Hetzel (p. 258-273).

II

le second secret de robert morgand.

Tout dormait encore à bord du Seamew, quand, le lendemain matin, Jack Lindsay émergea de l’escalier des cabines. D’un pas incertain, il parcourut quelques instants le spardeck, puis, allant machinalement s’asseoir sur l’un des bancs de bâbord, il s’accouda à la bataviole et laissa distraitement errer son regard sur la mer.

Une vapeur légère à l’horizon du Sud-Est annonçait l’approche de la première Canarie. Mais Jack ne voyait pas ce nuage de granit. Il n’accordait son attention qu’à soi-même ; il s’appliquait uniquement à déchiffrer ses propres pensées, s’absorbait dans l’examen de sa situation que, depuis la veille, il ne cessait d’envisager sous toutes ses faces. De nouveau, il revivait la scène du torrent. De nouveau, il entendait, comme s’il eut éclaté à ses oreilles, le cri d’angoisse vainement poussé par Alice. À cet endroit du drame, une question s’imposait pour la dixième fois à son esprit, obsédante, inquiétante. Alice avait-elle compris ? Si elle avait compris, si elle avait vu clairement l’odieux retrait de la main tendue, elle allait sans doute agir, chercher hors d’elle-même une protection nécessaire, le dénoncer peut-être !… Et alors, que ferait-il ?

Mais, pour la dixième fois, une analyse plus sévère des faits le rassurait. Non, Alice ne parlerait pas. Jamais elle ne consentirait à jeter dans un scandale le nom qu’elle portait. Même instruite, elle se tairait.

Au surplus, Alice avait-elle vu, avait-elle compris ? Rien, en somme, n’était moins certain. Tout avait dû rester bien confus dans un tel chaos des éléments et des âmes. À force d’y songer, Jack en arriva à se tranquilliser pleinement de ce côté. Donc, aucune difficulté à ce qu’il vécut comme par le passé avec ses compagnons, sans en excepter Alice confiante…

Et vivante ! ajoutait-il en lui-même. En mettant tout au mieux, en effet, il lui fallait du moins reconnaître le misérable échec du plan subitement échafaudé. Alice était à bord du Seamew, bien vivante, et nantie toujours de cette fortune qu’elle se refusait à partager, Fût-elle morte, du reste, que les espérances de Jack n’en eussent pas été moins irréalisables. Pas plus que sa sœur, Dolly n’eût été de facile conquête, il ne pouvait plus l’ignorer. Le désespoir de la jeune fille, en jetant bas pour un instant toutes les barrières de convenances élevées par les usages, avait permis au plus aveugle de connaître l’état de son cœur, et de ce cœur, tout entier à Roger de Sorgues, Jack devait renoncer à s’emparer jamais.

Dès lors, à quoi bon ?…

À moins cependant… insinuait une voix profonde. Mais Jack, secouant les épaules dédaigneusement, rejetait ces suggestions insensées. Passif jusqu’ici, allait-il se muer en un assassin actif, s’attaquer ouvertement à deux femmes ?… Folies que tout cela. À défaut d’autres raisons, un pareil crime eût été trop absurde. Le coupable, unique héritier des victimes, eût été forcément en butte aux premiers soupçons. Et d’ailleurs, quel moyen de tromper la garde jalouse de Roger de Sorgues ?

Non, cela ne supportait pas l’examen. Il n’y avait rien à faire, qu’à attendre. Attente paisible, s’il n’existait aucun témoin de la tentative avortée. Mais, sur ce point, Jack jugeait sa sécurité absolue. Il était bien seul avec Alice lorsqu’elle avait tendu vers lui ses bras suppliants. Nul autre n’était là quand la vague furieuse avait enlevé la jeune femme dans son tourbillon. Un autre ?… Quel autre ?…

Au moment précis où il se posait ironiquement cette question, Jack sentit une main se poser sur son épaulé avec une ferme énergie. Il tressaillit et se leva brusquement. Robert Morgand était devant lui.

« Monsieur… balbutia Jack, d’un ton qu’il s’efforçait en vain de rendre rassuré.

Robert, du geste, lui coupa la parole, tandis que son autre main affirmait son étreinte.

