L’Affaire du Luxembourg
Revue des Deux Mondes3e période, tome 48 (p. 75-105).
◄  03
05  ►

IV.

LA RUPTURE DES NÉGOCIATIONS. — L’INTERPELLATION DE M. DE BENNIGSEN. — L’ATTITUDE DU COMTE DE BISMARCK.


VIII. — LA RUPTURE DES NÉGOCIATIONS.

On touchait au dénoûment. Les dépêches de La Haye étaient attendues à Paris avec une fiévreuse impatience ; elles pouvaient, d’une minute à l’autre, annoncer la signature des deux traités ; on tenait la cession du Luxembourg pour certaine. Les derniers rapports de M. Benedetti n’avaient rien d’inquiétant, les bonnes dispositions de M. de Bismarck ne s’étaient pas altérées. On n’attachait qu’une importance relative à l’agitation qui se manifestait au sein du parlement et qui, dans la presse, se traduisait par de violentes diatribes. On prévoyait que M. de Bismarck aurait maille à partir avec l’opinion publique, mais on le savait de taille à la contenir. Cependant les dépêches de Berlin n’arrivaient plus qu’avec des retards ; elles étaient interposées et par conséquent difficiles à déchiffrer. Il fallait les faire répéter, ce qui est toujours un fâcheux symptôme lorsqu’il est permis d’appréhender des complications. Les événemens allaient en effet se précipiter.

Tandis que M. Benedetti, au sortir de ses entretiens avec le président du conseil et de ses conférences avec M. de Bylandt, télégraphiait à son gouvernement qu’il était urgent, d’après les indications de M. de Bismarck, de conclure sans retard à La Haye, M. de Goltz se présentait, d’un air effaré, au ministère des affaires étrangères, à onze heures du soir, pour dire à M. de Moustier que l’affaire du Luxembourg prenait, comme il l’avait prévu, la plus mauvaise tournure, et pour l’engager à tout rompre. Il s’autorisait de l’agitation du parlement, de l’irritation du sentiment public et de la résistance du parti militaire pour nous supplier de ne pas passer outre. M. de Moustier répondit à M. de Goltz que tout était fini, que rien ne nous ferait reculer d’un pas, quelles que dussent être les conséquences. Il plaça sous ses yeux la dépêche qu’il avait adressée la veille au soir à M. Benedetti, pour l’informer que le roi des Pays-Bas avait envoyé à l’empereur son consentement par écrit, que nous considérions la question comme vidée, et que tout retour en arrière était impossible. Il ajouta qu’après la confiance que nous avions témoignée au comte de Bismarck en déférant à tous ses avis, et les déclarations et les protestations que personnellement l’ambassadeur n’avait cessé de nous faire entendre, nous étions en droit d’affirmer qu’on nous avait attirés dans un piège. Il lui répéta que nous assumions sur nous toute la responsabilité de l’acte de cession et que la crainte de la guerre ne nous ferait pas rompre d’une semelle.

M. de Goltz écouta M. de Moustier jusqu’au bout, sans sourciller ; il ne défendit pas son ministre, il ne protesta pas contre les reproches qui lui étaient personnellement adressés ; il se contenta de dire en ricanant : « Il est de fait que ce serait bien absurde de se battre pour si peu de chose que le Luxembourg. »

M. de Moustier disait en informant M. Benedetti de l’incident : « Je ne concilie pas la demande de Goltz de tout suspendre à La Haye avec le désir si visiblement manifesté par M. de Bismarck d’une rapide conclusion. Voudrait-il par là se mettre à couvert et pouvoir démontrer par cette démarche qu’il s’est opposé à la cession ? » Il était permis, en effet, de se demander ce qui avait pu motiver ce revirement soudain. Mais pour répondre, il eût fallu pouvoir lire dans les cartes du ministre prussien et saisir les fils si compliqués de sa politique. « M. de Bismarck, a dit M. Victor Cherbuliez, n’est pas un homme complet, mais c’est un homme compliqué, » S’était-il flatté que, sous l’impression des inquiétudes habilement entretenues par les correspondances de Berlin, ni le roi de Hollande, ni son gouvernement ne se décideraient jamais à nous abandonner le grand-duché, et voulait-il pénétré de cette conviction, nous laisser croire jusqu’au bout que l’insuccès de nos démarches était indépendant de sa bonne volonté ? S’était-il vu débordé à la dernière heure, comme il l’affirmait à M. Benedetti, par les agitations du parlement, et ces agitations, ainsi que les violences de la presse, étaient-elles spontanées ? ne les avait-il pas provoquées et surexcitées pour pouvoir arrêter la signature imminente et imprévue du traité de cession ? Sa popularité, son maintien au pouvoir étaient-ils en question et l’influence du parti militaire l’avait-elle réellement emporté dans l’esprit du roi ? Ou bien nous avait-il enlacés dans une trame savamment ourdie et ne devions-nous sortir de ses inextricables réseaux que par un coup de désespoir qui nous eût livrés à ses armées, toutes prêtes à envahir notre sol ? On pouvait se demander également si le vice déforme qui s’était révélé dans le traité de cession, au moment de sa signature, était fortuit, et si la diplomatie prussienne n’avait pas payé le recul du gouvernement hollandais par la garantie du Limbourg. Toutes ces questions, qu’il était permis de se poser, témoignaient de la haute idée qu’on se faisait de l’habileté du ministre prussien et du peu de confiance qu’inspirait la correction de ses procédés. L’histoire a beau disposer des documens les plus intimes et se faire de l’impartialité un devoir sacré, elle n’en reste pas moins vouée à l’impuissance dès qu’elle veut, suivant l’expression de Leibniz, « connaître le pourquoi du pourquoi. » Les mobiles secrets, les causes psychologiques sont parfois si multiples qu’elles déroutent les investigations les plus savantes et le diagnostic le plus exercé.

Le cadre si modeste d’abord dans lequel se renfermait l’affaire du Luxembourg prenait tout à coup de grandes proportions. La négociation s’imposait aux préoccupations de toutes les puissances ; elle pouvait devenir, comme l’avaient été les duchés de l’Elbe, « l’allumette destinée à mettre le feu à l’Europe. » L’intimité des rapports entre la cour de Prusse et celle de Saint-Pétersbourg permettait de prévoir que les complications sur le Rhin s’étendraient à l’Orient. Aussi, en présence du danger, n’était-ce plus qu’à coups de télégraphe que les ambassadeurs et les gouvernemens échangeaient leurs idées. Les dépêches, comme les éclairs qui précèdent les gros temps, se succédaient rapides, inquiètes, menaçantes. Elles témoignaient des anxiétés que l’on éprouvait à Paris et des passions qui se manifestaient à Berlin. Elles montraient un gouvernement réveillé en sursaut, se demandant s’il n’était pas victime d’un piège et cherchant à se prémunir de tout côté ; elles révélaient aussi des violences calculées, des haines inassouvies, et d’ardentes convoitises impatientes de se satisfaire. On lira quelques-unes de ces dépêches. Elles serviront d’introduction au drame qui va se dérouler et qui, pendant tout un mois, tiendra en suspens la paix de l’Europe et l’existence de la France.


M. de Moustier à M. Benedetti, 31 mars.

« J’ai fait chiffrer de nouveau avec beaucoup de soin la dépêche d’hier au soir, que vous n’avez pas pu lire et je vous la réexpédie. »


M. Benedetti à M. de Moustier, 31 mars, cinq heures du soir.

« M. de Bismarck, ému par l’agitation que provoque en Allemagne l’affaire du Luxembourg et prévenu que le parti libéral se propose de l’interpeller dans la séance de demain, juge essentiel que l’on en retarde la conclusion. Je lui ai dit qu’au point où en sont les choses, il est plus facile au gouvernement du roi d’accepter la réunion du Luxembourg à la France qu’au gouvernement de l’empereur d’y renoncer. Il s’est plaint vivement de la communication que le roi des Pays-Bas avait adressée au roi Guillaume par le comte Perponcher ; elle ne lui permettait plus d’affirmer que la Prusse n’a pas eu l’occasion de s’opposer à la cession. Il a parlé aussi de manifestations regrettables dans le grand-duché. Je suis porté à croire que les véritables difficultés de M. de Bismarck proviennent de l’attitude du parti militaire, soutenu par les princes auprès du roi et de notre ferme résolution de ne consentir, en aucun cas, à la démolition de la forteresse. J’ai lieu de croire que la correspondance de M. de Goltz est conçue dans le sens le plus défavorable. »


M. Benedetti à M. de Moustier, 31 mars, 11 heures du soir.

« Depuis hier, M. de Bismarck se sent débordé par l’agitation qui a éclaté dans la presse et dans le parlement. Des interpellations sont annoncées pour demain. Le ministre répondra que, pressenti par le gouvernement hollandais, il a dit que, s’il était mis en demeure de s’expliquer, il aurait à consulter ses confédérés et les puissances signataires du traité.

« Le prince royal s’est annoncé chez lui. »


M. Benedetti à M. de Moustier, 31 mars.

« J’ai représenté à M. de Bismarck que tout était probablement fini à l’heure, qu’il est et que, dans tous les cas, nous ne pouvions plus reculer.

« Les dépêches de Goltz sont conçues dans le plus mauvais esprit, Il dit que nous voulons la guerre.


M. Benedetti à M. de Moustier, 31 mars, minuit.

« Le bruit s’est répandu que les 7e et 8e corps d’armée ont été mobilisés aujourd’hui. J’en ai écrit à M. de Bismarck, qui m’a demandé dans une lettre de démentir ces bruits.

« Cette rumeur, propagée par des officiers, vous donnera la mesure de l’excitation des esprits et vous démontrera que nous devons nous tenir prêts à toutes les éventualités. »


M. de Moustier à M. Benedetti, 1er avril.

« J’écris à Talleyrand ce qui se passe, afin que le cabinet de Pétersbourg use de son influence à Berlin pour calmer les passions militaires. Le langage de Budberg est encourageant. Je crains que la guerre ne soit au bout de tout ceci. »


M. de Moustier à M. Benedetti, 1er avril.

« Je crois que vous m’avez mal compris ; L’ambassadeur russe m’a tenu un langage encourageant. »


M. Benedetti à M. de Moustier, 1er avril.

« La plupart de vos dépêches contiennent des lacunes et des altérations. C’est ainsi qu’au sujet de Budberg, j’ai lu langage décourageant au lieu d’encourageant. Je me plains au directeur des télégraphes. Si l’attitude de l’ambassadeur russe à Paris est encourageante, celle de l’ambassadeur russe à Berlin laisse à désirer. »


Le moment était venu de sortir des sous-entendus dans lesquels on s’était maintenu si longtemps de parti-pris soit par crainte, soit par calcul. Il fallait déchirer les voiles et s’expliquer. M. de Bismarck en prit l’initiative. M. Benedetti le trouva, le 31 mars, à sa grande surprise, en proie à une vive émotion. Il venait d’apprendre, disait-il, que toutes les fractions libérales du parlement s’étaient réunies dans la matinée pour concerter de nouvelles interpellations ; il ajoutait que les esprits étaient surexcités au plus haut point par la presse, et il lui montrait des dépêches du gouverneur de la place de Luxembourg signalant des manifestations hostiles à la Prusse, qui se traduisaient par des cris de : « Vive l’empereur Napoléon ! » et par des insultes à la garnison.

