Hetzel (p. 249-257).
SECONDE PARTIE

I

le lever de la lune rousse.

Ainsi donc, les événements donnaient raison à Saunders. Le ciel de Thompson s’obscurcissait, et voilà que se levait cette lune rousse, dont l’aigre prophète avait discerné les futures lueurs dans le firmament de Horta.

Cette discussion que Thompson avait dû soutenir contre la majorité de ses passagers aurait-elle des sœurs ? L’avenir le dirait, mais bien certainement quelque chose s’était cassé entre l’Administrateur Général et ses administrés.

Le sommeil peut, dit-on, remplacer le dîner pour un estomac affamé. Il ne saurait, par contre, rendre la bonne humeur à des touristes irrités, et c’est de promeneurs mécontents que se peupla le spardeck dans la matinée du 2 juin.

Encore était-il fort heureux pour Thompson que leur colère latente fût détournée par les événements de la veille. Unique sujet de conversation, monopolisant l’attention de tous, ils adoucirent les premières rencontres, qui, sans cela, eussent été plus fertiles en orages.

Unanimement, les passagers plaignaient Mrs. Lindsay d’avoir couru un tel danger, et surtout ils exaltaient l’héroïsme de Robert Morgand. Pour ses compagnons de route, déjà favorablement disposés à son égard par la correction de ses allures, et aussi — il faut le reconnaître — par les hâbleries de Thompson, il devenait tout à fait un personnage, et un accueil flatteur lui était ménagé quand il apparaîtrait sur le pont.

Mais, fatigué sans doute par les émotions et les efforts physiques de la veille, plus ou moins blessé peut-être dans sa lutte contre le torrent furieux, Robert ne sortit pas de sa cabine de toute la matinée, et ne fournit à ses admirateurs aucune occasion d’exprimer leur légitime enthousiasme.

Ils se rabattirent sur les témoins du drame. Saunders, Hamilton, Blockhead durent fournir de nombreuses éditions de la dramatique aventure.

Toutefois, il n’est pas de sujet inépuisable, et celui-là s’épuisa comme les autres. Quand tous les détails eurent été dits et redits, quand Roger eut affirmé que son compatriote souffrait seulement d’une légère courbature et qu’il se lèverait probablement au cours de l’après-midi, on cessa de s’occuper d’Alice et de Robert, et les touristes furent repris par leurs préoccupations personnelles.

Thompson, alors, fut arrangé de belle manière. Si les mots désagréables possédaient la qualité de la pesanteur, il eût été indubitablement assommé. Divisés par groupes, les victimes de l’Agence épanchèrent leur bile en de hargneux apartés. Toute la kyrielle des griefs défila de nouveau. Aucun ne fut oublié, qu’on s’en rapporte à Hamilton et à Saunders.

Cependant, malgré tous les efforts de ces deux provocateurs, la mauvaise humeur demeura platonique. Personne n’eut l’idée de porter ses doléances à Thompson. À quoi bon ? Celui-ci ne pouvait, l’eût-il voulu, rien changer au passé. Puisqu’on avait eu la sottise de croire aux promesses de l’Agence, il fallait en subir les conséquences, jusqu’à la fin d’ailleurs prochaine de ce voyage, dont le dernier tiers ne vaudrait sans doute pas mieux que les deux premiers.

Pour le moment, il commençait mal, ce dernier tiers. À peine avait-on quitté Madère, qu’un désagrément supplémentaire mettait à l’épreuve la patience des passagers. Le Seamew ne marchait pas. Nul besoin d’être marin pour s’apercevoir de l’incroyable diminution de sa vitesse. Où étaient-ils, les douze nœuds annoncés, promis, tenus… pendant trop peu de jours ? À peine si maintenant on faisait cinq milles à l’heure ! Un bateau de pêche eût donné utilement la remorque.

Quant à la cause de cet excessif ralentissement, il était aisé de la deviner aux bruits de la machine, qui geignait, haletait, ferraillait lamentablement, au milieu des sifflements de la vapeur fusant par les joints.

De ce train-là, il faudrait quarante-huit heures pour arriver aux Canaries, tout le monde le comprenait. Mais que faire à cela ? Rien évidemment, ainsi que le capitaine Pip l’avait déclaré à Thompson d’ailleurs désolé de ce retard très fâcheux pour ses intérêts.

On le subit en silence, cet ennui. Comprenant l’inutilité de la colère, on glissait à la tristesse. Sur les visages, la lassitude avait remplacé toute expression menaçante.

Ce calme fatigué devait être bien profond, pour que les passagers ne s’en départissent pas au cours du déjeuner sonné à l’heure habituelle. Dieu sait pourtant s’il eût pu servir de thème aux plaintes les plus légitimes !

Il est à croire que Thompson cherchait à rétablir un équilibre budgétaire cruellement compromis par les retards successifs, car la table se ressentait de ces soucis d’économie. Quelle différence entre ce déjeuner et ce repas au cours duquel Saunders pour la première fois avait donné issue à sa bile !

