L’Affaire du Luxembourg
Revue des Deux Mondes3e période, tome 48 (p. 600-623).
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VI.

LA CONFÉRENCE DE LONDRES. — L’INCIDENT DES ARMEMENS. — LES SOUVERAINS À PARIS.


XIII. LA CONFÉRENCE DE LONDRES.

Les perplexités étaient grandes à Berlin, à la fin d’avril, à en juger par les contradictions qui se manifestaient, à l’intérieur, dans le langage de la presse et du monde officiel et, au dehors, dans celui de la diplomatie. Tandis que M. de Goltz, à Paris, déplorait avec une feinte indignation que M. de Bismarck tolérât les violences de sa presse et disait qu’il ne fallait pas se préoccuper des agissemens du ministre, les intentions du roi étant pacifiques, M. de Bernsdorff, toujours cassant, déclarait à Londres que la Prusse n’évacuerait le Luxembourg dans aucune hypothèse. M. de Thile, interpellé par lord Loftus, avait beau le désavouer et certifier que les propos décourageans qu’il tenait à Londres ne lui étaient aucunement prescrits par ses instructions, il n’en démordait pas.

Le roi seul, vivement impressionné par la lettre de la reine Victoria, paraissait fixé dans ses résolutions. Son attitude ne se démentait plus, elle restait invariablement conciliante ; les rares dépêches d’un caractère pacifique que publiait l’agence Wolff, sortaient de son cabinet. On savait aussi que, dans une audience de congé donnée au ministre de Suisse, il avait exprimé le ferme espoir que la paix ne serait pas troublée. Malheureusement, peu d’heures après, le prince royal disait dans ses salons que la guerre lui paraissait désormais inévitable, et ce propos, reproduit par les journaux, provoquait aussitôt dans toutes les bourses d’Europe une baisse énorme sur les fonds publics. Que fallait-il penser de ces déclarations si radicalement inconciliables, recueillies dans la même journée de la bouche du souverain et de celle de l’héritier du trône ?

Il était évident qu’il se poursuivait dans l’ombre une lutte secrète, pleine de péripéties, entre ceux qui voulaient précipiter le dénoûment et ceux qui inclinaient pour l’ajournement de la guerre. Il en coûtait aux généraux de perdre l’occasion d’en finir avec la France. Ils tentaient de suprêmes efforts pour provoquer la lutte, ils se servaient de nos arméniens, dont ils exagéraient le danger, pour entraîner le gouvernement à leur suite. Le roi des Belges, toujours à Berlin, ne cachait pas à M. Benedetti que l’état-major-général suivait nos préparatifs d’un œil inquiet, qu’il les disait plus avancés qu’on ne le supposait et qu’il allait jusqu’à prétendre qu’avant peu nous aurions sept cent mille hommes à mettre en ligne. M. de Bismarck, de son côté, affirmait dans un entretien avec le ministre d’Autriche que nos arméniens prenaient un développement tel que la Prusse se verrait obligée de recourir à des mesures défensives. À l’entendre, tandis que la Prusse évitait toute provocation, l’empereur était entraîné à la guerre malgré lui, le Luxembourg n’était qu’un prétexte ; il se plaignait avec animation de nos préparatifs continus et avec amertume du langage de nos journaux officieux. M. de Wimpfen appelait en vain son attention sur les attaques véhémentes que la Gazette de l’Allemagne du Nord et la Gazette de la Croix dirigeaient sans relâche contre le gouvernement et même contre la personne de l’empereur ; il ne se laissait pas convaincre. Les violences de la presse prussienne éveillaient dans toute l’Europe de vives inquiétudes. On s’en alarmait particulièrement en Angleterre. Elles étaient d’un fâcheux présage pour lord Stanley. L’affectation avec laquelle M. de Bismarck parlait de nos arméniens, comme s’il tenait à justifier sa conduite, lui inspirait de sérieuses appréhensions. Il reconnaissait avec le prince de La Tour-d’Auvergne que le gouvernement français manquerait à tous ses devoirs s’il se laissait prendre au dépourvu par un adversaire armé jusqu’aux dents et prêt à entrer en campagne. Il croyait la reine Augusta et le prince royal animés de sentimens pacifiques, mais impuissans à faire prévaloir les conseils de la modération. Ce qui l’inquiétait surtout, c’était l’étrange attitude de la Russie ; il disait que le prince Gortchakof ne parlait de l’affaire du Luxembourg que pour y mêler les affaires d’Orient. Toutes les chancelleries étaient convaincues qu’on en était revenu à Berlin à la tactique qui avait si parfaitement réussi en 1866 avec la Saxe et l’Autriche ; comme alors, pour ne pas assumer la responsabilité d’une agression préméditée, on affirmait qu’il ne restait plus à la Prusse désarmée et menacée qu’à prendre conseil de l’intérêt de sa sécurité et à recourir à l’offensive plutôt que de se laisser attaquer.

Tous les efforts tentés en faveur de la paix semblaient compromis lorsque la presse officieuse, sur un nouveau mot d’ordre, fit, au moment où l’on s’y attendait le moins, une brusque volte-face. Elle disait que, la France s’étant amendée dans son attitude, il n’y avait plus lieu de désespérer du maintien de la paix. Ce n’était pas l’attitude de la France qui s’était modifiée, c’était la Prusse qui, ébranlée par les remontrances parties à la fois de Londres, de Vienne et même de Saint-Pétersbourg, se soumettait enfin à la pression de l’Europe ; le gouvernement impérial n’était sorti ni par un acte, ni par une parole de la position strictement expectante dans laquelle il se cantonnait depuis le 5 avril. Les journaux officieux préparaient l’opinion à l’évolution qui s’opérait dans les conseils du gouvernement. M. de Bismarck venait en effet de déclarer, officiellement cette fois, à M. d’Oubril, qu’il acceptait la conférence et que, sous certaines conditions, il consentirait à l’évacuation du Luxembourg, Il restait à déterminer le mode d’invitation et à arrêter le programme des délibérations.

Tout le monde demandait à être de la conférence. Le Danemark, le Portugal, l’Espagne, la Belgique et l’Italie sollicitaient leur admission, c’étaient les ouvriers de la dernière heure, ils se présentaient après la tourmente. Leurs prétentions étaient peu justifiées, celles du cabinet de Florence surtout n’étaient pas soutenables, au dire même du comte de Bismarck[1]. L’Italie n’était qu’une expression géographique à l’époque où s’étaient signés les actes de 1839, et, sauf quelques démarches platoniques tentées à Berlin, elle avait fait la morte tant que la France était en péril. Elle se disait l’amie de tout le monde, elle se dérobait en invoquant à Berlin les souvenirs de 1859, à Paris ceux de 1866. Elle soutenait qu’il lui était difficile de s’engager, soit d’un côté soit de l’autre, car si, avec l’aide de la France, elle avait commencé sa délivrance, c’était avec le concours de la Prusse qu’elle l’avait achevée[2]. Mais ses sympathies, malgré ses assurances officielles, se reportaient plutôt vers la Prusse[3]. Déjà le comte Arese et le marquis Pepoli, qui jadis faisaient la navette entre Florence et Paris, pour arracher à l’ami et au parent des concessions que le souverain aurait dû leur refuser, ne passaient plus les Alpes. Le gouvernement italien n’avait plus d’illusions à entretenir aux Tuileries ; il n’avait plus rien à demander. Il secouait une tutelle qui lui pesait, il s’irritait, non sans motifs, des reproches d’ingratitude dont il commençait à être l’objet ; il n’admettait pas que la reconnaissance pût servir d’argument en politique, il se tenait pour dégagé par la cession de Nice et de la Savoie. Il ne consultait plus que ses intérêts personnels, qui, partout, dans la Méditerranée, à Tunis, à Constantinople, en Égypte, en Palestine se trouvaient en opposition avec ceux de la France[4]. Si bien qu’au moment où nous étions menacés d’un conflit avec la Prusse, il méditait, sous l’inspiration d’un agent secret de M. de Bismarck, M. Bernardi, que notre diplomatie devait retrouver à Madrid en 1870, l’envahissement des États pontificaux, qui, quelques mois plus tard, aboutissait à Mentana, L’Italie était pour les Tuileries une espèce d’arche sainte ; elle était, on l’a dit un jour, le luxe trompeur de la politique impériale. Mettre son dévoûment et sa fidélité en doute, c’était toucher le souverain dans une de ses fibres les plus vulnérables. Aussi la tâche de notre légation à Florence n’était-elle pas aisée. Nos ministres et nos chargés d’affaires étaient partagés entre la crainte de déplaire et le sentiment de leur devoir. Ils savaient d’ailleurs que leurs appréciations revenaient aussitôt aux oreilles de la diplomatie italienne ; on lui faisait l’injure de croire, car on ne lui cachait rien, que l’amour qu’elle affectait pour la France allait jusqu’à lui sacrifier les intérêts dont elle avait la défense. L’empereur n’en recevait pas moins de sages avis. On ne lui laissait pas ignorer, au risque de le froisser dans ses illusions, qu’il n’avait rien à attendre de l’Italie et que, loin de nous prêter son assistance, elle spéculait sur les événemens pour violer la convention du 15 septembre et s’emparer de Rome.