— J’ai vu ! dit-il seulement avec une menaçante froideur.

— Monsieur, essaya de répliquer Jack, je ne comprends pas…

— J’ai vu ! répéta Robert d’un ton plus grave, dans lequel Jack put discerner un solennel avertissement.

Celui-ci, libéré, se redressa, et, sans jouer plus longtemps l’ignorance.

— Voilà d’étranges façons, dit-il avec hauteur. L’Agence Thompson a singulièrement stylé ses gens. Qui vous a donné le droit de me toucher ?

— Vous-même, répondit Robert dédaignant de relever l’intention injurieuse contenue dans les paroles du passager américain. Tout le monde a le droit de mettre la main à l’épaule d’un assassin.

— Assassin ! assassin ! répéta Jack Lindsay sans s’émouvoir, c’est bientôt dit… Ainsi donc, vous avez la prétention de m’arrêter, ajouta-t-il railleusement sans faire le moindre effort pour se disculper.

— Pas encore, dit froidement Robert. Pour le moment, je me borne à vous avertir. Si le hasard seul m’a mis cette fois entre Mrs. Lindsay et vous, désormais ce sera ma volonté, sachez-le.

Jack haussa les épaules.

— C’est entendu, mon ami, c’est entendu, acquiesça-t-il avec une insolente légèreté. Mais vous avez dit : « Pas encore. » C’est donc que plus tard…

— J’en référerai à Mrs. Lindsay, interrompit Robert sans se départir de son calme. C’est elle, instruite par moi, qui décidera.

Cette fois, Jack perdit son allure railleuse.

« L’avez-vous donc si mal employé, votre temps ? »

— Avertir Alice ! s’écria-t-il, les yeux tout à coup étincelants de colère.

— Oui.

— Vous ne ferez pas cela !

— Je le ferai.

— Prenez garde ! gronda Jack menaçant, en avançant d’un pas vers l’interprète du Seamew.

Ce fut au tour de Robert de hausser les épaules. Jack, par un violent effort, redevint impassible.

— Prenez garde, répéta-t-il la voix sifflante. Prenez garde alors pour elle et pour vous. »

Et, sans attendre de réponse, il s’éloigna brusquement.

Seul, Robert maintenant songeait à son tour. En se retrouvant en face de l’abominable Jack, il avait été droit au but, et il avait accompli sans tergiversations le projet résolu. Cette leçon suffirait probablement. D’ordinaire, les méchants sont des lâches. Quelles que fussent les raisons ignorées, soupçonnées cependant, qui l’avaient poussé à ce demi-crime, Jack Lindsay, se sachant surveillé, perdrait l’audace, et Mrs. Lindsay n’aurait plus rien à redouter de son dangereux parent. On veillerait, d’ailleurs, au besoin.

Sa brève exécution terminée, Robert chassa dédaigneusement de son esprit l’image de son antipathique compagnon de route, et dirigea son regard désœuvré vers l’horizon du Sud-Est, où la vapeur de tout à l’heure s’était changée en une île haute et aride, tandis que plus au Sud d’autres ferres s’élevaient confusément.

« S’il vous plaît, monsieur le Professeur, quelle est donc cette île ? demanda derrière lui une voix narquoise.

Robert, en se retournant, se trouva en face de Roger de Sorgues. Il sourit, mais garda le silence, car le nom de cette île, après tout, il ne le savait pas.

— De mieux en mieux ! s’écria Roger avec un ricanement moqueur, mais amical. Nous avons donc oublié de compiler notre excellent guide ? Il est heureux vraiment que je me sois montré moins négligent.

— Bah ! fit Robert.

— Parfaitement. L’île qui s’élève devant nous est l’île Allegranza, c’est-à-dire la Joyeuse, monsieur le Professeur. Pourquoi est-elle joyeuse ? Peut-être parce qu’elle n’a pas d’habitants. Inculte, aride, cette terre sauvage n’est en effet visitée qu’à l’époque de la récolte de l’orseille, plante tinctoriale qui constitue une des richesses de cet archipel. Le nuage que vous voyez plus au Sud indique la place de la grande île de Lancelote. Entre Lancelote et Allegranza, on peut distinguer Graciosa, autre ilôt inhabité séparé de Lancelote par un étroit canal, le Rio, et Monta-Clara, simple rocher trop souvent funeste aux navigateurs.

