L’Affaire du Luxembourg
Revue des Deux Mondes3e période, tome 48 (p. 411-431).
◄  04
06  ►

V.

L’ATTITUDE DES PUISSANCES. — LA MISSION DU COMTE DE TAUFFKIRCHEN. — LE COMTE DE BISMARCK ET SES DÉTRACTEURS.


X. — L’ATTITUDE DES PUISSANCES.

La diplomatie ne restait pas inactive. À Paris, sa tâche était aisée ; la modération l’avait emporté dans les conseils de l’empereur sur les sentimens indignés. Mais, à Berlin, les passions étaient loin de se calmer ; les colères froides sont les plus intraitables. Il s’agissait de trouver une formule qui permît de concilier la dignité de la France avec les susceptibilités militaires de la Prusse. Le gouvernement impérial se montrait sage et d’humeur accommodante. Il n’exigeait plus du roi des Pays-Bas l’exécution immédiate de ses engagemens, il se contentait de maintenir ses droits sans les affirmer publiquement, il laissait la cession en suspens et se bornait à réclamer l’évacuation.

Le gouvernement prussien, au contraire, non-seulement contestait la cession, mais il fondait son droit de garnison sur les traités de 1815 et 1856, et déclarait que ses troupes ne sortiraient pas de la citadelle. Le roi Guillaume avait dit au roi grand-duc, dans son télégramme du 28 mars, qu’avant de se prononcer, il aurait à consulter les puissances signataires de 1839. M. de Bismarck, devant le parlement, avait aggravé cette déclaration en ajoutant de son chef à cette réserve deux conditions de plus : il faisait dépendre la cession et l’évacuation de l’avis de ses confédérés, et du sentiment allemand, dont le Reichstag, disait-il, était l’organe autorisé. Il pouvait donc, à sa guise, faire avorter les efforts de la diplomatie, il lui suffisait de peser sur les cours allemandes et d’exciter les passions nationales. Il avait de plus la Russie dans son jeu ; elle pouvait, par son inertie, entraver les efforts que tentaient l’Autriche et l’Angleterre.

Le prince Gortchakof, qu’on a appelé un ministre du XVIIIe siècle égaré dans la politique de l’électricité, se complaisait, au commencement de 1867, dans le rôle des Célimènes. Il ne décourageait personne. Il agréait à la fois les déclarations de la Prusse et celles de la France. Toutefois, il marquait des préférences ; il affirmait, il exagérait même son intimité avec Berlin[1], mais il laissait entendre à Paris, par M. de Budberg, qu’en politique il n’est pas de liens indissolubles, et qu’en matière d’alliance, le succès est en général au plus offrant. En affectant pour la Prusse des tendresses particulières, il attisait nos jalousies, il excitait nos craintes et stimulait nos appétits. C’est ce qu’on a appelé un jour, en termes un peu risqués, la politique des cantharides. Il essaya d’y revenir plus tard après les fâcheuses expériences du congrès de Berlin ; il espérait qu’en affectant pour la France une sollicitude passionnée, il inquiéterait la Prusse et la ramènerait à ses premières amours. M. de Bismarck était volage ; déjà son inconstance l’avait poussé vers l’Autriche.

Mais, au mois de mars 1867, le prince Gortchakof était courtisé à la fois par le prince de Reuss et le baron de Talleyrand. C’était le prince de Reuss qui tenait la corde. Il était à Saint-Pétersbourg, comme il l’avait été en d’autres temps à Paris, le diplomate chéri de la cour. Sa situation était privilégiée. Il voyait l’empereur dans l’intimité, il était admis aux petits soupers de la princesse Dolgorouki. Il puisait ses renseignemens aux sources les plus intimes et les plus autorisées. On ne lui laissait rien ignorer de ce qui se disait et se faisait à Paris. C’est par lui que le comte de Bismarck avait appris que nos négociations avec le gouvernement hollandais étaient ouvertes. Ce fut lui aussi qui à notre grand déplaisir, étonna la cour de Russie en lui apprenant, dès le 3 avril, que le Luxembourg nous était refusé à La Haye, à l’heure même où M. de Talleyrand venait d’annoncer au prince Gortchakof, en vertu de ses instructions, que tout était conclu et que la France ne reculerait pas.

On raconte qu’un ministre des affaires étrangères, jaloux de ses prérogatives, en entendant à un bal de la cour sa souveraine s’expliquer librement sur les événemens du jour avec le chargé d’affaires d’un gouvernement allié, se permit de lui faire observer à voix basse, dans les termes les plus respectueux, le danger de s’engager dans des entretiens politiques avec des agens étrangers. La souveraine, dont ni le cœur ni l’esprit élevé ne soupçonnaient le mal, se retourna vivement vers le diplomate qui s’était effacé et lui dit à brûle-pourpoint : « Est-il vrai que vous rapportez toutes mes paroles à votre cour ? »

L’envoyé perdit contenance, il ne trouva pas de réponse ; le ministre intervint et répondit pour lui : « Un diplomate n’aurait pas de la situation de Votre Majesté une idée assez haute, et il manquerait à tous ses devoirs envers son gouvernement s’il ne lui rapportait pas fidèlement tout ce qu’elle daigne lui dire. »

Je ne sais si le prince de Reuss a joué un rôle dans cette aventure, mais toujours est-il qu’à la cour de Russie on s’exprimait devant lui avec une entière liberté sur les événemens du jour et que son gouvernement savait par le menu ce qui se disait entre Paris et Saint-Pétersbourg.

M. de Moustier joignait à une grande circonspection beaucoup de méfiance. Il prétendait qu’il s’était formé à la diplomatie en traitant avec les paysans franc-comtois, qui, disait-il, ne se livraient pas aisément. Il écoutait volontiers M. de Budberg se plaindre des tendances et des procédés de la Prusse ; il était ravi d’apprendre qu’à Pétersbourg on n’était pas toujours satisfait de Berlin, mais il ne lui convenait pas, tant qu’il traitait avec M. de Bismarck, de médire d’un futur allié. Il répondait Turquie quand l’ambassadeur lui parlait Allemagne. C’est à Constantinople, en intervenant en faveur des chrétiens, dont le vice-chancelier parlait avec componction, qu’il espérait se raccorder avec la Russie et jeter les bases d’une entente. Mais lorsqu’il s’aperçut qu’à Berlin, on cherchait plutôt à se dégager qu’à se lier, il jugea qu’il était temps de pressentir le prince Gortchakof et de l’amener adroitement à nous laisser lire dans les replis de son cœur.