L’attitude réservée, pour ne pas dire ambiguë, du cabinet de Florence donnait à réfléchir. L’empereur n’en tirait aucune moralité, sa foi n’en était pas ébranlée, il avait à cœur d’assurer à l’Italie, par sa participation à la conférence de Londres, la consécration de grande puissance et la sanction implicite des faits accomplis dans la péninsule. Il persistait à tenir l’alliance italienne pour certaine dans toutes les éventualités. Il puisait sa confiance dans les lettres qu’il échangeait avec le roi Victor-Emmanuel, dans les affirmations passionnées du prince Napoléon, et dans les protestations incessantes du chevalier Nigra et de M. Vimercati, son secret intermédiaire. Il oubliait que le roi Victor-Emmanuel, tout populaire, tout sincère qu’il pût être, était un souverain constitutionnel, et qu’au jour des épreuves, il aurait, avant de se souvenir de ses promesses écrites ou verbales, à compter avec son ministère et avec son parlement ; il le lui avait fait comprendre déjà le 4 juillet, au lendemain de Sadowa ; il devait le lui faire sentir plus cruellement encore au mois de juillet 1870.

La conférence serait-elle convoquée par les trois grandes puissances signataires ou par le roi grand-duc ? Les avis étaient partagés. La Russie, d’accord avec le cabinet de Berlin, se prononçait pour la convocation collective ; l’Angleterre, avec le cabinet de Vienne, préférait en laisser l’initiative au roi des Pays-Bas. Ce fut l’opinion du cabinet anglais qui prévalut. Il était moins aisé d’arrêter le programme. M. de Bismarck ne voulait pas se lier d’avance ; il entendait ne paraître à Londres que libre de tout engagement. Il n’admettait pas la prétention de lord Stanley de transformer la conférence en arbitrage et de soumettre à sa discussion un projet de traité tout libellé. L’évacuation, d’après lui, ne devait être que la conséquence et non la base des délibérations ; il réclamait, pour assurer la neutralisation du grand-duché, la garantie formelle et individuelle des puissances ; il réclamait aussi le démantèlement, pour bien montrer, disait-il, que la forteresse ne saurait plus désormais devenir un sujet de convoitise et de dissentiment entre la France et la Prusse. Il cherchait surtout à circonscrire le programme à la question du Luxembourg, afin de se prémunir contre les arrière-pensées de M. de Beust. Il craignait, à en juger par les rapports de M. de Wimpfen, que la diplomatie autrichienne ne voulût profiter de l’occasion pour mettre sur le tapis le traité de Prague et lui obtenir une garantie européenne[5]. Il se souciait peu de rendre compte du passé et encore moins d’enchaîner l’avenir.

Lord Stanley était un esprit timide, mais net et précis ; il lui répugnait d’ouvrir et de présider une conférence dont le succès n’eût pas été en quelque sorte certain. Il se méfiait des arrière-pensées de la diplomatie prussienne ; il était convaincu que M. de Bismarck, en prévision d’une guerre avec la France, tenait à engager l’Angleterre et à s’assurer son concours armé pour la défense du Luxembourg. Il disait qu’il n’y consentirait jamais, qu’il n’entendait pas promettre, même collectivement, ce qu’il n’avait pas l’intention de tenir. Il ne niait pas que la neutralisation n’entraînât la garantie, mais il soutenait que cette garantie n’impliquait pas nécessairement des mesures coercitives ; il croyait que les actes de 1839, couvrant la neutralité belge, devaient suffire. Il était prêt du reste à accepter toutes les rédactions, sous la réserve toutefois que, dans aucune éventualité, elles n’entraîneraient l’Angleterre à l’obligation de prendre les armes. L’attitude du ministère anglais exaspérait la diplomatie prussienne. M. de Bernsdorff reprochait à lord Stanley sa partialité pour la France, et il donnait à entendre que, s’il persistait à se montrer si mal disposé pour la Prusse, on pourrait bien s’arranger à La Haye sans l’Angleterre ; M. de Bismarck, de son côté, tirait des réserves formulées par lord Stanley d’étranges conclusions. Il insinuait à M. de Wimpfen que le gouvernement anglais, loin de se consacrer à la réconciliation de la France et de la Prusse, ne cherchait au contraire qu’à les brouiller. C’était peu vraisemblable, mais c’était jeter la discorde dans le camp des puissances. La presse officieuse reflétait l’irritation que l’obstination du cabinet de Londres causait à Berlin. « La politique des tories est misérable, disait-elle ; le langage de lord Stanley est ce qu’on peut imaginer de plus indigne. Nous ne l’oublierons pas, et lorsque la douzième heure aura sonné pour l’Angleterre, nous lui dirons à la manière anglaise que les jeunes lords n’ont qu’à s’organiser en milices pour se défendre. »

L’œuvre si laborieusement poursuivie par les cours médiatrices allait avorter devant les exigences de la Prusse et le refus obstiné de l’Angleterre. On était arrivé au 7 mai, jour fixé pour l’ouverture de la conférence, et à dix heures du matin, au moment où on allait se réunir, M. de Bernsdorff annonçait par un billet au ministre des affaires étrangères qu’il ne paraîtrait qu’autant qu’il serait donné satisfaction aux demandes de son gouvernement. Le cabinet de Berlin tenait à la garantie anglaise ; il en faisait la condition sine qua non de sa participation à la conférence ; peut-être aussi spéculait-il sur l’obstination de lord Stanley pour recouvrer la liberté de ses mouvemens. Il était réservé au prince Gortchakof d’assurer le succès des négociations, il avait abjuré les pensées amères, il oubliait la Pologne et la Crimée, il songeait à Gastein et à Biarritz. Les hommes d’état ont la vue longue : peut-être le prince Gortchakof entrevoyait-il déjà, derrière la coupole de Sainte-Sophie, le congrès de Berlin et ses désenchantemens. Son ambassadeur à Londres, le baron de Brünnow, était un diplomate de race, vieilli dans les chancelleries ; son esprit était inventif, il avait le don des protocoles. Il trouva la formule qui devait concilier les scrupules de lord Stanley avec les exigences du comte de Bismarck. La garantie ne s’exercerait pas individuellement et séparément, mais collectivement, ce qui laissait la porte ouverte aux interprétations. C’était donner une apparente satisfaction au cabinet de Berlin et permettre à lord Stanley de déclarer quelques jours après, en plein parlement, au grand déplaisir de la Prusse, que la garantie qu’il avait donnée au nom de l’Angleterre ne l’engageait pas sérieusement. « Notre garantie, disait-il, ne dépasse pas celle d’une société à responsabilité limitée (limited). » C’était le billet de La Châtre.

L’Europe, au moment où ses pensées commençaient à se reporter vers l’exposition universelle, avait eu la sensation frissonnante de la guerre. À l’annonce d’une conférence, ses alarmes s’étaient dissipées bien vite, car elle ignorait les causes secrètes du différend qui depuis un mois tenait tous les intérêts en suspens. Elle avait eu peine à s’expliquer que la possession d’un territoire litigieux de peu d’importance, poursuivie dans les menées d’une étroite et obscure négociation diplomatique, pût devenir la cause d’une conflagration générale sans que la raison publique eût le temps et la force de conjurer le péril. Elle ne se doutait pas que le Luxembourg n’était pour la Prusse qu’un prétexte, le terrain sur lequel elle comptait résoudre à son profit le problème allemand et affirmer par les armes sa prépondérance militaire et politique.


