendre favorables… Ma douleur, vous le voyez, seigneur, est extrême ; c’est au point que je ne puis m’en taire, et Dieu sait que si je pouvais la tenir renfermée dans mon sein, je ne serais pas venu vous trouver, et plutôt que d’en parler je me résignerais à mon triste sort… Voulant donc, autant que possible, avoir réparation d’un si cruel outrage, et ne pensant pas que la vengeance soit une réparation ; après mille réflexions, je ne vois qu’un parti qui me convienne et qui puisse vous convenir à vous-même. C’est, seigneur, que dès ce moment vous preniez tout mon bien sans qu’il nous reste, à moi et à mon fils, un seul maravédis pour notre subsistance. Mon fils viendra vous prier à genoux d’accepter cette offre, et ensuite nous nous en irons tous deux demander l’aumône, s’il n’y a pas pour vivre d’autre ressource ; et si tout mon bien ne vous suffit pas, vous pouvez encore nous marquer tous deux de la marque des esclaves[19] et nous vendre comme tels; ce sera autant d’ajouté à la dot que je vous cède : mais, en retour, seigneur, rendez-nous l’honneur que vous nous avez ravi. Le vôtre, je crois, n’aura rien à en souffrir ; car si vos enfans perdent quelque chose à m’avoir pour aïeul, ils en seront amplement dédommagés par l’avantage de vous avoir pour père. En Castille, dit le proverbe, c’est le cheval qui porte la selle, et la chose est certaine… (Il se jette aux genoux du capitaine.) Voyez, seigneur, je vous en conjure à genoux, en inondant de pleurs ma barbe blanche et ma poitrine. Et enfin, seigneur, que vous demandé-je ? je vous demande l’honneur que vous-même m’avez enlevé ; et quoique ce soit mon bien, je vous le demande si humblement et avec tant d’instances, que je ne vous demanderais pas autrement quelque chose qui fût à vous… Songez que je pourrais le reprendre de mes propres mains, et je me contenté de le recevoir des vôtres.
Vieillard ennuyeux et bavard, tu as poussé à bout ma patience. Rendez-moi grâce, toi et ton fils, si je ne vous tue pas de mes mains ; mais la beauté d’Isabelle me désarme. Voulez-vous une réparation l’épée à la main ? je ne demande pas mieux. Préférez-vous vous adresser à la justice ? vous n’avez aucune juridiction sur ma personne.
Eh quoi ! seigneur, vous êtes donc insensible à mes larmes ?
Les pleurs d’un vieillard ne signifient pas plus que ceux d’un enfant ou d’une femme.
Quoi ! vous refusez toute consolation à une aussi grande douleur ?
N’est-ce pas assez que je te laisse la vie ?
Voyez, je suis prosterné à vos pieds, et je réclame en pleurant mon honneur.
Quel ennui !
Songez-y, je suis à présent alcade de Zalaméa.
Tu n’as, je te le répète, aucune juridiction sur moi, et le conseil de guerre m’enverra réclamer.
C’est votre dernier mot ?
Oui, insupportable vieillard.
Il n’y a donc plus de remède ?
Il n’en est pas d’autre pour toi que de te taire.
Pas d’autre ?
Non.
Eh bien ! je jure Dieu que vous me le payerez ! (Appelant.) Holà !
Seigneur ?
Que prétendent donc ces vilains ?
Qu’ordonnez-vous, seigneur alcade ?
J’ordonne que l’on arrête le capitaine.
Quelle insolence ! Un homme de ma sorte ! un officier du roi ! Cela n’est pas possible.
C’est ce que nous verrons. Vous ne sortirez d’ici que prisonnier ou mort.
Je vous en préviens, je suis capitaine en activité.
Et moi, par hasard, suis-je alcade en retraite ? Rendez-vous prisonnier sur-le-champ.
Ne pouvant lutter contre vous tous, il faut bien que je me rende ; mais je porterai ma plainte au roi.
Et moi la mienne ; et, comme heureusement il n’est pas loin d’ici, il nous écoutera tous deux. — Remettez cette épée.