« Nous comprenons, écrivait-il à la date du 8 février au baron de Talleyrand, que le prince Gortchakof nous demande des confidences ; mais ne pourrait-il pas nous aider un peu à les faire en nous disant quels sont au juste ses engagemens et quelles objections les combinaisons qui pourraient se produire soulèveraient de sa part ? Tâchez de le faire causer à fond. La situation de l’Allemagne est-elle de nature à le rapprocher de la France et doit-elle être envisagée de même par les deux puissances ? Budberg, sans y être provoqué, l’affirme. La Prusse s’est empressée de nous faire savoir qu’elle adhérait à la proposition que nous avions faite à Pétersbourg au sujet de la Turquie, et elle nous a déclaré qu’en toutes circonstances elle réglerait son pas sur le nôtre en Orient. Elle nous fait beaucoup valoir cet empressement et cette condescendance ; mais certains symptômes nous permettent de supposer qu’elle a surtout le désir d’être agréable à la Russie. Il y a évidemment intimité entre Berlin et Pétersbourg ; on parle même d’un accord formé. Je ne pose pas ces questions en prévision d’une situation tendue, moins encore d’un conflit entre la Prusse et nous. Notre désir est d’entretenir avec elle les meilleurs rapports, et si, pour maintenir un juste équilibre, il s’agissait d’un agrandissement, cet agrandissement ne s’effectuerait dans aucun cas au détriment du territoire allemand. Tâchez d’amener le prince Gortchakof à une confession générale ; si elle est franche, la nôtre le sera aussi. »

Le baron de Talleyrand essaya de confesser le prince Gortchakof ; il le fit en le prenant par son faible. Il lui parla de la Turquie et de la nécessité de la pousser dans la voie des réformes morales et matérielles, il s’attendrit sur le sort des Grecs et des Bulgares, il s’attaqua aussi à sa vertu en éveillant ses convoitises. Il parla du continent, de la situation de l’Allemagne depuis les derniers événemens et de remaniemens éventuels. Mais, dans de certains momens, dès qu’on parlait Allemagne et remaniemens, le vice-chancelier ne comprenait plus ou faisait semblant de ne pas comprendre[2]. Son entendement était capricieux.

« Eh quoi ! s’écriait-il, vous me demandez ce que je pense de projets qui ne sont pas arrêtés dans votre pensée, vous me demandez de procéder par voie de suppositions ? Franchement, c’est vouloir renverser les rôles. Ce n’est pas à moi qu’il appartient d’entrer dans le domaine des hypothèses ; je risquerais de vous inspirer des idées ou des projets que peut-être vous n’avez pas conçus. Vous me dites que vos rapports avec la Prusse sont bons, et comme vous entendez respecter le territoire allemand, que vous n’avez rien à demander ni à l’Italie ni à la Suisse, vous m’autorisez à croire que c’est à l’Ibérie que vous songez. »

M. de Talleyrand était au pied du mur. Le vice-chancelier avait passé tous nos voisins en revue, il n’en avait oublié qu’un seul, et c’était précisément celui qui nous intéressait particulièrement. L’ambassadeur se refusait à le nommer, mais il parla du Luxembourg et de ses environs. « Ah ! si ce m’est que cela, interrompit avec candeur le ministre, que ne vous expliquez-vous ! Voyons, ajouta-t-il, dites-moi ce que vous désirez, je vous répondrai amicalement et, si je le puis, affirmativement ; sinon laissons tomber l’entretien. »

Le baron de Talleyrand laissa tomber l’entretien ; ce fut le ministre qui le reprit. Il révéla les passions qui couvaient au fond de son cœur. « Il y a des changemens en Europe, dit-il, que nous regarderions avec calme ; mais il en est que nous ne laisserions pas s’accomplir, celui de l’annexion à l’Autriche des provinces slaves de l’empire ottoman. Nous ne demandons rien pour nous, mais jamais nous n’accorderons rien à l’Autriche de ce côté. »

Le prince Gortchakof croyait du reste aussi peu que M. de Bismarck ; au relèvement de l’Autriche. Son ambassadeur à Vienne le mettait en joie ; il lui envoyait sur l’état des choses les plus sinistres appréciations. Aussi disait-il à qui voulait l’entendre « que la Turquie et l’Autriche étaient deux vieilles maisons accotées qui craquaient et ne se soutenaient que l’une par l’autre. »

En somme, la démarche de M. de Moustier n’avait rien produit. Le prince Gortchakof avait interverti les rôles ; de confesseurs il nous avait faits pénitens.

Do ut des, telle était la maxime du vice-chancelier, et ce qu’il désirait, la France ne pouvait pas le lui donner. Il entendait être relevé du traité de Paris, qu’il appelait sa tunique de Nessus. C’était son idée fixe, le terrain sur lequel déjà il s’était concerté avec la Prusse. M. de Bismarck connaissait sa corde sensible, il l’avait fait vibrer lorsqu’au sortir de Nikolsbourg, il envoyait le général de Manteuffel à Pétersbourg.

Tels étaient les rapports entre la France et la Russie au moment où surgissait au parlement du Nord la question du Luxembourg.

Le prince Gortchakof avait « flirté » avec le cabinet des Tuileries ; il s’était plu à reconnaître sa correction sympathique dans les affaires orientales ; il avait approuvé, dans un entretien récent avec M. de Talleyrand, « le langage encourageant » que M. de Budberg tenait à M. de Moustier. Nous étions mal engagés dans une aventure périlleuse ; l’occasion s’offrait à lui de se souvenir des efforts généreux de l’empereur Napoléon au congrès de Paris pour ménager l’amour-propre de la Russie et la relever de ses défaites. Il n’avait qu’un mot énergique à dire à Berlin, qu’à s’associer à l’Autriche et à l’Angleterre pour conjurer le danger dont nous étions menacés. Il ne répondit à nos sollicitations que par des fins de non-recevoir, ou l’ironie se mêlait au ressentiment. Il déplorait que la question du Luxembourg eût été soulevée, l’irritation de l’Allemagne lui faisait prévoir une explosion ; il se garderait bien de souffler le feu, mais il éviterait de donner des conseils à Berlin, ils seraient intempestifs et inefficaces. Il n’admettait pas que nos difficultés intérieures, que l’ambassadeur attribuait au mécontentement laissé par les événemens de 1866, pussent servir d’argumens en diplomatie ; mais en revanche il se préoccupait de l’existence politique et de l’œuvre de M. de Bismarck : il craignait qu’elles ne fussent en péril. D’ailleurs il lui était difficile de contester un traité invoqué par la Prusse, dont la Russie était cosignataire. « Pourquoi, disait-il en faisant une allusion peu déguisée au traité de Paris, deux poids et deux mesures ? pourquoi maintenir certains traités et en abroger d’autres ? Il serait bien plus simple de déclarer que les anciens traités n’existent plus ; je serai le premier à m’en réjouir… Il est regrettable, ajoutait-il en récriminant, qu’après Sadowa votre souverain ait refusé de se joindre à l’empereur Alexandre ; on aurait pu empêcher les annexions que vous déplorez tardivement. Mais, au lieu de vous y opposer, vous les avez consacrées par la circulaire La Valette, et c’est six mois après avoir donné quittance à M. de Bismarck que vous revenez sur votre approbation. Vous me permettrez de dire que la contradiction est flagrante et que le but que vous poursuivez ne mérite pas l’effort que vous y consacrez. » Ces réflexions étaient justes sans doute, mais elles étaient inopportunes et peu généreuses. Le vice-chancelier en aggravait encore l’amertume en annonçant au baron de Talleyrand qu’il ne pouvait plus être question du voyage de l’empereur Alexandre à Paris tant que notre différend avec la Prusse ne serait pas aplani. Il tenait le succès de l’exposition pour compromis ; il laissait entendre que nous n’échapperions pas à la guerre.

Le prince Gortchakof se dégageait de la solidarité européenne ; il ne proclamait pas ouvertement la politique de la main libre, mais de fait il la pratiquait.

La politique anglaise s’inspirait d’un tout autre esprit ; elle se désintéressait des affaires du continent, mais elle ne marchandait pas son assistance à ceux qui s’efforçaient d’éviter une conflagration générale. Aussi lord Stanley, convaincu de notre modération, nous offrait-il ses bons offices en même temps qu’il résistait aux instances de l’ambassadeur de Prusse, qui cherchait à paralyser ses démarches et lui demandait de s’employer à La Haye pour amener le roi des Pays-Bas à se délier de ses engagemens. Il nous soumettait différentes combinaisons, susceptibles d’être agréées par une conférence européenne. Il nous proposait soit de céder le Luxembourg à la Belgique après le démantèlement de la place, soit de le laisser à la Hollande avec l’engagement de ne le céder à aucune autre puissance. Il proposait aussi de raser la citadelle et de consulter les populations pour savoir à qui elles désiraient appartenir.