XIV. — L’INCIDENT DES ARMEMENS.

La joie en Europe était générale ; on se faisait fête d’aller à Paris, on accourait de tous côtés au rendez-vous pacifique auquel la France avait convié les peuples. Berlin seul résistait à cet entraînement ; les merveilles de l’art et de l’industrie le laissaient insensible. Tout le monde était mécontent : les officiers qui rêvaient une campagne glorieuse, et les spéculateurs qui, sur la foi des journaux inspirés et aussi sur des confidences émanant des personnages les plus hauts placés, s’étaient engagés dans le sens de la baisse pour des sommes énormes. Le parti militaire maudissait la diplomatie qui se jetait à la traverse de ses sinistres espérances ; il reprenait, pour réduire à néant les tentatives de conciliation, le thème des arméniens. Il voyait avec désespoir diminuer chaque jour les chances d’une guerre de surprise.

Si ses avis avaient prévalu, sans nous laisser le temps de nous reconnaître, deux cent cinquante mille hommes auraient envahi nos frontières dès le lendemain de l’interpellation de M. Bennigsen, avec la rapidité foudroyante qui avait présidé à la campagne de Bohême. Huit ou dix jours plus tard, le gros de l’armée, mobilisé, aurait coupé nos communications avec la Hollande, opéré un grand mouvement tournant sur nos frontières nord-est. On savait nos arsenaux à sec, les chevaux nous manquaient, le résultat ne pouvait être douteux entre deux armées, l’une subissant une guerre défensive improvisée avec des cadres désorganisés et un armement en voie de transformation, et l’autre bien supérieure en nombre, enivrée par de récentes victoires, avec des arsenaux regorgeant d’armes et de munitions et un plan de campagne étudié, combiné de longue date dans ses plus petits détails[6]. Rien ne paraissait plus facile alors qu’une guerre d’invasion.

Mais les quatre semaines gagnées par la diplomatie avaient permis au maréchal Niel d’organiser la défense en faisant des prodiges de célérité.

L’armée d’Afrique était prête à s’embarquer ; le camp de Châlons s’organisait dans une pensée de concentration avec des régimens tirés des garnisons les plus éloignées ; plus de six cent mille chassepots étaient livrés, on attendait des fusils d’Espagne et d’Amérique, des chevaux et des mules étaient importés de tous côtés, et la gendarmerie, provisoirement démontée, devait pourvoir aux besoins les plus urgens de notre artillerie et de notre cavalerie. Les officiers prussiens qui parcouraient nos provinces signalaient l’activité de nos arsenaux et les mouvemens d’hommes et de matériel sur nos chemins de fer. Si ces dénonciations parties de tous les coins de notre territoire et transmises par des agens voyageurs ou sédentaires exaspéraient les généraux prussiens, elles n’en donnaient pas moins à réfléchir au gouvernement. Il voyait disparaître de plus en plus les chances si inégales sur lesquelles il spéculait et chaque jour s’accentuer davantage la pression des puissances. L’occasion était passée. Il ne restait plus à la diplomatie prussienne qu’à battre en retraite et à clore l’incident qu’elle avait si perfidement soulevé. Mais elle se repliait la menace à la bouche ; elle reprenait même l’offensive pour entraver l’impulsion vigoureuse imprimée à nos préparatifs, pour impressionner les plénipotentiaires qui déjà étaient réunis à Londres et arracher à lord Stanley la garantie qu’il refusait obstinément.

Le gouvernement prussien en persistant dans ses récriminations jusqu’à la veille de la clôture de la conférence, dont le succès n’inspirait plus de doutes, semblait vouloir donner à l’Europe un étrange spectacle, celui d’apposer sa signature le même jour sur deux actes contradictoires, l’un consacrant la paix et l’autre ordonnant la mobilisation.

M. de Moustier était indigné de l’obstination calculée qu’on mettait à suspecter nos intentions et à dénaturer nos actes. « Je nie avec la dernière énergie, écrivait-il, que nous soyons à un degré quelconque dans la situation militaire que de faux rapports signalent au gouvernement prussien. Goltz n’hésite pas à le reconnaître hautement. Il y a là une véritable aberration, s’il n’y a pas un odieux calcul d’agression, comme l’an dernier vis-à-vis de l’Autriche. Si le parti militaire prussien devait continuer à compromettre la paix par des accusations systématiques et sans fondement, nous ferons appel à l’équité des cabinets européens, qui ne se méprendront pas sur le véritable état des choses. »

Le ministre prussien haussait les épaules. Ces protestations indignées le touchaient peu ; il avait son idée, il n’en démordait pas ; il lui convenait d’affecter la crainte, de transformer la France, qu’il savait impuissante, en croquemitaine, de la montrer menaçante, armée jusqu’aux dents. Il ne reculait devant aucun argument pour nous mettre en contradiction avec nos assurances pacifiques. Il en puisait partout, dans les rapports militaires, dans les dépêches politiques. Il nous les opposait en quelque sorte publiquement par des télégrammes expédiés en clair. Il dédaignait l’usage du chiffre, qui permet d’atténuer les réclamations irritantes. Peu lui importait notre amour-propre ; il entrait dans ses calculs de nous exaspérer et de nous entraîner aux résolutions que suggère l’indignation. Il devait recourir à un procédé analogue au mois de juillet 1870 ; il se servit alors, pour nous pousser à bout, d’une agence semi-officielle, l’agence Wolff, pour annoncer, dans une dépêche retentissante, que le roi, insulté par l’ambassadeur de France, avait refusé de le recevoir.

Voici ce que M. de Bismarck télégraphiait en clair au comte de Goltz, de façon à ce que personne n’en ignorât : « Le baron de Werther m’écrit de Vienne que le duc de Gramont reconnaît lui-même, contrairement aux assurances de son gouvernement, que les achats de chevaux en Hongrie pour le compte de la France ne discontinuent pas. » — « Je sais, ripostait aussitôt M. de Moustier, touché au vif par le procédé, dans une dépêche également non chiffrée adressée à M. Benedetti, que le gouvernement prussien, contrairement aux assurances de M. de Bismarck, poursuit ses mesures militaires de tout genre sur la plus vaste échelle et qu’il fait acheter des chevaux de tous côtés, en Hongrie, en Pologne et même en Irlande. » Le ministre français, à bout de patience, prenait à son tour l’offensive et retournait contre le gouvernement prussien les reproches dont il nous abreuvait. C’était une imprudence ; c’était perdre l’avantage du terrain sur lequel nous nous étions si heureusement retranchés ; c’était se découvrir et prêter le flanc à notre adversaire. M. de Moustier comprit à temps la faute qu’il venait de commettre ; il maîtrisa son indignation, se dégagea et rompit vivement en arrière en proclamant plus haut que jamais, par ses journaux et par sa diplomatie, sans s’arrêter aux clameurs prussiennes, les sentimens pacifiques de la France. Mais il avait beau insérer au Moniteur les communiqués les plus tranquillisans et manifester au sein de la conférence les dispositions les plus conciliantes, les agens prussiens n’en continuaient pas moins à faire partout grand tapage de nos préparatifs militaires et à nous prêter les plus noirs desseins. À les entendre, il ne restait plus à l’Allemagne, menacée d’une agression imminente, qu’à pourvoir sans délais à sa légitime défense.

« Il existe en France deux courans, disait M. de Bismarck à M. Benedetti, l’un diplomatique qui offre de sérieuses garanties ; l’autre militaire, qui pousse à la guerre. Les renseignemens envoyés par M. de Bernsdorff, sur les premières séances de la conférence, témoignent assurément des intentions pacifiques du gouvernement de l’empereur, mais les informations recueillies par l’état-major général démontrent que les préparatifs de la France excèdent les besoins de sa défense. » M. de Bismarck énumérait, sans en oublier une seule toutes les mesures prises par le maréchal Niel. C’était l’ouverture anticipée du camp de Châlons et le doublement de son effectif, l’armement de nos places fortes, l’achat de chevaux en Autriche, en Suisse et en Italie, la réunion d’un immense parc d’artillerie et de pontonniers à Metz, l’envoi de chaloupes canonnières à Strasbourg, la convocation des réserves de 1864 et 1865, le maintien sous les drapeaux de la classe de 1860. Il affirmait que la Prusse n’avait encore fait aucun préparatif et qu’elle n’aurait que le 8e corps d’armée à nous opposer, s’il nous plaisait de jeter inopinément cent cinquante mille hommes soit dans le midi de l’Allemagne, soit sur les Provinces Rhénanes. Ces affirmations ne cadraient guère avec les renseignemens que le gouvernement impérial recevait d’Allemagne. « L’armée est déjà mobilisée secrètement, écrivait-on, des avis affichés dans toutes les communes de la confédération du Nord invitent les hommes de la réserve à se tenir prêts à rejoindre leurs corps au premier appel. Il passe à Francfort, nuit et jour, des trains militaires se dirigeant sur le grand-duché de Bade. Hanovre reçoit une garnison de trente mille hommes ; toutes les places fortes sont ravitaillées et leurs garnisons mises sur le pied de guerre. Les compagnies sanitaires et les bureaux d’ambulances s’organisent silencieusement ; tous les corps actifs sont prêts à entrer en campagne, les ordres sont signés à l’avance. »

