Librairie aéronautique (p. 51-54).

IX
DE PARIS POURRAIT-ON BOMRARDER BERLIN ?[1]
Le canon a longue portée. — Sa limite donnée par la considération de l’homothétie. — Le projectile à propulsion et sustentation continues. — La torpille aérienne dirigeable.

Un jour, dans une grande ville du littoral septentrional, assez éloignée du front, de formidables explosions retentirent ; des projectiles de très gros calibre tombaient. D’où venaient-ils ? Il faisait grand jour et aucun avion n’était en vue. Ce bombardement venait évidemment du front de mer : un navire ennemi avait pu échapper à la surveillance des patrouilles. On chercha l’insolent et… on ne trouva rien.

Cependant, des lueurs furent perçues du côté du front de terre. Un canon ennemi se trouvait-il dissimulé dans nos propres lignes, ? L’hypothèse que ce canon tirait d’au delà des lignes ennemies ne venait pas même à l’esprit. Cependant, à la longue, il fallut bien se rendre à l’évidence ; le canon existait bien et dans les lignes ennemies ! Il tirait de 38 kilomètres ! C’était un record qui laissait loin derrière lui les performances antérieures.

On peut, certes, aller plus loin. D’autres canons plus monstrueux seront établis un jour ou l’autre, mais l’inéluctable loi de l’échelle assigne une limite aux dimensions du canon. Là encore, il ne suffit pas de multiplier par 10 un 75 pour faire un 750[2]. Le plus gros écueil, dans cette course à l’augmentation des calibres sera probablement la difficulté de construire une pièce qui puisse supporter l’énorme déflagration résultant de la transformation presque instantanée de très grosses charges d’explosif en énergie cinétique.

Au lieu de communiquer d’un seul coup toute son énergie au projectile, pourquoi ne pas distribuer celle-ci tout le long de la trajectoire, au fur et à mesure des besoins ? La propulsion continue doit être prise en considération, avec son corollaire, la sustentation continue ; et nous arrivons à l’idée de la torpille aérienne volante, rappelant par sa forme générale la torpille marine, avec un allongement beaucoup plus grand et, naturellement, une vitesse de translation très supérieure[3].

Quel pourrait être le rayon d’action d’un tel projectile ? Il serait téméraire de lui assigner des limites précises. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’il est infiniment probable que l’on battrait facilement tous les records établis par le canon et par l’obus. Un avion partant du front français peut aller survoler Berlin, revenir au point de départ et, même, emporter une certaine surcharge. Pourquoi un appareil non monté, réduit au minimum de poids mort[4], ne pourrait-il emporter, avec une grosse charge d’explosif, le combustible nécessaire à faire seulement le voyage d’aller, dans des conditions de traction probablement plus économiques ? (vitesse beaucoup plus grande, donc durée de fonctionnement bien moindre — coefficient de traction très faible, du fait de la forme de bon projectile beaucoup mieux réalisée que dans l’avion d’aujourd’hui).

Supposons qu’une torpille de 500 kilog. puisse emporter 200 kilog. d’explosif. Cette torpille, lancée pneumatiquement ou par une faible charge de poudre[5] et réglée à peu près en direction, aurait un régulateur barométrique la maintenant à hauteur déterminée, un sillage visible obtenu facilement en rendant le flux de propulsion fumigène permettrait d’en suivre la trajectoire ; et une série d’avions, espacés sur sa route, la dominant, rectifieraient télé-mécaniquement sa marche. Des torpilles en grand nombre pourraient ainsi être passées d’une zone dans la suivante et l’explosif serait amené à destination beaucoup plus régulièrement, beaucoup plus sûrement que s’il se trouvait directement à bord des avions. Ceux-ci n’auraient plus qu’une mission de contrôle et de réglage.

En somme, la torpille aérienne, qui est vraisemblablement l’avenir de l’artillerie à longue portée, ne serait qu’un avion non monté. Elle pourrait être, indépendamment de son application à la guerre, expérimentée à titre d’étude sur l’Aéronautique en faisant dériver l’avion du projectile.


Cette longue digression sur la propulsion étant examinée et le problème de l’aéropropulsion à très grande vitesse étant posé, revenons maintenant aux généralités sur l’avion.



  1. Ce chapitre, comme la plupart des autres chapitres de cette publication, a été écrit avant les exploits du kanon et nous le reproduisons tel qu’il a été conçu, nous contentant de commenter par des renvois les passages qui demandent des compléments d’explications.
  2. Nous faisons ici allusion à la loi qui veut que l’homothétie et la similitude n’existent pas en construction, loi extrêmement importante et bien méconnue en aéronautique. Nous traitons cette question en détail au chapitre II.

    Il est intéressant de constater que les Allemands aient adopté pour leur kanon un calibre moyen. Ils n’ont pas amplifié le 380, ils n’ont pas fait et ne pouvaient pas faire de l’homothétie.

  3. À ce sujet, on peut objecter qu’un engin comportant un propulseur, même très simple, présente, de ce fait, un poids mort supplémentaire ; mais si l’on veut bien remarquer qu’un projectile à longue portée, lancé par un canon, doit avoir nécessairement des parois extrêmement épaisses pour ne pas être mis en accordéon au départ, par les forces d’inertie (voir le projectile du kanon) tandis qu’un projectile à vitesse modérée n’a besoin que de parois très faibles, on verra que la balance penche néanmoins en faveur de ce dernier. C’est dans cet ordre d’idées que la bombe d’avion a une efflicacité, un rendement de destruction bien supérieurs à l’obus.
  4. Combien les appareils de lancement seraient plus légers plus maniables que les lourds canons à grande puissance.
  5. Une des objections que l’on oppose aux torpilles aériennes est la dispersion très grande de ces engins. Il est certain que du fait de leur vitesse certainement plus faible que celle des obus, la dispersion serait très grande, la dérive dans le vent, en particulier, serait très importante et il paraît nécessaire de prévoir une rectification de la trajectoire. Nos spécialistes de la radio doivent pouvoir solutionner cette question. La vitesse modérée est un inconvénient au point de vue de la dispersion, mais c’est un avantage au point de vue de l’énergie nécessaire à la translation. Pour le kanon, on a été étonné que la résistance de l’air ait permis de réaliser ses prouesses ; on a émis l’explication suivante : le projectile, tirant sous un angle supérieur à l’angle théorique de portée maxima, va chercher rapidement les couches moins denses. Il est probable qu’en effet, cette considération a son importance, mais il est très difficile de lui assigner une influence précise. Cette influence est d’ailleurs combattue par l’allongement de la trajectoire.