Les solutions ne manquaient pas, il s’en produisait de tous les côtés ; le difficile était de les faire accepter à la Prusse, toujours hargneuse et menaçante. M. de Beust avait la sienne ; elle consistait à rattacher le Luxembourg à la Belgique, qui, en échange de cet accroissement, cédait le duché de Bouillon, Philippeville et Marienbourg à la France. Toutes ces propositions étaient présentées successivement à tous les cabinets intéressés ; elles se croisaient, soulevaient des objections et amenaient en face d’un danger pressant des pertes de temps considérables. Le gouvernement impérial les avait toutes examinées et pesées ; l’idée de consulter les populations luxembourgeoises souriait à l’empereur, mais il reculait devant le démantèlement : il craignait un froissement considérable de l’opinion en France s’il acquérait le grand-duché ainsi décapité. La cession à la Hollande rendait la position du grand-duché précaire ; elle ne le garantissait que médiocrement contre les secrètes convoitises de la Prusse, et cependant c’était la combinaison qui, dans le conseil des ministres, avait soulevé le moins d’objections : elle avait l’avantage de respecter l’œuvre de Vauban.

M. de Moustier, personnellement, inclinait vers l’idée suggérée par M. de Beust : l’annexion du Luxembourg à la Belgique ; il croyait qu’on pourrait s’en faire un mérite aux yeux de l’Angleterre et en tirer des avantages, ne fût-ce qu’une union douanière. « Que la Belgique s’annexe le Luxembourg, me disait un diplomate étranger peu scrupuleux, et la France s’annexera le tout. » Mais, au fond, ces offres de remaniement de frontières répugnaient au gouvernement impérial ; le Luxembourg lui échappant, l’évacuation de la forteresse lui suffisait. « Je refuse, disait l’empereur au prince de Metternich, je ne veux pas qu’on dise que c’est l’esprit d’agrandissement qui m’inspire. » D’ailleurs le roi Léopold, qui a hérité de la sagesse de son père, ne se souciait pas d’un cadeau qu’il tenait pour dangereux. Il craignait que la France ne se souvînt un jour, lorsqu’elle serait en mesure de se souvenir, que la Belgique, dans une heure difficile, lui avait soufflé une province déjà acquise. Il se rappelait la fable de l’Huître et les Plaideurs, mais il en tirait une moralité bien différente de celle de La Fontaine. Peut-être aussi savait-il, — par sa diplomatie toujours des mieux renseignées, — que la proposition suggérée par le comte de Beust déplaisait à la cour de Prusse, bien qu’ostensiblement elle l’eût accueillie sans objections. Les mobiles sont souvent multiples et parfois contradictoires, rien n’est plus délicat que de les scruter et de les préciser. Le gouvernement belge ne paraissait pas aussi prévoyant que son roi, car le comte de Guitaut, notre ministre à Bruxelles, écrivait alors : « Il est certain que la réunion du Luxembourg à la Belgique comblerait les vœux de M. Rogier. Il voudrait rendre la France favorable à ce projet. » Il est vrai que le gouvernement belge rêvait une donation à titre gratuit ; il lui répugnait de payer le grand-duché par une cession de territoire.

Un instant, on put réellement croire que la proposition autrichienne entrait dans les convenances de M. de Bismarck. M. de Metternich affirmait qu’il aurait dit à M. de Wimpfen « que l’idée était heureuse et qu’il en savait gré à M. de Beust[3]. » Mais le comte de Bernsdorf, qui à Londres jouait les Cassandre, donnait aussitôt un démenti à M. de Wimpfen. D’après lui, le propos prêté à son ministre n’était qu’une fable ; il affirmait, au contraire, que jamais la Prusse n’évacuerait le Luxembourg[4]. L’atmosphère de Berlin était décidément pernicieuse pour la diplomatie étrangère ; elle y perdait ses facultés les plus précieuses, l’ouïe et la mémoire.

M. de Moustier était énervé, épuisé par tant d’efforts stériles. S’arrêter à des propositions, les discuter et les accepter pour les voir échouer, telle était sa tâche. Il ne pouvait que se compromettre, à ces jeux fallacieux de la diplomatie. « Je redoute, télégraphiait-il au prince de La Tour d’Auvergne, à la date du 15 avril, que toutes ces propositions diverses qui se croisent n’amènent des complications. Aussi, en ce qui nous concerne, la question se résume-t-elle dans les termes suivans : « Le roi des Pays-Bas nous a fait une promesse de cession du Luxembourg. Nous ne pourrions y renoncer, dans l’intérêt de la paix de l’Europe, que si les puissances obtenaient de la Prusse l’évacuation de la forteresse. »

L’empereur, de son côté, faisait venir lord Cowley et le priait de réclamer, non plus les bons offices, mais la médiation de l’Angleterre. La France s’abritait de plus en plus derrière les puissances, elle les constituait arbitres de la paix et de la guerre.

M. de Moustier recommandait en même temps à M. Benedetti d’être plus circonspect que jamais et d’éviter toute démarche auprès de M. de Bismarck. « Nous devons, disait-il, garder une attitude expectante et aussi dilatoire que possible. Vous avez bien compris notre pensée, qui est de ne céder à aucune provocation, quelle qu’elle soit, et de rendre impossible au roi et au parti militaire qui le domine de trouver le prétexte de guerre qu’il semble vouloir chercher. »

La réserve de l’ambassadeur de France ne pouvait laisser M. de Bismarck insensible. Il s’en plaignait à M. de Goltz et disait qu’il voyait, dans cette attitude d’isolement à son égard, un caractère fâcheux de préméditation.

Le moment était critique. M. de Moustier crut devoir tenter un dernier effort à Pétersbourg. L’ambassadeur de Russie l’y encourageait, mais à sa façon, en lui demandant s’il ne croyait pas le moment venu d’aller de l’avant en Turquie : « Ce n’est pas l’Orient qui me préoccupe en ce moment, répondait M. de Moustier, c’est l’Occident. — Et ependant, ajoutait M. de Budberg, ce serait vous rendre un fier service que d’essayer de faire sortir du Luxembourg les Prussiens, qui n’ont pas la moindre envie de s’en aller. » M. de Moustier ne repoussait pas cette avance. « Essayez, » disait-il, mais il ne comptait en réalité que sur l’intervention de l’Angleterre et de l’Autriche.