Il n’est pas convenable que…
Cela est tout-à-fait convenable, puisque vous êtes prisonnier.
Traitez-moi avec respect.
Oh ! pour cela, c’est trop juste. (Aux laboureurs.) Conduisez-le, avec respect, à la prison ; mettez-lui, avec respect, les fers aux pieds et une chaîne au cou, et veillez, également avec respect, à ce qu’il ne puisse parler à aucun de ses soldats. Mettez aussi au cachot ceux qui l’ont assiste, parce que bientôt il faudra prendre, avec tout le respect possible, leurs déclarations. (Au capitaine.) Et, ceci entre nous, si je trouve des charges suffisantes, je jure Dieu qu’avec toute sorte de respect je vous ferai pendre.
Ce que c’est que les vilains quand ils ont le pouvoir !
Ce page et ce soldat sont les seuls que l’on ait pu arrêter ; l’autre s’est sauvé.
Celui-ci est le drôle qui chante ; quand on lui aura passé un nœud coulant autour du gosier il ne chantera plus.
Mais, seigneur, quel mal y a-t-il à chanter ?
Aucun, j’en conviens, et j’ai un instrument qui te fera chanter encore mieux. Déclare la vérité.
Et sur quoi ?
Que s’est-il passé cette nuit ?
Votre fille le sait mieux que moi.
Déclare, ou tu vas mourir.
Courage, Rebolledo, nie tout hardiment ; et si tu tiens bon, je chanterai en ton honneur un joli couplet.
Et qui chantera un couplet pour vous ?
À moi on ne peut pas me donner la torture.
Et pourquoi ? je serais curieux de le savoir.
C’est l’usage… la loi le défend.
Et le motif ?
Il est excellent.
Et quel est-il ?
Je suis enceinte !
Quelle impudence ! Mais ne nous emportons pas. N’êtes-vous pas un page d’infanterie ?
Non, seigneur, de cavalerie[20].
N’importe ! Décidez-vous à faire vos déclarations.
Nous déclarerons tout ce qu’on voudra, et plus que nous n’en savons ; le pis serait de mourir.
Cela vous sauvera tous deux de la torture.
Puisqu’il en est ainsi, comme ma vocation est de chanter, je chanterai, vive Dieu !
On veut me donner la torture.
Et à moi que me donnera-t-on ?
Y pensez-vous ?
Nous préludons, puisque nous allons chanter.
Scène III.
Depuis que j’ai blessé le traître, et que j’ai été obligé de m’enfuir à l’arrivée de ses nombreux complices, j’ai parcouru toute la forêt et sans pouvoir trouver ma sœur ; et c’est pourquoi je me suis décidé à revenir au village et à rentrer dans la maison, où je raconterai tout ce qui s’est passé à mon père. Je verrai ce qu’il me conseillera de faire pour sauver en même temps la vie et l’honneur.
Ne te laisse pas aller ainsi à la douleur. Vivre dans un pareil chagrin, ce n’est pas vivre, c’est mourir.
Hélas !… Et qui te dit, ma chère Inès, que je tienne à la vie ?
Je dirai à mon père… (Apercevant Isabelle.) Mais, que vois-je ? n’est-ce pas elle ? Qu’attends-je ?
Mon cousin ?
Que veux-tu, mon frère ?
Te punir d’avoir compromis ainsi ma vie et mon honneur.
Écoute…
Non ; vive le ciel ! tu mourras.
Qu’est-ce donc ?
Seigneur, c’est tirer satisfaction d’une injure, c’est venger un affront ; c’est châtier celle qui…
Assez ! tu t’abuses… Et comment as-tu osé paraître ici ?
Quoi ! vous, seigneur, revêtu de ces insignes ?
Oser te présenter devant moi, lorsque tu viens de blesser un capitaine ?
Seigneur, si je me suis porté à cette extrémité, ç’a été pour défendre mon honneur et le vôtre.
Allons, Juan, c’est assez.— Qu’on le mène, lui aussi, en prison.