— Grand merci, monsieur l’interprète, dit gravement Robert profitant du moment où Roger s’arrêtait essoufflé.

Les deux compatriotes se mirent à rire.

— Il est vrai, reprit Robert, que j’ai cruellement négligé mes fonctions depuis quelques jours. Mais aussi, pourquoi me faire perdre mon temps à traverser l’ile de Madère ?

— L’avez-vous donc si mal employé, votre temps ? objecta Roger, en montrant à son compagnon Alice et Dolly qui s’avançaient vers eux, enlacées.

La démarche ferme de Mrs. Lindsay montrait qu’elle avait retrouvé la plénitude de sa santé. Un peu de pâleur et quelques légères ecchymoses au front et aux joues demeuraient les derniers vestiges de l’aventure où elle avait frôlé de si près une épouvantable mort. Robert et Roger s’étaient élancés au-devant des deux Américaines, qui, en les apercevant, avaient détruit leur groupe harmonieux.

Alice pressa longuement la main de Robert et leva vers lui un regard plus éloquent que de verbeux remerciments.

— Vous, madame ! s’écria Robert. N’y a-t-il pas quelque imprudence à quitter sitôt votre chambre ?

— Aucune, répondit Alice avec un sourire, aucune, grâce à vous, qui m’avez si bien protégée aux dépens de vous-même, pendant notre voyage involontaire — involontaire pour moi, du moins, ajouta-t-elle en chargeant son regard d’un plus chaleureux remerciment.

— Oh ! madame, quoi de plus naturel ? Les hommes sont beaucoup moins fragiles que les femmes. Les hommes, vous comprenez…

Dans sa confusion, Robert s’embourbait. Il allait dire des sottises…

— Tenez, madame, conclut-il, n’en parlons plus. Je suis heureux de ce qui s’est passé, et je ne voudrais pas — mot affreusement égoïste — que tout cela n’ait pas eu lieu. Je serais donc payé par ma propre joie, s’il en était besoin, et vous pouvez honnêtement vous considérer comme libérée à mon égard.

Et, pour couper court à tout nouvel attendrissement, il se hâta d’entraîner ses compagnons vers le bastingage et se mit en devoir de leur faire admirer les îles qui s’élevaient de plus en plus sur l’horizon.

— Nous approchons, mesdames, vous le voyez, de la fin notre voyage, dit-il avec volubilité. Devant nous, voici la première Canarie, Allegranza. C’est une île aride, inculte et inhabitée, sauf à l’époque de la récolte de l’orseille. Cette plante tinctoriale constitue une des richesses de cet archipel. Plus au Sud, on aperçoit l’ile de Rio, séparée par un bras de mer, le Monta-Clara, d’un îlot également inhabité nommé Lancelote, et Graciosa, simple rocher perdu…

Robert ne put achever sa fantaisiste description. Un éclat de rire de Roger lui coupa la parole.

— Nom d’un chien, quel gâchis ! s’écria l’officier, en entendant cette traduction libre de sa conférence.

— Décidément, dit Robert en faisant chorus, j’ai besoin d’étudier encore un peu les Canaries. »

Vers dix heures, parvenu à cinq milles d’Allegranza, le Seamew mit le cap presque exactement au Sud. Une heure plus tard, on passait devant le rocher de Monta-Clara, quand la cloche sonna le rappel des passagers.

Le menu continuait sa marche descendante. La plupart des voyageurs, plongés dans une farouche résignation, parurent n’y pas faire attention. Mais Alice, qui n’avait pas bénéficié de l’éducation du jour précédent, éprouva quelque surprise et, à un certain moment, ne put même retenir une légère grimace.

« C’est le système des compensations, madame, lui cria audacieusement Saunders à travers la table. À long voyage, mauvaise table. »

Alice sourit sans répondre. Quant à Thompson, il n’eut pas l’air d’entendre son acharné persécuteur. Il se borna, en signe d’indifférence, à faire claquer sa langue d’un air satisfait. Il était content de sa cuisine, lui !