On trouvait, à Paris, que le baron de Talleyrand n’apportait pas dans l’accomplissement de sa mission l’ardeur voulue, tant l’altitude du cabinet russe paraissait étrange après toutes les protestations qu’on avait échangées avec lui. On lui reprochait d’avoir négligé de remettre personnellement au tsar une lettre de l’empereur Napoléon au sujet de l’exposition universelle ; on s’était flatté qu’une audience nous vaudrait de précieuses assurances. « Pétersbourg, lui écrivait M. de Moustier, est un point bien important pour nous ; aucune précaution, aucune investigation, aucune explication ne saurait être superflue. Les rapports de la Russie avec la Prusse, dont chaque jour témoigne davantage l’existence, sont pour nous un sujet naturel de préoccupations. Il serait bien intéressant de remonter à leur origine, de les suivre dans leur développement et de mesurer leur portée. Le prince Gortchakof, en nous proposant de nous entendre sur la question d’Orient, nous a promis une attitude franchement sympathique pour nos intérêts en Occident. Cela s’accorde peu avec l’attitude apparente du cabinet de Pétersbourg dans ces derniers jours. Il semble plus près de donner raison à la Prusse qu’à nous, et cela avant même de connaître exactement de quoi il s’agit. »

M. de Talleyrand ne méritait pas ces observations. Il avait agi avec tact et mesure. Il connaissait son terrain ; il se voyait l’objet d’une froide réserve, tandis qu’on mettait de l’affectation à conférer avec le prince de Reuss ; il savait que l’impression de l’empereur Alexandre était mauvaise, qu’il nous blâmait en termes peu mesurés, et il ne se souciait pas d’exposer son gouvernement à des réponses désobligeantes.

On ne se rendait pas compte à Paris, où les portes des Tuileries étaient toujours grandes ouvertes, de la situation que le caractère de l’empereur et les traditions de la politique russe faisaient au corps diplomatique accréditée Pétersbourg. L’empereur Alexandre, aimable et courtois quand on le voyait, ce qui était rare, vivait retiré, et aucun de ses familiers ne pouvait prétendre au rang de confident. Ce que savait le comte Schouwalof, le prince Gortchakof l’ignorait ; il en était de même du comte Adlerberg et du prince Gagarine. De là une méfiance inouïe entre tous ceux qui approchaient le souverain. La discrétion, le silence, étaient les conditions premières de la faveur. L’empereur tenait chacun à distance et ne permettait à aucune influence de se produire. Autour des diplomates étrangers, le cordon sanitaire était rigoureusement tendu ; il était enguirlandé, mais solide. On ne leur refusait ni prévenances ni égards ; on les hantait volontiers, mais jamais la familiarité n’engendrait la confiance. Dans ces conditions, il était difficile au baron de Talleyrand, bien qu’il eût de l’esprit de sa race, d’exercer grande action sur les décisions de la cour de Pétersbourg ni d’être renseigné exactement sur ses tendances secrètes. Il n’avait d’autre guide que son instinct, d’autre pierre de touche que son tact. « Nous sommes réduits, mes collègues et moi, écrivait-il, à faire de la pauvre diplomatie, car systématiquement la tâche nous est rendue ici plus difficile que partout ailleurs. À moins d’un hasard, nous devons la plupart du temps nous borner à observer la marche des événemens et à les commenter de notre mieux. C’est un rôle, ajoutait-il finement, dont la modestie m’a pesé plus d’une fois. »

M. de Bismarck avait introduit à Berlin à peu près le même système de réserve et de mystère. Il tenait, lui aussi, le corps diplomatique à distance. Il n’était accessible qu’à son heure, lorsqu’il avait intérêt à parler, et à ce moment, il n’éprouvait le besoin de s’expliquer avec personne. Il faisait ses comptes, qui ne se soldaient pas comme il l’espérait peut-être. Il avait pu croire que, sous le danger de la guerre, l’opposition en France se retournerait violemment contre l’empereur, et il voyait l’empereur soutenu par l’opinion publique, qui semblait se rallier autour de lui. Ses états-majors avaient spéculé sur notre désorganisation militaire, et il s’était trouvé un véritable homme de guerre qui s’appliquait avec une énergie indomptable à organiser la défense. Les partis hostiles se remuaient, au contraire, en Allemagne ; une nouvelle guerre semblait répugner aux classes moyennes. Le Sud manifestait hautement son mauvais vouloir ; les gouvernemens, harcelés de toutes parts, réclamaient des garanties et ne cessaient d’exprimer des craintes au sujet de l’attitude éventuelle du cabinet de Vienne. L’Autriche était la grosse préoccupation ; elle avait encore de nombreux partisans en Allemagne ; elle en avait même en Prusse et jusque dans les entoure du roi. Les journaux officieux la choyaient ; ils faisaient appel à la confraternité du passé, ils invoquaient aussi les souvenirs glorieux de la sainte-alliance. Leur langage était édifiant ; il semblait, à les entendre, que l’Autriche présidait toujours la Confédération germanique, que la Prusse n’avait ni prémédité ni poursuivi sa ruine et qu’aucun de ses anciens confédérés ne l’avait trahie. La Bavière mettait un soin particulier à protester de ses sympathies et de son dévoûment. Sa conscience était inquiète ; elle avait manqué à ses engagemens en 1866. Au lieu de cent mille hommes, elle n’en avait fourni tardivement que quarante-cinq mille. Les états-majors autrichiens lui reprochaient aussi d’avoir sacrifié la défense commune à des considérations équivoques. Elle pouvait craindre qu’on ne s’en souvînt à Vienne. La sécurité de ses frontières était en question ; elle risquait de se trouver entre une démonstration militaire autrichienne et une invasion française. Si la guerre éclatait, la Prusse ne songerait-elle pas avant tout à la défense de son propre territoire ? Attaquant au nord efforcée de défendre ses côtes, serait-elle en état de couvrir le Midi si la France devait prendre l’offensive sur le Rhin supérieur ? N’en serait-on pas réduit à livrer le pays à l’invasion et à se rejeter avec le peu de forces dont on disposait dans les forteresses d’Ulm et de Rastadt ? Ces craintes s’imposaient à Carlsruhe, à Stuttgart aussi bien qu’à Munich. La France avait encore du prestige, et il n’était pas dit que la Prusse remportât des victoires foudroyantes et décisives. Les affirmations de la diplomatie prussienne, les appels passionnés de la presse inspirée et les démonstrations patriotiques des assemblées populaires ne suffisaient pas pour dissiper les inquiétudes qui rongeaient les cours méridionales.


XI. — LA MISSION DU COMTE DE TAUFFKIRCHEN.

Le prince de Hohenlohe, qui est aujourd’hui le représentant considéré de l’empereur d’Allemagne à Paris, était alors président du conseil du roi de Bavière. Il avait à se préoccuper avant tout des intérêts et de la sécurité de son pays ; il ne pouvait, quelle que fût l’intensité de son patriotisme allemand, les subordonner aux convenances de la politique prussienne. Il lui importait d’obtenir du cabinet de Vienne la certitude qu’il ne séparerait pas sa cause de celle de l’Allemagne. Le prince de Hohenlohe avait sous la main, dans son cabinet, un homme dévoué, un ancien magistrat, le comte de Tauffkirchen ; il l’improvisa envoyé extraordinaire. M. de Tauffkirchen, au lieu de se rendre directement à Vienne, prit le chemin des écoliers : il passa par Berlin. Il devait prendre langue avec M. de Bismarck et régler sa montre sur la sienne.

Le ministre prussien avait déjà fait maintes avances au gouvernement autrichien, publiquement devant le parlement du Nord, et secrètement par les voies de la diplomatie.

Mais les manifestations du Reichstag étaient restées sans écho à Vienne et l’offre d’une alliance n’y avait provoqué que des réflexions ironiques : « Une alliance, avait dit M. de Beust, prévoit la défaite et la victoire ; je sais ce qui m’attend en cas de défaite, mais que m’offrirez-vous en cas de succès ? Sans doute un exemplaire richement relié du traité de Prague. » L’épigramme était vive, elle laissait l’envoyé prussien décontenancé. L’envoyé bavarois espérait être plus heureux, les diplomates improvisés ne doutent de rien. Leur confiance est parfois à la hauteur de leur inexpérience.