Quoi ! c’est ainsi que vous traitez votre fils ?
Quand il s’agirait de mon père, je ne me conduirais pas autrement. (À part.) De cette façon j’assure sa vie ; et l’on dira que c’est une singulière justice que la mienne.
Écoutez du moins ma défense. J’ai blessé un traître, et je voulais aussi tuer ma sœur.
Je le sais. Mais il ne suffit pas que je le sache comme particulier ; c’est comme alcade que je dois le savoir, et pour cela il faut que je fasse une information sur l’événement. Jusqu’à ce que l’instruction ait tout éclairci, tu resteras en prison. (À part.) Il me sera facile de le justifier.
Il est impossible de rien comprendre à votre manière d’agir. Votre honneur est perdu, et vous faites arrêter celui qui veut vous le rendre, tandis que vous gardez près de vous celle qui l’a compromis !
Isabelle, viens signer ta plainte contre celui qui t’a outragée.
Eh quoi ! mon père, cette offense que vous deviez ensevelir dans un silence éternel, vous ne craignez pas de la rendre publique ? Puisqu’il ne vous est pas permis de la venger, tâchez au moins de la taire. Dispensez-moi, je vous prie, d’une aussi pénible formalité, et croyez bien que j’ai d’autres moyens de réparer mon honneur.
Inès, donne-moi mon bâton d’alcade. Puisqu’elle ne veut pas se rendre à la douceur, je l’amènerai de force où je veux.
Arrête, cocher !
Qu’est ceci ? qui donc descend devant ma maison ?… qui donc entre chez moi ?
C’est moi, Pedro Crespo. J’étais déjà à la moitié du chemin, et je suis obligé de revenir ici pour une affaire qui m’ennuie passablement. Comptant sur votre amitié, je n’ai pas voulu descendre ailleurs que chez vous.
Dieu vous garde, pour l’honneur que vous voulez bien me faire !
On n’a point vu là-bas votre fils.
Vous en saurez bientôt le motif. Mais vous-même, seigneur, daignez me confier quel motif vous amène ; vous paraissez bien ému.
C’est une insolence qu’on ne saurait imaginer, une témérité qu’on n’a jamais vue… Un soldat, qui m’a rejoint en route, m’a raconté que… La colère, je l’avoue, me suffoque.
Achevez, seigneur.
… Qu’un méchant alcade de ce pays avait fait arrêter le capitaine. Et, vive Dieu ! jamais ma maudite jambe ne m’a fait plus enrager ; car elle m’a empêché de venir plus tôt pour punir cet insolent. Par le Christ ! je le ferai mourir à coups de bâton.
Eh bien ! seigneur, vous êtes revenu inutilement ; car l’alcade, je pense, ne se les laissera pas donner.
Eh bien ! je les lui donnerai malgré lui.
Je ne vois pas la chose si claire, et votre ennemi ne vous eût pas donné un plus mauvais conseil. — Savez-vous pourquoi l’alcade l’a fait arrêter ?
Non ; mais quel qu’en soit le motif, que la partie intéressée s’adresse à moi, et, s’il est nécessaire, on verra que je sais faire couper des têtes comme un autre.
Vous ne comprenez pas bien, seigneur, je le vois, ce qu’est d’ordinaire un alcade dans son village.
Est-il donc, au bout du compte, autre chose qu’un vilain ?
Un vilain, soit ! Mais si ce vilain se met en tête de faire étrangler le capitaine, vive Dieu ! rien ne pourra l’en empêcher.
On l’en empêchera, vive Dieu ! Et si vous voulez en voir l’épreuve, dites-moi donc où il demeure.
Tout près d’ici.
Qui est-il donc ?
C’est moi !
Vive Dieu ! je m’en doutais.
Vive Dieu ! c’est comme je vous le dis.
Eh bien ! Crespo, ce qui est dit est dit.
Eh bien ! seigneur, ce qui est fait est fait.
Je suis venu délivrer le prisonnier et punir cet attentat.