La France avait donné les gages les plus manifestes de son amour de la paix, elle avait résisté à toutes les provocations, elle en avait appelé à l’arbitrage de l’Europe, elle tenait à Londres le langage le plus pacifique, elle n’armait que pour se défendre, et on lui prêtait le dessein d’envahir l’Allemagne ! M. Benedetti, en réfutant les assertions des généraux prussiens, prêchait un converti. M. de Bismarck était forcé de reconnaître que leurs alarmes étaient peu justifiées, mais les militaires, disait-il, en affectant de subir leurs exigences, ne tiennent pas compte de l’état politique des choses ; il suffit qu’ils voient un danger pour se préoccuper de la défense, et la défense de la Prusse, d’après le général de Moltke, ne pouvait être garantie, au point où en étaient arrivés les armemens de la France, que par la mobilisation d’une partie, sinon de la totalité de son armée.

Le ministre ne cachait pas que l’ambassadeur du roi à Paris se montrait de plus en plus alarmé, sa correspondance faisait voir qu’il avait à cœur de dégager sa responsabilité personnelle. Fidèle à ses habitudes, M. de Goltz nous dénonçait à la vindicte de son gouvernement, tandis qu’il rassurait l’empereur et s’indignait au ministère des affaires étrangères « du bruit ridicule » qui se faisait à Berlin au sujet de nos armemens. « Les rapports qui ont si vivement impressionné le gouvernement prussien ont été apportés par un courrier extraordinaire expédié par l’ambassade de Paris, » écrivait M. Benedetti à l’heure même où M. de Goltz disait à M. Rouher, résolument dévoué à l’œuvre de la paix, qu’il n’avait qu’une pensée, « cette de satisfaire la France et de la réconcilier avec la Prusse. » — Ce n’était plus de la diplomatie[7].

M. de Bismarck exagérait à plaisir ; à cette heure, ses menaces de mobilisation n’avaient plus d’autre but que de masquer sa retraite et de sortir honorablement de la conférence. « Il est des situations qui ne se reconstituent plus une fois qu’elles sont brisées, écrivait-on de Francfort à la date du 11 mai ; le jour où la Prusse a accepté la conférence, elle est sortie du cercle menaçant dans lequel elle s’est retranchée sans pouvoir y rentrer. Le parti de la guerre, quoi qu’on en dise, est vaincu aujourd’hui ; on a rompu avec le patriotisme germanique, et il faudrait des efforts bien vigoureux pour ranimer l’enthousiasme attiédi et retremper les convictions qui déjà se sont familiarisées avec l’idée d’une transaction. » Le 11 mai, on n’en disait pas moins tout haut, dans les cercles diplomatiques de Berlin[8], que le grand conseil se réunirait dans la soirée pour décréter la mobilisation partielle de l’armée. C’était la guerre. Il est vrai que, quelques heures après, on apprenait que le conseil était contremandé. Une dépêche du comte de Bernsdorff était venue à point nommé annoncer que la conférence était arrivée au terme de sa tâche et qu’elle avait signé le traité de neutralisation. Le langage de M. de Bismarck se modifiait subitement, de nouveaux renseignemens l’autorisaient à croire que nos armemens s’étaient ralentis, que les agens chargés de l’achat de chevaux en Hongrie étaient rappelés, et que M. de Goltz, si alarmé naguère ; était revenu sur les inquiétudes qu’il manifestait. « Hier encore, écrivait M. Benedetti, on affirmait que nos arméniens excédaient les bornes de notre défense, que Goltz sonnait la cloche d’alarme ; aujourd’hui que les nouvelles de Londres sont telles qu’on les désire, le président du conseil reconnaît que Goltz rend hommage à la sincérité de nos intentions et que les renseignemens invoqués par les généraux sont démentis par ceux-là mêmes qui les avaient transmis. »

Le mot d’ordre était changé encore une fois ; les visages se déridaient comme par enchantement, le langage redevenait « velouté. » On reparlait de la France avec déférence, on exaltait la haute sagesse de son souverain, on ne se serait pas douté que, la veille encore, il était l’objet d’outrages et de véhémentes récriminations. Tout le monde était pacifique et prétendait l’avoir toujours été. On se vantait d’avoir lutté avec ardeur contre les tendances belliqueuses dont personne ne se souciait plus d’assumer la responsabilité. On ne soutenait plus que le Luxembourg fût terre allemande, ni que sa forteresse fût indispensable à la sécurité de l’Allemagne. On donnait congé aux assemblées populaires, on tempérait l’ardeur des journalistes. Quant au parti militaire, si enclin aux résolutions extrêmes et si peu disposé aux plus légères concessions, il n’en était plus question. On en était à se demander s’il existait en réalité, ou du moins s’il exerçait une influence quelconque dans les conseils du roi. Cette volte-face instantanée témoignait d’une rare discipline ; elle montrait que le gouvernement prussien ne disposait pas seulement pour la réalisation de ses desseins d’une armée admirablement organisée, mais qu’il avait aussi au service de sa politique extérieure un sentiment public, dont les manifestations tour à tour belliqueuses ou pacifiques ne s’inspiraient que de ses convenances.

La Correspondance provinciale, sans ménager les transitions, exaltait tout à coup la modération de la France ; elle rendait témoignage à son attitude à la conférence ; elle disait que le gouvernement impérial méritait de plus en plus l’estime et la confiance de l’Europe. Elle annonçait là visite du roi aux Tuileries, elle voyait dans la présence des souverains à Paris, à l’occasion de l’exposition universelle, la consécration de la paix qui venait de triompher à Londres. L’exposition universelle, dont le parlement du Nord avait salué l’ouverture par des cris de guerre, devenait tout à coup le grand événement du jour, le sujet des préoccupations les plus sympathiques. On allait partir pour Paris, non plus en guerre, pour le bombarder, l’affamer et le rançonner, mais pour en admirer les merveilles et y célébrer l’union et la fraternité des peuples.

Pour M. de Bismarck, la campagne si inopinément, si brutalement ouverte contre la France, était close. Personne n’avait lieu ni de triompher ni de se couvrir de cendres. La France renonçait à une conquête prématurément escomptée, et la Prusse sortait d’une forteresse qu’elle disait indispensable à sa défense et qu’elle avait déclaré ne pas vouloir évacuer. À vrai dire, il n’y avait ni vainqueur, ni vaincu. Aussi s’efforçait-on à démêler les arrière-pensées du cabinet de Berlin ; on se demandait quel avantage un politique aussi opportuniste que M. de Bismarck avait pu trouver à manquer à ses promesses, à s’aliéner du jour au lendemain et en quelque sorte de gaîté de cœur les sympathies et les complaisances du cabinet des Tuileries. La réponse était aisée ; comme toujours, il s’était inspiré des circonstances. Il était sincère lorsqu’à Paris et à Biarritz il nous offrait le Luxembourg comme prix de notre neutralité ; il l’était encore à Nikolsbourg, à la fin de juillet et même à Berlin à la fin du mois d’août 1866, lorsque, pour conjurer notre intervention, il nous le proposait à titre de dédommagement pour ses conquêtes. Mais au mois de décembre, après son retour de Varzin, son bon vouloir s’était altéré, ses promesses lui pesaient, il cherchait à les éluder et à nous décourager par les réticences de son langage et l’étrange té de son attitude ; sa sincérité n’était plus qu’intermittente, et vers la fin de mars il devenait évident qu’à la première occasion elle se laisserait déborder et entraîner par les passions nationales.

Cependant si, dès les premières ouvertures faites au cabinet de La Haye, au lieu de perdre un temps précieux, on avait prescrit à M. Baudin de vaincre, coûte que coûte, les scrupules du roi grand-duc et les hésitations du gouvernement hollandais, la cession eût été, selon toute vraisemblance, un fait accompli avant la réunion du parlement du Nord. Il eût été difficile alors au gouvernement prussien, après l’approbation que, le 9 mars, le roi avait donnée aux déclarations si explicites de son ministre, de ne pas se résigner à l’abandon du grand-duché et à plus forte raison de s’y opposer à main armée. Mais l’heure était passée, lorsque, le 26, le 28 et le 30 mars, M. Benedetti et M. de Bylandt expédiaient dépêches sur dépêches, pour demander à leurs gouvernemens de précipiter la conclusion.