D’après M. de Tauffkirchen, la France était la brebis galeuse, elle troublait l’Europe, et le seul moyen de la contenir était de la mettre en face d’une solide alliance. La Russie le comprenait ainsi, elle était prête à s’unir à d’Allemagne et à l’Autriche.

Joignant la menace aux instances, l’envoyé bavarois donnait à entendre que, si le cabinet de Vienne laissait échapper l’occasion, les cabinets de Berlin et de Pétersbourg, qui déjà s’étaient concertés sur des questions intéressant la monarchie autrichienne, pourraient bien développer leur entente dans un sens qui ne répondrait ni à ses désirs ni à ses intérêts.

Précisant l’objet de sa mission, M. de Tauffkirchen formulait un traité d’alliance offensive et défensive, garantissant à l’Autriche toutes ses possessions allemandes et temporairement toutes ses possessions non allemandes ; il lui assurait, en outre, une série d’avantages politiques, industriels et commerciaux. Il ajoutait que le temps pressait et que les souverains dont il était le mandataire étaient convaincus que l’empereur François-Joseph n’hésiterait pas à revenir à sa politique traditionnelle. M. de Tauffkirchen se déclarait muni de pleins pouvoirs suffisans pour conclure immédiatement ; il disait qu’il les avait dans sa poche et que, dans vingt-quatre heures, l’Europe pourrait apprendre avec joie que la paix était désormais assurée et garantie.

La réponse de M. de Beust fut nette, concise et résolue. Il fit comprendre à M. de Tauffkirchen que, si la morale politique différait de la morale privée, il était cependant des actes qu’on ne pouvait se permettre à la face de l’Europe sans se déshonorer. « Il y a à peine dix mois, disait-il, que l’empereur Napoléon a arrêté la Prusse aux portes de Vienne et sauvé, par sa médiation, l’intégrité du territoire autrichien, et l’on vient aujourd’hui nous demander de nous liguer contre la France ! Jamais l’empereur François-Joseph ne souscrira à pareille monstruosité, et il ne comprendra pas qu’on ait songé à lui en faire la demande. »

L’envoyé bavarois ne demanda pas son reste. Il renonça à l’audience qu’il avait sollicitée pour remettre à l’empereur François-Joseph une lettre de son souverain ; elle n’était plus de circonstance, il la remporta à Munich. Il fallait la guerre de 1870 et un autre ministre que M. le comte de Beust pour réaliser le rêve de la diplomatie bavaroise.

L’insuccès du comte de Tauffkirchen eut un vif retentissement en Allemagne, il ne passa pas inaperçu en Russie. La politique française put en constater aussitôt l’effet, à Berlin comme à Pétersbourg.

On reparlait, simultanément du voyage, des deux souverains à Paris. L’empereur Alexandre faisait savoir à M. de Talleyrand qu’il y songeait toujours, et le prince de Hohenzollern disait, à Baden à un chambellan de l’empereur Napoléon que le roi Guillaume n’avait pas renoncé à l’idée de visiter l’exposition universelle. Le thermomètre avait subi une brusque oscillation ; il marquait le dégel à Berlin et la chaleur à Saint-Pétersbourg. Le comte de Bismarck ne rejetait plus d’une manière absolue l’idée d’une conférence, et le prince Gortchakof redevenait expansif. Il reprenait son langage imagé ; il assurait que sa foi n’était engagée d’aucun côté, qu’il avait su résister aux instances du prince de Reuss, qui le pressait de se prononcer ; qu’enfin mot, ses sentimens sur la question du Luxembourg étaient immaculés, que nous nous trouvions vis-à-vis d’une feuille de papier absolument blanche. Il reconnaissait, en écoutant la lecture des communications que. M. de Talleyrand était chargé de lui faire, qu’il était difficile de témoigner des sentimens plus pacifiques en termes plus courtois, et que, s’il ne craignait qu’un compliment du vice-chancelier à M. de Moustier ne fût déplacé, il le chargerait de le lui transmettre. « Quel dommage, disait-il, que je ne me trouve pas avec M. de Moustier à Constantinople ! nous réglerions les affaires d’Orient en moins de quinze jours. » — « Mon unique ambition est de voir de près le plus grand homme d’état de l’Europe, » écrivait Frédéric II au cardinal de Fleury, lorsqu’il méditait l’invasion de la Silésie.

La glace était rompue ; le prince Gortchakof sortait de son étrange torpeur, la lumière se faisait dans son esprit. Il reconnaissait après trois semaines de méditations que le droit de garnison qu’invoquait la Prusse était décidément contestable ; il se plaisait à constater et à admirer à modération de la France. Il annonçait que l’empereur Alexandre allait s’entremettre activement, que déjà il avait adressé des lettres instantes à son oncle, et il se flattait que M. de Bismarck, malgré sa nervosité, finirait par se soumettre aux conseils de la raison. Mais le prince Gortchakof entendait ne se mettre à la remorque de personne, travailler à l’œuvre de la paix pour son compte, il se réservait la peine et l’honneur. Il entendait surtout ne pas marcher sur les brisées de M. de Beust ; il lui abandonnait, disait-il, toujours enclin à laisser percer ses rancunes, le soin et la satisfaction de faire accepter à Berlin les projets dont son ambassadeur le comte de Reverdera ne cessait de l’entretenir. Que s’était-il passé pour opérer un revirement si chaleureux, si inespéré ? Avait-on appris à la cour de Saint-Pétersbourg que la situation s’était détendue à Berlin, que l’intervention résolue de l’Angleterre et l’obstination de l’Autriche avaient ébranlé les résolutions belliqueuses du roi ? Savait-on qu’il serait plus disposé à céder aux conseils de la Russie qu’à la pression des autres puissances ? Toujours est-il que sans transition le cabinet de Saint-Pétersbourg sortait du silence qui nous avait si péniblement affectés et se mettait en mesure d’enfoncer des portes qui déjà n’étaient plus hermétiquement fermées. Mais, fidèle à sa maxime : Do ut des, il nous demandait en échange du service qu’il allait nous rendre à Berlin, de donner à l’opinion russe « le spectacle d’une intime entente à Constantinople. »

L’empereur ne s’était pas adressé en vain à l’Angleterre. Le gouvernement anglais, malgré les doctrines de Manchester qui prévalaient à ce moment, ne pouvait rester indifférent à un choc de l’Allemagne et de la France, dont le contre-coup jetterait la perturbation dans ses intérêts économiques et financiers. Qui d’ailleurs pouvait prévoir les vicissitudes et les emportemens de la guerre ? Elle laisserait peut-être la Ffance maîtresse de la Belgique, la Prusse maîtresse de la Hollande et la Russie maîtresse de l’Orient. Aussi, lord Stanley et ses collègues, contrairement aux traditions de la politique anglaise, demandèrent-ils à la reine Victoria, après de franches explications sur la Belgique échangées avec le cabinet des Tuileries, de sortir de son deuil pour se faire, auprès du roi de Prusse, l’invocatrice résolue de la paix. « Je sais ce qui s’est passé, disait la reine au prince de La Tour d’Auvergne. M. de Bismarck, bien qu’il le nie aujourd’hui, vous a lui-même encouragés à réclamer le Luxembourg ; je sais aussi que l’empereur se borne à demander l’évacuation de la forteresse et j’ai dit au roi Guillaume nettement toute ma pensée à cet égard. » La reine était convaincue que, si toutes les puissances s’entendaient pour dire énergiquement à M. de Bismarck qu’il avait tort, il céderait. Elle se rappelait le langage qu’on tenait à Berlin, à la veille de la guerre d’Allemagne, et elle s’inquiétait de voir le ministre prussien parler toujours des préparatifs militaires qui se faisaient en France. « Cela donne à penser, disait-elle, et permet de suspecter les intentions de la Prusse. »

Lord Stanley envoyait à Berlin, par un courrier extraordinaire, en même temps que la lettre de la reine, de pressantes instructions à son ambassadeur. Elles devaient enlever au gouvernement prussien toute illusion sur les sympathies éventuelles de l’Angleterre ; elles l’invitaient à déférer aux vœux de l’Europe ; elles rendaient M. de Bismarck en quelque sorte responsable d’un conflit ; elles établissaient que les prétentions de la Prusse n’étaient pas plus fondées en droit que justifiées par les circonstances.