Pourtant, même alors, nul ne songea à formuler des plaintes à l’avance stériles. Chacun mangea en silence sa médiocre pitance. Thompson qui, tout de même un peu apeuré, surveillait ses victimes du coin de l’œil, fut en droit de les supposer définitivement domptées. Seul, Saunders ne désarmait pas, et soigneusement il inscrivit-ce nouveau grief sur le carnet où il notait ses dépenses journalières. Il ne fallait rien oublier. Dépenses et griefs se régleraient en même temps.

Robert, en apparaissant vers deux heures sur le spardeck, rendit quelque vie à la morne assemblée. Tous les passagers se portèrent à sa rencontre, et plus d’un qui ne lui avait pas encore adressé la parole lui serra la main chaleureusement ce jour-là. L’interprète accueillit avec une modestie polie les compliments qui ne lui furent pas épargnés, et, dès qu’il le put honnêtement, s’isola avec Dolly et Roger.

Le rassemblement importun à peine dissipé, Dolly, les yeux pleins de larmes joyeuses, lui avait saisi les deux mains. Robert, vivement ému lui-même, n’eut pas la petitesse de se dérober aux témoignages d’une si naturelle reconnaissance. Un peu embarrassé toutefois, il sut gré à son compatriote de venir à son secours.

« Maintenant que nous sommes entre nous, dit Roger après quelques instants, vous allez, je suppose, nous raconter les péripéties de votre sauvetage ?

— Oui ! oui, monsieur Morgand, supplia Dolly.

— Que voulez-vous que je vous dise ? répondit Robert. Au fond, rien ne peut être plus facile et plus simple.

Cependant, malgré ses défaites, il dut s’exécuter, et faire à ses amis un récit que Dolly écouta passionnément.

Portés par cet arbre…

Tombé dans le torrent, peu de secondes après Alice, il avait eu le bonheur de l’atteindre aussitôt. Mais, dans ce courant furieux labouré de terribles remous, jamais il n’aurait sauvé, ni Mrs. Lindsay, ni lui-même, sans un arbre énorme tout garni de ses feuilles, qui, arraché aux pentes supérieures de la montagne, passa juste à point pour être transformé en radeau. Dès lors, le rôle de Robert se réduisait à peu de chose. Portés par cet arbre, Mrs. Lindsay et lui étaient à peu près hors de danger. En se servant d’une forte branche en guise de gaffe, il avait réussi à pousser vers la rive gauche l’arbre sauveur dont la cime s’agrippa dans le sol. Le reste se comprenait de soi. Avec mille peines, ils étaient arrivés épuisés jusqu’à une chaumière de paysan. De là, sur des hamacs, ils avaient regagné Funchal, puis le Seamew, en temps utile pour rassurer leurs compagnons.

Tel fut le récit de Robert. À satiété, Dolly se le fit répéter, voulant en connaître jusqu’au plus intime détail. La cloche du dîner la surprit au milieu de ce bonheur. Pour elle, la journée s’était écoulée comme un rêve.

Les autres passagers n’auraient pu malheureusement en dire autant. La tristesse planait toujours sur le navire, changeant les minutes en heures, les heures en siècles. Si les trois causeurs absorbés ne s’en étaient pas aperçus, le dîner les renseigna forcément. Silencieuse, cette table du soir, comme celle du matin On s’ennuyait, cela crevait les yeux, sauf peut-être les insatiables Johnson et Piperboom. Ceux-là pouvaient-ils s’ennuyer jamais, l’un insaturable éponge, l’autre abîme sans fond appréciable ?

Piperboom, comme de coutume, allait tout à l’heure fumer paisiblement sa pipe, dont les nuages emporteraient avec eux les misérables soucis des hommes. Pour le moment, indifférent à la diverse qualité des nourritures, il les engloutissait simplement, car telle était sa fonction ici-bas.

Digne pendant de cette prodigieuse machine à digérer, Johnson, à l’autre bout de la table, asséchait des flacons variés de manière à frapper d’admiration le spectateur le plus blasé. Définitivement gris désormais, il se tenait raide sur sa chaise, le front pâle couronnant un visage écarlate, la main incertaine, l’œil vague et trouble.

Tous deux dans l’impossibilité de parler et de comprendre, ils ignoraient le mécontentement qui les entourait. L’eussent-ils connu, qu’ils ne l’auraient pas admis. Voyage peut-il être plus agréable, alors qu’on boit jusqu’à la fusion, qu’on mange jusqu’à l’éclatement ?

Mais, en dehors de ces deux heureux, on n’apercevait autour de la table que des visages renfrognés. Évidemment, si les convives de Thompson n’étaient pas encore ses ennemis déclarés, il eût du moins trouvé malaisément un ami parmi eux.

