Librairie aéronautique (p. 43-50).

VIII
DE L’ÉOLIPYLE AU PROPULSEUR À RÉACTION DIRECTE
Considérations qui mènent à l’idée de la propulsion par réaction directe. — Quelques approximations sur le rendement. — Dispositifs d’essais de laboratoire. — Procédés pouvant être envisagés pour l’application à l’aéro-propulsion. — État actuel de la question.


Quand on examine les conditions vers lesquelles doit tendre l’aéropropulseur à très grande vitesse, toutes les considérations conduisent à l’idée de l’emploi de la réaction directe, autrement dit d’une force de propulsion produite par la réaction directe de l’écoulement d’un fluide sous pression.

On y arrive par la considération du groupe moteur-hélice qui, pour fournir des flux de plus en plus violents, doit tourner à des vitesses folles et absorber en frottements dans l’air une proportion d’énergie de plus en plus grande.

On y arrive par la considération de l’augmentation de puissance motrice pour obtenir des vitesses croissantes : la loi de cette augmentation est loin d’être linéaire et le diagramme des puissances motrices nécessaires à l’obtention de l’unité d’effort de traction en fonction de vitesses s’infléchit rapidement vers l’axe des efforts et paraît même avoir une asymptote parallèle à cet axe.

On y arrive par la considération du diagramme théorique des efforts de traction fournis par une source d’énergie à débit constant, lorsque les vitesses de translation vont en croissant. On voit que, théoriquement déjà, il est illusoire de prétendre obtenir de grands efforts spécifiques aux grandes vitesses.

On y arrive par la considération de la simplicité et de ses corollaires : la légèreté et la sûreté de fonctionnement.

Créer un flux propulseur en transformant directement l’énergie latente emmagasinée en énergie cinétique utile est séduisant. Le tout est de savoir s’il est possible de construire des dispositifs pratiques.

Le flux de réaction directe se trouve explicitement ou implicitement réalisé dans un assez grand nombre d’appareils ou organes existants.

C’est le flux de combustion de la fusée.

C’est le jet de vapeur de l’Éolipyle de Héron d’Alexandrie.

C’est le souffle de la turbine à gaz. Le flux de la fusée a déjà été employé à l’aéropropulsion de certains projectiles d’abord, de petits modèles d’aéroplane ensuite : on a fait des fusées volantes. Enfin, on a fait de petite modèles de véhicules, voitures ou bateaux, dont le fonctionnement a été satisfaisant. Mais tout cela est bien loin d’un résultat pratique ; il y a un gros écueil : la très faible durée de fonctionnement. Il est très difficile de construire des fusées ayant un fonctionnement régulier durable ; d’ailleurs, quand on emmagasine un certain poids de matière fusante, on ne recueille que ce poids de produits gazeux. C’est le cas de tous les explosifs contenant en eux à la fois le combustible et le comburant de la réaction chimique. Il ne paraît donc pas intéressant de retenir la propulsion par composition fusante. Cependant, il est bon d’attirer l’attention sur la stabilité de cette propulsion, qui a une influence heureuse sur la stabilité du véhicule lui-même. Le flux de la vapeur n’est guère plus intéressant : on ne peut faire échapper, en vapeur, que le poids d’eau emmagasiné, encore faut-il y ajouter le poids du combustible nécessaire à la vaporisation et le poids de la chaudière ou de l’appareil à vaporisation instantanée. On peut cependant concevoir un véhicule ou un projectile fonctionnant plusieurs minutes. C’est déjà un gros progrès sur la fusée pour laquelle on compte par secondes ; de plus, le fonctionnement est plus régulier.

Mais le flux résultant de la combustion d’un combustible liquide est infiniment supérieur. Ici, il suffit d’emmagasiner le combustible, et le comburant se puise, gratuitement, tout le long du chemin, dans l’atmosphère. Nul doute que l’on puisse obtenir des efforts stables et importants : c’est une question de consommation de combustible. D’aucuns trouveront qu’un tel système est bien gaspilleur. Examinons la question de près.

S’il s’agit d’obtenir une vitesse encore plus grande que celle qui est pratiquée actuellement en aviation, il faut, évidemment, utiliser des puissances motrices plus grandes, beaucoup plus grandes. On parle déjà du moteur léger de 1.000 chevaux qui sortira prochainement des ateliers de nos constructeurs. Ce moteur consommera près de 300 kilogrammes d’essence à l’heure. Voyons ce que donnerait un propulseur à réaction directe consommant 360 kilog. à l’heure, — soit 100 grammes à la seconde — donnant un flux gazeux d’au moins 2 kilog. à la seconde.