Ce n’était pas tout ; M. de Bismarck ne devait s’attendre ni à la communication directe du roi de Hollande ni à une conclusion immédiate et encore moins à la publicité regrettable donnée à nos négociations. Toutes ces circonstances lui créaient, par notre fait, des difficultés inextricables. Le ministre prussien renversait encore une fois les rôles. Il prenait l’offensive et nous accablait des reproches que nous étions en droit de lui adresser. Il se plaignait à la fois de nos lenteurs et de nos précipitations, de notre silence et de nos indiscrétions. Il oubliait que M. Benedetli l’avait tenu au courant de toutes nos démarches à La Haye, et qu’après l’indiscrétion du roi des Pays-Bas, provoquée par des craintes entretenues sous main, loin de nous demander de suspendre les négociations, il nous avait conseillé au contraire de les hâter. Mais M. de Bismarck ne se souciait pas d’être convaincu. Il en revenait toujours à dire que nous avions manqué au programme qu’il nous avait tracé et qu’il en était réduit aujourd’hui à de voir s’expliquer devant le parlement dans les plus mauvaises conditions, ayant à lutter contre les résistances du cabinet militaire et sous l’influence de l’opinion publique, chaque jour plus irritée. Il ajoutait que M. de Goltz ne cessait de prétendre que nous ferions la guerre à l’Allemagne et que, si telles n’étaient pas les dispositions de l’empereur, il y serait entraîné, malgré lui, par ceux qui la considéraient comme une nécessité de situation. Il prétendait que les renseignemens de l’ambassadeur du roi à Paris fournissaient aux généraux l’argument le plus puissant pour démontrer que, loin de livrer le Luxembourg à la France, il importait de s’y maintenir et de le conserver à la défense de l’Allemagne.

La situation de notre ambassadeur était émouvante. Elle témoignait des vicissitudes des empires et des retours stupéfians de la fortune. Le 11 juillet 1866, au quartier-général de Brûnn, il rappelait à M. de Bismarck qu’on n’était plus au temps de Frédéric II, où « ce qui était bon à prendre était bon à garder, » et il lui suffisait d’élever la voix pour arrêter les armées victorieuses de la Prusse aux portes de Vienne. Aujourd’hui, à quelques mois de distance, c’était M. de Bismarck qui arrêtait brutalement la main de la diplomatie française au moment où, confiante en ses promesses, elle allait apposer sa signature sur le traité de cession du Luxembourg.

Les dépêches de Paris se succédaient sans relâche ; elles témoignaient de l’intention de l’empereur de ne pas reculer, elles faisaient en quelque sorte de M. Benedetti l’arbitre de la paix et de la guerre. Il se trouvait en face d’un adversaire dangereux, prêt à se faire une arme de ses paroles. Un mot irréfléchi, un mouvement indigné, il n’en eût pas fallu davantage pour provoquer une rupture. Il sut se contenir et réserver à son gouvernement le temps de réfléchir et d’asseoir ses déterminations. M. Benedetti n’avait pas sollicité l’ambassade de Berlin ; ses amis la lui avaient imposée, et l’empereur l’y avait maintenu après Nikolsbourg. Il était dans sa destinée de représenter et de défendre une politique qui fatalement devait aboutir à des catastrophes. Peut-être a-t-il manqué parfois d’initiative, mais toujours il a su interpréter les instructions de son gouvernement de la façon la plus éclairée, la plus vigilante et la plus scrupuleuse. Il est des agens dont le renom est souvent immérité ; il en est dont les services restent ignorés ; il en est qui sont victimes du devoir.

M. Benedetti revit le président du conseil le lendemain, à dix heures du matin, au moment où il sortait du ministère des affaires étrangères pour se rendre au parlement.

Le temps pressait ; c’est en arpentant la Wilhelmstrasse qu’ils échangèrent de rapides et de fiévreuses explications.

« Je vais déclarer à la chambre, dit M. de Bismarck, que des négociations sont ouvertes à La Haye, qu’un traité peut être signé d’un instant à l’autre ; mais je ne pourrai affirmer que le fait est accompli sans m’exposer à être démenti par le gouvernement hollandais. M’autorisez-vous à ajouter que l’ambassadeur de France a été chargé de m’en instruire ? Si vous m’y autorisez, je me trouverai, je ne saurais vous le dissimuler, en face d’une manifestation de la dernière gravité, et demain peut-être la direction des événemens m’aura échappé des mains. »

M. Benedetti refusa d’assumer une pareille responsabilité. Il dit, en tempérant la portée de ses instructions, que des lettres étaient échangées entre le roi des Pays-Bas et l’empereur, que ces lettres impliquaient sans doute des engagemens réciproques sur lesquels il était difficile de revenir et que, dès lors, la cession du Luxembourg à la France pouvait, à la rigueur, être considérée comme un fait consommé, bien qu’il n’eût pas encore été procédé à la signature d’un acte conventionnel. Il n’en dit pas davantage, laissant au président du conseil le soin de faire de ces indications tel usage qu’il jugerait convenable.

« Ce que vous venez de me dire, répliqua M. de Bismarck, ne me suffit pas. Il faut que pour le moins vous me permettiez d’ajouter à ma déclaration qu’elle m’a été notifiée par l’ambassadeur de France. »

M. Benedetti s’y refusa catégoriquement. La manœuvre du ministre prussien s’était révélée ; il cherchait à dégager sa responsabilité personnelle et à nous acculer dans une impasse sans autre issue que le recul ou la guerre.

En rentrant au palais de l’ambassade, M. Benedetti trouva une dépêche qui heureusement cette fois s’était attardée en route. Expédiée de Paris dans la nuit, elle n’était arrivée à Berlin qu’à onze heures du matin. Voici ce que télégraphiait M. de Moustier :

« M. de Tornaco (le président du gouvernement luxembourgeois) est mandé à La Haye pour signer l’acte de cession. Les dispositions du roi et des ministres sont excellentes. Le traité sera signé dans la journée. »

Si la dépêche, au lieu de faire escale en route, était arrivée une heure plus tôt, l’ambassadeur aurait dû accentuer ses réponses assez pour permettre au président du conseil d’affirmer qu’à l’heure où il parlait, le Luxembourg était cédé à la France, et le lendemain sans doute les calculs du parti militaire se seraient réalisés, en s’appuyant sur le veto enthousiaste du parlement. La guerre n’avait tenu cette fois qu’à un fil, il est permis de le dire sans jouer sur les mots.


IX. — L’INTERPELLATION DE M. DE BENNIGSEN.

À l’heure même[1] où l’empereur ouvrait, par une belle journée de printemps, l’exposition universelle et, dans un langage élevé, parlait de l’union des peuples et de la communauté de leurs intérêts, la France était l’objet, au sein du parlement du Nord, des manifestations les plus haineuses. M. de Bennigsen, un Hanovrien opportuniste, qui de l’interpellation s’est fait une spécialité, demandait au gouvernement avec une émotion concertée ce qu’il y avait de vrai dans les bruits de cession du Luxembourg à la France. Il s’indignait de ce qu’un prince de race allemande, oubliant les souvenirs glorieux de sa maison, dont un membre, Adolphe de Nassau, avait même porté la couronne impériale, pût trafiquer d’un pays dont la population était allemande d’origine et de sympathies, pour le livrer aux convoitises françaises. Il demandait si l’on abandonnerait une forteresse construite en vue de la défense de l’Allemagne avec les indemnités imposées à la France en 181 à et en 1815. Il disait qu’il importait de prouver que, lorsqu’il s’agissait de défendre le territoire allemand, il n’existait plus de partis, et d’appuyer de la manière la plus décidée la politique vigoureuse que le président du conseil avait suivie jusque-là, Il fallait que le Reichstag ne laissât subsister aucun doute sur la volonté du peuple allemand de ne pas reculer devant la guerre si l’on persistait à vouloir arracher à l’Allemagne une province frontière comme aux époques néfastes de son histoire. Ce serait une tache impossible à laver. M. de Bennigsen rappelait le mot du roi : que de son consentement, jamais un village ne serait arraché au sol allemand, et il ajoutait que, si le roi devait faire appel au patriotisme germanique, il trouverait autour de lui, vis-à-vis de l’étranger, une nation unie et résolue.

Le parti libéral, en entendant son chef de file le prendre de si haut avec la France au sortir de ses conciliabules avec le président du conseil, se livrait à un enthousiasme tumultueux ; il trépignait, il délirait. Il avait à racheter ses péchés, à faire oublier son opposition factieuse à l’époque du conflit parlementaire, à se faire pardonner les outrages dont il avait abreuvé le roi et son ministre lorsqu’ils préparaient la conquête. Il manifestait le patriotisme du lendemain, celui que le succès inspire aux âmes étroites et changeantes.

M. de Bennigsen avait bien rempli son rôle. Il rendait à M. de Bismarck, la réplique facile par des exagérations qui ne pouvaient que rehausser la modération de son langage. Il lui avait facilité le moyen d’abriter sa responsabilité personnelle derrière un Non possumus parlementaire. Sa réponse fut courte et mesurée. Il ne se souciait pas d’admettre dans l’intimité de la communauté fédérale des populations peu sympathiques et un souverain dont les intérêts pouvaient se trouver en contradiction avec ceux de la Confédération du Nord. S’il était permis à une assemblée délibérante de donner libre cours à l’expression de ses sentimens patriotiques, le langage et les traditions de la diplomatie faisaient un devoir au gouvernement de respecter les convenances internationales, et de ne pas blesser les susceptibilités d’un voisin égal en puissance avec lequel, tant qu’il ne porterait pas atteinte à l’honneur national, il importait d’entretenir d’amicales relations.

