Librairie aéronautique (p. 67-76).

XIV
L’ART DE TOMBER
Le problème de l’Amortissement des chutes. — Chocs, percussions, freinages. — Le choc n’est qu’un freinage intense. — Freinages usuels à percussion insensible. — On peut, sans danger, augmenter considérablement la valeur de la percussion. — Quelques exemples de fortes percussions supportées par l’organisme humain. — Possibilités d’application à l’aviation.

Si Monsieur de la Palice s’est jamais occupé d’Aéronautique, il a bien certainement émis la proposition suivante : « Quand on s’élève dans les airs, on risque de tomber » et si, à l’encontre du mépris héroïque professé par ses contemporains pour cette évidente vérité, il s’est imposé comme règle de rester à terre tant que ne seraient pas trouvés les moyens propres à conjurer ce risque, il a agi en sage.

Il faut constater que de tout temps, on s’est relativement peu préoccupé de la question des chutes et des méthodes susceptibles de les rendre inoffensives. Est-ce parce que la solution à ce problème ne se présentait pas à l’esprit ? Est-ce parce que l’on estimait impossible la réalisation de dispositifs pratiques et qu’en conséquence on cherchait seulement à éviter, sans prévoir ? Toujours est-il que la question est à peine ébauchée. Elle est cependant très intéressante et mérite d’être retenue sérieusement. D’elle dépend, en grande partie, la sécurité de l’aéronautique et particulièrement de l’aviation.

Tomber est une éventualité qu’il est impossible d’éluder, c’est un risque continuel qui ne peut être supprimé. Rien ne sert de le négliger, de l’ignorer : toujours, sous une forme ou sous une autre, il reparaîtra, et dans des conditions d’autant plus redoutables qu’il aura été plus méconnu.

La question de l’amortissement des chutes est un problème autonome, bien défini, qui peut être traité indépendamment de toute autre préoccupation. C’est une étude spéciale, en marge de l’aéronautique, qui doit être traitée à son heure, laquelle serait la mieux située avant toute recherche aéronautique, en un chapitre qui serait une préface.

L’étude de l’amortissement des chutes intéresse le personnel et le matériel avec lequel il est en liaison. Nous examinerons tout d’abord quelques généralités sur les chocs et les percussions, puis nous essaierons de déterminer leur limite pratique admissible pour que leurs effets physiologiques, sur le personnel restent inoffensifs. Armé des quelques données qui seront les déductions de cet examen, nous verrons dans le chapitre suivant, les dispositifs qu’il conviendrait, d’adopter pour que le matériel puisse satisfaire à ce double désideratum : résister lui-même et placer le personnel dans les conditions requises.

Le choc absolu serait le phénomène qui résulterait de l’absorption de toute la puissance vive d’un corps matériel animé d’une certaine vitesse, dans le cas où il n’y aurait pas déplacement pendant le phénomène ; autrement dit, où la vitesse passerait instantanément et rigoureusement d’une valeur finie à 0.

Théoriquement, le cas n’est pas impossible : il correspond à une transformation intégrale de l’énergie cinétique en une autre forme, telle que la chaleur, sans formation de travail mécanique (il ne peut y avoir travail puisqu’il n’y a pas déplacement).

Pratiquement, le choc absolu n’existe pas, car il y a toujours déplacement, parce que la matière possède une propriété précieuse : l’élasticité et, qu’en conséquence, les déformations élastiques, voire même les déformations permanentes, produisent toujours un déplacement des molécules se traduisant par un travail. C’est là un état de choses bien heureux car, sans élasticité, nous serions bien fragiles et casserions constamment.

On trouve donc, dans tout choc, un déplacement plus ou moins grand et, si l’on met à part l’énergie transformée en chaleur, il reste une autre fraction qui est transformée en travail. Nous connaissons le déplacement de la force qui accomplit ce travail et nous pouvons en déduire, par une simple division, la valeur de cette force ; valeur moyenne, bien entendu, car la valeur de la force opposante, de la réaction qui produit le choc peut être variable, progressive ou dégressive et il en résulte que la force d’inertie qui caractérise le choc est également variable. Si l’on rapporte la force qui agit à l’unité de poids du système soumis au choc, on obtient un nombre abstrait, sans dimensions, un simple rapport qui caractérise l’intensité moyenne du choc : c’est la percussion. Et nous dirons qu’un corps subit une percussion de 3, si les forces d’inertie développées par le choc valent, en chaque molécule, trois fois le poids de la masse de la molécule considérée.

