Hetzel (p. 274-289).

III

où le seamew s’arrête tout à fait.

En montant à l’aube sur le spardeck, le 4 juin, les passagers auraient pu apercevoir, lointains encore, les rivages altiers de la Grande-Canarie. Là, le Seamew allait faire sa première escale dans l’archipel. Ténériffe serait la seconde, et la dernière à la fois du voyage.

L’archipel des Canaries se compose de onze îles ou îlots disposés en une demi-circonférence qui tourne sa concavité vers le Nord. En commençant à l’extrémité nord-est pour finir à l’extrémité nord-ouest, on trouve successivement : Allegranza, Monta-Clara, Gracieuse. Lancelote, Lobos, Fortaventure, La Grande-Canarie, Ténériffe, Gomère, l’Île de Fer et Palma. Habitées par une population d’environ deux cent quatre-vingt mille âmes, ces diverses îles, dont les plus orientales sont séparées de l’Afrique par un bras de mer large au plus de cent kilomètres, réunissent entre elles une superficie supérieure à deux cent soixante-quinze lieues carrées.

Sous le gouvernement d’un commandant résidant à Sainte Croix de Ténériffe et de deux alcades mayores, les Canaries forment une province de l’Espagne. Province lointaine, il est vrai, et, par conséquent, quelque peu négligée. Il faut admettre cette négligence de la métropole pour s’expliquer la médiocrité du commerce de cet archipel, qui, en raison de sa situation géographique, devrait être une des principales hôtelleries de la grande route de l’Océan.

Différentes par la taille, les Canaries se ressemblent toutes par la sauvagerie de l’aspect. Ce ne sont que falaises de basalte à pic à peine bordées d’une grève étroite. En voyant ces murailles de fer, on s’étonne de l’épithète de « Fortunées » jadis appliquée à ces îles de si rébarbatif abord. Mais l’étonnement cesse, ou plutôt change de nature, quand on pénètre dans l’intérieur des terres.

De pareille origine volcanique, elles sont taillées sur le même patron. Presque toujours, une ceinture de volcans secondaires s’élève à la périphérie, entourant, au centre, un volcan principal. C’est dans les cratères de ces volcans aujourd’hui éteints, abrités, par leurs parois circulaires, des vents torrides venus de l’Afrique, c’est dans les vallées séparant les cimes, c’est dans les plateaux concaves qui couronnent certains sommets, que l’on trouve la justification de l’épithète critiquée. Là, règne un printemps perpétuel ; là, presque sans culture, la nature donne à l’homme jusqu’à trois récoltes annuelles.

Des îles qui composent l’archipel, la Grande-Canarie n’est pas la plus vaste. Le courage déployé par ses premiers habitants, lors de la conquête de Jean de Béthencourt, lui a seul valu d’être désignée ainsi. Et vraiment, n’est-ce pas là une façon d’être « grande » qui en vaut bien une autre ?

L’Agence Thompson avait fait montre d’un véritable discernement en la choisissant comme point de relâche. La Grande-Canarie est le résumé des autres îles. Si elle n’a pas une aussi prodigieuse cime que Ténériffe, elle occupe à cet égard un bon rang, et le premier à tous les autres. C’est elle qui possède les rivages les plus inaccessibles, au point que les poissons ne peuvent y déposer leur frai, les vallées les mieux abritées, les barranques les plus profondes, et en général les plus curieuses particularités naturelles.

Cependant, on aurait pu faire à l’Agence Thompson une observation judicieuse. Pour voir toutes les choses intéressantes que recèle la Grande-Canarie, pour en avoir une idée tout au moins, n’aurait-il pas été bon de faire une excursion à l’intérieur de l’île, de pousser au moins une petite pointe dans la campagne ? Or, l’Agence Thompson avait complètement négligé ce détail.

« Le 2 juin, arrivée à Las Palmas à 4 heures du matin. À 8 heures, visite de la ville. Départ pour Ténériffe, le même jour à minuit », voilà tout ce qu’annonçait le programme.

On arriverait, il est vrai, le 4 juin, mais cela n’était pas, au contraire, pour modifier les plans de l’Agence dans le sens d’une prodigalité ruineuse. Que ce fût le 2 ou le 4, on repartirait le même jour pour Ténériffe. Tant pis pour les passagers, si, de la Grande-Canarie, ils ne voyaient à peu près rien !

