L’Air et la Vitesse/15
Ayant examiné la question de l’amortissement, du point de vue théorique, voyons, maintenant, s’il est possible de satisfaire les desiderata exposés en appliquant la méthode de l’atterrissage incident.
Reconnaissons immédiatement que dans l’état actuel de l’aviation, la chose est encore difficile.
Il faut, tout d’abord, construire un appareil suffisamment robuste pour supporter le choc ; or, nous savons par l’expérience ce qu’il advient lorsqu’un avion choit. Il convient cependant, de distinguer, de classifier les genres d’appareil, d’une part, les genres de chute, d’autre part. Eliminons, en premier lieu, les grands appareils lents, les plus géants, les plus fragiles et confinons-nous seulement dans l’examen des appareils rapides, les plus rapides, pour lesquels, précisément, l’atterrissage tangentiel est le plus délicat.
Le seul genre de chute que nous examinerons est l’apiquage qui est, ce que l’on pourrait appeler, la chute rationnelle, celle que doit esquisser et exécuter tout avion bien équilibré.
On a vu fréquemment un appareil de ce genre piquer accidentellement, se ficher en terre et, en somme, présenter des avaries peu importantes. Cependant, rien n’avait été prévu pour une telle manœuvre.
Il est même arrivé des circonstances, presque miraculeuses à vrai dire, mais cependant tout à fait remarquables, où le pilote s’en est tiré à bon compte. Rappelons l’exemple d’un atterrissage fantastique de Guynemer, cité page 75.
Voyons comment il conviendrait de modifier la construction de l’avion pour prévoir l’apiquage. En émettant des idées d’avant-garde, il est impossible de prétendre préciser un tel problème et en donner une solution, même approximative. On peut, tout au plus, poser quelques principes, quelques directives.
Et, d’abord, dans un freinage à accélération intense, il y a lieu de séparer, de serier les masses à amortir, suivant leur degré de fragilité, suivant les percussions plus ou moins grandes qu’elles sont susceptibles d’encaisser sans dommage. Voilà, certes, une considération qui ne s’était jamais imposée jusque-là dans l’étude du freinage d’un véhicule quelconque, d’une automobile, par exemple, ou d’un train de chemin de fer, qui sont, semble-t-il, les véhicules à bord desquels on freine avec les retardations les plus intenses. Mais là, c’est la même percussion que subit le bloc robuste du moteur et la délicate masse de la belle voyageuse blottie sur les coussins. L’amortissement est prévu à la mesure des masses les plus fragiles et les autres masses profitent d’un luxe que permettent les conditions techniques du freinage.
Mais à bord de l’avion, les conditions sont toutes différentes : il faut amortir très rapidement un nombre formidable de kilogrammètres et aucun luxe n’est plus permis dans la répartition des courses d’amortissement ; il faut que chaque partie encaisse le choc le plus rude possible, au prorata de sa solidité, de façon que les dispositifs, les organes de freinage soient aussi simples, aussi légers que possible. Il est rationnel de sérier les masses : nous en avons une première, celle du propulseur et du combustible qui représente une très importante proportion du poids total et qui peut être rassemblée en un bloc rigide, par lequel nous admettons un amortissement ayant quelque analogie avec celui d’un obus plongeant en terre. Entendons-nous, cependant : il s’agit d’une vitesse d’atterrissage qui est de l’ordre 10-1 par rapport à celle de l’obus et, par conséquent, toutes choses égales d’ailleurs, d’une puissance vive de l’ordre 10-2 par rapport à celle de l’obus. Autrement dit, la puissance vive d’une certaine masse est, ici, de l’ordre du centième de la puissance vive de la même masse de l’obus. C’est évidemment une différence sensible et la réalisation de circonstances éminemment plus favorables.
Entre cette première masse ainsi amortie par une simple matelassure de terre et le corps du fuselage avec ses surfaces portantes, deuxième masse déjà plus délicate, nous interposerons un système amortisseur, un frein à course assez faible et à grande puissance. Enfin, la troisième série de masses, celle qui est de beaucoup la plus fragile, le personnel, disposera d’un nouvel amortissement, à longue course de plusieurs mètres, en glissant le long du fuselage.