En somme, un choc n’est qu’un freinage et nous re trouvons les deux caractéristiques de ce phénomène : course de freinage et force de freinage. La course est beaucoup plus ; petite et la force beaucoup plus grande, relativement, que dans les freinages aux intensités desquelles nous sommes accoutumés, mais le phénomène reste le même.

Les freinages les plus usuels sont ceux que l’on observe sur les véhicules roulants, tels que les automobiles et les trains de chemin de fer. La force antagoniste qui est utilisée pour produire le freinage est la force de frottement obtenue par pression soit sur le bandage des roues, soit sur le moyeu. Cette force a une intensité maxima qui limite l’intensité du freinage et la percussion qui en résulte : c’est l’adhérence des jantes sur la route ou sur le rail, laquelle est caractérisée par ce qu’on appelle le coefficient d’adhérence ou de frottement, rapport entre les forces tangentielles maxima que l’on peut développer sans qu’il y ait glissement, et le poids appliqué sur les roues freinées. Ce coefficient, dans les circonstances d’adhérence les plus favorables, ne dépasse pas un quart, et il mesure directement la percussion subie. On peut ainsi énoncer ce théorème : dans un freinage à bloc, la percussion subie est égale au coefficient de frottement.

Chacun a pu constater que les percussions ressenties dans les freinages ne sont aucunement gênantes : on a la sensation de l’existence des forces d’inertie qui tendent à déplacer dans le sens du mouvement, mais il est très facile de lutter contre elles.

Il est certain que l’on peut augmenter considérablement l’intensité d’un freinage sans causer de troubles dans l’organisme. Mais dans quelle proportion ? Où convient-il de s’arrêter ? Nous entrons immédiatement dans le domaine de l’inconnu, ou à peu près. Rien de pratique n’a été réalisé dans cette voie, pour la raison bien simple que, jusqu’alors, c’était inutile dans les besoins de la vie courante terrienne.

Nous possédons cependant quelques vagues points de repère dans la gamme des percussions qui va du freinage usuel au choc brutal résultant de la chute libre du corps humain. On peut citer, entre autres, les trois cas suivants :

Saut en hauteur (de haut en bas) ;
Chute dans un filet ;
Chute du plongeur.


Un homme de taille et de poids moyens qui saute de sa hauteur et amortit sa chute par le fléchissement des jarrets, subit une percussion de 1 environ, encore négligeons-nous le contre-choc produit sur les avant-jambes, jusqu’aux genoux, qui ont un amortissement beaucoup plus dur, surtout si le terrain n’est pas meuble et si le sujet n’a pas suivi les conseils de son professeur de gymnastique qui recommande de se recevoir sur la pointe des pieds, car alors, le choc des talons se transmet par la colonne vertébrale jusqu’au cerveau et est fort désagréable. Il correspond certainement à une percussion beaucoup plus forte que celle que nous indiquons.

Pour le gymnasiarque qui se jette de la frise d’un cirque dans un filet amortisseur, la percussion atteint facilement 5 et, pour certains records de plongeons, elle semble dépasser 10. Remarquons qu’il y a lieu de distinguer entre les percussions moyennes et les percussions maxima. Dans les cas du sauteur, le ressort des jarrets agit avec une force sensiblement constante, mais dans les deux autres cas analysés, il ne paraît pas en être ainsi. Pour le gymnasiarque, le filet offre un amortissement à intensité nettement progressive, les forces élastiques développées dans le filet, qui se tend, allant constamment en augmentant, pour être maxima en fin de course. Cette progression de l’intensité du freinage serait favorable, à condition qu’elle ne soit pas exagérée. Pour le plongeur, la résistance de l’eau donne au phénomène de freinage une allure complexe, car, d’une part, pendant la période d’immersion, ce que l’on appelle le plan normal équivalent à la résistance du corps par rapport à l’eau, va en augmentant (nous supposons que le plongeur a la position classique : les bras étendus en avant, protégeant la tête) et, d’autre part, la résistance spécifique de l’eau décroît rapidement, puisque la vitesse décroît. La percussion doit croître rapidement de 0 à un maximum, pour décroître ensuite assez lentement jusqu’à 0.