Quand on remonta sur le pont, le navire avait dépassé l’îlot de Graciosa et commençait à suivre avec une vitesse constamment plus réduite les rivages de Lancelote.

Pour commenter le spectacle offert aux yeux des passagers. Robert Morgand n’eut-il pas dû être à son poste, prêt à subir toutes les questions, à soutenir toutes les colles ? Oui, sans doute, et pourtant le cicérone du Seamew demeura invisible jusqu’au soir.

Au reste, qu’aurait-il pu dire ? La côte occidentale de Lancelote se déroulait uniformément, déployant une sauvagerie qui, depuis les Açores, commençait à devenir un peu monotone.

D’abord, c’est une haute falaise, le Risco de Famara, puis le rivage plus bas se recouvre de cendres volcaniques d’où émerge une armée de cônes noirs, pour aboutir enfin à la Playa Quemada, plage brûlée, dont le nom dit assez l’irrémédiable infertilité. Partout c’est la désolation, partout des rocs tristes avec lesquels se confondent les bleuâtres plantes grasses qui seules parviennent à prendre racine. Pas de ville un peu importante sur cette côte occidentale qu’animent seulement de rares et pauvres villages dont le cicérone le mieux informé a le droit d’ignorer les noms obscurs.

Des deux centres commerçants de l’île, l’un, Téhuise, est dans l’intérieur des terres, l’autre, Arrécife, offre sur la côte orientale l’abri de son excellent mouillage. C’est dans ces régions et dans d’autres analogues, exposées aux alizés du Nord-Est qui apportent avec eux une humidité bienfaisante, que la vie a pu s’établir, tandis que le reste de l’île, et notamment la partie longée par le Seamew, a été transformé par la sécheresse en véritables steppes.

Voilà tout ce que Robert Morgand aurait pu dire, s’il l’avait su et s’il avait été là. Comme aucune de ces deux conditions n’était remplie, force fut aux touristes de se passer de cicérone, ce dont ils semblèrent d’ailleurs ne pas s’apercevoir. L’œil éteint, l’air accablé, ils laissaient, sans manifester aucune curiosité, fuir de conserve le navire et le temps. Seuls, Hamilton et Saunders possédaient encore un peu de leur belliqueuse ardeur. Blockhead lui-même depuis la veille paraissait sensiblement déprimé.

Roger, pendant cette après-midi, tint, comme de coutume, compagnie aux passagères américaines ; à plusieurs reprises, celles-ci s’étonnèrent de l’absence de Robert, que son compatriote expliqua par le besoin de travailler son guide. Et Dieu sait si ce besoin était réel !

La causerie aiguillée sur ce sujet, on ne le quitta plus, et les oreilles du cicérone-interprète du Seamew eurent de bonnes raisons de tinter agréablement. Dolly le disait tout à fait de son goût et Roger l’on approuvait énergiquement.

« Ce qu’il a fait pour Mrs. Lindsay, conclut-il, est déjà passablement héroïque. Mais Robert Morgand est de ces hommes qui accomplissent simplement et toujours ce qui doit être accompli. C’est un homme, dans toute la force du terme.

Songeuse, Alice écoutait ces éloges, le regard perdu vers l’horizon vague comme les pensées dont son âme était agitée…

— Bonjour, Alice ! Je suis aise de vous voir revenue à la santé, dit tout à coup un personnage dont les trois causeurs absorbés n’avaient pas entendu l’approche.

Mrs. Lindsay eut un tressaillement vite réprimé.

— Je vous remercie, Jack, dit-elle d’une voix paisible. Ma santé est excellente, en effet.

— Aucune nouvelle ne peut m’être plus agréable, » répondit Jack en poussant malgré lui un soupir de soulagement.

Ce premier choc qu’il redoutait si fort avait eu lieu, et il en sortait à son honneur. Jusqu’ici, tout au moins, sa belle-sœur ne savait rien.

Il se trouva si réconforté par cette certitude que son caractère ordinairement sombre s’anima exceptionnellement. Au lieu de se tenir à l’écart, il se mêla à la conversation. Fait surprenant, il fut presque gai. Dolly et Roger, qui n’en revenaient pas, lui donnaient mollement la réplique, tandis qu’Alice semblait, l’esprit ailleurs, ne rien entendre de ce qui se disait autour d’elle.