Ils acceptaient d’ailleurs facilement cette perspective. Leur grincheuse torpeur n’eût laissé à personne la force de manifester son mécontentement. Ce mécontentement, d’ailleurs, eût-il été fondé dans un cas où l’Agence ne faisait après tout que tenir ses engagements ? Au surplus, on était las, et, puisqu’on devait partir le même jour, on partirait « le même jour ». Si Thompson eût tout à coup proposé d’allonger la relâche, la plupart des voyageurs se fussent refusés à une prolongation d’un voyage qui commençait à leur être à charge.

Vers 11 heures, le Seamew se trouvait par le travers de la capitale, Las Palmas, ou « Les Palmiers ». On eut le loisir de la contempler. Soufflant, geignant, le navire ne marchait plus beaucoup mieux qu’une bouée.

Pour la première fois depuis le départ de Londres, les passagers purent éprouver une franche sensation d’exotisme. Bâtie à l’issue de la barranque de Guiniguanda, sur une succession de terrains procédant par brusques ressauts, la ville est d’allure tout à fait orientale. Ses rues étroites, ses blanches maisons aux toits plats justifient dans une certaine mesure l’épithète de « kasbah » dont Roger de Soignes crut devoir la gratifier.

Vers midi, le Seamew stoppait enfin dans le port de « La Luz », distant de la ville de trois kilomètres environ.

Ces trois kilomètres, il allait falloir les refaire en sens inverse. Aussi, Thompson, l’amarrage à peine terminé, s’était-il posté
las palmas.

sur le quai, où il s’efforçait de former ses passagers en colonne, au fur et à mesure de leur débarquement. C’était la répétition de cette manœuvre, à laquelle de nombreux exercices avaient rompu les touristes enrégimentés lors des premières escales aux Açores.

Mais, hélas ! où était la belle discipline d’antan ? Ces conscrits si dociles se mutinaient, grognards. Les mouvements indiqués par Thompson s’accomplissaient avec un évident mauvais vouloir ; la troupe était pleine de murmures. Les rangs se disloquaient, à peine formés. Après un quart d’heure d’efforts, Thompson parvint bien juste à réunir une dizaine de fidèles, parmi lesquels le placide Piperboom — de Rotterdam — et Mr. Absyrthus Blockhead, revenu à son habituelle bonne humeur, depuis qu’il n’était plus question de l’âge de son rejeton.

Le gros des touristes était demeuré en arrière. Massés en un groupe compact, ils opposaient une invincible inertie aux efforts de L’Administrateur Général.

« Voyons, messieurs !… Messieurs, voyons !… lançait timidement Thompson à ces récalcitrants.

— C’est tout vu, monsieur, répondit brutalement Saunders en prenant, d’autorité la parole au nom de ses compagnons. Nous attendons patiemment les véhicules et porteurs promis par votre programme.

Et Saunders, ce disant, brandissait l’imprimé où ces fallacieuses promesses s’étalaient en effet en toutes lettres.

— Mais, messieurs, où voulez-vous que je les prenne ? demanda piteusement Thompson.

— Fort bien ! repartit Saunders de sa voix la plus grinçante. Je vais donc tâcher de trouver une voiture tout seul.

Il tira de sa poche son fidèle carnet.

— Mais je la louerai à vos frais ! C’est un compte que nous réglerons à Londres, monsieur, ajouta-t-il en se mettant en marche, tandis que ses articulations s’emplissaient des plus belliqueux ferraillements.

— Je vous suis, cher monsieur, je vous suis ! » s’écria aussitôt sir George Hamilton, qui, suivi lui-même de lady Hamilton et de miss Margaret, emboîta le pas à son chef de file.

Cette adhésion en entraînant d’autres, les deux tiers des touristes s’étaient, quelques instants plus tard, séparés du reste de leurs compagnons.

À proximité du port de la Luz, une petite ville s’est créée, offrant toutes les ressources nécessaires aux navires en relâche. Saunders allait certainement trouver sans peine ce qu’il cherchait. En avant des plus proches maisons, trois ou quatre voitures stationnaient, en effet. Saunders n’eut qu’un signe à faire pour qu’elles vinssent à sa rencontre.