Il est certain que cette analyse succincte ne permet que des déductions assez vagues. Nous ne retiendrons que cette constatation indiscutable : le corps humain est susceptible de subir des percussions d’un ordre beaucoup plus élevé que celles qui sont ressenties dans les freinages habituels.

Les exemples que nous avons cités relèvent plus ou moins de l’Acrobatie. Dans acrobatie, il y a deux choses : il y a adresse et il y a danger, celle-ci devant conjurer celui-là. Mais d’ailleurs, l’aviation ne comporte-t-elle pas actuellement ces deux facteurs ? Ce que l’on doit retenir, c’est que, dans certaines conditions, le corps humain peut supporter certaines épreuves et qu’il doit pouvoir les supporter dans des conditions similaires pour lesquelles l’acrobatie n’entrerait pas en jeu, qui ne nécessiteraient aucune adresse, aucune manœuvre même et qui, en supposant la réalisation de dispositifs à fonctionnement sûr, ne feraient encourir aucun danger, c’est-à-dire n’entraîneraient aucun trouble dans l’organisme.

Dans les limites, encore imprécises, des percussions maxima que l’on peut adopter, il convient de distinguer deux échelons : d’abord les percussions correspondant à des arrêts que nous appellerons confortables, c’est-à-dire n’apportant aucune gêne, aucun trouble et même aucune sensation désagréable. C’est le chiffre qu’il conviendrait d’adopter pour les cas usuels, les cas normaux. Ensuite, les percussions correspondant à des arrêts d’urgence, pouvant s’imposer dans certaines circonstances et pour lesquelles on peut adopter un chiffre plus fort, donnant un arrêt plus brusque, pouvant produire un étourdissement plus ou moins accentué (on pourrait citer dans le domaine de l’aviation maints exemples d’arrêts extrêmement brusques restés inoffensifs).

Il serait téméraire d’assigner à ces deux limites, des chiffres précis. Le problème est seulement posé, il n’est pas résolu et il relève du domaine de la physiologie. L’expérience, tentée sur l’animal, se rapprochant autant que possible de la conformation et de la masse de l’homme, serait extrêmement intéressante[1]. On peut imaginer un certain nombre de dispositifs ; l’un d’eux qui semble assez simple dérive de la chute libre : le sujet d’expérience est suspendu par un câble s’enroulant sur un treuil et, pendant la descente, celui-ci est brusquement freiné ; les percussions, les courses de freinage et les vitesses sont automatiquement enregistrées par des dispositifs, extrêmement simples, qui ont été décrits dans l’Aérophile.

L’intérêt de ces recherches serait, non seulement de déterminer les percussions qu’il ne faut pas dépasser, mais également la position et les dispositifs d’arrimage optima qu’il convient d’adopter pour le personnel. Cette position et ces dispositifs, suivant qu’ils sont plus ou moins judicieux, influent favorablement ou défavorablement et probablement dans une proportion importante sur le maximum admissible pour les percussions. C’est que le corps humain est une construction extraordinaire : bien délicate, bien fragile dans certaines circonstances, il résiste prodigieusement dans d’autres plus favorables. N’a-t-on pas vu un homme supporter une automobile chargée de quatre personnes ? Il s’agissait évidemment, d’un sujet particulièrement résistant, d’un hercule, mais, toutes proportions gardées, un malingre réaliserait encore un bel exploit dans le même ordre de choses. Il faut remarquer qu’ici, il ne s’agit, pas d’un choc, mais d’un effort continu : nous ne sommes pas en dynamique, mais en statique. Toutefois, la considération de la percussion, ou de la force instantanée d’inertie, ramène le cas de la dynamique à celui de la statique et permet, dans une certaine mesure, une assimilation à ce dernier cas.