Quelle que soit la mesure dans laquelle ces conceptions peuvent être utilement appliquées, il convient de les envisager non pas sous la forme finale optima, mais au préalable, sous tous les aspects transitoires qui sont nécessaires.
On a vu l’automobile évoluer dans sa forme en partant d’un résultat bien acquis : la voiture à traction animée. La première automobile n’était pas autre chose qu’une de ces voitures sur laquelle on avait disposé un moteur. Puis, petit à petit, tous les inconvénients, tous les défauts de cette première conception se sont corrigés et l’automobile a pris sa silhouette propre ; les roues arrière, qui étaient de grandes dimensions pour des raisons de diminution de coefficient de frottement avec des paliers lisses, ont peu à peu diminué de diamètre, pour devenir égales aux roues avant. C’était là une réforme tout à fait logique, puisque la transmission mécanique de l’automobile doit procéder par réduction de vitesse angulaire entre le moteur et la jante et qu’il y avait, en conséquence, intérêt à réduire le diamètre de celle-ci, étant entendu que l’inconvénient des petites roues, relatif aux frottements plus grands, était extrêmement atténué par l’emploi du roulement à billes.
En même temps que les roues s’égalisaient, l’empattement augmentait, grâce à l’emploi de l’acier embouti. Finalement, l’automobile moderne ne rappelait plus que de bien loin l’antique véhicule qui avait servi à la concevoir.
Bien certainement, nous assisterons à une évolution analogue et encore plus caractérisée, avec l’avion qui paraît avoir eu l’oiseau pour premier modèle.
Un jour, sans doute, après bien des hésitations, un constructeur avisé tentera un essai de suppression de châssis de roulement[1]. Il choisira de préférence un petit avion de chasse très rapide pour lequel, précisément, le train de roues est un bien médiocre dispositif d’atterrissage. Il faudra, dans un premier essai, consentir une diminution de poids utile, sacrifier une partie de l’armement, une partie du combustible, c’est-à-dire du rayon d’action et ce poids récupéré, auquel il convient d’ajouter celui du train d’atterrissage supprimé, ce poids disponible sera, avant tout, employé au renforcement du fuselage et des surfaces portantes, à la suppression absolue de tous les haubans et fils tendeurs qui ne sont que des artifices. Et le constructeur sera amené à faire quelque chose en bois contreplaqué ou en aluminium, en s’attachant à faire solide et simple, et à obtenir une forme de bon projectile, sans aucune aspérité, poli, qui permettra de diminuer, dans des proportions énormes, le coefficient de traction et d’obtenir une vitesse plus grande, à puissance égale déployée, ou une vitesse égale avec une puissance moins élevée. Bien vite sera récupérée la perte de poids utile que le premier tâtonnement avait exigée.
Tout le groupe moto-propulseur, avec le moteur, l’hélice, le réservoir de combustible, sera disposé dans une sorte d’obus en tôle d’acier à avant très effilé. Le plan de l’hélice coupe fâcheusement l’axe longitudinal et, d’autre part, il est évidemment impossible de maintenir celle-ci à l’avant ; l’hélice sera donc placée à l’arrière du bloc ainsi constitué et il faudra que le fuselage, le corps de l’appareil vienne prendre appui élastique sur cette embase, tout en laissant libre le champ de l’hélice.
De nombreuses solutions peuvent être envisagées, avec appareils mono ou bi-moteurs. Sans entrer dans des précisions sur l’une ou l’autre de ces solutions qui ont été esquissées par des croquis parus dans l’Aérophile, nous voulons seulement examiner la question des amortisseurs qui peuvent être éventuellement utilisés pour obtenir une liaison suffisamment élastique entre le corps du fuselage et le groupe moto-propulseur.
Ces appareils doivent être simples, robustes, légers, autant que possible, et à grande puissance, c’est-à-dire capables d’encaisser un grand nombre de kilogrammètres sous une course médiocre : de l’ordre d’un mètre.
