L’Abbaye de Fontenay et l’architecture cistercienne/6.2

LES ABBAYES FRANÇAISES AU DOUZIÈME SIÈCLE


Les abbayes issues des filles de Cîteaux, élevées en France dans le courant du xiie siècle, sont innombrables. Parmi les mieux conservées il suffira de mentionner quelques-unes des plus caractéristiques.


Noirlac. — De toutes les abbayes françaises c’est l’abbaye de Noirlac (Cher) qui répète le plus fidèlement le plan de Fontenay. Le plan que nous donnons d’après le relevé de M. Lefèvre-Pontalis[1] (fig. 104) explique assez clairement les différents bâtiments pour que nous n’ayons pas à les énumérer.

104. Plan général de l’abbaye de Noirlac.

Fondée en 1150 par l’abbé Robert, neveu de saint Bernard, l’abbaye s’éleva lentement ; la salle capitulaire et l’église sont seules du xiie siècle. Certaines parties de l’église, comme la façade et les bas côtés, ne furent terminées qu’au xiiie siècle, époque de la construction du réfectoire, du cellier, du chauffoir et du cloître dont la galerie de l’Est fut rebâtie au commencement du xive siècle.

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105. Chevet de l’église de l’abbaye de Noirlac.
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106. Transept de l’église de l’abbaye de Noirlac.

Les Abbayes de Provence. — Dès le milieu du xiie siècle, la Provence, grâce à l’apostolat de saint Bernard et à la munificence de puissants seigneurs, vit s’élever trois importantes abbayes : le Thoronet, diocèse de Fréjus (Var), 1146 ; Silvacane, fille de Morimond, diocèse d’Aix (Bouches-du-Rhône), 1147, et Sénanque, ancien diocèse de Cavaillon (Vaucluse), 1148.

Ces trois abbayes portent communément le nom des trois sœurs provençales, non seulement parce qu’elles sont à peu près contemporaines, mais surtout à cause de la conformité de leurs plans et de leurs églises en particulier.

Et cependant chacune d’elles a sa physionomie propre et accuse dans les détails de la construction, toujours noble et sévère, des caractères distincts. Il suffira d’en présenter le plan et d’en marquer les traits les plus typiques.


Le Thoronet. — Situé dans un vallon du Var, sauvage et isolé au nord du Luc, où la végétation, comme le sol, est empourprée des poussières des nombreuses mines de bauxite, le monastère fut érigé sur un terrain cédé aux religieux de Cîteaux par le comte de Provence, Raymond Bérenger. L’ensemble des constructions, dont l’austérité est poussée jusqu’à la nudité absolue, d’un aspect à la fois monastique et militaire, traduit, mieux que tout autre édifice, l’intransigeante rigidité de la règle cistercienne.

107. Plan de l’abbaye du Thoronet.
(D’après H. Révoil, Architecture romane du midi de la France.)

Parmi les bâtiments claustraux, aujourd’hui incomplets, il faut mentionner la belle salle capitulaire (fig. 108) dont la voûte repose sur de massives colonnes, aux

chapiteaux ornés seulement de feuilles d’eau, de crosses abbatiales croisées comme
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108. Salle capitulaire de l’abbaye du Thoronet.

des épées et d’une main tenant la crosse ; ce sont des symboles de l’autorité souveraine exercée par l’abbé. La salle capitulaire s’ouvre sur le cloître par une porte accompagnée de larges baies ; à l’étage supérieur s’étend une vaste salle d’aspect monumental, sans subdivisions, et recouverte d’une haute voûte en berceau soutenue par de robustes arcs doubleaux :

Le cloître, dans un parfait état de conservation, a la forme d’un trapèze et possède encore l’édicule hexagonal de son lavabo (fig. 31). Les galeries aux voûtes pesantes et basses, éclairées par des arcades géminées, que séparent des piliers massifs et trapus, ont un caractère de puissante simplicité.

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109. Cloître de l’abbaye du Thoronet.

L’église, dont le plan sera étudié dans les pages suivantes, est très en contrebas. Elle comprend une nef voûtée en berceau brisé, et deux collatéraux de trois travées seulement, un transept, quatre chapelles au levant qui ont conservé leurs anciens autels composés de simples massifs de maçonnerie et une abside demi-circulaire. La sculpture des chapiteaux est aussi rudimentaire que celle de Fontenay. La façade, d’une grande simplicité, n’a pas de portail central, mais seulement deux petites portes ouvrant sur les collatéraux. Au-dessus de la croisée du transept s’élève un clocher carré surmonté d’une flèche en pierre, de forme pyramidale.

110. Plan de l’abbaye de Silvacane.

Silvacane. — Au pied d’un coteau de la vallée arrosée par la Durance et autrefois couverte de marécages, se dressent, non loin de Cadenet, les restes de la vieille et riche abbaye de Silvacane (Sylva cannarum, la forêt des roseaux). Sa situation dans une vallée largement ouverte est une dérogation aux statuts de l’Ordre, autorisée par saint Bernard lui-même en faveur des princes des Baux qui furent les protecteurs de l’abbaye naissante.