Le gouvernement du roi savait que des négociations étaient pendantes à La Haye, qu’il était question de signer un traité de cession, mais il ne lui était pas permis d’affirmer qu’il fût signé ni quand il le serait. Le roi grand-duc avait cru de voir demander conseil au roi par l’entremise du comte Perponcher, mais sa majesté lui avait répondu qu’elle lui laissait la responsabilité de ses actes et qu’avant de se prononcer, elle aurait à consulter les signataires du traité de 1839, à s’entendre avec ses confédérés et à compter avec l’opinion publique, dont le parlement était l’organe autorisé.

La réponse du ministre ne compromettait rien, elle ménageait notre dignité, elle était dans son ensemble modérée. Les politiques se servent des passions, mais ils ne les subissent pas.

M. de Bismarck prévoyait la guerre, mais il ne se souciait pas de la provoquer. Il réservait ce soin à la France. Il savait, par les dépêches de son ambassadeur à Paris, que l’empereur était exaspéré, que sa patience était mise à la plus rude épreuve et qu’après tant de mécomptes, sa dignité ne lui permettait pas de reculer. La Prusse jouait à coup sûr, elle devait gagner, quelles que fussent les éventualités. Si l’empereur relevait le gant, la France désarmée était perdue. S’il reculait, il était atteint dans son prestige, il se reconnaissait impuissant à la face de l’Europe, les destinées de l’Allemagne s’accomplissaient sans coup férir ; la prépondérance européenne lui était acquise. La modération était de l’habileté ; elle ne devait pas faire défaut, pour le moment du moins, au premier ministre du roi Guillaume.

Il avait donné satisfaction aux passions nationales, il lui restait à en atténuer l’effet, non pas en Allemagne, mais à Paris. Le comte de Goltz reçut l’ordre de voir l’empereur, de lui remettre la réponse du roi à l’invitation qu’il lui avait adressée pour l’exposition universelle. Il devait lui exposer l’état des choses à Berlin, protester des bonnes dispositions du ministre, dire qu’il ne méconnaissait pas ses engagemens et qu’il espérait qu’après l’ajournement du parlement, les passions une fois calmées, rien ne s’opposerait à ce qu’on reprît les négociations.

L’homme et le politique sont parfois en lutte. Les explications que M. de Goltz était chargé de donner à l’empereur semblaient témoigner d’une conscience troublée et quelque peu repentante.

L’empereur était indigné. Son parti était pris. Fort de son bon droit, il était résolu à ne pas reculer. Il songeait à la guerre. Il conférait avec le général Trochu, élaborait des plans avec le général Lebœuf, qui restait en permanence aux Tuileries. Le maréchal Niel, qui avait pris tardivement la direction du ministère de la guerre, s’efforçait de regagner le temps si tristement perdu par le maréchal Randon depuis le mois d’août. Il hâtait la fabrication des fusils Chassepot, achetait des chevaux et reconstituait le matériel engouffré au Mexique. L’armée d’Afrique recevait l’ordre de se concentrer sur Bône et Alger ; les divisions du Midi devaient se porter vers la ligne de Lyon ; la guerre se préparait, elle paraissait inévitable. M. de Moustier la prévoyait dans les dépêches qu’il adressait à M. Benedetti. Les renseignemens qu’il recevait lui prouvaient qu’elle était préméditée en Allemagne.

Voici ce qu’on lui écrivait de Francfort :

« Tout semble indiquer que le parti militaire l’emporte dans les conseils du roi Guillaume. Il n’attendrait qu’un prétexte diplomatique pour nous surprendre, nous accabler par le nombre et nous enlever au dehors, dès le début, notre prestige moral par la profanation de notre sol. Il se flatte qu’une invasion réveillerait à l’intérieur d’accablans souvenirs et permettrait aux agens allemands à Paris, mêlés aux ouvriers des faubourgs, de réaliser l’œuvre que méditeraient les partis hostiles. Toutes les mesures seraient prises, ayant été étudiées et préparées de longue main pour pouvoir ébranler au premier signal télégraphique une armée de près de six cent mille hommes. Dirigée contre l’ennemi traditionnel, animée du souffle patriotique et surexcitée par les appétitions qui se sont manifestées dans la dernière guerre, elle aurait, on le croit du moins, une supériorité incontestable sur l’armée française, prise au dépourvu avec un armement mixte, incomplet et des cadres désorganisés. Le mouvement serait d’ailleurs si habilement combiné, car l’attaque se produirait sur deux points à la fois, que la question serait résolue avant que notre flotte fût en état de pénétrer dans la Baltique pour y frapper les coups qu’on appréhende de ce côté et avant que nos alliances projetées à Copenhague et à Stockholm eussent le temps de se conclure.

« Il est permis de se demander si, pour déjouer ces combinaisons il ne serait pas habile de pousser la modération jusque dans ses limites les plus extrêmes et s’il ne conviendrait pas, en s’appuyant sur la grande pensée qui a présidé à l’exposition universelle et sur le jugement des puissances, de rester impassible devant des excitations calculées. Ce serait isoler la Prusse moralement et la mettre en rébellion contre le sentiment de l’Europe. Personne ne s’y méprendrait. Il n’est pas un homme sensé à l’étranger qui interprétât une pareille résolution solennellement émise dans le sens d’une faiblesse. Ce serait rejeter M. de Bismarck dans ses embarras intérieurs et lui enlever le moyen sur lequel il spécule pour unifier l’Allemagne, aujourd’hui encore si divisée. Le gouvernement de l’empereur prouverait en tout cas qu’un grand pays comme la France choisit son heure et qu’il n’expose pas les forces dont il est le gardien aux convenances d’un homme d’état téméraire. »

M. de Moustier ne s’était pas endormi. Dès les premières alertes, il avait pressenti les dispositions des puissances signataires du traité de 1839. Il avait recueilli à Londres et à Vienne des assurances de nature à le satisfaire.

Ni lord Stanley, ni le comte de Beust ne voyaient d’inconvénient à la cession du Luxembourg ; ils croyaient qu’un dédommagement nous était dû, et pour nous l’assurer, ils n’hésitaient pas à nous offrir leur concours diplomatique. La Russie seule donnait à réfléchir au ministre des affaires étrangères. L’attitude de sa diplomatie manquait de netteté, elle était contradictoire. M. de Budberg tenait « un langage encourageant ; » il faisait bon marché « du territoire sacré de la Germanie ; » il blâmait les procédés de la Prusse et laissait entendre « qu’on n’était pas content d’elle à Pétersbourg. » Mais à Berlin, M. d’Oubril se montrait réservé avec notre ambassadeur, il évitait de s’épancher avec lui ; il suivait d’un œil insouciant la transformation qui s’opérait en Allemagne ; il restait insensible aux violences que subissaient les princes allemands unis à sa cour par les liens d’une étroite parenté. Quant au prince Gortchakof, il parlait de l’Allemagne le moins possible ; il ne s’intéressait qu’aux affaires orientales. L’Orient était pour lui le pivot de la politique européenne. Il rehaussait sa tendresse pour les Candiotes et son mépris pour les Turcs par des citations de Corneille et de Voltaire. Il avait la passion de nos classiques, il les possédait à en remontrer à la diplomatie française. Mais le Luxembourg n’avait pas le don de stimuler sa verve littéraire. Lorsqu’il en parlait, il songeait à la Crimée et à la Pologne. Le caractère et le tempérament des hommes d’état varient à l’infini. Il en est de vaniteux ; on n’en connaît guère de modestes. Il en est de craintifs, d’irréfléchis et de téméraires, de chimériques et de réalistes : le prince Gortchakof était rancuneux. Il avait introduit dans la politique un élément dangereux : le ressentiment. C’est par ressentiment qu’il avait laissé écraser l’Autriche en 1866. C’est par ressentiment qu’en 1870, il assista impassible au démembrement de la France, et c’est avec des arrière-pensées ambitieuses inspirées par la rancune, qu’au début de l’affaire du Luxembourg, dans sa phase la plus aiguë, il se tenait dans une attitude équivoque et marchandait au gouvernement de l’empereur le concours résolu que lui donnaient l’Autriche et l’Angleterre.

L’empereur, d’habitude si facile à convaincre et à ramener, résistait aux instances pacifiques de ses entours. Les souverains personnifient la dignité et l’honneur de leur pays, et c’étaient la dignité et l’honneur de la France qui étaient en question. L’empereur n’admettait pas qu’il pût transiger. Les journaux officieux reflétaient sa pensée. « On n’ignore pas à Berlin, disaient-ils, que la France considère toute intervention de la Prusse dans la question du Luxembourg, comme contraire au droit international. Nous ne craignons pas de nous avancer trop en disant qu’à aucun prix la France n’admettra l’ingérence du cabinet de Berlin dans une affaire qui est de la compétence du roi de Hollande. On voit que ce n’est pas seulement la cession du Luxembourg qui est en jeu, mais une question d’indépendance intéressant tous les gouvernemens et sur laquelle il n’y a pas de transaction possible si les susceptibilités passionnées de l’Allemagne ne s’effacent pas. »

C’est en se plaçant à ce point de vue que M. de Moustier, après l’entretien de M. de Goltz avec l’empereur, mettait le gouvernement néerlandais en demeure de sanctionner contractuellement les arrangemens intervenus entre les deux souverains.

« Nous persistons, télégraphiait-il le 3 avril à M. Baudin, à considérer le roi comme personnellement engagé. Nous ne le compromettrons pas, mais il faut qu’il ne fasse aucune nouvelle démarche, comme celle qui a eu un si fâcheux résultat et dont M. de Bismarck se plaint amèrement. Il faut aussi que l’on ne permette pas que le prince Henri provoque dans le grand-duché des contre-manifestations ; cela est de la plus haute importance. »

M. de Zuylen était ébranlé ; il se sentait moralement engagé, il savait que déjà une partie du prix de cession était réglée. D’ailleurs les nouvelles qu’il avait reçues le matin même de M. de Bylandt étaient plus tranquillisantes ; la tourmente parlementaire paraissait conjurée, M. de Bismarck avait répondu en termes courtois à sa note du 31 mars. Le président du conseil s’était plu à reconnaître qu’il n’existait aucune solidarité entre le gouvernement hollandais et le Luxembourg ; il ne s’était pas prévalu de la manifestation du Reichstag pour s’opposer à la cession. M. de Zuylen connaissait aussi la démarche que le comte de Goltz venait de faire auprès de l’empereur ; il allait céder aux instances de M. Baudin lorsque le comte Perponcher s’annonça. Il venait déclarer que le cabinet de Berlin, en face du soulèvement de l’opinion publique allemande, se verrait forcé de considérer la cession du Luxembourg à la France comme un cas de guerre. « Le roi des Pays-Bas, disait-il, a la liberté de ses actes, mais il en a aussi la responsabilité, et s’il a vu jusqu’à présent dans la transaction qu’il poursuivait une garantie pour la paix générale, il est de mon de voir de le détromper. Mon gouvernement lui déconseille de la manière la plus formelle d’abandonner le Luxembourg à la France. »

M. de Zuylen se trouvait en face d’une sommation péremptoire ; il ne pouvait hésiter. Il épondit qu’il prendrait les ordres du roi. « Quant à la décision du gouvernement hollandais, disait-il, elle ne saurait être douteuse devant l’éventualité menaçante d’une guerre européenne. » Le cabinet de La Haye jouait de malheur. Il croyait, par la cession du Luxembourg, sauver la paix et se débarrasser d’une solidarité compromettante. Il croyait la France et la Prusse en parfait accord, et il se trouvait subitement placé entre l’enclume et le marteau, l’empereur le sommant d’exécuter ses engagemens et M. de Bismarck lui intimant l’ordre de ne pas les exécuter. Il était ramené aux plus mauvais jours de son histoire, à l’époque où Louis XIV, au sortir de la guerre d’Espagne, convoitant sa marine et son commerce, se préparait à envahir son territoire et adressait à Jean de Witt d’outrageantes sommations.