Vers quatre heures, le Seamew laissa derrière lui l’île de Lancelote et commença à côtoyer les rivages presque identiques de Fortaventure. N’eût été la Bocaïna, canal de dix kilomètres de large qui sépare les deux îles, on ne se fût pas aperçu du changement.

Robert persistait dans son absence. Ce fut en vain que Roger, intrigué par cette complète disparition, alla jusque dans les cabines relancer son ami. M. le professeur Morgand n’était pas chez lui.

On ne l’aperçut qu’au dîner, lequel fut aussi morne que le déjeuner, puis, le repas à peine terminé, il disparut de nouveau, et Alice, remontée sur le spardeck, put voir à la nuit tombante s’allumer le hublot de son insaisissable sauveur.

Toute la soirée, Robert demeura invisible, et les passagères américaines gagnèrent l’heure du repos, que la lumière studieuse brillait toujours.

« Il est enragé ! » dit en riant Roger qui reconduisait les deux sœurs.

Dans sa cabine, Alice ne se mit pas au lit avec sa tranquillité coutumière. Ses mains paresseuses s’attardaient. Plus d’une fois, elle se surprit, assise et rêvant, ayant inconsciemment interrompu les soins de sa toilette nocturne. Quelque chose était changé qu’elle n’eût pu dire. Une indéfinissable angoisse pesait sur son cœur.

Dans la chambre voisine, un bruit de pages froissées lui avait prouvé que M. Morgand était là, et qu’il travaillait en effet. Mais bientôt Alice tressaillit. On avait cesse de tourner les pages. Le livre clos d’un coup sec, une chaise avait été repoussée, et aussitôt le bruit de la porte refermée indiqua à l’indiscrète écouteuse que M. Morgand était remonté sur le pont.

« Est-ce donc parce que nous n’y sommes plus ? » se demanda involontairement Alice.

D’un mouvement de tête, elle chassa cette idée, et délibérément acheva sa toilette. Cinq minutes plus tard, étendue dans sa couchette, elle cherchait le sommeil. Il devait être plus long que d’ordinaire à venir.

Robert, éprouvant après cette journée de rigoureuse claustration le besoin de prendre l’air, était en effet remonté sur le pont.

Lumineux dans la nuit, l’habitacle du spardeck l’attira. D’un coup d’œil, il vit que la route était au Sud-Ouest, et en inféra que le Seamew se dirigeait sur la grande Canarie. Désœuvré, il revint vers l’arrière, et se laissa tomber dans un fauteuil, à côté d’un fumeur qu’il n’aperçut même pas. Un moment, son regard flotta dans l’ombre sur la mer invisible, puis s’abaissa, et bientôt, le front dans la main, il se perdit en de profondes pensées.

« Pardieu ! dit tout à coup le fumeur, vous voilà bien ténébreux ce soir, monsieur le Professeur !

Robert tressaillit et se mit debout d’une secousse. Le fumeur s’était levé en même temps, et, à la lueur des fanaux, Robert reconnut son compatriote Roger de Sorgues, la main cordialement tendue, un sourire de bon accueil aux lèvres.

— Il est vrai, dit-il. Je suis un peu souffrant.

— Malade ? interrogea Roger avec intérêt.

— Pas précisément. Fatigué, las plutôt.

— Un reste de votre plongeon de l’autre jour ?

Robert lit un geste évasif.

— Mais aussi quelle idée de vous enfermer toute cette journée ! continua Roger.

Robert répéta le même geste, bon décidément pour toutes les réponses.

— Vous travailliez sans doute ? insista Roger.

— Avouez que j’en ai besoin ! repartit en souriant Robert.

— Mais où diable alors vous êtes-vous installé pour compulser vos coquins de guides ? J’ai été frapper à votre porte sans obtenir de réponse.

— C’est que vous êtes venu juste au moment où je prenais un peu de récréation en plein air.

— Et pas avec nous ! dit Roger d’un ton de reproche.

Robert garda le silence.

