L’Abbaye de Fontenay et l’architecture cistercienne/6.1

LES PREMIÈRES ABBAYES CISTERCIENNES

98. Reconstitution de l’abbaye de Cîteaux.
par Viollet-le-Duc

Cîteaux. — De l’abbaye de Cîteaux, berceau de la grande famille cistercienne (1098), on ne retrouve plus guère que des bâtiments complètement modifiés au xviiie siècle et qui ne sauraient donner une idée du plan primitif. Ce plan nous a été fidèlement conservé par des descriptions et d’anciens dessins, très fidèlement exécutés de 1718 à 1723 par un moine de Cîteaux, F. Étienne Prinstet. Ces dessins, réunis en un atlas in-folio, font partie des Archives de la Côte-d’Or : c’est à l’aide de la vue cavalière (fig. 99) que Viollet-le-Duc a pu établir la reconstitution idéale des bâtiments (fig. 98) tels qu’ils devaient exister au xiie siècle (Dictionn. d’Architect. t. I, p. 271).

Autour d’une première cour s’étendaient les communs, les bâtiments de service et divers logements. Une seconde cour (A), plus vaste, à laquelle on accédait par la porta major, précédait : les bâtiments réguliers et donnait accès à l’église par un porche rappelant celui de Pontigny. Les vues de l’atlas de Cîteaux montrent au-dessus de l’église les moines avaient oublié une flèche élancée qui fut élevée au xive siècle, alors que les prescriptions formelles de la Règle qui interdisait l’usage des clochers.

Dans l’église, le chœur des religieux, entouré d’une clôture fermée par un jubé, occupait le chevet et les trois travées de la nef précédant la croisée. Quinze chapelles et trente autels disposés contre les piliers permettaient à un grand nombre de religieux de célébrer la messe simultanément. Au cours des siècles, les murs de l’église s’étaient couverts de nombreux tableaux de l’école italienne, singulier oubli des austères prescriptions du saint fondateur. Mais ce qui constituait la principale richesse de l’édifice c’était les nombreux et somptueux tombeaux des princes et des ducs qui avaient fait de l’église de Cîteaux le Saint-Denis de la Bourgogne pendant deux siècles et demi et jusqu’au temps où Philippe le Hardi fonda la Chartreuse de Champmol pour sa sépulture et celle de sa race.

99. Vue cavalière de l’abbaye de Cîteaux vers 1720.
(Dessin de Dom Étienne Prinstet.)

Au sud de l’église s’étendait le grand cloître (C), dit du Silence, dont les galeries, ainsi que la salle du Chapitre, abritaient d’innombrables sépultures d’abbés et de dignitaires ecclésiastiques. Au sud du préau s’élevait le lavabo (D), abrité sous un édicule octogonal, en face de l’entrée du réfectoire. Les bâtiments réguliers, entourant le grand cloître, comprenaient, au levant, la salle du Chapitre (E), largement ouverte sur la galerie, comme à Fontenay, par une grande porte flanquée de larges baies qui permettaient aux frères lais d’assister aux délibérations. À la suite, un passage conduisant aux autres cloîtres, le chauffoir (F) et une vaste salle de cinq travées (G). Le dortoir s’étendait sur toute la longueur du bâtiment.

100. L’abbaye de Cîteaux vers 1720..

(D’après les dessins de Dom Étienne Prinstet. Archives de la Côte-d’Or.) Au midi, le réfectoire (H), avec la chaire du lecteur, les cuisines (I), près d’un canal d’eau courante, et au couchant, séparé du cloître par une petite cour, un vaste bâtiment (J) à deux étages, affecté au logement des convers. Non loin de ce bâtiment se trouvaient les logis des hôtes situés en dehors de la clôture.