Il ne pouvait se faire d’illusions ; déjà des forces imposantes se concentraient sur ses frontières, et les états-majors prussiens ne semblaient attendre qu’un prétexte pour se jeter sur les lignes de la Meuse. « Tout porte à croire que la grande attaque, écrivait-on de Francfort à M. de Moustier, sera dirigée sur nos frontières du Nord ; c’est là que serait notre partie la plus vulnérable, et c’est sur ces frontières si rapprochées de Paris qu’on entendrait, en violant la neutralité belge, frapper les coups les plus décisifs. Dans ces combinaisons déjà en voie secrète d’exécution, le Luxembourg, dont la garnison va être sensiblement augmentée, servirait de point d’appui à l’aile gauche de l’armée. Les lignes de chemins de fer parallèles qui aboutissent à la Hollande et à la Belgique permettraient de jeter rapidement des forces énormes sur le théâtre de la guerre. S’emparer des Pays-Bas et couper, dès la première heure, toute communication entre l’armée française et l’armée hollandaise, telle serait la pensée de l’état-major prussien, si j’en crois les renseignemens d’un officier supérieur autrichien. Il les appuie sur quantité d’indices qui ne peuvent échapper à l’œil exercé d’un militaire et sur des conversations qu’il a eu l’occasion d’échanger avec des officiers prussiens[2]. »

M. Baudin revint à la charge ; ce fut en vain. Il eut beau rappeler les engagemens du roi, sa lettre à l’empereur, et mettre le cabinet néerlandais en demeure de choisir entre la France et la Prusse, sa parole, si écoutée autrefois, resta sans effet. Le gouvernement hollandais avait pris son parti irrévocablement, M. de Zuylen refusait de signer, prétendant que sa majesté avait subordonné ses engagemens avec l’empereur à l’adhésion de la Prusse et se retranchait derrière la sommation du cabinet de Berlin. Il disait aussi, pour colorer son recul, qu’un traité d’alliance était superflu et inopportun, que la communauté d’intérêts entre la France et la Hollande était trop étroite pour nous permettre le moindre doute sur l’attitude que prendrait le cabinet de La Haye en cas de guerre.

Le Luxembourg nous était refusé, l’alliance hollandaise nous échappait : nous étions échec et mat.

Il fallait songer à la retraite et sortir, sans y laisser notre honneur, de l’impasse où nous étions acculés. M. de Moustier ne devait pas faillir à cette tâche.

La France serait-elle en état de subir la guerre, et quels seraient ses alliés ? Conviendrait-il mieux de se renfermer dans une position expectante, d’éviter toute communication officielle avec le cabinet de Berlin, de renoncer provisoirement au grand-duché et de s’en remettre aux puissances signataires pour décider de l’évacuation du Luxembourg ? Telles étaient les graves questions qui s’imposaient aux méditations du gouvernement de l’empereur.

La parole était avant tout au ministre de la guerre. Sa réponse ne pouvait être douteuse, notre impuissance était manifeste. L’armée avait périclité entre les mains du maréchal Randon. Il n’avait rien vu pendant son long ministère de la transformation militaire qui, depuis 1860, s’opérait en Prusse. Il avait laissé la guerre s’engager à nos portes sans représenter à l’empereur que, si les événemens devaient forcer la France à intervenir pour sauvegarder ses intérêts, il n’aurait pa*s d’armée à mettre au service de sa politique. Il avait écrémé nos cadres, vidé nos arsenaux, épuisé nos crédits militaires pour satisfaire aux dévorantes exigences du Mexique. Aucune de nos places fortes n’était en état de défense ; nous n’avions ni effectifs, ni chevaux, ni munitions, ni matériel ; nous étions littéralement à la merci d’un coup de main. Tout était à créer et à refaire en face de la Prusse victorieuse, hautaine, menaçante.

Le maréchal Niel était un cœur patriotique et une vive intelligence. Il ne recula pas devant la tâche que l’empereur lui imposait tardivement. Il devait comme M. de Moustier succomber à la peine[3]. Il affirmait le succès sans y croire, il tenait à relever le moral de l’armée. À l’entendre, au jour des rencontres, la victoire ne serait pas incertaine. Il avait la verve gasconne, tempérée par la réflexion et le sang-froid. Il disait aux généraux découragés en face des provocations prussiennes : « Graissez vos bottes, messieurs, nous allons entrer en campagne. » C’était son expression favorite. Mais, dans l’intimité, en présence de ses aides de camp, il ne cachait pas ses tristesses. Il leur disait que jamais il ne donnerait à l’empereur le conseil de faire la guerre sans alliés et qu’il se ferait couper en quatre plutôt que de lui permettre de la provoquer.

On se sent soulagé devant de tels caractères ; ils vous l’ont oublier l’ineptie, le servilisme et la trahison. Ils relèvent le courage, car ils permettent d’espérer que la France, qui a eu à son service tant de capitaines et de politiques, retrouvera un jour des généraux et des diplomates dignes de ses destinées.

L’empereur était ulcéré des procédés de la Prusse. Le roi et son premier ministre oubliaient les services qu’il leur avait rendus en toutes circonstances. Ils méconnaissaient leurs engagemens, ils repoussaient son alliance. Ils lui refusaient, après s’être agrandis démesurément, une compensation insignifiante qui devait lui permettre de recouvrer son prestige et de réconcilier son pays avec les événemens de 1866. Il dut se soumettre cependant aux instances de ses ministres qui, tous, reculaient devant la guerre ; mais il ne se résigna qu’à son corps défendant et avec l’espoir de se relever avant peu d’une aussi humiliante défaite. Il pressait le maréchal Niel de redoubler d’efforts pour lui reconstituer une puissante armée, et M. de Moustier d’user de tous les stratagèmes de la diplomatie pour maintenir les choses en état pendant quelques semaines. Il avait sacrifié à de faux dieux, il l’expiait cruellement.

À la date du 1er avril, la question du Luxembourg n’existait pas pour les chancelleries. Tout s’était passé sous le manteau de la cheminée, en pourparlers secrets entre M. de Bismarck et M. Benedetti, entre l’empereur, M. de Moustier et le comte de Goltz. Elle n’avait été, entre le cabinet des Tuileries et celui de Berlin, l’objet d’aucun échange de notes ou de dépêches ; mais après les manifestations retentissantes du parlement du Nord, elle prenait du jour au lendemain le caractère d’une question européenne. La France et la Prusse allaient, se mesurant des yeux, s’expliquer et prendre position. M. de Moustier et M. de Bismarck adressèrent des dépêches circulaires à leurs agens ; elles étaient les premières pièces du procès ; elles exposaient à des points de vue différens les motifs, sinon les origines et les causes premières, du conflit qui éclatait subitement à l’occasion des négociations secrètes engagées entre l’empereur et le roi des Pays-Bas.

M. de Bismarck répondait un jour au parlement, qui réclamait un blue book, que les livres bleus, rouges ou jaunes ne contenaient en général que des documens insignifians, revus et corrigés, et que, pour sa part, il n’en publierait jamais. « Les seules dépêches vraiment intéressantes, disait-il, sont celles que les gouvernemens communiquent d’eux-mêmes aux journaux dans certains momens critiques ; elles méritent d’être lues attentivement, disait-il, car elles révèlent de sérieuses complications et préparent souvent l’opinion publique à la guerre. »

La circulaire de M. de Bismarck était ce qu’on appelle en langage diplomatique une dépêche d’alarme ; elle préparait l’Allemagne et l’Europe à la guerre. M. de Bismarck mettait l’empereur personnellement en cause, ce qui était peu courtois, et ce qui l’était moins encore, il le montrait entraîné inconsciemment à des résolutions inquiétantes pour la paix par les partis hostiles qui tramaient sa chute, et même par ses entours, qui méconnaissaient ses intérêts dynastiques. Il tenait à séparer le souverain du pays ; c’était une tactique, la même dont il devait se servir en 1870, mais en sens inverse, alors qu’il montrait dans les proclamations du roi l’empereur plus belliqueux que la France.

M. de Bismarck, comme de raison, exaltait les sentimens pacifiques et inoffensifs de la Prusse ; il se refusait à croire que l’empereur voulût porter atteinte au sentiment national de l’Allemagne, dont il ne pouvait ignorer l’intensité, pour le plaisir de s’annexer un petit pays sans importance territoriale ou stratégique. Il espérait qu’il ne compromettrait pas les fruits de sa sagesse passée, qu’il renoncerait au système d’agression et de convoitise du premier empire, dont on retrouvait les tendances dans une lettre récente du comte de Chambord et dans les discours de M. Thiers.

La dépêche était irritante au dernier chef. Il n’est pas d’usage de faire intervenir un souverain dans un document de chancellerie, de lui tracer une ligne de conduite, d’affecter pour ses intérêts dynastiques une sollicitude déplacée, de lui dénoncer ses amis et de prêter à ses adversaires des projets subversifs et antipatriotiques. Frédéric II avait peu de scrupules, il jouait et raillait volontiers ses adversaires, mais il n’avait pas les traditions poméraniennes ; il avait l’ironie légère, il s’inspirait de l’esprit de Voltaire.