Par malheur, ces quatre voitures ne pouvaient suffire. Quand, escaladées d’assaut, elles se furent éloignées, la majorité des dissidents dut revenir en arrière, formant ainsi un appoint inespéré à la troupe du général en chef.

À ce moment, Mrs. Lindsay, accompagnée de sa sœur et de Roger, quittait à son tour le Seamew. Thompson, en l’apercevant, battit des mains pour activer le mouvement.

« Allons, messieurs, en place, s’il vous plaît ! s’écria-t-il. L’heure passe, veuillez y songer. »

Mrs. Lindsay, d’ordinaire, était à coup sûr une voyageuse paisible et bien différente du désagréable Saunders. Cependant, fut-ce par une suggestion de ses compagnons, ou plutôt jugeait-elle avoir assez goûté les charmes d’une promenade dans ce ridicule alignement, quoi qu’il en soit, elle ne parut pas accueillir avec sa bonne grâce accoutumée la proposition qui lui était indirectement faite.

— Comment ? murmura-t-elle, en mesurant de l’œil la longue route poudreuse veuve de maisons et d’ombrage, nous allons faire ça à pied !

— Je serais heureux, madame, d’aller, si vous le désirez, vous chercher une voiture à la ville, proposa Robert.

S’il était resté indifférent aux protestations précédentes et au mouvement séparatiste qui les avait suivies, estimant que cela, en somme, ne le concernait pas, quel poids, par contre, n’avait-il pas trouvé à l’observation de Mrs. Lindsay ! L’offre obligeante avait jailli toute seule de ses lèvres. Il fut sur-le-champ payé de sa bonne pensée. Sans marchander le secours offert, Mrs. Lindsay l’accepta charitablement comme une chose due.

— Si vous vouliez avoir cette bonté, dit-elle en payant d’avance d’un sourire le bénévole commissionnaire.

Robert allait partir, quand une nouvelle demande l’arrêta.

— Puisque monsieur le Professeur va jusqu’à la ville, disait lady Heilbuth, ne voudrait-il pas avoir la complaisance de me procurer également une voiture ?

Malgré la forme polie de la requête, Robert ne se priva pas de penser que lady Heilbuth aurait bien pu faire marcher à son service le grand flandrin de laquais qui, derrière elle, tenait dans ses bras un havanais actuellement promu au rang de favori. Toutefois, s’inclinant avec respect devant la vieille passagère, il l’assura qu’il était entièrement à ses ordres.

Il fut aussitôt dans le cas de regretter la politesse de sa réponse. Tous s’étaient mis à parler à la fois et, à grand renfort de gestes, tous le chargeaient de leur rendre le même service offert à Mrs. Lindsay et accordé à lady Heilbuth.

Robert esquissa une grimace. Se faire le courrier de Mis. Lindsay, c’était un plaisir ; se charger des commissions de lady Heilbuth, passe encore ! Mais se voir accablé des corvées de tout le monde, cela changeait singulièrement la question. Il ne pouvait refuser cependant. Roger de Sorgues vint généreusement à son secours.

— J’irai avec vous, cher ami, lui cria-t-il. Et nous ramènerons toutes les voitures de la ville. »

Ce fut un concert de bravos, tandis que Robert serrait la main de son compatriote, dont il n’était plus à compter les marques de délicate affection.

La route parcourue au pas accéléré, les deux émissaires [n’eurent pas de peine à se procurer des véhicules en nombre suffisant. Ils revenaient dans l’un d’eux, lorsque à mi-route ils croisèrent Thompson à la tête d’une misérable colonne composée d’à peine quinze soldats, les plus pauvres ou les plus avares de son régiment autrefois si fringant. Laissant à son compagnon le soin de parfaire la commission acceptée, Robert se joignit à cette troupe réduite, dans laquelle l’appelait sa fonction.

Dire qu’il était satisfait de cette combinaison serait exagéré. Mais, comme après tout il n’avait pas le choix, il prit, bien que sans enthousiasme, sa place à côté de Thompson, et se mit en tête de la petite colonne.