Il lui en restait un pourtant, du premier coup d’œil, un nouveau venu eût discerné ce passager au milieu des autres. Il parlait, celui-là, il parlait très haut même. Peu lui importait que ses paroles ne trouvassent pas d’écho, et se perdissent, amorties comme par de l’ouate dans la froideur hostile de ses compagnons.

Pour la dixième fois, il racontait le drame qui avait failli coûter la vie à Mrs. Lindsay, et, sans tenir aucun compte de l’inattention de ses voisins, il se montrait prodigue d’interjections admiratives à l’adresse de Robert Morgand.

« Oui, monsieur, s’exclamait-il, c’est de l’héroïsme ! La vague était haute comme une maison et nous la voyions venir à toute vitesse. C’était terrifiant, monsieur, et, pour sauter là-dedans, il a fallu à monsieur le Professeur un courage extraordinaire. Je ne l’aurais pas fait, moi qui vous parle, je l’avoue. Franc comme l’or, monsieur, franc comme l’or. »

Ah ! certes, c’est un véritable ami que possédait Thompson en la personne de l’honorable épicier honoraire. Et pourtant, telle est la puissance de la cupidité, cet ami fidèle, Thompson allait dans un instant risquer de le perdre à jamais.

On venait de quitter la table. Les passagers étaient remontés sur le spardeck dont ils troublaient à peine le silence. Seul, Blockhead continuait à faire part urbi et orbi de sa perpétuelle satisfaction, et spécialement à son agréable famille augmentée de l’infortuné Tigg tenu à l’œil par ses deux geôlières.

« Abel ! disait solennellement Blockhead, n’oubliez jamais ce qu’il vous a été donné de voir au cours de ce superbe voyage. J’espère…

Quelle était l’espérance de Blockhead ? L’épicier honoraire ne put s’expliquer à cet égard. Thompson l’abordait, un papier à la main.

— Vous m’excuserez, monsieur Blockhead, dit Thompson, de vous présenter mon petit compte. Un ancien commerçant ne trouvera pas mauvais que l’on fasse régulièrement les affaires.

Du coup, Blockhead parut ému. Sa figure bonasse en fut moins réjouie.

— Un compte ? répéta-t-il en repoussant de la main le papier que lui tendait Thompson. Nous ne pouvons avoir de compte, monsieur, il me semble. Nous avons payé nos places, monsieur.

— Pas tout à fait… rectifia Thompson en souriant.

— Comment ! pas tout à fait, balbutia Blockhead.

— Notre mémoire vous trahit, j’ose le dire, mon cher monsieur, insista Thompson. Si vous voulez bien vous en souvenir, vous vous rappellerez que vous avez soldé au total quatre places entières et une demi-place.

— C’est vrai, dit Blockhead en ouvrant de grands yeux.

— Eh bien ! continua Thompson, cette demi-place était pour votre fils, M. Abel ici présent, lequel n’avait pas encore dix ans au moment du départ. Ai-je besoin de rappeler à son père qu’il a aujourd’hui même atteint cet âge aimable ?

Blockhead était devenu réellement pâle à mesure que Thompson parlait. Frapper à sa bourse !…

— Et alors… insinua-t-il, la voix cassée.

— Il n’y a plus de raison, répondit Thompson, de faire bénéficier M. Abel de la réduction consentie. Toutefois, dans un esprit de conciliation, et considérant que le voyage est en partie accompli, l’Agence a spontanément renoncé à la moitié de ce qui lui est dû. Vous pouvez constater que le compte s’élève à dix livres, pas un penny de plus. »

Ce disant, Thompson insinua délicatement sa note entre les doigts de son passager démoralisé, et, la bouche en cœur, il attendit la réponse. Le visage de Blockhead avait décidément perdu son habituelle sérénité. Quelle belle colère il aurait prise, pour peu que son âme placide eût été accessible à la violence de ce sentiment ! Mais Blockhead ne connaissait pas la colère. Les lèvres blanches, le front plissé, il demeurait silencieux, aplati, sous l’œil un peu narquois de Thompson.

Malheureusement pour lui, ce dernier avait compté sans son hôte. L’inoffensif Blockhead possédait de redoutables alliées. Tout à coup, M. l’Administrateur Général vit à deux pouces de ses yeux trois paires de griffes acérées, précédant trois bouches armées de crocs redoutables, tandis qu’un triple cri retentissait à ses oreilles. Mrs. Georgina et les douces misses Mary et Bess venaient au secours de leur chef.

Thompson se tourna du côté des assaillants, et, à la vue de ces visages convulsés par la fureur, il fut saisi d’une terreur panique. Rapidement, il battit en retraite. Tranchons le mot, il se sauva, laissant Mrs. Georgina, miss Bess et miss Mary se jeter dans les bras de Mr. Absyrthus Blockhead qui reprenait avec difficulté sa respiration.