Et moi, je le garde en prison pour le crime qu’il a commis.
Savez-vous bien que comme il est au service du roi, je suis son juge naturel ?
Savez-vous bien qu’il m’a enlevé ma fille ?
Savez-vous bien que je suis le maître de cette affaire ?
Savez-vous bien qu’il m’a lâchement déshonoré dans la forêt voisine ?
Savez-vous bien jusqu’où vont les privilèges de ma charge ?
Savez-vous bien que je l’ai supplié d’arranger cela à l’amiable, et qu’il a refusé ?
Vous usurpez une juridiction qui ne vous appartient pas.
Il a bien usurpé mon honneur, qui ne lui appartenait pas davantage !
Je saurai vous obtenir satisfaction, je vous le garantis.
Jamais je n’ai prié personne de faire pour moi ce que je pouvais faire moi-même.
Il faut absolument que j’emmène le prisonnier ; je m’y suis engagé.
Et moi j’ai terminé ma procédure.
Que voulez-vous dire avec votre procédure ?
Ce sont des feuilles de papier que je couds l’une à l’autre, au fur et à mesure que l’on recueille les déclarations des témoins.
J’irai l’enlever dans sa prison.
Je ne m’y oppose pas. Je vous préviens seulement que l’ordre est donné que l’on tire sur le premier qui approchera.
Je n’ai pas peur des balles, elles me connaissent. Mais je ne veux, rien aventurer. (Parlant à un soldat qui l’a suivi.) Holà ! soldat, courez au plus tôt, et dites à toutes les compagnies qui sont en marche de venir ici en bon ordre, formées en bataillons, tambour battant, mèches allumées.
Il n’est pas nécessaire qu’on aille chercher la troupe. Ayant appris ce qui est arrivé, elle est rentrée dans le village.
Eh bien, vive Dieu ! nous allons voir si l’on me rend ou non le prisonnier.
Eh bien, vive Dieu ! auparavant je ferai ce que je dois.
Scène IV.
La place publique de Zalaméa. Au milieu du théâtre, au fond, la prison.
Soldats, voilà la prison où est enfermé le capitaine. Si l’on ne vous le rend pas à l’instant, mettez-y le feu ; et si le village s’insurge, mettez le feu au village.
Ils auront beau incendier la prison, ils n’auront pas le prisonnier.
Mort, mort aux vilains !
C’est ce que nous verrons !
Il leur est venu du secours… En avant ! brisez les portes ! brûlez la prison !
Qu’est ceci ?… Quoi ! au moment où j’arrive je trouve tout en désordre !
Sire, on n’a jamais vu tant d’audace de la part d’un vilain ; et vive Dieu ! si votre majesté fût arrivée un moment plus tard, elle eût trouvé ici une illumination générale.
Que s’est-il donc passé ?
Un alcade a fait arrêter un capitaine, et bien que je sois venu le réclamer, on n’a pas voulu le rendre.
Quel est cet alcade ?
Sire, c’est moi.
Et que dites-vous pour votre défense ?
C’est que par la procédure est prouvé jusqu’à l’évidence un crime digne de mort. Il s’agit d’une fille enlevée, violée dans un bois, et que le ravisseur n’a pas voulu épouser, malgré les offres et les supplications du père.
Sire, cet homme qui est l’alcade est aussi le père de la fille.
Cela ne fait rien à l’affaire. Si un étranger venait me demander justice, ne devrais-je pas la lui rendre ? Oui, sans doute. Eh bien ! qu’y a-t-il d’étonnant que je fasse pour ma fille ce que je ferais pour tout autre ?… Sans compter qu’ayant arrêté mon propre fils, j’avais le droit d’être juste envers sa sœur. Qu’on voie si la cause a été bien instruite, qu’on recherche si j’y ai mis de la passion, si j’ai suborné quelque témoin, s’il a été rien changé à leurs déclarations ; et après, qu’on me donne la mort.
C’est bien jugé. Mais vous n’avez pas autorité pour faire exécuter la sentence ; ce droit appartient à un autre tribunal. Rendez donc le prisonnier.