L’arrivée aux premières maisons de la ville lui réservait une surprise.

Cette surprise, Thompson aussi l’éprouva, quand il eut jeté un regard en arrière. Où était la colonne ? Fondue, dispersée, évanouie. Chaque coude de la route, chaque buisson fleuri, chaque bouquet d’arbres ombreux, avait été le prétexte de quelque défection, et peu à peu les touristes s’étaient égrenés jusqu’au dernier. Il n’y avait plus personne derrière Thompson, personne si ce n’est le monumental Van Piperboom — de Rotterdam — qui s’était placidement arrêté avec son chef et attendait sans impatience.

Robert et Thompson échangèrent un regard non dépourvu d’ironie.

« Mon Dieu, monsieur le Professeur, dit enfin celui-ci avec un sourire rentré, je ne puis, dans ces conditions, que vous rendre votre liberté. Pour moi, qui ne me soucie nullement de Las Palmas, je vais, si vous le permettez, retourner tout bonnement à bord. »

Et Thompson rebroussa chemin, obstinément suivi de l’impénétrable Hollandais qui, évidemment, ne se souciait pas non plus de Las Palmas.

Robert, égayé, rêvait encore à cette aventure, quand il s’entendit héler par une voix joyeuse.[1]

où était la colonne ?

« Eh ! que diable faites-vous là ? Qu’est devenu votre régiment ? demandait Roger de la voiture où il était assis en face de deux Américaines.

— Mon régiment ? répondit Robert sur le même ton, je serais curieux d’en avoir des nouvelles. Le colonel vient de rentrer à bord dans l’espoir d’y retrouver ses soldats.

— Il n’y trouvera que l’impayable Johnson, dit Roger en riant, puisque cet original s’obstine à fuir le contact de la terre. Mais vous, que faites-vous ?

— Absolument rien, comme vous le voyez.

— Eh bien, alors, conclut Roger en faisant une place à côté de lui, venez avec nous. Vous nous piloterez, monsieur le Professeur. »

Le rio de Guiniguanda sépare Las Palmas en deux parties inégales : la ville haute, habitée seulement par la noblesse et les fonctionnaires, et la ville basse, plus spécialement commerçante, qui va mourir sur le promontoire de l’Ouest, à l’extrémité duquel s’élève la forteresse du Castillo del Rey.

Pendant trois heures, les quatre touristes parcoururent, soit à pied, soit en voiture, les rues de la capitale ; puis, la lassitude les prenant, ils se firent ramener au Seamew. À qui les eût alors interrogés, voilà ce qu’ils eussent pu répondre :

« Las Palmas est une ville bien bâtie, aux rues étroites et ombreuses, mais où la nature du terrain transforme la promenade en une perpétuelle montée suivie d’une perpétuelle descente. En dehors de la cathédrale de style renaissance espagnol, elle possède peu de monuments intéressants. Quant à l’aspect mauresque de la ville vue de la mer, il vous incite à des espoirs trompeurs. De près, le charme s’évanouit. Rien de moins mauresque que les rues, les maisons, les habitants, ces derniers offrant à l’admiration publique des élégances exclusivement européennes, voire françaises. »

À cela se bornaient leurs impressions de voyage. Et comment en eût-il été autrement ? Avaient-ils vécu de la vie de ce peuple, pour pouvoir en apprécier la politesse et l’obligeance corrigées par une vivacité qui fait trop souvent sortir le couteau de sa gaine ? Avaient-ils pénétré dans ces demeures aux correctes façades, mais qui ne contiennent que des pièces dérisoires, toute la place étant réservée au salon d’apparat dans les dimensions duquel rivalise l’orgueil des Canariens ? Pouvaient-ils connaître l’âme de cette population où se mêle la fierté de l’ancêtre hidalgo à l’orgueilleuse naïveté du Guanche, un autre ancêtre, celui-ci désavoué ?

C’est là le défaut des rapides voyages. L’homme, trop compliqué, n’est pas de leur domaine. Seule, la nature se laisse saisir d’un regard.

Mais encore faut-il la regarder ! Et le programme de l’Agence Thompson s’y opposait formellement.