Dès l’ouverture du Reichstag, la partie était sérieusement compromise ; elle était irrévocablement perdue après les interpellations adressées au chancelier au sujet de l’entrée éventuelle du Luxembourg et du Limbourg dans la Confédération du Nord.

M. de Bismarck se trouvait, par le fait de nos tergiversations, strictement, sinon moralement dégagé de ses promesses ; il lui était permis, en ne s’inspirant plus que de l’intérêt allemand, d’équivoquer et d’affirmer que nous avions manqué au programme qu’il nous avait tracé et que nous avions laissé passer les échéances qu’il nous avait fixées. Il pouvait élargir le débat, se mettre à l’unisson des passions militaires et nationales, s’attaquer à nos convoitises et se servir du Luxembourg comme d’un prétexte pour procéder à l’unification de l’Allemagne et asseoir sa prépondérance. Les événemens se seraient précipités à coup sûr au gré du parti militaire si, le 1er avril, à l’heure même où se produisait l’interpellation concertée de M. de Bennigsen, M. de Zuylen, avec ou sans arrière-pensée, n’avait pas soulevé une question de forme pour remettre au lendemain la signature des deux conventions. Sans cet ajournement fortuit ou calculé, la guerre n’eût pas été conjurée.

La politique impériale, si nette, si confiante en elle-même et si résolue à ses débuts, s’était altérée dès que, contestée, elle s’était sentie atteinte dans son prestige ; elle était devenue hésitante, mobile, craintive, en même temps qu’imprévoyante et téméraire ; elle s’engageait dans les combinaisons les plus hasardeuses avec l’espoir d’y retrouver la fortune sans mesurer les risques, sans se précautionner contre les accidens, et lorsque les occasions qu’elle avait audacieusement provoquées s’offraient à elle, elle manquait de clairvoyance, de décision pour les saisir et les faire tourner à son avantage. Elle aurait pu, depuis la première entrevue de Biarritz, prendre M. de Bismarck cent fois au mot, dans les momens où les sacrifices s’imposèrent à ses calculs, où son intérêt lui commandait de nous satisfaire. Elle aurait pu se prémunir contre ses défaillances, tout comme elle s’était prémunie contre l’ingratitude de l’Autriche. Ne s’était-elle pas fait garantir la Vénétie par le cabinet de Vienne avant l’ouverture des hostilités ? Pourquoi, du même coup, ne pas réclamer du cabinet de Berlin, alors que nous étions encore les arbitres de la paix et de la guerre, en échange de notre neutralité qui lui permettait de jeter toutes ses forces en Bohême, un traité analogue à celui du 12 juin, nous assurant dans toutes les éventualités l’évacuation et la cession du Luxembourg ? Le roi Guillaume l’eût signé des deux mains ; il suppliait l’empereur, dans les lettres qu’il lui adressait avant de se jeter dans une lutte qui pouvait être fatale à son pays et à sa couronne, « de ne pas laisser aux hasards de la guerre le soin d’en régler les conditions. » Mais l’empereur répondait énigmatiquement « qu’il était difficile de prévoir les résultats du conflit qui allait s’engager et que les deux souverains devaient compter réciproquement sur leur bonne foi et sur le désir de maintenir entre eux, quoi qu’il arrivât, les rapports les plus amicaux et les plus confians[9]. » On a peine à s’expliquer tant de sollicitude pour l’intérêt italien et si peu de prévoyance pour l’intérêt français.

Frédéric II, qui, déjà comme prince royal, suivait d’un œil envieux les progrès de notre diplomatie, écrivait en 1739 : « Les Français doivent leurs plus beaux succès à leurs négociations. La véritable fortune de ce royaume, c’est la prévoyance, la pénétration de ses ministres et les bonnes mesures qu’ils prennent[10]. »

Les temps étaient bien changés. La pénétration et la prévoyance ne présidaient plus à nos destinées en 1866 ; notre politique était entre les mains d’un homme d’état enclin à la suffisance, plus systématique qu’avisé. M. Drouyn de Lhuys avait laissé la guerre s’engager en Allemagne avec une superbe quiétude, sans prendre aucune de ces « bonnes mesures, » ni militaires ni diplomatiques, qu’admirait le prince royal de Prusse. Il n’avait pas pesé les chances de la lutte, il s’était mépris sur les forces respectives des puissances belligérantes, il n’avait pas pressenti le vainqueur. S’en tenant aux appréciations de généraux présomptueux, il avait joué les destinées de la France sur une seule carte, le triomphe de l’Autriche ; il n’avait spéculé que sur les défaites prussiennes et il s’était flatté que les événemens suivraient le cours que, dans son imagination, il leur avait majestueusement tracé. Il avait dédaigné les acomptes dans la crainte qu’ils ne valussent quittance. Il ne rêvait que le Rhin : c’était son idée dominante ; c’est par Mayence et Coblentz qu’il entendait aller à Bruxelles et à Luxembourg.

Ces calculs étaient peu réfléchis ; le Luxembourg « était bon à prendre et bon à garder. » La prise de possession du grand-duché dès le lendemain de Sadowa, comme entrée de jeu, à titre d’acompte, loin de préjuger les revendications ultérieures, n’aurait pu que les fortifier si, par le fait des changemens survenus en Allemagne, l’équilibre s’était trouvé rompu à notre détriment. Surpris par une crise redoutable qui, pour être conjurée, eût exigé dans ses conseils une communauté de sentimens et une unité d’action absolues, l’empereur s’était vu, à une de ces heures qui marquent dans les destinées d’un pays, soumis à des influences multiples, rivales, passionnées, les unes s’efforçant de l’entraîner vers l’Autriche, les autres préconisant une entente avec la Prusse. Au lieu d’intervenir et de s’appuyer soit sur le cabinet de Vienne, soit sur le cabinet de Berlin, ou, ce qui eût été plus sage, notre impuissance militaire étant constatée, au lieu de se rallier résolument à la Russie, qui réclamait un congrès et protestait contre les faits accomplis en Allemagne, il revendiquait le rôle ingrat de médiateur qui le condamnait à donner l’exemple du désintéressement et le forçait d’abdiquer toute revendication personnelle. Il perdait bénévolement le bénéfice des services qu’il avait rendus à la Prusse par son abstention en venant au quartier-général de Nikolsbourg lui marchander pour le compte d’autrui le prix de ses victoires, lui refuser la Saxe, l’objet de ses convoitises, lui défendre de porter atteinte à l’intégrité du territoire autrichien, lui imposer la ligne du Mein et celle du Slesvig. Il se condamnait à attendre la signature des préliminaires de la paix pour lui réclamer la rançon de ses succès et formuler, en invoquant une neutralité périmée, des demandes de compensation. Il rappelait tardivement à un ministre peu scrupuleux ses promesses après lui avoir révélé son impuissance militaire et ses défaillances morales. Mais déjà l’armée prussienne était réorganisée et l’Allemagne « mise en selle, » comme le disait M. de Bismarck, était maîtresse de ses destinées. L’hostilité de la France, loin d’être un obstacle, devenait désormais l’élément principal de sa politique ; nos jalousies mal dissimulées, nos revendications inopportunément formulées se trouvaient être pour l’accomplissement de l’œuvre unitaire le stimulant le plus précieux. Tout allait se retourner contre nous. L’interpellation de M. de Bennigsen réveillait et surexcitait les passions germaniques ; elle détournait de la Prusse, en un tour de main, les haines et les ressentimens que ses violences toutes récentes avaient laissés dans les cœurs allemands. Elle dégageait M. de Bismarck des engagemens personnels qu’il avait pris avec la France, elle lui permettait de se retrancher derrière un Non possumus parlementaire. Le Reichstag, malgré ses répugnances, sacrifiait ses prérogatives au gouvernement prussien pour le fortifier contre les convoitises de l’étranger ; il votait une constitution autoritaire et lui assurait pour une période de sept années un budget militaire écrasant.