La dépêche prussienne ajouta une blessure nouvelle à tant d’autres ; on n’en était plus à les compter, mais elle arrivait trop tard, déjà on était décidé à ne céder à aucune provocation. « La blessure reçue ici, il ne faut pas le dissimuler, écrivait M. de Moustier à la date du 6 avril, est profonde, et la confiance dans les intentions de M. de Bismarck d’autant plus justement ébranlée qu’on arrive difficilement à s’expliquer autrement sa conduite que par un piège tendu à notre bonne foi. Nous avons été bien près de la guerre ; des inspirations plus modérées ont heureusement prévalu. Beaucoup de personnes croient fermement que la Prusse a eu l’intention de nous y provoquer et nous y provoquera encore. On peut opposer cependant à cette opinion bien des faits et des raisonnemens. Bien peu croient que M. de Bismarck soit sincère quand il veut nous faire entendre, comme le comte de Goltz l’a essayé vis-à-vis de l’empereur et de moi, qu’après le départ du Reichstag les choses tourneront à notre satisfaction. Je m’arrangerai dans tous les cas pour laisser la porte ouverte à toutes les bonnes inspirations du cabinet de Berlin sans spéculer sur cette chance ; mais si M. de Bismarck a cherché une occasion préméditée de conflit, il ne la trouvera pas. »

Tout en laissant une porte ouverte aux bonnes inspirations du cabinet de Berlin, M. de Moustier procédait à une évolution diplomatique. Il opérait un mouvement de retraite et déplaçait la question en se retranchant sur un terrain inexpugnable. Il maintenait les engagemens contractés par le roi des Pays-Bas, mais il laissait le traité de cession en suspens[4]. Il s’adressait aux puissances signataires du traité de 1839, non pas pour les rendre juges de l’abandon du Luxembourg à la France, mais pour les mettre en demeure de se prononcer sur la légitimité des titres qu’invoquait la Prusse au droit de garnison. Il renversait la situation ; il forçait le gouvernement prussien, lié par les protestations du parlement contre l’évacuation de la place, à comparaître devant un tribunal européen pour s’y expliquer et défendre ses droits. Nous avions perdu la première manche, il s’agissait de ne pas perdre la seconde. Il fallait se couvrir, ne donner aucune prise à M. de Bismarck et ne lui fournir aucun prétexte. Les explications avec M. de Goltz n’étaient pas à craindre. Il les redoutait, il se dérobait ; son ministre s’était chargé de trahir son secret. Il ne cherchait qu’à dégager sa responsabilité de l’insuccès des négociations et à la rejeter sur M. Benedetti. Il le représentait comme un obstacle à l’intimité des deux gouvernemens, et lorsque M. de Moustier lui démontrait, pièces en mains, combien ces insinuations étaient injustes et déplacées, il jouait la stupéfaction et disait que M. de Bismarck était pour lui une énigme, qu’il ne s’expliquait pas la persistance qu’on mettait à Berlin, malgré ce qu’il écrivait, à prétendre que M. Benedetti poussait à la guerre.

M. de Moustier jouait serré, il s’était retranché sur la défensive, il était décidé à ne céder à aucune provocation. Mais il ne pouvait répondre de Berlin. Il appréhendait une querelle d’Allemand. Il savait qu’un ambassadeur, quelle que soit la mansuétude de son caractère, ne peut tolérer certains procédés ni certaines paroles sans les relever. Il ne voyait pas sans crainte les rapports avec le président du conseil et notre représentant s’aigrir de plus en plus. Ils en étaient aux récriminations, ils échangeaient des billets où perçaient d’amers ressentimens[5].

M. Benedetti représentait aux yeux de M. de Bismarck un passé incommode ; il était un reproche vivant. Il rappelait à un chancelier superbe et glorieux les promesses et les engagemens d’un ministre modeste et solliciteur ; sa présence mettait le politique en opposition avec les droits imprescriptibles de la morale. Un éclat était imminent. Il eût singulièrement aggravé les choses. M. de Moustier sut le conjurer en prescrivant à M. Benedetti de s’effacer, d’éviter toute rencontre avec le président du conseil, de n’échanger avec lui aucune communication officielle et surtout de se refuser à toute discussion sur la question du Luxembourg. La diplomatie française se mettait volontairement en quarantaine.

M. de Bismarck opérait de son côté une évolution caractérisée, mais en sens contraire. À trois jours de distance, il faisait litière des assurances tranquillisantes qu’il avait fait parvenir à l’empereur par le comte de Goltz. Il n’avait eu qu’un accès de modération, un retour fugitif de conscience. Les passions s’échauffant au lieu de se calmer, il se rejetait résolument dans le mouvement pour en conserver la direction et ne pas être débordé. Tout le monde voulait la guerre, le parlement et les généraux. M. de Moltke, seul, était écouté. « Nous sommes prêts, disait-il, et la France ne l’est pas. » On tenait l’occasion, il fallait la saisir et s’épargner d’éternels regrets. La campagne serait courte et glorieuse ; on prendrait du même coup l’Alsace et les lignes de la Meuse. Déjà les attachés militaires à Paris faisaient rafle de nos cartes et les expédiaient par ballots à l’état-major-général par l’entremise de banquiers prussiens. Ils savaient ce qui se disait et se faisait au ministère de la guerre. Ils étaient liés avec les officiers attachés à une ambassade pour laquelle il n’était malheureusement pas de secret. M. de Goltz avait à sa disposition tous les moyens d’information, il avait accès partout ; ce qu’il n’apprenait pas lui-même dans les salons, où le plus souvent se divulguent par vanité avec une déplorable insouciance les choses les plus secrètes, lui revenait par quelques-uns de ces personnages interlopes qui s’insinuent dans nos maisons, sont aux écoutes dans nos cercles, s’infiltrent dans notre presse, s’ingèrent dans nos débats et clabaudent contre notre diplomatie. On les tolère à Paris, on les recherche même, partout ailleurs on les reconduit à la frontière.

À aucun moment de son histoire, la France n’avait couru de si grands dangers. En 1870, elle eut du moins une armée de près de trois cent mille hommes à mettre en ligne. Elle avait un fusil supérieur au fusil à aiguille ; le matériel était en partie reconstitué, des forts détachés avaient été élevés à Metz ; on avait, tant bien que mal, combiné le mouvement et le transport des troupes. Mais, au mois d’avril 1867, nos portes étaient grandes ouvertes à l’invasion, et peut-être les officiers prussiens n’exagéraient-ils pas quand ils disaient tout haut qu’avant quinze jours ils seraient à Paris. » J’en suis réduit, me disait alors le général Dacrot, à fermer les portes de la citadelle de Strasbourg, sous prétexte de réparations aux ponts-levis, mais en réalité pour me mettre à l’abri d’un coup de main. » La guerre était imminente, et il n’y avait pas un canon sur les remparts, toutes les batteries étaient démontées ; les pièces et les affûts étaient entassés pêle-mêle à l’arsenal, il n’y avait ni munitions, ni approvisionnemens ; il aurait fallu plusieurs mois pour mettre la place en état de défense. L’événement devait prouver en 1870 que le péril que nous avions couru en 1867 n’avait pas servi d’enseignement[6].

L’empereur, après avoir poursuivi et déserté successivement toutes les alliances, se trouvait isolé à l’heure la plus difficile de son règne. Sa santé donnait à réfléchir ; l’avenir de sa dynastie apparaissait précaire, et on ne se lie pas volontiers avec un gouvernement sans lendemain, discuté et défaillant. D’ailleurs ce n’est pas sous le coup des événemens que se contractent les alliances, si elles n’ont pas été préparées de longue main et si elles ne reposent pas sur une conformité d’intérêts. Mais l’empereur pouvait du moins compter sur l’assistance diplomatique de l’Autriche et du gouvernement anglais. Déjà elle lui était assurée. Il était certain que l’action sympathique de la reine Victoria, si fidèle au culte du passé, et de lord Clarendon, l’ami de sa maison, ne lui ferait pas défaut. Il avait lord Cowley sous la main, et son ambassadeur à Londres, le prince de La Tour-d’Auvergne, avait su, par le charme de sa personne et la grâce légèrement caustique de son esprit, gagner l’amitié et la confiance du ministre des affaires étrangères, lord Stanley, aujourd’hui lord Derby. C’était beaucoup d’avoir l’appui moral de la reine Victoria et de son cabinet à opposer aux provocations de la Prusse, car s’il est une puissance au monde qu’elle tienne en sérieuse considération et avec laquelle elle ne se brouillera jamais à la légère, c’est la Grande-Bretagne. Elle redoute son obstination, elle connaît ses ressources, son influence sur l’opinion publique du continent, elle la sait capable, malgré d’apparens effacemens, de fomenter de redoutables coalitions.

L’Autriche, en intervenant, ne s’inspirait pas, comme le gouvernement anglais, de l’affection des deux souverains, ni des souvenirs d’une alliance glorieuse. L’empereur n’avait aucun titre, ni à ses sympathies, ni à sa reconnaissance ; il ne lui avait jamais fait que du mal ; il avait médité, poursuivi et consommé ses désastres. Il était permis au gouvernement autrichien de savourer le plaisir des dieux : il n’avait qu’à se croiser les bras. Mais c’était sacrifier l’avenir au passé ; il s’affaiblissait en laissant affaiblir la France, il se livrait à la Prusse et perdait sa dernière chance de relèvement.

L’empereur François-Joseph, dans sa détresse, avait appelé dans ses conseils un ministre à la fois étranger et protestant. Sa capacité n’était discutée par personne ; on avait dit de lui qu’il était un géant dans un entresol ; c’était le comte de Beust, l’ancien ministre dirigeant du roi de Saxe, qui, dans un jour d’orgueil, n’avait pas craint de dire qu’il fallait effacer de l’histoire d’Allemagne « l’épisode de Frédéric II. » Il était actif, remuant même, c’est du moins ce qu’on lui reprochait dans la vieille Allemagne. Il troublait inconsidérément le sommeil de la diète ; il y soulevait toutes les questions, il mettait aux prises l’orgueil autrichien avec la vanité prussienne. Il se souvenait de la maxime de Louis XI : « diviser pour régner. » Son rêve était la triade, le groupe des petits royaumes majorisant la Prusse ou l’Autriche, en passant de l’une à l’autre. Telle était sa politique ; mais s’il voulait la fin, il reculait devant les moyens. Il manquait à ce système de bascule un facteur indispensable, l’appui de l’étranger. Il le reconnut trop tard lorsque, après Sadowa, il courut à Vichy demander l’assistance d’un souverain impotent.