Ces notions si vagues que les touristes rapportaient de leur promenade à travers Las Palmas, Robert, lui, ne les possédait même pas. Il n’avait rien vu au cours de cette après-midi passée dans l’intimité de Mrs. Lindsay. Ses yeux ne conservaient qu’une image, celle de la jeune femme gravissant, descendant les rues en pente, l’interrogeant ou lui répondant avec une simplicité souriante.

Oublieux de ses résolutions, il s’était abandonné au bonheur présent. Mais à peine avait-il touché le pont du Seamew, que les soucis un instant dissipés le ressaisirent. Pourquoi biaiser avec sa conscience ? Pourquoi s’engager dans une voie qu’il ne voulait pas suivre jusqu’au bout ? Cette heureuse après-midi lui laissait une amertume, l’angoisse de n’avoir pas su dissimuler peut-être. Et, s’il s’était trahi par quelque regard ou par quelque geste, quels sentiments, quelles inavouables cupidités n’allait pas prêter la riche Américaine à ce soupirant de misère ?

À ces pensées, il se sentait rougir de honte, et se promettait de mieux se garder à l’avenir, quitte à perdre jusqu’à l’amicale sympathie qu’il avait cependant bien gagnée. Mais le sort avait décidé que ses généreuses résolutions demeureraient lettre morte. Son histoire était écrite là-haut, et la chaîne des événements la réalisait invinciblement.

Au moment où les quatre touristes arrivèrent à bord, Thompson et le capitaine Pip causaient avec animation. Il s’agissait sans doute de quelque grave discussion ; Thompson, congestionné, enfiévré, se répandait comme de coutume en mouvements exubérants. Le capitaine, placide et calme au contraire, lui répondait par de brefs monosyllabes, ou plus souvent par des gestes énergiques, signatures évidentes de refus résolus. Intrigués, Mrs. Lindsay et ses compagnons s’arrêtèrent à quelques pas des deux interlocuteurs. Ils n’étaient pas les seuls, d’ailleurs, à s’intéresser à ce débat. Sur le spardeck, alignés en trois rangs pressés, les autres passagers, déjà rentrés pour la plupart, en suivaient des yeux les péripéties.

Fait qui contribuait à exciter la curiosité générale, la cheminée du Seamew ne s’empanachait d’aucune fumée. Rien ne semblait disposé pour l’appareillage fixé cependant à minuit. On se perdait en conjectures et l’on attendait impatiemment que la discussion du capitaine et de Thompson eût pris fin pour obtenir de l’un ou de l’autre quelques explications.

La cloche sonna le dîner, que l’entretien durait toujours. Rapidement, les passagers gagnèrent leurs places habituelles. Au cours du repas, sans doute, ils auraient le mot de l’énigme.

Mais le dîner se poursuivit, s’acheva sans que Thompson jugeât à propos de satisfaire la curiosité des convives. Cette curiosité, d’ailleurs, s’émoussait, momentanément dominée par un autre souci plus immédiat.

L’ordinaire du bord avait fait un pas énorme dans la marche descendante qu’il suivait depuis quelques jours. Encouragé par l’impunité, Thompson apparemment s’était cru tout permis.

Mais, cette fois, il dépassait les bornes. Le menu, digne d’une véritable gargote, péchait aussi par la quantité. L’appétit des convives s’éveillait à peine quand le dessert fut servi.

On se regardait, on regardait Thompson qui semblait parfaitement à l’aise. Toutefois, personne n’avait encore osé formuler de réclamation, lorsque Saunders, selon son usage, mit carrément les pieds dans le plat.

« Steward ! appela-t-il de sa voix grinçante.

— Sir ? répondit Mr. Roastbeaf en accourant.

— Steward, je reprendrai de cet exécrable poulet. Tout bien pesé, mieux vaut mourir par le poison que par la faim.

Mr. Roastbeaf ne parut pas goûter tout le sel de cette excellente plaisanterie.

— Il n’y en a plus, monsieur, répondit-il simplement.

— Tant mieux ! s’écria Saunders. Dans ce cas, donnez-moi autre chose. Ça ne pourra pas être plus mauvais.