Mais lorsque lord Augustus Loftus se présenta au ministère des affaires étrangères pour s’acquitter des ordres de son gouvernement, grande fut sa surprise ; il apprenait que M. de Bismarck avait subitement disparu. On présumait qu’il était parti pour la campagne, on ignorait le chemin qu’il avait pris ; il n’avait laissé à son substitut, M. de Thile, ni instructions, ni adresse. Toute action diplomatique était forcément suspendue. Que signifiait ce brusque et mystérieux départ dans une heure aussi décisive ? Était-il motivé par la santé du ministre ? était-il l’indice d’un dissentiment grave avec le souverain ? M. de Bismarck, prévenu par le comte de Bernsdorf, tenait-il à éviter les communications anglaises ? ou bien, avant de prendre une suprême résolution, avait-il jugé indispensable de se soustraire aux passions qui s’agitaient "autour de lui, et voulait-il décider de la paix et de la guerre dans le silence et dans le recueillement ? Toutes les conjectures étaient autorisées. Les uns prétendaient qu’il s’était dirigé sur Paris pour conférer secrètement avec l’empereur Napoléon, d’autres au contraire affirmaient qu’il se concertait, sur les confins de la Pologne, avec le prince Gortchakof.

M. de Bismarck n’était ni en France ni en Pologne ; il s’était retiré en Poméranie, soucieux de sa santé, surtout de sa popularité. Il tenait à laisser au roi le mérite comme la responsabilité des concessions que l’attitude des puissances et les hésitations de l’Allemagne méridionale imposaient de plus en plus au gouvernement prussien. Il voulait avoir l’air de subir les négociations plutôt que de les conseiller. Il reparaissait du reste à Berlin le 25, au soir, après une éclipse de cinq jours. Il assistait le lendemain, chez le prince royal, en même temps que M. Benedetti, à un concert donné à l’occasion du mariage du comte de Flandres et de la princesse de Hohenzollern. Ils s’observèrent de loin, sans chercher à se rapprocher. En s’abordant, ils n’auraient pu que récriminer. Le ministre reprochait en effet tout haut à l’ambassadeur d’avoir méconnu sa pensée, travesti ses paroles, et l’ambassadeur, plus courtois, regrettait, sans le cacher, les défaillances de mémoire du président du conseil. M. Benedetti était du reste, ce soir-là, l’objet des prévenances de la cour ; le prince royal, le prince Frédéric Charles et le duc de Cobourg protestaient à l’envi des sentimens conciliant de la Prusse. Le roi, toujours affable et chevaleresque, paraissait dégagé de toute arrière-pensée inquiétante, et la reine Augusta, avec sa grâce idéale, s’appliquait, en redoublant d’aménité, à panser des blessures qu’elle savait saignantes.

Le roi Léopold était le lion de la fête. Il était radieux ; l’union de la maison de Brabant avec la maison de Hohenzollern comblait ses vœux ; elle assurait le salut de la Belgique et la sécurité de son trône. Il tranquillisait l’ambassadeur de France sur l’issue du conflit ; c’était l’agneau s’efforçant de calmer les appréhensions du loup.

L’ambassadeur d’Angleterre seul était sombre et agité. Il avait en poche depuis cinq jours des instructions pressantes que la fugue de M. de Bismarck avait laissées en souffrance. Il attendait avec une impatience nerveuse pour s’en acquitter que le roi voulût bien lui adresser la parole. Lord Loftus avait la ténacité britannique ; il était loyal, rond d’allures, mais il n’avait pas la main légère ; il ne glissait pas, il appuyait. Il ne connaissait que les instructions de son gouvernement ; il les faisait songer très haut, il ne les oubliait dans aucune circonstance de la vie. La politique l’obsédait ; il en parlait partout et toujours, il harcelait ses collègues de questions et si, malgré cela, il n’était pas le diplomate le mieux renseigné, du moins il se flattait de l’être. Le roi, qui évitait toujours avec le plus grand soin de causer politique, ne put cette fois échapper à l’entretien. À la première parole insignifiante qu’il lui adressa, lord Loftus lui représenta que son gouvernement désirait une solution pacifique et qu’il n’accepterait pas une conférence si la Prusse ne consentait au préalable à évacuer la forteresse. Il ajouta en réponse à une observation de sa majesté, qui disait que son gouvernement avait à tenir compte de l’état de d’opinion publique en Allemagne, qu’il fallait prendre en considération l’opinion européenne de préférence à l’opinion allemande. L’ambassadeur de France suivait le colloque du regard ; il voyait lord Loftus parler avec une vivacité solennelle et la figure du roi trahir l’impatience. « J’observais le roi, écrivait-il ; il m’était facile de constater que Sa Majesté n’accueillait pas avec faveur les observations de l’ambassadeur. Lord Loftus, ajoutait-il, n’en est pas moins convaincu que ses paroles laisseront une salutaire impression. » La certitude d’être soutenu quand même par un gouvernement qui sait ce qu’il veut a toujours été la force de la diplomatie anglaise.

Le lendemain, M. d’Oubril venait à son tour, mais en ami de la maison, s’acquitter de ses instructions. Ce n’étaient pas des remontrances, mais des conseils, qu’il apportait à M. de Bismarck, tout préparé d’ailleurs à la communication qu’il était chargé de faire. Déjà le président du conseil avait admis que, si la proposition de se présenter dans une conférence lui était faite, il lui serait difficile de la décliner. Mais il ne s’était pas prononcé sur le droit de garnison ; il avait indiqué, au contraire, en se livrant à des déclamations contre un parti-pris de la France de faire la guerre à l’Allemagne, que la Prusse n’était pas disposée à évacuer le Luxembourg. Le discours que le roi avait prononcé, le 17 avril, à la fermeture du parlement du Nord, n’était guère plus rassurant. Il avait dit, en faisant allusion au Luxembourg, que l’heure était venue pour la patrie allemande de faire respecter par sa puissance ses droits et sa dignité. Du moment que sur une question aussi simple le gouvernement prussien mettait en avant son droit et sa dignité, il était clair qu’il n’entendait se prêter à aucune transaction.

Mais, depuis le 17 avril, on avait perdu bien des illusions. L’intervention des puissances s’était accentuée ; les passions nationales avaient mis la sourdine ; à leurs bruyans éclats, la France n’avait fourni aucun prétexte, et à mission de M. de Tauffkirchen avait échoué. Se refuser à toute concession, c’était braver le sentiment de l’Europe, c’était assumer toute la responsabilité des événemens.