— Je ne suis pas le seul, reprit Roger, à m’être étonné de votre disparition. Ces dames en ont manifesté plusieurs fois leur regret. C’est un peu à la requête de Mrs. Lindsay que je suis allé vous relancer jusque dans votre fort.

— Serait-il vrai ! s’écria malgré lui Robert.

— Voyons, entre nous, insista amicalement Roger, votre réclusion n’a-t-elle pas d’autre cause que votre amour du travail ?

— En aucune façon.

— Dans ce cas, affirma Roger, il y a abus et vous avez eu tort. Votre absence a réellement gâté notre journée. Nous étions moroses, et Mrs. Lindsay tout particulièrement.

— Quelle idée ! s’écria Robert.

L’observation faite par Roger sans aucune intention particulière sur le mécontentement de Mrs. Lindsay n’avait rien de bien extraordinaire. Aussi fut-il grandement étonné de l’effet produit par des mots aussi simples. Après avoir poussé son exclamation d’une voix bizarre, Robert s’était aussitôt détourné. Il paraissait gêné, son visage exprimant en même temps de l’embarras et de la joie.

— Ah bah ! se dit Roger subitement intéressé.

— Après tout, reprit-il après un silence, je m’avance peut-être beaucoup en attribuant à votre absence la tristesse de Mrs. Lindsay. Figurez-vous que nous avons dû subir toute l’après-midi ce vilain oiseau de Jack Lindsay, en général moins prodigue de ses désagréables amabilités. Par extraordinaire, le personnage était plutôt jovial aujourd’hui. Mais sa gaieté est encore plus pénible que sa froideur, et je ne serais pas étonné que sa compagnie ait suffi à rembrunir Mrs. Lindsay.

Roger regarda Robert qui ne broncha pas. Il poursuivit :

— D’autant que la pauvre femme s’est vue réduite à ses seules forces pour soutenir cet interminable assaut. Miss Dolly et moi, nous l’avons lâchement abandonnée, oublieux du reste du monde, jusques et y compris le beau-frère.

Cette fois, Robert ramena son regard vers son compatriote.

Celui-ci, d’ailleurs, ne se fit pas prier pour achever sa confidence.

— Comment trouvez-vous miss Dolly ? demanda-t-il à son ami en rapprochant son fauteuil d’une saccade.

— Adorable, répondit Robert avec sincérité.

— N’est-ce pas ! fit Roger. Eh bien ! mon cher, je veux que vous en soyez le premier informé. Cette fille adorable, c’est vous qui l’avez dit, je l’aime, et je compte bien l’épouser dès le retour.

Robert ne parut pas autrement surpris de cette nouvelle.

— Je m’attendais un peu à votre confidence, avoua-t-il en souriant. À vrai dire, votre secret est à bord un peu celui de Polichinelle. Toutefois, me permettrez-vous une question ? C’est à peine si vous connaissez ces dames Lindsay. Avez-vous pensé qu’une union avec leur famille pourrait rencontrer des difficultés dans la vôtre ?

— La mienne ? répondit Roger en serrant la main du bénévole conseiller. Je n’en ai pas. Tout au plus quelques cousins éloignés que mes affaires ne concernent en rien. Et puis, aimer en hussard ne veut pas dire aimer en fou. Dans cette circonstance, j’ai agi, sachez-le, avec la prudence d’un vieux notaire. Dès notre arrivée aux Açores, — la tarentule du mariage m’avait déjà piqué à cette époque, — j’ai demandé par télégraphe sur la famille Lindsay des renseignements qui me sont parvenus à Madère. Ces renseignements, sauf peut-être en ce qui concerne le nommé Jack, — mais à cet égard le télégraphe ne m’a rien appris que je n’eusse deviné — ont été tels que tout homme d’honneur doit s’estimer fier d’épouser miss Dolly… ou sa sœur, ajouta-t-il après une pause.

Robert soupira légèrement sans répondre.

— Vous voilà devenu bien silencieux, mon cher ! reprit Roger après un moment de silence. Auriez-vous donc à formuler des objections telles…

— Rien que des encouragements au contraire ! s’écria vivement Robert. Miss Dolly est charmante et vous êtes un heureux. Mais, en vous écoulant, j’ai eu, je l’avoue, l’égoïsme de faire un retour sur moi-même, et un moment je vous ai jalousé. Pardonnez-moi ce blâmable sentiment.