Le comte de Beust avait la passion de la dépêche, il maniait la plume avec élégance et dextérité, il se mirait dans sa prose au point d’adresser, au nom de la Saxe, des notes comminatoires à l’Angleterre. Il avait, comme le prince Gortchakof, l’amour de nos poètes, mais il était de l’école romantique ; aux imprécations de Camille et aux fureurs d’Achille il préférait la Ballade à la lune. Tant qu’il s’était trouvé renfermé dans une petite cour, ses qualités apparaissaient comme des défauts. Mais le cadre s’étant élargi, tout s’harmonisait et se proportionnait subitement. Ses grandes aptitudes avaient trouvé leur emploi : son activité et sa merveilleuse intelligence s’appliquaient à la régénération d’un grand état en décomposition. Il trouvait, dès la première heure, la formule que l’empereur François-Joseph cherchait en vain. Réconcilier avant tout la Hongrie avec l’empire, serait-ce au prix des plus grands sacrifices, pour en faire un élément d’ordre et de force ; satisfaire par des institutions libérales les provinces allemandes, qui formeront toujours la base fondamentale de la monarchie, à moins que l’Autriche ne disparaisse ; neutraliser l’élément tchèque par des concessions habilement ménagées à l’élément polonais ; reconstituer l’administration, lui imprimer une direction énergique et vigilante ; rénover le crédit en mettant de l’ordre dans les finances, tel était le programme que le comte de Beust traçait à son souverain d’adoption et qu’il se mettait en de voir d’appliquer aussitôt. On n’ignorait pas à Berlin les conceptions de M. de Beust, on les admirait même, mais on les tenait pour chimériques ; on s’apitoyait sur son sort ; on estimait qu’il succomberait à la tâche et qu’il serait écrasé par le rocher de Sisyphe.

Une plume magistrale, ou plutôt une de ces griffes qui laissent dans l’histoire des traces indélébiles, se plaisait à tirer son horoscope, il était désespérant.

« L’horoscope de M. de Beust est facile à tirer, disait le mystérieux devin. Il est et restera pour l’empereur François-Joseph, de langage et de manières, un étranger ; il essaiera en vain de faire entrer dans une série systématique de compartimens le développement historique de cet amalgame de nationalités qui s’appelle l’Autriche. Incroyable mélange de naïveté et de confiance en soi-même, il espère y arriver. Je ne l’en blâme pas : un homme d’état qui ne croit pas en lui-même est perdu d’avance. Mais à mon sens, il ne réalisera jamais ses plans. Déjà sa politique hongroise a infligé à son souverain une quantité d’humiliations…. M. de Beust est à plaindre ; c’est un homme d’état de grand talent, il eût fait un excellent ministre prussien. Mais il s’est condamné lui-même au destin de martyr des fautes de ses prédécesseurs et de ses propres erreurs. Qu’il se console, ce n’est pas lui qui a créé la situation actuelle. Il enlèvera quelques pelletées de terre de la montagne d’infortunes et d’iniquités qui pèsent sur l’Autriche ; mais la montagne restera debout jusqu’au jour où une éruption sociale la fera sauter. Je ne le verrai peut-être pas, mais c’est ainsi qu’elle s’écroulera, et ses débris raconteront à la postérité qu’il fut une fois, en Autriche, un ministre du nom de Beust, qui voulut transporter les montagnes. »


X. — L’ATTITUDE DE M. DE BISMARCK.

L’inquiétude avait gagné toute l’Europe : les chambres étaient réunies à Berlin, à Paris, à Londres et à La Haye, des interpellations étaient imminentes. Déjà le Reichstag avait parlé ; il l’avait fait sans mesure, avec passion ; il avait inauguré l’ouverture de l’exposition universelle à sa façon, par un cri de guerre. De tous les ministres forcés de s’expliquer, M. de Moustier était sans contredit le plus embarrassé. Il est des négociations qui ne supportent pas le grand jour, et jamais un gouvernement ne poussera l’abnégation et l’amour de la vérité jusqu’à avouer ses erreurs et ses déceptions. D’ailleurs, à l’heure où il était interpellé, le gouvernement impérial était tout aussi perplexe que les chambres sur l’issue de la crise. Il souhaitait et poursuivait la paix, mais il n’en était plus le maître. Il pouvait à son insu, d’un instant à l’autre, être surpris par la guerre. Les interpellations dans les momens critiques, lorsqu’une parole inconsidérée peut compromettre la paix, sont presque toujours une faute et parfois un crime. L’interpellation du mois de juillet 1870 a été funeste à la France, elle a affolé le gouvernement impérial, elle l’a précipité dans la guerre.

M. de Moustier évita le corps législatif. Il lut au sénat une déclaration calculée, incolore ; il lui apprenait ce que tout le monde savait, et il lui cachait ce que tout le monde voulait savoir. Il ne tenait pas à soulever des manifestations patriotiques ni à mettre les chambres françaises au diapason des chambres prussiennes. La circonspection lui était imposée ; le parti militaire, à Berlin, avait l’oreille dressée ; il n’attendait qu’un mot pour renverser la dernière et faible digue que M. de Bismarck opposait à ses ardeurs belliqueuses. Pour M. de Zuylen, la tâche était moins difficile ; il avait, il est vrai, engagé son pays, par crainte de l’Allemagne, dans une aventure périlleuse, mais il avait su virer de bord en temps opportun ; l’aventure avait tourné à son profit. La Prusse avait soldé sa défection à l’alliance française, par une renonciation, en bonne et due forme, à toutes les prétentions de la Confédération du Nord sur le Limbourg. Ce n’était pas un succès, c’était un résultat.

Le cabinet anglais ne fut pas moins sobre d’explications ; il aurait pu parler en toute liberté, car il n’était, à aucun titre, engagé dans le conflit ; mais il ne se souciait pas d’envenimer le débat et de compromettre par un langage trop indiscret le maintien de la paix, dont il était l’ami résolu. Mais il montrait, tout en approuvant la transformation de l’Allemagne, qu’il penchait plutôt vers la France que vers la Prusse, et il trouvait que le Luxembourg était une compensation territoriale bien minime en face des agrandissemens énormes que le roi Guillaume venait de réaliser.

C’est derrière les coulisses que se poursuivait le drame, en passant par mille péripéties tour à tour pacifiques ou menaçantes. La manœuvre de M. de Moustier avait troublé le jeu de la Prusse. Il devenait chaque jour plus évident que le cabinet des Tuileries ne prêterait pas le flanc, qu’il ne donnerait prise à aucune controverse, qu’il resterait impassible devant les provocations et que, fort de l’appui moral de l’Autriche et de l’Angleterre, il ne se laisserait pas entraîner au rôle de provocateur.

« J’engage nos ambassadeurs, écrivait M. de Moustier, à faire ressortir notre modération, à sonder l’étendue des préoccupations que la perspective d’une guerre européenne pourrait laisser à chacune des puissances et à chercher dans quelle mesure elles inclineraient à penser qu’il importe de ne pas laisser la France froissée et mécontente. »

M. de Bismarck, après avoir en vain tenté de résister à l’action des généraux s’appuyant sur l’opinion publique, avait renoncé à la lutte, et il allait, sans craindre la guerre, employer sa volonté à faire échouer les négociations que nous poursuivions avec les grandes puissances. La sommation qu’il avait adressée à la Hollande, la renonciation au Limbourg, concédée au cabinet de La Haye en échange de sa soumission, la continuation précipitée des arméniens, l’émission d’un emprunt, le langage de plus en plus irritant de la presse, tout autorisait à croire que la Prusse ne négligerait aucun effort pour empêcher l’ouverture d’une négociation générale et qu’en tout cas elle se refuserait à y participer.

« Nous nous trouvons en présence d’une situation, écrivait M. Benedetti, qui nous oblige, avant d’aller plus loin, à nous rendre un compte exact non-seulement des dispositions que les cabinets de Londres, de Vienne et de Pétersbourg apporteront dans la phase diplomatique, mais bien aussi de celles dont ils s’inspireront si nous devions recourir à l’emploi de la force. Nous devons nous mettre en mesure de ne laisser aucun doute dans leur esprit comme dans celui du cabinet de Berlin sur notre ferme résolution de triompher des obstacles que nous pourrions rencontrer. Il faut qu’on sache que nous sommes prêts à toutes les éventualités et que nous ne subirons pas un nouveau mécompte. Le succès, s’il peut être obtenu pacifiquement, est à ce prix. La Prusse reculera-t-elle ? Le roi, à l’âge où il est arrivé, osera-t-il se jeter dans de nouvelles aventures ? M. de Bismarck ne songera-t-il pas à la dernière heure au péril qui menace son œuvre ? Je ne saurais exprimer d’opinion. M. de Bismarck et le roi étaient, l’année dernière, les seuls Prussiens voulant la guerre contre l’Autriche ; ils pourraient se trouver seuls cette fois à vouloir la paix avec la France. Resteront-ils fidèles à leurs convictions si nous persistons à revendiquer le Luxembourg ? Je ne saurais le prévoir. M. de Bismarck n’a pas osé les affirmer devant le Reichstag et il ne craint plus de prendre une attitude belliqueuse. Et cependant il m’a ouvertement attribué, dans son dernier entretien, l’intention de provoquer une rupture entre les deux pays. J’ai relevé vivement ce propos, lui répondant que je n’avais à m’expliquer ni de ma conduite ni de mes intentions, mais que j’étais surpris d’entendre tenir un pareil langage par lui, qui s’était si souvent plaint de la persistance de mes démarches pour hâter la conclusion d’une alliance. » La diplomatie a aussi ses martyrs.

Pendant que M. de Moustier et M. Benedetti échangeaient leurs idées et passaient en revue les moyens les plus efficaces pour sortir avec les honneurs de la guerre d’une situation compromise, le comte de Beust entrait en lice. C’était sa première campagne diplomatique, c’était la première fois qu’il parlait au nom d’une grande puissance dans l’intérêt d’une cause précieuse, celle de la paix. Il se multipliait et mettait ses ambassadeurs sur les dents ; il s’efforçait de galvaniser le prince Gortchakof, il se concertait avec lord Stanley, il faisait entendre à M. de Bismarck, qui en avait grand besoin, le langage de la modération. Ses combinaisons étaient multiples ; il n’y mettait pas d’amour-propre d’auteur, il les modifiait suivant les chances qu’elles avaient d’être agréées. Mais il avait eu grand soin, avant de rien entreprendre, de bien définir la situation de l’Autriche. Il avait déclaré qu’elle resterait neutre et qu’elle ne prendrait conseil, dans le cours des événemens, que de ses intérêts propres. Ce n’était pas ce qu’on attendait à Paris, et encore moins à Berlin. Le gouvernement prussien s’imaginait que l’Autriche, battue, oubliant qu’elle avait été expulsée violemment de l’Allemagne, se rappellerait les liens du passé, et le gouvernement impérial se flattait qu’elle céderait à ses ressentimens et qu’elle chercherait à reprendre la situation dont elle avait été dépossédée. M. de Beust devait détromper à la fois le cabinet de Berlin et la cour des Tuileries.