Voici un homme de 100 kilogrammes, couché horizontalement, qui supporte une charge de 1500 kilog. En supposant la charge uniformément répartie, ce qui n’est pas le cas, il subit une réaction qui est l’analogue d’une percussion de 15. Il y a assimilation complète avec le cas de l’amortissement, en ce qui concerne le système des forces extérieures, mais il n’en est pas de même en ce qui concerne le système antagoniste qui, dans le cas statique, est constitué par les réactions du point d’appui : en l’espèce, le plancher et les matelassures qui supportent le sujet couché et, dans le cas dynamique, par les forces d’inertie développées pendant le freinage dans le corps du sujet. Dans le cas statique, le corps est comprimé entre un système d’action et de réaction égales et directement opposées, et ses organes intérieurs, dans les régions où l’enveloppe est rigide, restent en repos. Ainsi, par exemple, si une partie de la charge est supportée par le crâne, l’action portant sur le front et la réaction sur la partie arrière du crâne dans le cas statique, le cerveau, enfermé dans sa boîte rigide et indéformable (jusqu’à une certaine limite) ne subira aucune percussion et aucun effort, il restera au repos ; tandis que, dans le cas dynamique, la pression extérieure sur le front fera équilibre non seulement aux forces d’inertie de la boîte crânienne, mais également à celles qui seront développées dans le cerveau.

Pour les charges portant sur des parties du corps non rigides, déformables, comme la ceinture, il y a, au contraire, assimilation presque complète, car alors, dans le cas statique, les organes intérieurs, comme l’intestin, supportent en partie la pression.

On voit immédiatement, par cet aperçu, l’importance des modes d’application des forces de réaction, de l’arrimage. Et, d’abord, quelle est la meilleure position à donner au corps ? Elle doit être telle que la répartition des forces porte sur la plus grande surface possible afin de réduire la pression unitaire, et plus particulièrement dans les parties les plus délicates : la tête et le tronc. La position assise, les jambes repliées ou étendues comme sur la chaise longue, paraît la plus favorable et cette dernière a l’avantage de diminuer l’encombrement en hauteur, question de construction liée à celle de la traction par la considération de la moindre résistance à l’avancement. Des dispositifs de fixation tels que les ceintures, les bretelles, sont insuffisants, encore que dans certains cas, malgré leur précarité, ils se soient montrés déjà très efficaces. Il faut à ce sujet, comme exemple, rappeler un atterrissage fantastique survenu à Guynemer et dont il a donné une relation. Nous en extrayons le passage suivant, pris dans un grand quotidien :

« La chute continuait, les commandes ne répondaient pas à tous mes efforts. Rien n’y faisait, j’avais beau manœuvrer à droite, à gauche, pousser, tirer, je n’obtenais aucun effet. Le bolide ne ralentissait pas, j’étais attiré invisiblement vers le sol où j’allais m’écraser.

« Le voici ! Un dernier geste brutal, mais vain, je ferme les yeux, je vois la terre, je me pique dans un terrain à 180 kilomètres à l’heure, en pylône. Un retentissant craquement, une forte commotion, je regarde : il ne reste plus rien de mon appareil.

« Comment suis-je encore vivant ? Je me le demande. Je crois que ce sont les bretelles qui me tenaient à mon siège qui m’ont sauvé. Par contre, elles étaient incrustées dans mes épaules. Mais vraiment, en réfléchissant bien, sans elles je serais mort à l’heure actuelle. »

Les bretelles se sont incrustées dans les épaules ! Quelle peut bien être la valeur de la percussion ressentie ? Elle est probablement très supérieure aux chiffres que nous avons timidement avancés et quelles possibilités laisse entrevoir un pareil exemple, lorsque des moyens beaucoup plus efficaces seraient mis en jeu !

Mais l’examen de ces moyens, c’est-à-dire des liaisons entre le personnel et le matériel, est intimement lié à la question de la résistance de ce matériel, dont il n’a pas encore été question.


  1. Là encore il faut rappeler la loi de l’échelle. Un essai sur des cobayes réussirait très facilement et… ne prouverait rien du tout.