Les états du Sud, mis en demeure d’exécuter les traités d’alliance, se voyaient forcés, bien qu’à contre-cœur, sous la pression des assemblées populaires et sur les injonctions de la diplomatie de Berlin, de hâter leurs préparatifs et de précipiter leur fusion militaire avec les armées prussiennes. Les grandes puissances enfin, en permettant au cabinet de Berlin de se présenter à la conférence de Londres au nom de la Confédération du Nord et de parler au nom des intérêts allemands, assuraient à la Prusse la reconnaissance implicite de ses conquêtes en même temps que la sanction anticipée des transformations qu’elle poursuivait en Allemagne.

Tels étaient les profits que M. de Bismarck retirait de l’affaire du Luxembourg. C’était plus qu’il n’en fallait pour lui faire accepter philosophiquement l’arrêt des puissances, les reproches du parti militaire et le consoler du mécontentement du gouvernement impérial ; il pouvait dire avec le compagnon d’Énée : Dolus, an virtus, quis in hpste requirat ? Mais il ne sortait pas moins de l’aventure diminué, atteint dans son prestige et quelque peu dans son caractère. Les chancelleries européennes étaient stupéfiées, la Prusse déçue ; elle avait mieux auguré de son audace et de son savoir-faire ; elle était exigeante.

« Vous vous targuez, disaient les journaux particularistes, d’être la première nation militaire du monde, vous prétendez que vos victoires ont jeté l’épouvante à Paris et à Pétersbourg, vous dites qu’il ne dépend que de vous d’étendre la main sur les Vosges et sur la Vistule, et à la première sommation, vous abandonnez à la Hollande la province allemande du Limbourg et vous sortez honteusement du Luxembourg. Cessez de vous vanter dorénavant d’avoir relevé la considération de l’Allemagne et consacré sa toute-puissance. »

Il est certain que la Prusse avait subi l’intervention des puissances, comparu devant un arbitrage européen ; que les premiers élans patriotiques du parlement du Nord étaient méconnus et que les déclarations solennelles et réitérées du gouvernement de ne pas sortir du Luxembourg étaient démenties par l’évacuation de la citadelle.

La France, grâce à une évolution diplomatique des mieux inspirées, opérée sous le coup du danger, était sortie avec les honneurs de la guerre de l’impa.sse où par sa faute elle se trouvait perfidement acculée. La politique impériale avait su garder son sang-froid sans rien sacrifier de sa dignité. Elle avait résisté à toutes les provocations, elle avait interverti les rôles, réduit M. de Bismarck à se soumettre aux décisions des grandes puissances, sous peine de s’aliéner l’Europe. M. de Moustier, par sa modération, par sa loyauté, avait déjoué de ténébreux desseins. En restant impassible devant des excitations calculées, il avait isolé la Prusse, rejeté son ministre dans ses embarras intérieurs. Il avait montré « que le gouvernement d’un grand pays n’exposait pas les forces dont il était le gardien aux convenances d’un homme d’état téméraire[11]. »

C’était un succès, mais stérile et bien chèrement acheté, un succès à la Pyrrhus, le dernier que la fortune ménageait à l’empereur. Il en était redevable avant tout à l’intervention résolue des puissances ; il le devait au sens politique de son ministre des affaires étrangères, à l’activité indomptable de son ministre de la guerre, et peut-être aussi à la vigilance patriotique de sa diplomatie. La France n’eût pas échappé à l’invasion si le sang-froid, la prudence et l’énergie ne s’étaient pas trouvés réunis dans ses conseils pour déchirer une trame diplomatique savamment ourdie et déjouer une conspiration militaire qui, prête à éclater contre nous, n’attendait qu’un prétexte. L’enseignement qui ressortait de cette périlleuse épreuve fut perdu. Les hommes qui succédèrent à M. de Moustier et au maréchal Niel ne surent ni préparer la guerre ni la conjurer. Ils tombèrent dans le piège qu’on avait évité. Au lieu de se retrancher sur la défensive et de laisser à M. de Bismarck, en rébellion avec le sentiment des puissances, la responsabilité de la guerre, ils assumèrent le rôle de provocateurs. Ils n’avaient tiré aucune moralité de l’affaire du Luxembourg ; ils n’avaient pas compris que 1867 n’était que le prélude de 1870.

Le 14 mai, le ministre des affaires étrangères communiquait aux chambres le résultat des travaux de la conférence de Londres. La neutralisation du Luxembourg était proclamée et placée sous la garde des puissances contractantes. Le grand-duché restait sous la souveraineté du roi des Pays-Bas, appelé à exercer ses droits dans toute leur plénitude sur la ville comme sur le reste du pays. Le gouvernement prussien s’engageait à évacuer la place après l’échange des ratifications et à retirer sans retard tout le matériel. On ne fixait aucune date pour l’accomplissement de cet engagement, mais il était entendu qu’il serait exécuté loyalement, de bonne foi et aussi promptement que possible. Le roi grand-duc se chargeait de démanteler la place. Les populations n’étaient pas consultées et les liens avec le Zollverein n’étaient pas rompus, ce qui était contraire aux principes et aux intérêts de la France. Le ministre des affaires étrangères n’en disait pas moins que le traité de Londres répondait pleinement aux vues du gouvernement français. « Il fait cesser, disait-il, une situation créée contre nous dans de mauvais jours et maintenue pendant cinquante ans ; il assure à notre frontière du Nord la garantie d’une nouvel état neutre. » Le gouvernement impérial, pour pallier ses fautes et se soustraire aux récriminations, ne reculait devant aucun argument ; il n’affirmait que pour se contredire, il condamnait le lendemain ce qu’il défendait la veille. Déjà il oubliait la circulaire La Valette pour revenir à la politique de M. de Talleyrand. Il s’était félicité naguère de la disparition des états secondaires, et aujourd’hui la création d’un petit état neutre sur une de nos frontières lui apparaissait comme un succès. Il avait refusé obstinément le Luxembourg tant que M. de Bismarck le lui offrait sur un plat d’argent, et, découvrant après coup qu’il était une menace pour sa sécurité, il le disputait à la Prusse le jour où elle n’avait plus intérêt à s’en dessaisir. Jamais le scepticisme que la science de gouverner les hommes inspirait au chancelier Oxenstiern n’avait trouvé une plus triste justification.

La communication du gouvernement fut accueillie par un silence glacial. Les partisans de la guerre étaient indignés, ceux de la paix consternés et les officieux réduits au silence. Tandis que la Prusse s’emparait de l’Allemagne, la France sortait des événemens sans un pouce de territoire ; la neutralisation du Luxembourg n’était certes pas de nature à nous consoler d’un tel résultat. Personne n’était satisfait, on sentait que la paix qu’on venait de signer n’était qu’une trêve grosse de nouvelles et infaillibles complications, que la situation restait la même avec ses problèmes et ses dangers. L’affaire du Luxembourg laissait derrière elle une profonde irritation : la France avait forcé la Prusse de sortir de sa forteresse, mais la Prusse l’avait empêchée d’y entrer. Il était difficile qu’on l’oubliât à Paris et à Berlin. Les défiances ne devaient plus s’effacer, la question de rivalité et de suprématie était posée entre les deux pays. « La question du Luxembourg est réglée aujourd’hui, écrivait-on de Francfort, à la date du 11 mai. Le dénoûment n’est certes pas tel qu’on le rêvait à Berlin. M. de Bismarck a retiré sans doute de cette rude campagne de réels profits pour sa politique allemande, mais, en découvrant malencontreusement son jeu, il a compromis pour toujours ses rapports avec la France. Nos illusions sont perdues aujourd’hui, il a éveillé nos défiances et nous a forcés de donner à nos arméniens une impulsion que rien ne saurait plus ralentir désormais. Il ne retrouvera plus jamais, il est permis de l’admettre, une France sans alliés uniquement préoccupée des œuvres de la paix… Les procédés courtois vont succéder maintenant aux menaces ; mais les visites royales et les propos du comte de Bismarck ne sauraient plus nous faire oublier le danger permanent dont nous sommes menacés depuis que le roi Guillaume peut, en vertu de sa réorganisation militaire, avec des approvisionnemens toujours au grand complet et ses nombreux moyens de transport combinés dans une pensée stratégique, jeter sur nos frontières en neuf jours de temps, montre en main, à l’heure voulue, 250,000 hommes effectifs sans de voir attendre tous les effets de la mobilisation qui, quelques jours après, ajoutera à cette avant-garde formidable pour le moins 600,000 combattans. Ces conclusions, monsieur le ministre, après le succès de la conférence de Londres, pourront paraître chagrines, et cependant, étant mathématiquement vraies, elles s’imposent forcément à notre politique. J’aime mieux, en tout cas, en ce qui me concerne, m’appesantir sur le danger et au besoin l’exagérer que de ne pas m’y arrêter. Mes réflexions sont du reste émises exclusivement au point de vue des forces allemandes sans tenir compte de notre situation militaire, qui m’est inconnue et dont je n’ai pas à me préoccuper dans ma correspondance. »

C’était un Caveant consules ; il devait se perdre comme tant d’autres cris d’alarmes dans le tourbillon fiévreux, cosmopolite de Paris où tout s’altère, les résolutions vaillantes et l’amour réfléchi du pays.