« Vos derniers télégrammes, écrivait-il au prince de Metternich, à la date du 8 avril, dépeignent une situation des plus critiques. On serait alarmé à Paris de bruits d’alliance entre Vienne et Berlin, et vous me prévenez que l’empereur Napoléon pourrait bien faire une tentative pour se rapprocher de l’Autriche. Rien dans notre attitude ne justifie ce désir ni ces inquiétudes. Le gouvernement impérial ne s’est engagé d’aucun côté, il conservera sa liberté d’action et d’appréciation. Il est vrai que de Berlin et de Munich on nous a fait quelques avances. Nous y avons répondu poliment et évasivement. Vous verrez par la dépêche que j’ai adressée au comte de Trauttmansdorf que mon langage ne compromet en rien la pleine liberté que j’entends me réserver. » C’était une fin de non-recevoir que nous adressait M. de Beust ; elle coupait court aux ouvertures dont le prince de Metternich et le duc de Gramont s’étaient rendus les interprètes auprès du gouvernement autrichien. Mais, en nous refusant l’alliance, M. de Beust nous délivrait du moins d’un gros souci ; il nous rassurait sur l’issue des efforts que la cour de Berlin et la cour de Munich tentaient simultanément à Vienne.

À Berlin, M. de Beust tenait un autre langage. Il appelait avec une édifiante sollicitude l’attention du gouvernement prussien sur le danger de provoquer un aussi grand pays que la France ; il le priait de ne pas perdre de vue ses inépuisables ressources et surtout sa supériorité maritime, qui, disait-il ironiquement, condamnerait la Prusse à de puissantes diversions sur ses côtes et l’empêcherait de couvrir le midi de l’Allemagne. Il parlait avec affectation de la prospérité renaissante de l’Autriche ; il apprenait à M. de Bismarck, qui, on peut l’admettre, ne s’en réjouissait guère, que la question hongroise était résolue et que toutes les difficultés intérieures s’aplanissaient insensiblement. « Si nous voulions exercer une politique de représailles, disait-il d’un ton railleur, nous attiserions le feu, au lieu de nous appliquer à l’éteindre ; mais, en conseillant à la Prusse de se montrer accommodante, nous prouvons que nous sommes à l’abri de pareilles suggestions. M. de Bismarck préférerait sans doute à nos bons offices une alliance étroite. Mais il a l’esprit assez libre pour reconnaître qu’il nous devrait un prix proportionné à notre assistance et que nous ne sommes pas en situation de le stipuler. Ce serait à lui de nous l’offrir. Il nous en coûterait, fierté à part, d’élever aucune prétention qui serait de nature à amoindrir la grande situation que, depuis le traité de Prague, la Prusse a prise en Allemagne. »

C’était dire en termes voilés, mais transparens : Il vous plaît d’invoquer une solidarité que vous avez détruite ; mais avant tout, rendez à l’Autriche la situation qu’elle occupait jadis dans la Confédération germanique, et elle ne faillira pas à ses devoirs de confédéré. C’était dire aussi : Vous guettez les gens pour les abattre et les dépouiller, et vous vous imaginez, dès qu’il y va de votre intérêt, qu’il suffit d’un appel sentimental pour leur faire oublier qu’ils ont été battus et dépouillés.

Cette réponse, où l’ironie se mêlait à l’amertume, ne devait pas empêcher M. de Bismarck de parler de l’Autriche devant le parlement avec une sympathie déférente et d’y provoquer une manifestation enthousiaste. Il faisait ainsi d’une pierre trois coups ; il inquiétait la France, il rassurait les partisans de l’Autriche en Allemagne, et il encourageait les partisans de l’Allemagne en Autriche. C’était sa réplique à la réponse railleuse de M. de Beust.

On en revenait toujours à la même question : que veut M. de Bismarck ? Il semblait qu’il fût l’absolu dispensateur de la paix et de la guerre. C’était trop augurer de sa volonté et surfaire son influence. Ses dispositions variaient suivant les circonstances ; elles étaient alternativement pacifiques ou belliqueuses. Il comptait avec les généraux et le parlement, mais il comptait aussi avec l’Europe. Il n’avait pas de parti-pris ; il réfléchissait sur son échiquier, il méditait toutes les combinaisons, attendant le jeu de son adversaire pour faire avancer ou reculer ses pions. Sa responsabilité, sa gloire, étaient engagées. Il n’entendait pas les compromettre témérairement. Son audace était prudente. Il tâtait avant tout le pouls de l’Allemagne, et s’assurait si sa presse, qu’il avait déchaînée contre la France, accélérait ses pulsations patriotiques. Il se demandait si les cours méridionales répondraient à son appel, et si, en cas de revers, elles ne lui feraient pas défection. Elles manifestaient des hésitations, elles exprimaient des craintes, elles invoquaient leur désorganisation militaire[7], l’opposition des chambres, elles soulevaient le casus belli prévu par les traités d’alliance, elles craignaient d’être exposées aux premiers coups et réclamaient des garanties. Elles élevaient aussi des doutes sur la neutralité de l’Autriche, elles appréhendaient bien à tort les démonstrations militaires de l’Italie du côté des Alpes. Les journaux prussiens n’en disaient pas moins que tout le monde ferait son devoir ; ils ne doutaient pas de l’assistance résolue de l’Allemagne entière. C’était leur métier d’insulter la France et d’exalter les vertus germaniques. M. de Bismarck savait à quoi s’en tenir ; sa police le renseignait sur les dispositions des populations annexées ; elles lui étaient foncièrement hostiles. Il lui revenait que déjà s’organisait une légion hanovrienne et qu’autour de son drapeau viendraient se grouper tous les violentés d’Allemagne[8]. Le sentiment de l’Europe lui était contraire, l’opinion publique de tous les pays, protestait contre les exigences de sa politique. Les perplexités étaient permises. L’imprévu, qui joue un si grand rôle dans les événemens, pouvait renverser les calculs les mieux faits. Mais la situation se transformait du tout au tout si l’empereur, dont les susceptibilités étaient si peu ménagées et qui se mettait à couvert derrière les naissances, venait à fournir des prétextes, et de résigné devenait provocateur. Tout se justifiait alors ; la Prusse subissait la guerre ; l’opinion publique de l’Europe se retournait, l’Allemagne, était attaquée, le casus belli était flagrant, les cours du Midi n’avaient plus d’excuses. M. de Bismarck attendait, il restait impénétrable et demeurait inaccessible au corps diplomatique.

M. Benedetti l’évitait ; ils ne recherchaient ni l’un ni l’autre l’occasion de se rencontrer. L’ambassadeur se bornait à rendre compte à son gouvernement des appréciations de la presse, ce qui n’avait rien de réjouissant, et des idées qu’il échangeait avec ses collègues. Sa réserve était remarquée, elle donnait à gloser. On en concluait qu’il était animé de sentiment hostiles et que ses ressentimens le portaient à pousser son gouvernement à la guerre. Du reste, le mot d’ordre était donné ; on répétait en chœur dans les salons, dans les clubs, et même dans les entours du roi, comme s’il s’agissait d’une consigne, que la France voulait la guerre, que le Luxembourg n’était qu’un prétexte, que, loin d’être une garantie pour la paix, le sacrifice du grand-duché ne contribuerait qu’à aiguiser ses convoitises en affaiblissant l’Allemagne.

Aussi demandait-on à ouvrir les hostilités sans plus de retard, dans des conditions exceptionnelles, avant que la France fût armée, avec deux neutralités assurées, celles de l’Autriche et de l’Italie, et l’alliance russe, qui interviendrait au besoin, en cas de revers. « Aujourd’hui, disait le général de Moltke, nous avons pour nous cinquante chances ; d’ici ai un an, nous n’en aurons plus que vingt-cinq. »

Il est certain qu’en France les armemens étaient poussés avec une activité fiévreuse, mais personne ne pouvait s’y méprendre ; la défense seule les commandait. La presse prussienne en dénaturait sciemment le caractère, elle s’en autorisait pour pousser à un conflit et démontrer à l’Allemagne qu’elle en serait réduite à devoir, d’un jour à l’autre, se défendre contre une agression préméditée. La situation était des plus tendues ; on était à la merci des événemens, lorsque j’appris que le baron Charles Mayer de Rothschild, avec lequel j’entretenais de fréquentes et d’amicales relations, était revenu de Berlin. Il était intéressant de connaître ses impressions. Le baron Kart Mayer, comme on l’appelait, était un cosmopolite. Sans passions, il n’avait que des intérêts. Le succès l’avait attiré vers la Prusse. Il s’était fait nommer par l’ancienne ville libre membre du Reichstag ; sa présence donnait au parlement du Nord, assemblée de professeurs, de fonctionnaires et de hobereaux, l’éclat des millions. Il était « la grande attraction ; » on le montrait du doigt, sa vue éveillait des convoitises. On le fêtait à la cour, on le choyait dans le monde officiel, on tenait à faire sa conquête, on espérait que son patriotisme naissant lui ferait transporter le siège de sa maison à Berlin. Le nom célèbre des Rothschild manquait à la gloire de la capitale de la Prusse. Mais il s’était promis, par superstition, disait-on, de ne jamais déserter le berceau de sa famille et de sa fortune. Son existence était sévère, laborieuse ; elle était assombrie, par le souci de ses richesses. Il restait fidèle aux habitudes de ses pères ; son bureau ne dénotait rien moins que l’opulence, il protestait par la modestie et la vétusté de son mobilier contre le faste impertinent des nouveaux parvenus de la finance.

Il me tardait d’être renseigné. Tout était obscurité, incertitude, on passait d’heure en heure de l’espoir au découragement. L’argent est clairvoyant, le baron Karl avait la finesse de sa race et la perspicacité de sa maison. Il avait vu les choses de près, il pouvait me donner la note, me révéler peut-être bien des pensées secrètes. Voici ce que j’écrivais à M. de Moustier, au sortir de mon entretien.


« 17 avril.