À Fontenay, nous retrouvons tous ces bâtiments disposés de même. Mais Cîteaux, en raison de son importance, comprenait d’autres constructions réservées aux travaux de l’esprit. À l’est, le long du principal corps de logis, voici deux autres cloîtres. L’un (K), près du chevet de l’église, est bordé de cellules au rez-de-chaussée, affectées aux travaux des copistes, surmontées d’une vaste salle de six travées servant de bibliothèque. Le troisième cloître (L) était celui des novices. Perpendiculairement s’élevait l’immense infirmerie à trois nefs de huit travées, rappelant la Salle des Morts d’Ourscamp. Enfin, en M, nous retrouvons la petite chapelle construite par saint Bernard, église primitive de l’abbaye. Le grand bâtiment, d’aspect somptueux, qui s’élevait au couchant, ne datait que de 1683 et, tout autour de l’abbaye, s’étendaient de vastes vergers arrosés par de nombreux canaux et des jardins dessinés à la française.

Cet imposant ensemble de constructions, modifié à partir de 1720, fut vendu à la Révolution pour 862.000 livres, et aujourd’hui Cîteaux, transformé en colonie pénitentiaire, ne conserve plus de son ancienne splendeur que quelques rares débris de la fin du xive siècle.


La Ferté[1]. — La plus ancienne des quatre filles de Cîteaux, l’abbaye de la Ferté-sur-Grosne (Firmitas), fondée en 1113, a été détruite de fond en comble et il n’en reste que le logis abbatial élevé au xviie siècle.

Le monastère, défendu par un mur d’enceinte, fortifié de tours, était presque entièrement entouré par des cours d’eau. L’église, de sept travées, précédée d’un porche, avait un long transept, renfermant quatre chapelles alignées dans chaque bras de croix, et un chevet carré, semblable à celui de Fontenay. À la suite du croisillon méridional, mis en communication avec le dortoir par un escalier, s’étendaient la sacristie, la salle capitulaire et le parloir (D). Perpendiculairement au cloître se trouvaient le chauffoir (E), le réfectoire et la cuisine. Enfin, à la place du grand cellier, on éleva au xviie siècle, les spacieux bâtiments du logis abbatial (L).

101. Plan d’ensemble de l’abbaye de la Ferté.


Clairvaux. — Le vaste ensemble de Clairvaux (Clara Vallis), fondé en 1115, dans la vallée de l’Absinthe, s’inspira directement de celui de Cîteaux. Il reste peu de chose des bâtiments anciens, mais, comme pour Cîteaux, des plans très détaillés et très exacts, relevés par Dom Milley en 1708, complétés par d’anciennes et nombreuses descriptions[2], permettent de reconstituer intégralement le monastère où vivait la mémoire de saint Bernard.

Clairvaux était tout à la fois une exploitation agricole, un centre de vie religieuse et intellectuelle et une petite cité laborieuse où toutes les industries étaient exercées. Aussi le mur d’enceinte entourant l’abbaye et toutes ses dépendances, traversées par un bras dérivé de l’Aube, s’étendait-il sur une longueur de plus de trois kilomètres. Il enfermait, outre les bâtiments réguliers et le monastère primitif habité par saint Bernard, toute une agglomération de logements d’artisans, de granges, de celliers et d’ateliers divers, tels que : moulins à huile et à froment, foulons pour la confection du drap, mus par le cours d’eau, des forges, une tannerie importante, une tuilerie, une brasserie, des caves à bière, des pressoirs, etc. Au dire de Meglinger, on y trouvait même, dans un siècle où la Règle était devenue lettre morte, « des peintres et des sculpteurs habiles dans leur art ». Le monastère

102. Clairvaux en 1708.(D’après Dom Milley.)



Légende du plan de Clairvaux. — 1, l’Église terminée à l’abside par neuf chapelles ; 2, cloître régulier ; 3, lavabo ; 4, sacristie ; 5, petite bibliothèque (armarium claustri) ; 6, salle capitulaire ; 7, petit parloir ; 8, escalier du dortoir ; 9, grande salle ; 10, chauffoir ; 11, réfectoire ; 12, cuisines ; 13, cellier ; 14, petit cloître et son lavabo ; 15, école de théologie ; 16, cellules des copistes ; 17, salle de conférences, thesium propugnandarum aula ; 18, l’infirmerie et ses dépendances ; 19, infirmerie des vieillards ; 20, salle des morts ; 21, chapelle des comtes de Flandre ; 22, salle réservée à l’abbé ; 23, noviciat ; 24, cellule, chapelle et jardin de saint Bernard ; 25, piscines ; 26, logement des frères convers ; 27, tanneries, foulons ; 28, moulin à huile et à farine ; 29, scierie ; 30, boulangerie ; 31, 31 bis, grandes caves et greniers à foin ; 32, écuries ; 33, logement de l’abbé ; 34, logement des hôtes ; 35, entrée du monastère ; 36, vergers et potagers ; 37, ancien logis abbatial ; 38, entrée primitive du temps de saint Bernard ; 39, ancien logis des étrangers.
103. L’Abbaye de Clairvaux en 1708.
(D’après Dom Milley.)
était donc en mesure de se fournir par lui-même de tout ce qui lui était nécessaire. Toutes ces constructions se reconnaissent aisément sur les plans de Dom Milley, que nous reproduisons d’après les originaux conservés à la Bibliothèque de Troyes.