Sire, cela me serait difficile. Comme il n’y a ici qu’une seule audience, c’est elle qui exécute tous les jugemens, et le dernier est exécuté.
Que dites-vous ?
Si vous en doutez, sire, regardez et voyez. — Cet homme c’est le capitaine.
Comment donc avez-vous eu cette audace ?
Vous-même, sire, avez dit que la sentence avait été bien rendue ; il n’y a donc pas eu de mal à l’exécuter.
Le conseil n’aurait-il pas su la faire exécuter tout aussi bien ?
Toute votre justice, sire, ne forme qu’un seul corps. Si ce corps a plusieurs bras, quel inconvénient y a-t-il à ce que ma main exécute le jugement qu’une autre aurait exécuté ? et qu’importe un léger vice de forme alors que la raison et l’équité sont satisfaites ?
Puisqu’il en est ainsi, pourquoi ne lui avez-vous pas fait trancher la tête comme étant capitaine et gentilhomme ?
Puisque vous le demandez, sire, c’est que, comme nos gentilshommes se conduisent tous bien, notre bourreau n’a pas pu apprendre sur eux l’art de décapiter. D’ailleurs, ceci regarde le mort. Quand il réclamera, nous verrons ; jusque là, personne n’a le droit de se plaindre pour lui.
Don Lope, puisque c’est fait, et que la mort a été justement prononcée, nous ne devons pas insister sur le défaut de forme. Faites partir sans délai tous vos soldats ; je suis pressé d’arriver au plus tôt en Portugal. (À Crespo.) Vous, je vous nomme à perpétuité alcade de ce bourg.
Sire, vous seul savez honorer la justice.
Rendez grâces à l’heureuse arrivée de sa majesté.
Par Dieu ! quand bien même le roi ne serait pas venu, il n’y avait plus de remède.
N’eût-il pas mieux valu vous adresser à moi ? Si vous m’aviez rendu le prisonnier, je lui aurais fait réparer l’honneur de votre fille.
Elle entrera dans un couvent qu’elle-même a choisi. Son nouvel époux ne regarde pas à la qualité.
Eh bien ! rendez-moi les autres prisonniers.
Qu’on les fasse sortir à l’instant.
Je ne vois pas là votre fils. Il est désormais mon soldat, et l’entends qu’il soit libre aussi.
Je veux le punir, moi, d’avoir osé blesser son capitaine. Il est bien vrai que son honneur offensé exigeait une vengeance ; mais il devait s’y prendre autrement.
C’est bien, Pedro Crespo. Faites-le venir.
Le voici.
Permettez, seigneur, que j’embrasse vos genoux, comme étant votre esclave à jamais.
Pour moi, je ne chanterai plus de ma vie.
Moi si fait, au contraire ; je chanterai toujours quand je verrai l’instrument de tout à l’heure.
Et sur ce, l’auteur finit cette comédie, qui est une histoire véritable, en vous priant de lui en pardonner les défauts.
- ↑ Il y a en Espagne deux villages du nom de Zalaméa, l’un situe dans la province de Seville, l’autre dans la province d’Estramadure. Il s’agit ici du second.
- ↑ Le soldat (soldado) jouissait alors en Espagne d’une grande considération. Cervantes, Lope de Vega et Calderon, tous trois d’excellente famille, avaient été soldats. Voyez les notes qui suivent la Notice générale.
- ↑ Nous avons joué exprès sur le double sens du mot ordre, comme dans l’espagnol. Du reste, un ordre monacal était en Espagne le symbole de l’abondance ; tout au contraire d’un ordre mendiant, qui était la personnification dé la misère.
- ↑
Huespeda, mate me una gallina,
Que el carnero me hace mal.Le mot carnero (mouton, bélier) prête en espagnol à toutes sortes de plaisanteries. Mais il est possible que Calderon ait voulu tout simplement montrer l’exigence et la délicatesse des soldats, en leur faisant exprimer ce dédain pour une viande qui est en Espagne très-estimée.