Il est difficile de faire un calcul exact, car le problème est complexe. Si l’échappement se produisait dans le vide, en multipliant le débit par la vitesse d’écoulement, nous aurions la valeur de l’effort. Mais l’écoulement ne se produit pas dans le vide : l’air ambiant de l’atmosphère fait plus ou moins partie de la masse en mouvement. En faisant même abstraction de l’influence favorable du milieu ambiant, 2 kilogrammes de produits de combustion rejetés à une vitesse de 1.500 mètres à la seconde donneraient une quantité de mouvement de 300 kilogrammes-seconde.

Prenons le problème d’une autre façon : voyons quelle serait la pousser pour un rendement utile de 5 %, chiffre assez faible, on en conviendra et très inférieur à celui que donne le moteur-hélice aux vitesses usuelles. Les quelque 5 millions de kilogrammètres latents que contient un kilogramme d’essence donneraient 100.000 kilogrammes utiles. En Supposant un temps de fonctionnement d’une heure, soit 3.600 secondes, il y aurait environ 70 kilogrammètres disponibles à la seconde, soit pour une vitesse de 70 mètres à la seconde (environ 200 kilomètres-heure) un effort de traction de 1 kilog. Dès la vitesse de 250 km.-heure, nous aurions donc la formule du kilogramme d’effort au kilogramme de combustible brûlé. C’est sensiblement ce résultat que nous avait fourni le calcul approximatif précédent.

Dans cette formule, il n’est plus nécessaire de faire intervenir la vitesse, étant entendu que l’effort obtenu en est sensiblement indépendant. Le kilogramme d’effort de traction au kilogramme de combustible brûlé, voilà la formule qui serait souhaitable et suffisante pour des vitesse avoisinant 300 kilomètres à l’heure. Il est à craindre que le moteur-hélice ne puisse pas la satisfaire.

Ce rendement de 5 % que nous avons indiqué sans le justifier en aucune façon, est-il réalisable ?

Faisons l’expérience suivante : accolons par leurs bases deux lampes à essence dites lampes à souder, les chalumeaux s’opposant, c’est-à-dire leurs ajutages dirigés tangentiellement dans le même sens de rotation. Suspendons ce système équilibré, de telle façon que les axes des deux chalumeaux soient dans un même plan horizontal. Les lampes étant allumées, le système se met nettement en mouvement, en sens inverse de la direction du flux des flammes. Le mouvement s’accélère, puis après avoir passé par un maximum de vitesse angulaire, il se ralentit, pour s’arrêter complètement, lorsque le couple de torsion du fil équilibre exactement la force de réaction. Par un procédé renouvelé de Coulomb, on peut mesurer cette force de réaction ; on peut aussi mesurer la consommation d’essence et calculer le prix de l’effort au point fixe. En mesurant la vitesse maxima de rotation, la vitesse linéaire qui en résulte, et l’effort de poussée, on peut calculer le rendement de la propulsion. Disons immédiatement qu’il est très faible et n’atteint pas 1 %, mais nous nous sommes placés dans des conditions particulièrement défavorables, puisque les vitesses réalisées sont très faibles, quelques mètres à la seconde, alors que ce genre de propulsion n’est intéressant que pour les très grandes vitesses.

Cet embryon de moulinet pourrait être amélioré en vue de l’augmentation de vitesse ; néanmoins, ce n’est pas la meilleure méthode d’expérimentation : elle nécessite une installation importante et, aux grandes vitesses, elle ne donne pas les conditions exactes de la réalité, car il y a toujours entraînement de molécules d’air ambiant, lequel se met en giration avec l’appareil en essai.

La méthode du point fixe relatif est bien supérieure. Elle consiste à faire l’essai au point fixe, dans un vent relatif obtenu par un puissant ventilateur, en un compresseur d’air.

Un élément générateur de flux de réaction directe comprendrait essentiellement, comme un générateur de turbine à gaz, une chambre de combustion, un ajutage d’admission et de carburation et un ajutage d’échappement. L’écueil de la turbine à gaz a été la question de la compression préalable, qui absorbe une proportion énorme de la puissance. Ici, la difficulté est tournée d’une façon très simple ; c’est le vent relatif qui produit la compression, avec une régularité, une constance et une intensité qu’aucun ventilateur ne peut dépasser.

Dans un courant d’air pouvant atteindre une vitesse de 100 mètres à la seconde, plaçons une chambre de combustion avec un évent avant, collectant et carburant le vent relatif, un allumage et un ajutuge divergent d’échappement. La combustion peut être continue ou discontinue ; dans ce dernier cas, on peut prévoir une soupape de retenue à l’admission, mais il n’est pas certain que ce dispositif soit nécessaire, l’étranglement précédant la chambre d’explosion étant peut-être suffisant pour empêcher un retour de flamme.