Aussi le président du conseil, malgré le discours royal et malgré ses déclarations et celles de la Gazette de l’Allemagne du Nord, qui, le 25 encore, opposait un démenti à ceux qui prétendaient que le cabinet de Berlin, moyennant certaines conditions, consentirait à retirer sa garnison, donnait-il, le 26, à M. d’Oubril le consentement de la Prusse à l’ouverture de négociations collectives à Londres sur la base de la neutralité du Luxembourg, placée sous la garantie européenne, ce qui impliquait évidemment l’évacuation.

C’était un résultat important, et le mérite en revenait au cabinet de Pétersbourg. Le prince Gortchakof recueillait, en intervenant à l’heure psychologique, le bénéfice des efforts que l’Autriche et l’Angleterre tentaient infructueusement depuis plusieurs semaines. Quelques jours après, M. de Bismarck se rencontrait à un dîner donné par le ministre de Russie, à l’occasion de la fête de l’empereur, avec l’ambassadeur de France. Il le rechercha à différentes reprises, et, au dessert, au moment où M. d’Oubril portait un toast au succès de la conférence, il avança ostensiblement son verre pour rencontrer celui de M. Benedetti. La quarantaine était levée. En sortant de table, le chancelier attira l’ambassadeur dans une embrasure de fenêtre. Il se félicita, avec la cordialité qu’il sait déployer lorsqu’elle convient à ses desseins, du revirement qui s’opérait dans les esprits. « On a fait ici, disait-il, et l’on voudrait faire encore bien des bêtises ! » C’était un aveu et une justification. Il reconnaissait qu’à Berlin, on avait voulu faire la guerre, qu’on la poursuivait toujours, en même temps qu’il s’attribuait le mérite de la conjurer. Il se justifiait ainsi, au détriment du parti militaire, cet être impersonnel qui semblait tenir en échec, et la sagesse du roi, et l’action de son gouvernement. Les récriminations n’étaient plus de saison, M. Benedetti se contenta de prendre acte de l’aveu : il n’essaya pas de prolonger un entretien qui ne laissait pas d’être gênant sous les regards curieux et attentifs de tous les membres du corps diplomatique, prêts à s’emparer de quelques paroles saisies au vol pour en faire le thème de volumineuses dépêches.


XII. — LE COMTE DE BISMARCK ET SES DÉTRACTEURS.

La situation commençait à se détendre ; le cabinet de Berlin, après trois semaines de mutisme, prêtait l’oreille aux suggestions de la diplomatie ; mais, fort de sa supériorité militaire, il se repliait en bon ordre, il discutait, débattait et marchandait avec humeur les concessions qu’on lui demandait. S’il ne repoussait plus l’idée de l’évacuation, il refusait à lord Stanley d’en faire la base des délibérations ; d’après lui, le retrait de la garnison ne devait être que la conséquence de l’entente des puissances.

La presse officieuse ne tenait aucun compte de l’évolution que le gouvernement opérait insensiblement. Elle affectait d’ignorer les pourparlers engagés et les concessions que déjà les puissances médiatrices avaient obtenues du cabinet de Berlin. Elle démontrait que la situation était plus grave qu’on ne le soupçonnait. La Gazette de l’Allemagne du Nord prétendait qu’il n’y avait pas lieu de négocier ni de s’arrêter à des propositions que la Prusse n’avait pas provoquées. Elle soutenait que, dans aucun cas, la Prusse ne rappellerait ses troupes ; elle croyait de son de voir de mettre le sentiment du public en garde contre les dépêches qui affirmaient qu’on était à la veille de s’entendre.

La Réforme prévoyait la guerre ; elle trouvait que le moyen le plus simple d’éteindre la soif inextinguible de conquêtes qui dévorait la France était de la réduire au rang d’une puissance inoffensive, en lui enlevant l’Alsace et la Lorraine et en s’annexant la Hollande. Quant à la Gazette de la Croix, l’organe du parti militaire, elle soulevait une question nouvelle, celle des arméniens. Elle affirmait que la France se préparait à la guerre offensive, qu’elle armait outre mesure, tandis que la Prusse ne remuait ni un homme ni un canon. Elle répétait ce qu’écrivait M. de Goltz, que l’affaire du Luxembourg n’était qu’un prétexte, que la France cherchait dans la guerre un dérivatif à ses difficultés intérieures et que, si la Prusse évacuait le Luxembourg, on lui demanderait Mayence.

La diplomatie accréditée à Berlin était déroutée ; elle connaissait la savante organisation de la presse prussienne. Elle savait combien elle était disciplinée, à quelles sources elle s’inspirait, elle ne comprenait plus rien à ce double langage, promettant la paix et soufflant la guerre. Elle interpellait le président du conseil. M. d’Oubril y mettait une ardeur particulière ; il tenait à regagner le temps perdu et à nous prouver combien la conversion tardive du prince Gortchakof était sincère. Il appelait l’attention du premier ministre sur le retentissement fâcheux que les violences de la presse prussienne avaient en Allemagne et en France, et il lui faisait remarquer combien elles rendaient difficile la tâche des puissances médiatrices. M. de Bismarck déclinait toute responsabilité ; il prétendait avec humeur n’exercer aucune action sur les journaux. Déjà il oubliait la profession de foi que récemment il avait faite à l’envoyé autrichien avec un réel accent de sincérité. « Il faut donner à la France, avait-il dit à M. de Wimpfen, de justes satisfactions, lui faire un pont d’or si elle veut vivre en paix avec la Prusse. » Il avait ajouté que c’était sa politique et qu’il cherchait à la faire prévaloir, dût-il y perdre sa popularité. On était dérouté, et on l’est encore, en face de tant de contradictions. On se demandait quel but poursuivait le premier ministre. Il semblait que plus ses journaux affirmeraient hautement la résolution de la Prusse de ne pas évacuer le Luxembourg, plus l’humiliation serait grande le jour où elle serait condamnée à retirer ses troupes. Au lieu de se faire un mérite envers la France de la bonne grâce de sa concession, on eût dit qu’il se préparait, de gaîté de cœur, un grave échec moral en laissant sa presse démuselée prêcher la guerre et se moquer des puissances signataires. Espérait-il par ces contradictions énerver et diviser la diplomatie européenne ? Comptait-il sur l’imprévu, sur un faux mouvement de la France, sur une témérité du gouvernement impérial ? Voulait-il impressionner la conférence de Londres par les manifestations du sentiment germanique et n’entendait-il y comparaître que la main sur la garde de son épée ? Battu en brèche à la cour par d’ardentes inimitiés, en était-il réduit à marcher à la remorque du parti national et du parti militaire, qui, grisés tous deux, réclamaient la guerre sans souci de l’intervention européenne ?