- ↑ Le terce (tercio) équivalait à un de nos régimens ; mais comme, à cette époque les armées étaient beaucoup moins considérables qu’on ne les a vues depuis cinquant ans, le terce avait, relativement, une bien autre importance.
- ↑ Parce que ces lévriers affamés iront voler chez lui.
- ↑ Nuño joue sur le double sens du mot principios, qui signifie 1o principes, commencement, 2o un plat, une entrée.
- ↑ Nuño joue ici sur le double sens du mot llano, qui veut dire 1o rustre, et 2o terrain uni. Il nous a été impossible de reproduire cette grâce.
- ↑ Allusion maligne au proverbe espagnol : « Haz lo que manda tu amo, y sientate con él a la mesa. » Fais ce qu’ordonne ton maître, et tu t’assiéras à table avec lui.
- ↑ Juanito, diminutif de Juan.
- ↑ Dans le supplice de l’estrapade on élevait le criminel au haut d’une longue pièce de bois, les mains liées derrière le dos avec une corde qui soutenait tout le poids du corps, et on le laissait tomber avec raideur jusqu’à deux ou trois pieds de terre.
- ↑ Tra… que han de darme, señor ? Estrapade se dit en espagnol trato de cuerda. Ainsi Rabolledo, dans le texte, ne prononce que la première syllabe du mot trato
- ↑ Comme Nuño se raille constamment de son maître, il veut dire, sans doute, que celui-ci, afin d’épargner la main d’œuvre, avait fait peindre ses armes sur un carreau propre à faire des compartimens.
- ↑ Il y a ici une plaisanterie, une grâce, qui tient en grande partie à la versification et qu’il serait impossible de reproduire. C’est, à peu près, comme si l’Étincelle venait de chanter : « Il rencontra l’autre jour Gérardi », et que Ribolledo l’interrompît immédiatement en disant aux autres soldats : « La rime veut que ce fut un mardi. »
- ↑ À cette époque, en Espagne, les chirurgiens cousaient les blessures. Dans une de ses Nouvelles instructives (Novelas ejemplares), Cervantes représente plaisamment un bravo qui a blessé son homme, et qui demande une récompense proportionnée au nombre de points que le chirurgien a faits à la blessure.
- ↑ Dans l’ancienne constitution municipale de l’Espagne, l’Alcade (Alcalde) était à la fois maire, juge de paix, juge de première instance au civil et au criminel, etc. Cette dignité était conférée par l’élection libre du conseil de la commune.
- ↑ En effet, d’après leurs prérogatives, leurs privilèges (fueros), les militaires n’étaient pas soumis à la justice civile. Il en était de même en France dans le dernier siècle.
- ↑ Le bâton d’alcade (cara) est noir et surmonte d’une pomme d’ivoire.
- ↑
Y si quereis desde luego
Poner una S y un clavo
Hoy á los dos y vendernos, etc.mot à mot : « Et si vous voulez dès ce moment nous mettre à tous deux un S et un clou, et nous vendre, etc. — Ces mots, Una S y un clavo forment une espèce de rébus qui signifie esclavo, esclave. Ce rébus, que les Espagnols emploient dans le langage habituel, semblerait indiquer qu’autrefois en Espagne les esclaves étaient marqués sur quelque partie du corps, d’un S et d’un clou, et que cette marque servait à constater leur condition.
- ↑
No sois page de gineta ?
— No, señor, sino de brida.Les capitaines d’infanterie avaient un page qui portait leur gineta, lance courte et élégante, insigne de leur grade. — Nous n’avons pas besoin de dire que l’Étincelle s’amuse.
- ↑ Dans le supplice du garrot (en esp. garrote), le patient était assis sur un tabouret, le dos appuyé à une poutre dressée verticalement, et le bourreau l’étranglait, par le moyen d’un tourniquet attaché à cette poutre. Ce tourniquet était un bâton court appelé garrote, et c’est de là qu’est venu le nom du supplice ; comme de notre mot français garrot est venue l’expression garrotter.