On peut faire appel aux propriétés physiques ou mécaniques de la matière. Dans la première classe, nous trouverons tous les freins à frottement par corps solides ou liquides. Les freins hydrauliques employés en artillerie sont peut-être appelés, dans l’avenir, à jouer un rôle en aviation — bien que leur poids, qu’il est difficile de réduire, soit un gros obstacle. D’autre part, leur fonctionnement est ce que l’on pourrait appeler luxueux, en ce sens qu’il permet une répétition fréquente et multiple des opérations, qualité précieuse en artillerie, mais bien superflue pour amortir la masse d’un avion et fonctionner une seule fois à chaque sortie.
Il est donc inutile de rechercher des dispositifs compliqués, et il est préférable de considérer le frein de fuselage comme un appareil de secours ne permettant pas une répétition de fonctionnement sans un nouveau réglage. C’est ainsi qu’on pourra prévoir comme dispositif un emmanchement à force par la presse hydraulique, qui cédera sous un effort déterminé et qui devra être réglé avant un nouveau voyage. On pourra aussi faire appel aux déformations permanentes de la matière, qui permettent d’emmagasiner beaucoup plus d’énergie que les déformations, élastiques : par exemple, on utilisera la ductilité d’un fil de cuivre recuit. L’étirage de ce fil dans une filière permettra de créer un effort résistant considérable sous un faible poids.
Enfin, pour les petits appareils, il n’est pas impossible de se contenter des propriétés élastiques de la matière. Les Sandow et les ressorts d’acier joueront sans doute un rôle dans la période de transition ; leur poids ne paraît pas devoir être prohibitif.
Reste enfin à examiner la question des liaisons entre le matériel et le personnel. Ici, il faut prévoir une liaison élastique à très longue course : plusieurs mètres. Étant admis que le fuselage est une membrure rigide le long de laquelle peut se déplacer un berceau matelassé, logement du pilote, ce berceau sera en liaison avec le fuselage soit par tension, soit par compression. Dans le premier cas, le berceau sera retenu par un câble prenant appui élastique direct sur l’arrière du fuselage, ou un appui indirect sur l’avant, par poulie de renvoi sur l’arrière. Le câble sera freiné soit par un dispositif à frottement, soit par un Sandow. Dans ce dernier procédé, de même que dans tous ceux qui font intervenir l’élasticité, il faut prévoir un organe empêchant la réversibilité, c’est-à-dire le retour en arrière, qui serait très dangereux.
Tous ces dispositifs agissant par traction présentent le danger de rupture, même avec les doubles ou triples commandes. Le dispositif par compression paraît plus sûr. Il s’agit, en somme, de réaliser une matelassure à longue course ; mais l’emploi des matériaux solides habituellement réservés à cet usage, tels que le crin, la laine, n’auraient pas une élasticité suffisante et exigeraient, par leur volume, une masse trop considérable. L’air comprimé, la matelassure pneumatique donnent la solution élégante ; il faut seulement prévoir un dégonflement progressif au moyen d’une valve réglée, ceci dans le but d’empêcher le freinage d’être trop progressif et d’éviter la réversibilité. On reprochera à cette matelassure qui devra rester adhérente au fuselage tout en se repliant sur elle-même au moment du freinage, d’être un dispositif peu mécanique et on sera amené à lui substituer un véritable frein pneumatique, à corps de piston faisant fuselage et tige de piston, guidée, portant en bout le logement du pilote et l’empennage arrière, avec toutes ses commandes. Il faut, incidemment, remarquer que le rejet du pilote presque à l’arrière de l’appareil n’aura que des avantages au point de vue de l’équilibrage et aussi au point de vue des commandes qui seront extrêmement simples lorsque le pilote sera à proximité immédiate des gouvernails de profondeur et de direction.
Peu à peu, la construction évoluera et l’avion deviendra un long tube métallique, complètement fermé, avec vision par côtés et par dessous. Les surfaces partantes ne seront plus que des moignons. Tout sera en tôle d’acier et en aluminium. Aucune aspérité extérieure ne viendra retarder la marche, ni châssis de roulement, ni hélice, ni haubans, ni tendeurs ; tout sera simple, poli, nickelé, pour glisser le mieux possible sur ce merveilleux point d’appui qu’est l’air en vitesse.
Et la vitesse aura posé cette devise qui devrait être celle du constructeur d’avions :
- ↑ On pourra, provisoirement, conserver un châssis de roulement pour le lancement, mais ce châssis restera à terre, au départ.