M. de Bismarck n’était pas alors, comme il l’est devenu depuis, un ministre incontesté. Son œuvre était incomprise, elle apparaissait compliquée, précaire, périlleuse. On exaltait, à la cour de Prusse, les combinaisons stratégiques des généraux au détriment de ses combinaisons diplomatiques. On l’accusait de modérantisme ; on rappelait qu’au quartier-général victorieux de Nikolsbourg, il avait, méconnaissant la supériorité prussienne, laissé échapper la Saxe, subi la ligne du Slesvig et celle du Mein. On insinuait qu’au mois de juillet 1866, M. de Goitz, mieux inspiré, avait obtenu de l’empereur, sans grand effort, le décuple de ce que son ministre lui avait prescrit de demander. On le proclamait un détestable administrateur ; on prétendait que sa constitution fédérale n’était pas née viable, qu’il sacrifiait la Prusse à l’Allemagne révolutionnaire. On disait que le jeu téméraire de sa politique conduirait tôt ou tard à des catastrophes, qu’elle ne pourrait plus, à moins d’abdiquer, s’arrêter en chemin, que, l’immobilité lui étant mortelle, elle poursuivrait implacablement sa route fatale, au détriment de la prospérité et de toutes les libertés, fût-ce sur des monceaux de cadavres, à travers un fleuve de sang. On s’attaquait à son omnipotence ministérielle, à ses nerfs orageux ; on cherchait, mais en vain, à exciter les susceptibilités de son souverain ; on faisait allusion au temps où le nom du roi était sans cesse sur ses lèvres. On opposait à sa soumission déférente d’alors son absolutisme hautain d’aujourd’hui. On montrait sa personnalité envahissante, absorbant tout en Prusse et dans la Confédération du Nord, n’admettant plus de contradictions, tenant sous sa coupe ou brisant ministres et ambassadeurs. On allait jusqu’à évoquer perfidement le souvenir d’illustres rebelles ; on murmurait le nom de Wallenstein. Ego et rex meus, telle était l’orgueilleuse devise qu’on lui prêtait. Ses détracteurs étaient nombreux, implacables ; il s’en trouvait jusque dans les rangs de sa diplomatie, qui, astucieux, entreprenant, tout en servant leur pays avec ardeur, ne perdaient aucune occasion pour le coutre-carrer, le discréditer dans l’espoir de le perdre. Ils ne connaissaient guère le roi. Ils oubliaient que celui-ci subordonnait tout, jusqu’à son amour-propre, à la raison d’état, que, s’il avait le cœur chaud, il avait la tête froide, et que s’il écoutait toujours le dernier venu, ce dernier venu était toujours le comte de Bismarck.

De tous les compétiteurs du premier ministre, le comte de Goltz était sans contredit le plus dangereux. Il avait à la cour de puissans auxiliaires, et le souverain ne pouvait oublier que, grâce à son habileté, il avait pu jeter toute son armée sur l’Autriche, en pleine sécurité du côté de la France, qu’en un tour de main, tandis qu’on négociait laborieusement à Nikolsbourg, son zèle et son astuce avaient su arracher à l’empereur, par surprise, tout le Hanovre, toute la Hesse électorale, le duché de Nassau et la ville libre de Francfort. Aussi l’ambassadeur, avec l’orgueil des services rendus, ne craignait pas dans ses rapports au roi de combattre les instructions de son ministre et de prendre parfois à Paris le contre-pied de sa politique. Il n’avait pas dans l’origine, tant s’en faut, combattu la cession du Luxembourg ; il avait insisté, au contraire, sur la nécessité de donner une satisfaction à la France, et de la réconcilier avec les agrandissemens de la Prusse. Mais, quand il vit M. de Bismarck mal engagé, compromis dans une négociation scabreuse, en lutte avec les répugnances du roi et l’opposition des généraux, loin de lui faciliter la tâche, il s’appliqua à le contre-carrer. Il se flattait qu’acculé dans un fâcheux dilemme qui le condamnait ou à manquer aux engagemens qu’il avait contractés avec la cour des Tuileries, ou à porter atteinte à l’amour-propre prussien surexcité, il ne lui resterait d’autre parti à prendre que de se démettre. En nous prêtant des arrière-pensées agressives et en fournissant aux généraux, par de perfides rapports, de « puissans argumens » pour entraver la cession du Luxembourg, le comte de Goltz s’inspirait moins encore de son mauvais vouloir pour la France que du désir de compromettre M. de Bismarck dans l’esprit du roi, de le mettre aux prises avec le parti militaire et en lutte avec le sentiment national.

En 1866, la rivalité de deux de nos ministres, M. Drouyn de Lhuys et le marquis de La Valette, eut pour nos destinées d’irréparables conséquences ; en 1867, ce fut l’antagonisme du comte de Bismarck et du comte de Goltz qui, pour une part, — la sincérité du ministre prussien étant admise, — se jeta à la traverse de la réconciliation que la cession du Luxembourg devait sceller entre la France et la Prusse. Il était dit qu’une malchance décidée présiderait dorénavant à toutes les combinaisons de la politique impériale. La fortune l’avait délaissée.

C’est au moment où les passions étaient le plus violemment déchaînées contre la France que M. Garnier-Pagès apparut à Berlin suivi de M. Herold et de M. Duclerc. L’éventualité d’un conflit avec la Prusse avait divisé le parti libéral français. Les uns pensaient que, pour éviter la guerre, le moyen le plus sûr était de la préparer et de ne pas reculer devant d’injustes prétentions : c’étaient les patriotes. Les autres croyaient à la fraternité des peuples, à l’efficacité des manifestes pacifiques : c’étaient les ligueurs de la paix. Il en était aussi qui ne s’inspiraient que de la haine du gouvernement impérial, prenaient le contre-pied de tous ses actes, l’accusant d’être pacifique lorsqu’il était belliqueux et belliqueux lorsqu’il était pacifique. Ils n’avaient qu’une visée, ils n’aspiraient qu’à le renverser, fût-ce sur les décombres de la France ; c’étaient les révolutionnaires. M. Garnier-Pagès était un humanitaire ; il se présentait à Berlin, au nom de la ligue de la paix dont il se disait l’envoyé. Il arrivait avec une ignorance absolue de l’état des esprits. Il se figurait que l’Allemagne était mûre pour la liberté, qu’elle la préférait à la grandeur et que le parlement du Nord n’hésiterait pas à faire acte révolutionnaire plutôt que de se prêter à la guerre. Il ne se doutait point du peu de cas que faisait le gouvernement prussien de manifestations dont il n’était pas l’inspirateur. Il comptait organiser des meetings ; il croyait à la puissance et à la contagion irrésistible de sa parole. Toutes les portes lui restèrent fermées. Le parti libéral lui tourna le dos, il embarrassa les progressistes qui le fêtèrent, mais clandestinement. Pour les radicaux allemands, la solidarité des peuples n’était autre chose que la domination universelle de la Prusse. La démarche de M. Garnier-Pagès fut méconnue, elle était inopportune et impolitique, elle n’eut aucun retentissement en Allemagne ; la presse ne s’en occupa que pour la persifler et en tirer des conclusions humiliantes pour notre amour-propre, et quant à M. de Bismarck, toujours ironique, il affecta de l’ignorer.


G. ROTHAN.

  1. Lettre du baron de Talleyrand. « Le vice-chancelier veut à tout prix bien vivre avec Berlin ; il s’applique en toute occasion à faire croire à une intimité plus grande que ne l’admet la légation du roi Guillaume à Pétersbourg. »
  2. Lettre du baron de Talleyrand. « Le moindre symptôme d’un rapprochement entre Paris et Berlin éveille ici des inquiétudes et des jalousies. Le prince Gortchakof se défend mal de ces sentimens dès que je fais sonner un peu haut nos bons rapports avec la cour de Prusse ; il a toujours dans ces momens un mot piquant à l’adresse de M. de Bismarck ou sur le crédit de M. de Goltz aux Tuileries. »
  3. Dépêche du comte de Wimpfen, 12 avril : « J’ai pu me convaincre que le comte de Bismarck y voyait un moyen de conciliation ; l’idée lui a paru heureuse, il nous en sait gré. »
  4. Dépêche du comte Apponyi : « D’après une dépêche que le comte de Bernsdorf a communiquée à lord Stanley » la Prusse refuse décidément d’évacuer le Luxembourg. »