— Jalousé ! Et pourquoi donc ? Quelle femme aurait le mauvais goût de refuser M. le marquis de Gramond…

— …Cicérone-interprète à bord du Seamew, et possesseur de cent cinquante francs, bien problématiques pour qui connaît Thompson, acheva Robert avec amertume.

Roger repoussa l’objection d’un geste insouciant.

— Belle affaire que cela ! souffla-t-il d’un ton léger. L’amour se mesure-t-il aux écus ? On a vu plus d’une fois, et notamment des Américaines…

— Pas un mot de plus ! interrompit Robert d’une voix brève, en saisissant la main de son ami. Aussi bien, confidence pour confidence. Écoutez la mienne, et vous comprendrez que je ne puisse plaisanter sur ce sujet.

— J’écoute, dit Roger.

— Vous me demandiez tout à l’heure si j’avais quelque raison de m’être tenu à l’écart aujourd’hui. Eh bien ! oui, j’en avais une.

— Nous y voilà, pensa Roger.

— Vous pouvez vous laisser aller librement au penchant qui vous entraîne vers miss Dolly. Vous ne le cachez pas, votre bonheur d’aimer. Moi, c’est la crainte d’aimer qui me paralyse.

— La crainte d’aimer ! voilà une crainte que je ne connaîtrai jamais !

— Oui, la crainte. L’événement imprévu au cours duquel j’ai été assez heureux pour rendre service à Mrs. Lindsay m’a naturellement relevé à ses yeux…

— Vous n’aviez pas besoin, soyez-en sûr, d’être relevé aux yeux de Mrs. Lindsay, interrompit nettement Roger.

— Cet événement a mis plus d’intimité dans nos rapports, les a rendus moins hiérarchiques, presque amicaux, poursuivit Robert. Mais, en même temps, il m’a permis de voir clair, trop clair en moi-même. Hélas ! aurais-je fait ce que j’ai fait, si je n’avais pas aimé !

Robert se tut un instant. Puis il reprit :

— C’est parce que cette conscience m’est venue que je n’ai pas voulu profiter, et que je ne profiterai pas à l’avenir de ma nouvelle intimité avec Mrs. Lindsay.

— Quel drôle d’amoureux êtes-vous donc ? dit Roger avec une affectueuse ironie.

— C’est pour moi une question d’honneur, répondit Robert. J’ignore quelle est la fortune de Mrs. Lindsay, mais, à ce que je puis croire, elle est considérable, n’en aurais-je pour preuve que certains faits dont j’ai été témoin.

— Quels faits ? demanda Roger.

— Il ne saurait me convenir, poursuivit Robert, sans s’expliquer davantage, de passer, moi aussi, pour un courtisan de la richesse, et ma lamentable situation autoriserait toutes les suppositions à cet égard.

— Voyons, mon cher, objecta Roger, cette délicatesse vous honore, mais avez-vous réfléchi que la rigueur de vos sentiments fait un peu le procès des miens ? Je raisonne moins que vous lorsque je pense à miss Dolly.

— Notre situation n’est pas la même. Vous êtes riche…

— En regard de vous, riposta Roger, mais pauvre en comparaison de miss Dolly. Ma fortune n’est rien, à côté de la sienne.

— Elle suffit du moins à garantir votre indépendance, dit Robert. Et d’ailleurs, miss Dolly vous aime, c’est l’évidence même.

— Je le crois, dit Roger. Mais, si Mrs. Lindsay vous aimait ?…

— Si Mrs. Lindsay m’aimait !… » répéta Robert à demi-voix.

Mais aussitôt il secoua la tête, comme pour rejeter cette hypothèse insensée, et, s’appuyant au bastingage, laissa de nouveau errer son regard sur la mer. Roger lui aussi s’était accoudé, et longtemps le silence régna entre les deux amis.

Paisiblement les heures coulèrent ainsi. Le timonier avait depuis longtemps piqué minuit, qu’ils suivaient encore leurs rêves dansant dans le sillage, leurs rêves tristes et gais.