Déjà l’heure n’était plus aux soucis ; l’exposition était ouverte, on allait s’étourdir.


Nunc est bibendum, nunc pede libero
Pulsanda tellus.


« Dans tout autre pays, disait Frédéric II après la retraite de Prague, la consternation eût été générale, on aurait jeûné à Londres, exposé le sacrement à Rome, coupé des têtes à Vienne ; en France, où les petites choses se traitent avec dignité et les grandes avec légèreté, on se contenta de chansonner le maréchal de Belle-Isle. »


XV. — LES SOUVERAINS À PARIS.

Le télégraphe jouait entre Berlin et Saint-Pétersbourg. On concertait et combinait la présence simultanée des deux souverains à Paris. À Berlin, on affirmait ne céder qu’au désir de l’empereur Alexandre ; à Saint-Pétersbourg, au contraire, on prétendait ne se soumettre qu’aux instances du roi Guillaume. Le fait en lui-même n’était pas moins déplaisant pour la cour des Tuileries, il avait le caractère d’une démonstration. Le roi Guillaume et l’empereur Alexandre ne consultaient que leurs convenances personnelles, sans tenir compte de celles de l’empereur Napoléon, qui leur offrait l’hospitalité et les avait séparément invités. Ils semblaient mettre de l’affectation à lui notifier à l’avance que toutes les grâces de son accueil comme tous les calculs de sa politique ne parviendraient pas à détendre ou à plus forte raison à rompre les liens, de leur intimité. Déjà le prince royal présidait, au champ de Mars, à l’installation des canons Krupp, le symbole de l’industrie prussienne, et l’on ignorait encore à Berlin si le président du conseil partirait avec le roi. M. de Bismarck était hésitant. Peut-être appréhendait-il des interpellations délicates et ne se souciait-il pas d’expliquer ce que son attitude avait eu d’inexplicable. Les rapports qui venaient de Paris n’avaient rien d’encourageant. Ils parlaient de manifestations projetées et d’attentats conçus contre la personne du chancelier ; ils signalaient les violences de langage de quelques-uns de nos journaux. « Nous espérons bien, disait-M. Granier de Cassagnac, que le ministre prussien ne poussera pas l’audace jusqu’à nous affliger de sa présence et jusqu’à braver nos légitimes ressentimens. » La police avait grossi et dramatisé ses renseignemens ; elle s’était mépris sur les dispositions de Paris, personne ne songeait à outrager le chancelier et encore moins à attenter à sa vie. La France est impressionnable, mais elle oublie vite ; elle ne connaît ni les basses envies, ni les haines calculées. Elle cède à des entraînemens chevaleresques, elle se complaît dans les illusions jusqu’à oublier les violences et les perfidies de ses adversaires. « Paris, disait le Moniteur, oubliera l’adversaire politique pour ne voir en M. de Bismarck que l’hôte de la France, » Le ministre n’en restait pas moins perplexe ; l’article de M. Granier de Cassagnac l’avait ému, il ne le cachait pas ; peut-être trouvait-il dans son for intérieur que l’indignation du publiciste français était quelque peu motivée. Toujours est-il qu’il pria l’ambassadeur de faire agréer à l’empereur et à l’impératrice ses excuses et l’expression de ses regrets. « J’eusse été heureux et fort honoré de leur faire ma cour, disait-il, mais la multiplicité de mes devoirs et l’état de ma santé, dont je n’ai que trop abusé, me retiennent au rivage. » Il croyait, d’ailleurs, que la population de Paris saurait gré au roi de ne pas l’avoir amené. Il se ravisa toutefois : « Un propos du roi, disait-il le lendemain à M. Benedetti, a changé ma détermination ; il s’imagine que j’ai peur, que je vois des assassins partout depuis que j’ai été l’objet d’un attentat. »

Le 4 juin, le roi Guillaume et son premier ministre partaient pour Paris entièrement rassurés par M. de Goltz sur l’accueil de la population et certains d’être reçus à la cour des Tuileries avec le plus vif empressement et la plus démonstrative cordialité.

L’empereur n’était pas vindicatif. « Il n’avait pas de rancune, a dit George Sand, point d’amertume, peu de courroux ; il était trop contemplatif pour être passionné[12]. » Il ne croyait ni aux pièges ni aux chausse-trapes ; il préférait s’en prendre à la fatalité de ses déconvenues, qui n’étaient que trop souvent le résultat de l’imprévoyance. L’épreuve angoissante qu’il venait de traverser aurait dû lui laisser d’amers ressentimens et lui enlever sur les tendances de la politique prussienne ses dernières illusions. Il échappait à l’invasion, et déjà, sans tenir compte d’aucun avertissement, il poursuivait l’idée de renouer avec le cabinet de Berlin. Il se flattait que le roi Guillaume et le président de son conseil, sous le charme de ses attentions, ne demanderaient pas mieux que de reprendre d’anciens entretiens et de se prêter à de nouvelles combinaisons. S’il avait daigné lire et méditer les dépêches les plus récentes de sa diplomatie, il aurait vu dans quels sentimens M. de Bismarck arrivait aux Tuileries et dans quels termes il parlait de la France. « Nous savons, disait-il à M. de Dalwigk, qui craignait que l’entrée des états du Midi dans la Confédération du Nord ne provoquât la guerre, ce que nous aurons à dire à l’Autriche ; quant à la France, nous sommes prêts, nous l’attendons[13]. » Ses actes étaient encore plus significatifs ; il signait, quelques instans avant de monter dans le train royal, la convention qui créait un parlement douanier. Les délégués et les députés de la Confédération du Nord et des états du Midi allaient dorénavant siéger dans un même-conseil et dans une même assemblée. C’était un nouveau défi jeté à la France. En donnant aux passions germaniques ce gage non équivoque de son audace et de son patriotisme, il était certain de recouvrer la popularité que lui avait coûtée l’abandon du Luxembourg. À l’heure où il apparaissait aux Tuileries avec son roi, le traité de Prague, l’œuvre de notre médiation, était en lambeaux, la ligne du Mein était franchie, économiquement, politiquement et militairement.

« On aimerait assez ignorer les choses si graves que vous mandez, » m’écrivait un de ces officieux, habiles à flairer le vent, qu’on retrouve au service de toutes les causes, sans convictions, envieux, subalternes. C’était le mot de la situation ; on avait le sentiment du péril, mais on détournait les yeux, on n’avait plus l’énergie voulue pour l’envisager en face ; on vivait au jour le jour, on marchait sans boussole, au hasard des événemens. « À chaque jour sa peine, » disait un ministre sceptique. C’est à cette philosophie de décadence qu’avait abouti la sagesse gouvernementale. Le danger était à peine conjuré que déjà on oubliait les sombres jours que l’on venait de traverser ; personne ne se préoccupait plus du Luxembourg ni des agissemens de la Prusse en Allemagne. Les angoisses patriotiques avaient de nouveau disparu. L’heure présente était trop attrayante pour que l’on se souvînt des alarmes de la veille et qu’on songeât aux soucis du lendemain. Paris était en liesse, il ressemblait à un immense caravansérail, où s’entremêlaient toutes les nationalités et se parlaient toutes les langues. Le défilé des souverains allait commencer. La cour et le monde officiel se mettaient en frais pour éblouir leurs hôtes par le faste de leur hospitalité. Leur présence ne répondait-elle pas victorieusement à toutes les attaques ? Ne témoignait-elle pas du prestige et de l’autorité que l’empereur exerçait toujours dans le monde ? On se refusait à croire que, dans ces voyages de souverains, il n’y avait au fond qu’un prétexte à distractions, que les temps étaient changés, qu’ils n’accouraient plus aux Tuileries, comme au lendemain de la guerre de Crimée, pour rendre hommage à notre puissance ; pour solliciter notre appui, pour briguer notre alliance. Le plaisir seul les attirait aujourd’hui ; l’empereur Alexandre le manifestait cavalièrement dès son arrivée à la frontière française. Sa première pensée fut, non pas pour l’empereur et l’impératrice, mais pour la Grande-Duchesse de Gérolstein, l’opérette à la mode. C’était débuter lestement et provoquer de fâcheux commentaires. On croyait le tsar moins frivole, on se le représentait plus courtois ; comme son ministre, il était rancuneux. On rappelait que les rares souverains russes qui l’avaient précédé en France avaient su parler aux imaginations, qu’ils étaient apparus graves et majestueux, soucieux de leur grandeur et de la dignité du pays qui leur offrait l’hospitalité. Ils avaient mis de l’affectation à rechercher nos philosophes et nos ; savans. On les avait vus à l’Observatoire, à la Sorbonne, à l’Institut. Pierre le Grand avait brigué l’honneur d’être de l’Académie ; il s’était recueilli sur le tombeau de Richelieu ; il avait applaudi Racine et Corneille. Paul Ier suivait les leçons de Condorcet ; il émerveillait les académiciens en leur récitant de mémoire des fragmens de leurs œuvres, et Alexandre Ier s’appliquait, en 1815, à nous faire oublier nos revers en rendant à l’esprit français d’éclatans hommages. Il semblait que, pour le fils de l’empereur Nicolas si superbe dans ses allures, Paris ne fût plus qu’une hôtellerie où les princes venaient pour quelques jours secouer dans des distractions équivoques les soucis du pouvoir.