« Le baron de Rothschild est revenu ce matin de Berlin ; j’ai eu avec lui un long entretien. Il m’a fallu quelques efforts pour le rendre intéressant, car, encore sous le charme de l’accueil dont il avait été l’objet, il reprenait sans cesse le récit de ses audiences et de ses invitations royales. Il avait vu M. de Bismarck la veille de son départ ; il l’avait laissé agité et nerveux. Sa santé était ébranlée ; il n’avait pas semblé à M. de Rothschild qu’il eût entièrement perdu l’espoir d’une solution pacifique, mais il ne cachait pas que, pour l’honneur militaire de la Prusse, l’évacuation de la place paraissait impossible. L’éventualité d’une grande guerre incalculable dans ses conséquences ne l’effrayait pas, car il disait n’avoir autorisé, ni par ses actes, ni par ses paroles, les exigences de la France. D’après M. de Rothschild, le premier ministre aurait des heures de perplexité, qui tantôt le porteraient à ne plus vouloir différer la réalisation de ses projets ambitieux et tantôt le feraient hésiter devant l’immense responsabilité qu’il est à la veille d’assumer. C’est dans ces momens qu’il se rappellerait les engagemens qu’il a pu contracter envers l’empereur, c’est alors aussi qu’il essaierait de réagir, jusqu’à offrir sa démission, contre les tendances qui dominent dans le cabinet militaire du roi. Ce seraient ces hésitations qui expliqueraient le langage contradictoire de la presse semi-officielle, tantôt rassurant, tantôt comminatoire.

« Quant aux alliances, M. de Rothschild n’a pu émettre que des suppositions. Il dit que les rapports entre Berlin et Pétersbourg n’ont jamais été plus intimes. Il présume que l’attitude de la Russie, qui paraît être pour le moment celle de la neutralité, prendrait son véritable caractère si la guerre venait à éclater. S’appuyant sur la Roumanie, entièrement sous sa dépendance, par l’influence qu’y exerce la cour de Prusse, la Russie tiendrait l’Autriche en échec et marcherait résolument vers le but traditionnel de ses ambitions.

« Il est d’autres impressions que M. de Rothschild a rapportées de son séjour à Berlin ; elles cadrent malheureusement avec les appréciations que je n’ai cessé d’émettre. D’après lui, l’armée prussienne n’aurait jamais été dans un état plus admirable, animée d’un sentiment plus vif de sa force et de son invincibilité. Son armement et son approvisionnement seraient au grand complet. Les coffres-forts de l’état regorgeraient d’argent ; on aurait des fusils, des canons, des chevaux à revendre, selon l’expression du général de Roon, c’est-à-dire de quoi en fournir à tout le midi de l’Allemagne.

« On dit à Berlin que nous manquerons d’hommes, exercés bien entendu, que tous nos préparatifs se ressentiront de la hâte avec laquelle ils auront été exécutés. On ne douterait pas de l’assistance la plus patriotique de l’Allemagne et l’on serait certain, tout en reconnaissant les grandes qualités qui distinguent notre armée, son élasticité et son intelligence, que le succès infaillible serait du côté de la Prusse. Votre excellence reconnaîtra toute la gravité de ces confidences. Je les lui transmets sans retard, car elles viennent d’un homme intelligent qui sait en général voir les choses sous leur véritable jour ; avec la perspicacité qui a toujours caractérisé sa famille. J’ai eu soin d’ailleurs, dès le début de cette lettre, de ne pas vous cacher que j’avais retrouvé M. de Rothschild, qui a le culte des têtes couronnées, sous le charme des attentions dont il a été l’objet à la cour de Prusse. »

Tout en Allemagne, vers le milieu d’avril, sentait la poudre. Les officiers, si circonspects d’habitude, ne cachaient plus que leurs régimens étaient kriegsbereit (prêts à marcher) et qu’ils n’attendaient plus qu’un signal pour s’ébranler. On disait que les portes de Rastadt allaient s’ouvrir à une division prussienne, que la garnison de Mayence, déjà forte de vingt mille hommes, serait doublée, que toutes les places, le long du Rhin, étaient approvisionnées et munitionnées, que les chemins de fer étaient requis pour le transport des troupes, que les généraux commandans avaient reçu leurs dernières instructions sous pli cacheté. On annonçait aussi que des plénipotentiaires militaires allaient partir pour le Midi et sommeraient les gouvernemens de procéder sans plus de retard à l’exécution des traités d’alliance. On parlait enfin de l’arrivée du général de Moltke à Mayence et de celle du prince royal à Darmstadt. Les journaux inspirés donnaient à ces rumeurs de véhémens commentaires ; il engageaient la dignité du gouvernement en disant que jamais les régimens prussiens ne sortiraient de Luxembourg ; ils outrageaient l’empereur, ils terrorisaient les souverains et les ministres hésitans, ils signalaient à la vindicte publique ceux qu’ils suspectaient d’avoir des sympathies pour la France.

Il est des émotions réservées aux diplomates à la veille d’une guerre, au milieu de populations hostiles. Les cris et les imprécations haineuses qui éclatent autour d’eux s’adressent à leur pays ; les régimens et les canons qu’ils voient défiler se portent à leurs frontières ; leurs relations, leurs amitiés se relâchent et parfois se brisent ; des regards sombres et courroucés s’attachent sur eux, ils ne représentent plus que l’ennemi. Leurs anxiétés sont poignantes ils ont conscience du danger, ils se demandent s’ils ont rempli leur devoir, si leur clairvoyance n’a pas été en défaut, s’ils n’ont rien à se reprocher ; ils voient leur patrie envahie, ils pressentent que bientôt ils n’auront plus de foyer natal. C’est dans l’une de ces heures où l’on ne sait à quoi se prendre qu’on m’annonça la visite d’un officier supérieur prussien. C’était le colonel de Cohenhausen, je puis bien citer son nom, car le sentiment qui inspirait sa démarche est de ceux qui honorent. Il avait été dans le temps l’hôte de l’empereur et son collaborateur lorsqu’il travaillait à la Vie de César. Il avait gardé de la bienveillance de son accueil un touchant souvenir. Il venait, avant de partir pour Coblentz où l’appelait son service, me supplier d’ouvrir les yeux à mon souverain et de le sauver d’une perte qu’il disait certaine.

Il ignorait la pensée stratégique de l’état-major-général, il ne se doutait pas qu’il s’agissait d’une conspiration militaire, il n’était pas du complot, mais il avait foi dans la supériorité de l’armée prussienne. Il croyait, comme tout le monde, que la guerre entrait dans les desseins de la France que, depuis 1866, elle la poursuivait sans relâche ; il était convaincu que l’empereur, sans s’en douter, était victime d’un piège, que les partis hostiles, en excitant les passions nationales, n’avaient en vue que la perte de sa dynastie. Il me suppliait en termes émus, et comme s’il avait à cœur de s’acquitter d’une dette de reconnaissance, de l’éclairer et de ne pas lui cacher que, s’il jetait le gant à l’Allemagne, il s’engagerait dans une lutte inégale qui lui serait mortelle. Le colonel de Cohenhausen était un savant, il avait étudié les Commentaires de César, mais il n’avait pas lu la Correspondance de Frédéric II.


G. ROTHAN.

  1. On dit que, quelques instans avant l’ouverture de l’exposition, l’empereur avait reçu du Mexique des dépêches laissant pressentir la fin tragique de l’empereur Maximilien. Dans la soirée, il recevait les nouvelles les plus alarmantes de Berlin. C’était une journée fatidique.
  2. La confiance de l’empereur dans les dispositions de la Prusse était si absolue au début de la négociation, que le commandant Stoffel fut autorisé à venir à Paris pour prendre auprès de sa personne le service d’officier d’ordonnance. C’est en face d’une situation que je tenais pour périlleuse et en l’absence de tout attaché militaire en Allemagne pendant l’année 1867, que j’engageais une active et volumineuse correspondance avec le ministre de la guerre par l’intermédiaire du département des affaires étrangères.
  3. Sa mort causa en Allemagne un véritable soulagement. On comprit que la France venait de perdre le seul homme capable de hâter et de mener à bonne fin la réorganisation de son armée.
  4. Dépêche de M. de Moustier à M. Baudin, 5 avril. — « Nous considérons toujours le roi des Pays-Bas comme lié envers nous par ses engagemens dont nous seuls pouvons le relever. Nous maintenons la situation sans la forcer et sans vouloir créer au roi des embarras nouveaux. »
  5. M. Benedetti, informé par un de ses secrétaires que des officiers avaient annoncé au club la mobilisation du 7e et du 8e corps d’armée, avait demandé des explications au président du conseil. M. de Bismarck l’avait mis en demeure de lui fournir le nom de ces officiers : c’était lui demander de jouer le rôle de délateur, il s’y refusa catégoriquement. Voici les billets qu’ils échangèrent à ce sujet : « Monsieur l’ambassadeur, le bruit dont fait mention votre billet d’aujourd’hui est aussi peu fondé que celui dont vous m’avez fait l’honneur de m’entretenir dans votre billet de dimanche. Je regrette d’ailleurs, monsieur l’ambassadeur, que vous n’ayez pas encore eu la bonté de me dire sur quoi se basaient les renseignemens que M. de Ring avait fournis et qui avaient donné lieu à votre interpellation précitée. »
    « Monsieur le président, je n’ai pas besoin de vous faire remarquer dans quel sentiment j’ai eu recours, en cette circonstance, à votre obligeance et à votre autorité, ni de vous rappeler que je vous ai désigné la réunion où ces rumeurs avaient été recueillies. J’aime à croire que vous voudrez bien me dispenser de vous fournir de plus amples renseignemens qui pourraient donner lieu à des mesures de rigueur. »
  6. La Politique française en 1866. Voyez la Revue du 1er octobre 1878.
  7. Lettre de M. Benedetti, 16 avril. — « M. de Montgelas aurait reçu l’ordre de ne pas laisser ignorer au président du conseil que la Bavière ne saurait dans un court délai se mettre en mesure de prêter à la Prusse un concours armé. Il a fait remarquer que l’organisation militaire des états du midi n’était pas encore définitivement arrêtée et que les mesures qu’elle comporte mettraient à la charge des populations des dépenses nouvelles, qu’elles ne sont pas en état de supporter après les sacrifices que leur a imposés la dernière guerre et les contributions stipulées par les traités de paix. »
  8. Un envoyé du roi George, le comte Meding, était venu à Paris porteur d’une protestation contre la Prusse, revêtue de milliers de signatures, recueillies non-seulement en Hanovre, mais dans tous les états annexés. Il désirait la remettre à l’empereur et sollicitait le concours du gouvernement français pour l’organisation d’une légion militaire. M. de Moustier refusa de se prêter aux vœux du roi George. Il ne voulait à aucun prix fournir un prétexte à la Prusse. Il n’entendait retourner les naines particularistes de l’Allemagne contre elle que le jour où toutes les chances de la paix seraient irrévocablement perdues.