Dans l’église se trouvait, derrière le maître autel, le tombeau de saint Bernard, érigé en 1178, vingt-cinq ans après la mort du saint, et dans l’une des chapelles absidales reposait la bienheureuse Aleth de Montbard, mère de saint Bernard, morte en 1115 et transportée à Clairvaux en 1250. Le chœur des profès, disposé comme à Fontenay, comprenait, aux débuts de l’Ordre, cent trente-huit stalles à l’intérieur de la clôture du sanctuaire et des trois premières travées de la nef. En dehors du jubé, dans le reste de la nef, se trouvaient les sièges réservés aux convers qui, affectés principalement aux travaux des champs et des ateliers, formaient un couvent distinct, tout en étant soumis aux exigences de la règle.

Les autres bâtiments réguliers, comme l’indiquent les légendes du plan, rappellent de très près ceux de Cîteaux. L’édicule du lavabo du grand cloître offrait cette particularité d’être accompagné, à droite et à gauche, d’une sorte de portique ouvert formant un dégagement commode. Le cellier, qui existe encore, était situé perpendiculairement à l’église, à l’ouest du cloître, suivant la disposition à peu près invariable du plan cistercien. Divisé en trois nefs par deux rangs de robustes piliers, il a plus de soixante-dix mètres de long et servait aussi de grenier à blé.

De nombreux religieux, en dehors des travaux agricoles, s’adonnaient aux travaux intellectuels, aux études théologiques et à la copie des manuscrits. Aussi retrouvons-nous, de même qu’à Cîteaux, à l’est des bâtiments réguliers, le long du petit cloître, renfermant une fontaine lavabo, les cellules des copistes, cellulæ scriptoriæ, surmontées d’une grande salle servant de bibliothèque, d’école, ou plutôt de lieu de réunion pour les conférences théologiques : thesium propugnandarum aula.

Au xviiie siècle, le superbe ensemble qui avait soulevé l’admiration de Meglinger et des deux auteurs du Voyage littéraire subit de lamentables transformations dans le goût de l’époque. Après la vente nationale de 1791, les bâtiments disparurent successivement dans le naufrage révolutionnaire, et en 1812 l’immense église n’était plus qu’une ruine. Aujourd’hui, il n’en reste pas de traces. L’abbaye de Clairvaux est devenue une maison centrale de détention, et seul le grand cellier, utilisé comme atelier, atteste l’ancienne splendeur de la troisième fille de Cîteaux, qui fut mère de tout un peuple de monastères.

  1. Nous donnons le plan de la Ferté d’après les dessins tirés des archives du monastère par les Frères Léopold Fink et P. Bonaventure Stürger (Cisterzienser Chronik, 1895, p. 222 et s.), et reproduits par A. Holtmeyer, Cisterzienserkirchen Thüringens, ein Beitrag zur Kenntnis der Ordensbauweise, lena, Gustav Fischer, 1906.
  2. Voyage d’un délégué suisse (Dom Meglinger, religieux de l’abbaye de Wettingen) au chapitre général de Cîteaux, en 1667, publié par H. Chabeuf, Dijon, 1885. — Dom Martène (mort en I729) et Dom Durand, 'Voyage littéraire de deux religieux bénédictins.Relation d’un voyage de la reine de Sicile à Clairvaux en 1517. (Voir Annales archéologiques, III, p. 228, etc.)