L’expérience concluante consisterait à montrer que, lorsqu’on met l’allumage, l’appareil tend à remonter le courant d’air.

D’autres procédés sont à envisager pour obtenir la compression préalable.

Il y a, tout d’abord, le compresseur d’air rotatif ou alternatif, avec réchauffage interne, mû par un moteur. Ce procédé est peu élégant et, malgré les progrès réalisés dans la légèreté des dispositifs mécaniques possibles, il ne semble pas devoir être sérieusement retenu.

Il y a ensuite le système mixte : le moteur à explosions peut être considéré, à un point de vue plus général, comme un transformateur d’énergie ; il part de l’énergie calorifique, pusse par l’énergie mécanique et, au moyen de l’hélice, il donne de l’énergie cinétique, avec un rendement total qui n’est pas très élevé. Mais il pout aussi transformer directement l’énergie calorifique en énergie cinétique ; c’est ce qu’il fait, d’ailleurs, dans une proportion notable, par son échappement.

Supposons le moteur ou, plus exactement, le propulseur, disposé pour ne produire aucune force motrice sur son arbre ; mais uniquement dû l’énergie cinétique, pur l’échappement. Le flux ainsi réalisé est discontinu et une partie de l’énergie est transformée en mouvement vibratoire ; mais on peut rendre ce flux à peu près continu en aménageant un réservoir intermédiaire de compression. Il y aura, de ce fait, un échauffement considérable et un régime s’éloignant des conditions ordinaires de fonctionnement du moteur à explosions. Pour éviter cet écueil, il serait sans doute avantageux d’alterner des courses motrices (admission d’air carburé) avec des courses à blanc (admission d’air pur), il y aurait une impulsion motrice pour une ou deux compressions d’air pur. En somme, on réaliserait une sorte de moto-compresseur, mais il faut bien se rendre compte que cette machine serait, par rapport au moteur, très différente d’aspect et de fonctionnement : très volumineuse, avec de grands cylindres en aluminium, à faible course et à très fort alésage, mais relativement peu massive, car il y aurait avantage à mettre en jeu de faibles pressions (quelques kilogrammes), d’où possibilité de réduire notablement la quantité de matière à mettre en œuvre.

On peut, enfin, admettre un procédé de compression par injecteur, en vaporisant au préalable le combustible et en l’injectant dans la tuyère prise de vent relatif, avec, si besoin est, une petite addition de vapeur d’eau. La partie mécanique du propulseur se réduirait à une moto-pompe centrifuge, actionnée par un moulin dans le vent relatif, comme les dynamos de T. S. F. et d’éclairage à bord des avions. Cette pompe injecterait l’essence et l’eau.

La question de la Réaction directe est encore à l’état embryonnaire. Bien rares sont ceux qui s’y sont intéressés. Un historique succinct des recherches et essais entrepris à ce sujet, a été fait par M. Ventou-Duclaux dans son ouvrage sur les Turbines à gaz.

Depuis douze ans que l’auteur étudie la question, il a rassemblé à son sujet une certaine documentation. Les quelques efforts épars dont il a eu connaissance ne représentent encore rien de bien intéressant, y compris les vagues expériences faites en Amérique à l’instigation de Chanute qui avait lu à Chicago ce que l’auteur avait écrit à Paris dans l’Aérophile. Un échange de correspondance s’en suivit, le créateur du biplan vint voir l’auteur à Paris, en 1910, et lui apporta un long mémoire en anglais, d’ailleurs sans grand intérêt. Un nouveau programme de recherches plus précises avait été élaboré d’un commun accord ; mais il resta lettre morte, par suite de la fin de Chanute, survenue quelques mois après.

Charles Devin, ancien élève de l’École polytechnique, lieutenant aviateur, tombé glorieusement en Champagne en 1915, écrivit à l’auteur des lettres pleines de philosophie, au sujet de certains articles qu’il avait lus dans l’Aérophile ; il l’encouragea de son mieux, et le présenta à ses amis : M. Badin, bien connu par son indicateur de vitesse et M. Laurent Séguin, des moteurs Gnôme ; le premier voulut bien aider l’auteur de sa compétence, pour mettre sur pied un avant-projet de dispositif d’expérience au point fixe relatif, que le second devait exécuter. La mobilisation arrêta net ces préliminaires.

Il est à souhaiter que la question soit reprise.