— Autre chose, monsieur ! se récria Roastbeaf. Monsieur ignore qu’il n’y a plus à bord de quoi remplir une dent creuse. Messieurs les passagers n’ont même pas laissé le dîner de l’office !

Avec quelle amertume Roastbeaf avait prononcé ces mots !

— Ah çà ! monsieur Roastbeaf, vous moqueriez-vous de moi, par hasard ? demanda Saunders d’une voix orageuse.

— Moi, monsieur ! implora Roastbeaf.

— Alors, que signifie cette plaisanterie ? Sommes-nous ici sur le radeau de la Méduse ?

Roastbeaf ouvrit les bras en signe d’ignorance. Et son geste déclinait toute responsabilité, la rejetait tout entière sur Thompson, qui se curait les dents d’un air détaché. Saunders, outré de cette attitude, frappa sur la table dont les verres sautèrent.

— C’est à vous que je parle, monsieur ! s’écria-t-il d’un ton courroucé.

— À moi, monsieur Saunders ! répondit Thompson jouant la naïveté.

— Oui, à vous. Avez-vous juré de nous faire mourir de faim ? Il est vrai que ce serait le seul moyen d’étouffer nos plaintes.

Thompson ouvrit des yeux étonnés.

— Voilà trois jours, continua Saunders avec colère, que la nourriture est devenue indigne du chien d’un pauvre. Nous avons patienté jusqu’ici. Mais aujourd’hui, c’est trop fort, j’en appelle à tous ces messieurs.

L’interpellation de Saunders obtint un succès que les journaux parlementaires eussent qualifié de « vive approbation » et d’« applaudissements frénétiques ». Tout le monde se mit à parler à la fois. On approuvait bruyamment. Des « parfaitement ! », des « vous avez raison ! » se croisaient. Durant cinq minutes, ce fut un bruit formidable.

Au milieu du vacarme, Roger riait de tout son cœur. Ce voyage devenait d’un irrésistible comique. Alice, Dolly et Robert partageaient l’hilarité du joyeux officier. Aucun d’eux n’eût voulu renoncer à ce mauvais, mais si amusant dîner.

Pendant ce temps, Thompson, sans manifester autrement d’émotion, s’efforçait d’obtenir un peu de silence. Peut-être, après tout, avait-il en réserve quelque bonne raison.

— Je reconnais, dit-il, quand enfin un silence relatif se fut établi, que ce dîner a été un peu moins bon que les précédents…

Un tollé général lui coupa la parole.

— … que les précédents, reprit Thompson avec tranquillité, mais l’Agence en est absolument innocente, et M. Saunders regrettera ses critiques quand il connaîtra la vérité.

— Des mots ! répliqua brutalement Saunders. Je ne me paye pas de cette monnaie. Il m’en faut une autre, ajouta-t-il en tirant de sa poche son éternel calepin, une autre que me fournira, lorsque nous serons à Londres, ce carnet sur lequel je note devant tous la nouvelle avanie qui nous est faite.

— Que ces messieurs sachent donc, reprit Thompson sans relever l’interruption, que le leste dont nous avons souffert à Madère s’est fait sentir ici, mais d’une manière bien plus violente en raison de la situation géographique de ces îles et de leur proximité de l’Afrique. Pour comble de malheur, le leste a apporté avec lui une nuée de sauterelles venues du continent. Cette invasion, très rare ici, s’est produite juste pour notre arrivée. Les deux fléaux réunis ont tout brûlé, tout saccagé, tout dévasté. Si l’Agence s’est montrée un peu chiche sur les vivres, c’est qu’ils sont en effet très rares dans la Grande-Canarie.

— Allons donc ! répliqua l’implacable Saunders. Dites qu’ils sont chers.

— Mais n’est-ce pas la même chose ? demanda ingénument Thompson laissant voir ainsi le fin fond de son âme.

Cette naïveté jeta les passagers dans la stupeur.

— Vraiment ! répliqua Saunders. Enfin, nous réglerons cela à Londres. En attendant, il n’y a qu’une chose à faire. Partons sur-le-champ. Puisqu’on ne peut dîner à la Grande-Canarie, allons souper à Ténériffe.

— Bravo ! cria-t-on de toutes parts.

Thompson, du geste, réclama le silence.