111. Coupe transversale de l’abbaye de Silvacane.
(Archives des Monuments Historiques.)

« L’abbaye est maintenant une ferme. L’aire du cloître sert de basse-cour. Les belles galeries mi-romanes, mi-gothiques, sont encombrées de charrettes. Les colonnettes ont disparu. Les meneaux en trilobe ont été brisés. Des vestiges de sculpture décorent encore quelques piliers. La salle capitulaire, dont la voûte élégante repose sur deux exquises colonnes, l’une torse, l’autre cannelée, a été transformée en écurie ; le sol en est relevé à la hauteur des bancs de pierre où s’asseyaient les religieux. Dans un merveilleux réfectoire ogival, qui est devenu un grenier à foin, les consoles sur lesquelles retombent les voûtes présentent encore quelques ornements d’une grâce incomparable. Et c’est tout ce qui reste des bâtiments conventuels[2]. »

Ph. L. B.
112. Façade de l’église de l’abbaye de Silvacane.

Seule l’église a miraculeusement résisté aux destructions du temps et des hommes. Elle est plus vaste que celle du Thoronet, mais toute sa beauté réside dans la parfaite harmonie de ses proportions. Comme ses deux autres sœurs provençales elle ne montre aux chapiteaux des piliers de sa nef qu’une ornementation sculptée rudimentaire. La façade occidentale, dans ses grandes lignes, rappelle de très près celle de Fontenay (fig. 112), sauf dans la partie supérieure qui n’est occupée que par un large oculus. Les toitures, supportées par des corniches reposant sur des modifions très simples, étaient encore recouvertes, il y a peu d’années, de grandes dalles de pierre remontant à l’origine de l’édifice. La croisée du transept était surmontée d’un clocher plus moderne, dont il ne reste que la base carrée, percée de fenêtres accouplées.

Sénanque. — L’abbaye de Sénanque (Sana Aqua), fondée en 1148, est située à peu de distance de la pittoresque petite ville de Gordes, au fond d’une vallée profonde, étroite et solitaire, que dominent de hautes montagnes. C’est l’une des mieux conservées de France et l’une des plus caractéristiques du plan cistercien, bien que les bâtiments réguliers aient dû être reportés à gauche de l’église, comme d’ailleurs dans les deux abbayes précédentes, en raison de la situation du cours d’eau et du voisinage immédiat de la montagne.

113. Plan de l’abbaye de Sénanque.
(D’après H. Révoil, Architecture romane du midi de la France.)

L’église, dont la nef est voûtée en un long berceau, est terminée par une abside en hémicycle, mais les quatre chapelles du transept, également de forme demi-circulaire à l’intérieur, se terminent à l’extérieur par un mur droit. Ces chapelles ont conservé leurs anciens autels formés de simples cubes de pierre.

La croisée du transept est recouverte d’une coupole soutenue par des pendentifs et surmontée d’un clocher carré. Cette particularité est assez rare en France, où on la retrouve cependant à Obasine et à Beaulieu (de même qu’à Fossanova, en Italie).

Le voisinage du torrent a obligé de construire le réfectoire parallèlement au cloître, et le chauffoir, qui a conservé sa cheminée monumentale (fig. 43), se trouve à la suite de la salle capitulaire.

Le cloître, moins lourd, moins écrasé que celui du Thoronet, est exceptionnellement élégant pour un cloître de Cîteaux. Il est soutenu par des colonnettes accouplées, surmontées de chapiteaux d’une grande variété de feuillages et de crochets, et le préau, converti en jardin, est envahi par les rosiers sauvages dont les tiges fleuries se marient de la plus heureuse façon aux végétations sculptées (fig. 115-116).

Ph. L. B.
114. Dortoir de l’abbaye de Sénanque.

Au-dessus du réfectoire et de la salle capitulaire s’étend le dortoir, vaste salle, dans un parfait état de conservation, recouverte d’une longue voûte en berceau brisé, sectionnée par des doubleaux de profil carré (fig. 114). La disposition de ce dortoir, qui ne semble pas avoir jamais été subdivisé en cellules, comme cela arriva presque partout, à partir du milieu du xiiie siècle, réalise bien le type établi au début de l’Ordre, où les religieux devaient coucher en commun et tout habillés, dans de grandes salles, sur des paillasses de jonc, séparés les uns des autres par de simples cloisons basses.

  1. Lefèvre-Pontalis, l’Abbaye de Noirlac (extrait du Compte rendu du LXVe Congrès Archéologique de France, tenu en 1898 à Bourges).
  2. André Hallays, « Silvacanne » (Gaulois du Dimanche, 6 mai 1911).