Le roi Guillaume du moins se montra courtois et déférent ; il séduisit par l’aménité de sa personne et le charme de ses causeries. Sa mâle prestance fut remarquée à la revue de Long-champs, elle contrastait avec celle de l’empereur Alexandre, qui suivait les défilés d’un regard ennuyé et légèrement railleur. Le roi saluait les régimens d’un air martial, paraissait admirer leur tenue, tout en constatant avec satisfaction la faiblesse de leurs effectifs. Il négligea les petits théâtres, évita le café Anglais. Il savait subordonner ses plaisirs et ses rancunes à la raison d’état. Il se contenta d’observer et de préparer l’avenir, tandis que M. de Bismarck nous tâtait le pouls et que le général de Moltke et ses officiers faisaient des promenades stratégiques dans les environs de Paris. Il s’appliqua à rassurer l’empereur sans lui fournir l’occasion de sortir des généralités. Il avait un don précieux pour un souverain : celui de savoir échapper aux questions importunes et de ne rien dire au-delà de ce que comportait l’intérêt de sa politique.

L’empereur Alexandre quitta Paris le 13 juin. L’insulte qu’il essuya au Palais de justice et l’attentat dont il fut l’objet au bois de Boulogne, au retour de la revue de Longchamps, ne lui laissèrent de son séjour en France que d’amers souvenirs. On ne s’en aperçut que trop en 1870.

Le roi Guillaume le suivit de près. Il avait provoqué partout où il avait paru une grande impression. Il laissait sous le charme tous ceux qui l’avaient approché. La cour des Tuileries le vit s’éloigner à regret : il était l’hôte préféré ! On échangea à l’heure du départ de chaleureuses protestations[14]. On promit de se revoir ! L’empereur ne se doutait pas que la main qu’il serrait si affectueusement briserait sa couronne.


G. ROTHAN.

  1. Lettre de M. Benedetti : — « M. de Bismarck a évité de se prononcer sur l’admission à la conférence de la Belgique et de l’Italie. Il trouve que les considérations invoquées pour justifier la participation de la première de ces puissances ne peuvent aucunement servir de titre à la seconde. »
  2. Lettre du baron de Malaret, 21 avril 1867. — « J’ai pu constater chez les membres du gouvernement du roi une sympathie que je crois réelle, mais qui est visiblement contenue par le désir de ne pas se compromettre. Tout en reconnaissant la modération de nos prétentions et tout en blâmant l’ambition excessive de la Prusse, on répète volontiers qu’en cas de conflit, les intérêts de l’Italie ne se trouveraient pas directement menacés. Il n’est pas besoin d’une grande clairvoyance, pour comprendre que le gouvernement italien, laissé à ses propres inspirations, ne songe pas à nous témoigner ses sympathies autrement que par des vœux. »
  3. Dépêche de Francfort. 3 mai 1867. — « Le cabinet de Berlin, daprès ce qui me revient de bonne source, aurait tout lieu d’être satisfait du gouvernement italien. Il résulterait, en effet, de la correspondance du comte Usedom, toujours très influent à Florence, que dans ses entretiens intimes avec le baron Ricasoli ainsi qu’avec M. Rattazzi, il aurait pu se convaincre que, par reconnaissance envers la Prusse aussi bien que par intérêt, l’Italie ne sortirait pas, quel que soit le cours des événemens, de la plus stricte neutralité. La cour de Prusse se montrerait fort rassurée par ces déclarations ; elle se plaît à les considérer comme un véritable succès pour sa politique. »
  4. Lettre du baron de Malaret, 23 avril : « Garibaldi se proposerait de prendre le commandement d’une expédition qui, organisée à Gènes, irait débarquer sur le littoral romain, tandis qu’à la première nouvelle d’un mouvement insurrectionnel à Rome, des bandes d’émigrés se tiendraient prêtes à franchir la frontière méridionale. Il n’est pas douteux que le parti révolutionnaire ne redouble d’efforts, et qu’il compte profiter des événemens, pour provoquer un conflit avec le gouvernement pontifical, à l’insu ou de connivence avec le gouvernement italien »
  5. Dépêche du comte de Wimpfen, 28 avril : « M. de Bismarck, n’envisage pas sans crainte la possibilité que nous évoquions à Londres le traité de Prague. »
  6. Dépêche de Francfort.
  7. « S’il y a à gagner à être honnête, nous le serons, » écrivait un roi philosophe, et il ajoutait en appelant les choses par leur nom : « S’il faut duper, nous serons fripons. » (Correspondance de Frédéric II.)
  8. Lettre de M. Benedetti : « M. de Bismarck a dit au baron de Wimpfen que l’armée serait mobilisée aujourd’hui, si par les résolutions de la conférence et par les déclarations du gouvernement de l’empereur on n’était pas rassuré. »
  9. Brochure du marquis de Gricourt écrite sous l’inspiration de l’empereur en 1871.
  10. Albert Vandal, la Paix de Belgrade.
  11. Dépêche de Francfort.
  12. Voici quelques traits, les moins véhémens, du portrait de l’empereur tracé par George Sand et que l’histoire si lente à se fixer a déjà en partie consacré. « Il eut comme homme privé des qualités réelles. J’ai eu occasion de voir en lui un côté vraiment sincère et généreux… Il ne posait pas comme son oncle, il n’avait pas appris à se draper dans la toge antique et ne cherchait pas à paraître majestueux. Il était sans haine, sans ressentiment et chevaleresque au besoin quand il s’agissait d’oublier une injure personnelle… Santé perdue, vitalité chancelante, inégale, suspendue par momens avec des flux d’expansion et des refoulemens douloureux… Je me suis convaincue qu’il croyait ce qu’il disait. Il se regardait comme unique moyen de salut, comme l’instrument d’une mission inévitable. Il ne se sentait pas l’énergie physique et morale nécessaire, mais il comptait la trouver dans l’arrangement fatal des circonstances ; il adoptait toutes les idées qu’on voulait lui suggérer sous forme d’oracles. Il entreprit de grandes choses qui ne pouvaient aboutir, et il parut de voir mener à bien tout ce qui répondait au sentiment public… Homme à principes erronés, il gouverna une nation qui manquait de principes… Il se crut l’instrument de la Providence, il ne fut que celui du hasard. Il disait : « C’est ma destinée, donc c’est mon devoir. » C’était le fanatisme d’un autre siècle mettant l’aigle dans le nimbe à la place du calice. »
  13. Dépêche de Francfort.
  14. « Château de Babelsberg, 15 juin 1867, 8 heures 50 soir.
    « A Sa Majesté l’Empereur des Français à Paris.
    « Au moment de rentrer dans mes foyers, je m’empresse de vous remercier de tout mon cœur, Votre Majesté ainsi que l’Impératrice, pour l’accueil plus qu’aimable et amical que j’ai rencontré de la part de Vos Majestés pendant mon séjour à Paris, à jamais mémorable sous tant de rapports.
    « C’est en formant les vœux les plus sincères pour le bonheur de Vos Majestés et pour la France que je suis de Votre Majesté le bon frère et ami.
    « GUILLAUME. »