— Sur ce point, dit-il, notre honorable commandant va vous répondre, messieurs.

— Il vous répondra qu’on ne peut partir, dit le capitaine Pip, et cela à son grand regret. Mais la machine a besoin d’un sérieux nettoyage, tous les joints sont à refaire, et ce travail, commencé aujourd’hui, demandera au moins trois jours. Nous ne pourrons donc quitter la Luz que le 7 juin, vers midi. »

La communication du capitaine avait glacé les courages. On échangeait des regards accablés. Encore trois jours à passer là, sans une excursion, sans une promenade ! « Et avec cette nourriture ! » ajoutait l’acharné Saunders.

Bientôt la tristesse lit place à la colère. Était-il admissible que l’Agence Thompson se jouât à ce point de ses souscripteurs ? Un murmure menaçant courait dans la foule des passagers, quand ils quittèrent la table et remontèrent sur le spardeck.

Au même instant, un grand steamer entrait dans le port. C’était un des paquebots réguliers faisant le service entre l’Angleterre et la colonie du Cap. Celui-ci retournait à Londres. La nouvelle en fut connue immédiatement à bord du Seamew.

Cinq ou six des passagers saisirent cette occasion inespérée, et débarquèrent résolument avec leurs bagages. Parmi ces désabusés figurait lady Heilbuth suivie de sa meute chérie. Ceux-là en avaient assez et le prouvaient.

Thompson n’eut pas l’air de s’apercevoir de ces défections. Au reste, elles furent peu nombreuses. Raison d’économie ou autre, la grande majorité des passagers demeura fidèle au Seamew. De ces fidèles était Saunders, et l’économie n’entrait pour rien dans sa décision. Lâcher Thompson ? Allons donc ! Non, il le tenait, et le tiendrait jusqu’au bout. Était-ce donc décidément de la haine qui emplissait le cœur de cet inquiétant passager ?

Mais tout le monde n’avait pas les raisons sans doute excellentes de Saunders ou celles meilleures encore des gens de fortune médiocre. Mrs. Lindsay par exemple. Pourquoi se serait-elle entêtée à finir ce voyage si riche en désagréments de toute nature ? Quel motif pouvait la retenir sous l’administration de l’Agence Thompson ? Ces questions, Robert, à quelques pas d’Alice qu’il contemplait à travers la nuit, se les posait avec angoisse.

Cependant, Mrs. Lindsay ne bougeait pas. Elle avait regardé passer le grand paquebot sans lui accorder la moindre attention. Non, elle ne partirait pas. Robert en eut la preuve, quand il l’entendit dire à Roger :

« Nous n’allons pas, je suppose, rester à bord pendant ces deux jours ?

— Évidemment, répondit Roger en riant encore.

— Ce retard, reprit Alice, aura du moins cela de bon, qu’il nous fera connaître un peu le pays, si vous voulez comme moi le consacrer à une excursion.

— Certainement, répondit Roger. M. Morgand et moi, nous pouvons ce soir même nous mettre en quête de moyens de transport. Voyons, nous sommes cinq, n’est-ce pas ?

Robert attendait ce moment. Il entendait ne pas se laisser entraîner par la serviable amitié de son compatriote. Quelque chagrin qu’il en pût éprouver, il ne se joindrait pas à la petite caravane, et, strictement, demeurerait à sa place.

— Permettez… commença-t-il.

— Non, quatre seulement, interrompit Alice d’une voix paisible. Mon beau-frère ne viendra pas. »

Robert sentit son cœur battre plus vite. Ainsi donc, c’était Mrs. Lindsay elle-même qui décidait de sa présence, lui assignait son rôle, voulait qu’il fût à ses côtés…

Le plaisir balaya ses scrupules ; mille pensées confuses bouillonnèrent en lui.

Laissant sa protestation inachevée, il aspira largement l’air du soir et leva ses yeux vers le ciel où des étoiles nouvelles lui parurent s’être allumées.




  1. Note de Wikisource : Une page du roman, absente du fac-similé Gallica de cette édition comme signalé dans ce texte de Jean-Claude Bollinger, a été insérée à sa place à partir d’une autre édition disponible dans Gallica.