L’Abbaye de Fontenay et l’architecture cistercienne/7

LES PLANS DES ÉGLISES CISTERCIENNES


Les églises des abbayes de Cîteaux et de Clairvaux nous sont uniquement connues, comme les bâtiments monastiques dont elles étaient accompagnées, par des plans. Ces plans comportent un développement considérable de l’abside. Clairvaux avait un déambulatoire emi-circulaire, qui ne diffère du plan commun en France, dans beaucoup d’églises monastiques ou épiscopales, depuis la fin du xe siècle, que par le nombre des chapelles disposées en demi-couronne. Un plan presque identique a été suivi, avant la fin du xiie siècle, dans la reconstruction du chevet de l’église de Pontigny. D’autres églises cisterciennes ont conservé le plan du déambulatoire français, avec trois ou cinq chapelles saillantes : ces églises forment tout un groupe en Espagne[1].

Le plan de l’église de Cîteaux, tel que Dom Prinstet l’a relevé au xviiie siècle, était beaucoup plus original : l’abside, de plan rectangulaire, était développée, avec dessiner un véritable déambulatoire qui ses piliers et ses chapelles, de manière à passait derrière le sanctuaire par un retour brusque à angle droit. Cette disposition insolite ne se rencontre que dans les églises cisterciennes qui ont certainement pris pour modèle l’église-mère de Cîteaux. Ces églises sont presque toutes réparties en Allemagne ; les plus remarquables sont celles de Riddagshausen et d’Ebrach (fig. 126).

Le déambulatoire de plan rectangulaire, dont Cîteaux donnait le modèle, était un parti tout cistercien, celui que le maître-d’œuvre picard Villard de Honnecourt a adopté (peut-être en se souvenant du monastère de Vauxcelles, voisin de son village natal), lorsqu’il veut esquisser sur son cahier de parchemin le plan type d’une église de l’ordre de Cîteaux (fig. 127). Mais ce plan si amplement développé n’est pas celui des premières églises cisterciennes. Le déambulatoire, semi-circulaire ou rectangulaire, n’apparaît à Cîteaux et à Clairvaux que dans des reconstructions qui

sont probablement postérieures au moins de quelques années à la mort de
ABBAYE DE FONTENAY
Ph. L. Bégule.
CHEVET DE L’ÉGLISE
saint Bernard. Où chercher le plan primitif des églises cisterciennes : celui qui succédait au plan élémentaire de l’oratoire à une seule nef, fait pour recevoir une douzaine de religieux, campés dans un monastère dont les cabanes étaient de bois ?
126. Chœur de l’église d’Ebrach.
127.

Ce plan primitif, l’illustre archéologue allemand Dehio a cru le trouver dans la ruine des Vaux de Cernay. Ici, il faut imaginer une abside semi-circulaire, à la place du chevet rectangulaire qui a été bâti après coup. Les deux absidioles saillantes sur chaque bras du transept sont de profondeur inégale : depuis l’abside jusqu’à l’extrémité du transept, les saillies arrondies du chevet décroissent en manière de flûte de Pan. Ce plan n’a rien de cistercien, bien qu’il se retrouve dans les ruines du monastère cistercien de Georgenthal, en Thuringe[2] (1140 ou 1142). Il est représenté, dans la même région, par des églises bénédictines, comme celle de Thalbürgel, qui fait partie du groupe clunisien dont Hirsau était la maison-mère. Le même plan est reproduit en Suisse dans l’église clunisienne de Payerne.

En vérité, l’abbaye des Vaux de Cernay, fondée en 1118, ne fut pas cistercienne avant 1147. Fille de Savigny, une maison que saint Bernard ne comptait pas parmi les siennes et qui entra en lutte avec Clairvaux, elle représente, par son église, une architecture pré-cistercienne[3].

Le plus ancien exemple d’un plan réellement et authentiquement cistercien qui se soit conservé en France est donné par l’église de Fontenay. La caractéristique de ce plan est d’être entièrement tracé au moyen de lignes droites : les courbes des absidioles sont remplacées par des murs plats et les chapelles du transept sont de plan carré. Dans les abbayes provençales, comme au Thoronet, le mur du transept, très épais, est creusé pour faire place à la conque des absidioles[4].

128. Plan de l’abbaye des Vaux de Cernay[5].
(D’après les relevés de MM. Sibil et Hérard, Archives des Monuments historiques).


Est-ce une forme de transition entre le chevet « clunisien », conservé dans les églises du petit groupe de Savigny, comme celle des Vaux de Cernay, et le chevet tout « cistercien » de Fontenay ? Ne serait-ce pas plutôt, dans les églises cisterciennes de Provence, d’aspect si massif et si archaïque, une combinaison des traditions romanes, toujours tenaces dans cette région, et d’un dessin rapporté de Bourgogne ? Il faut noter, avec M. Bilson, que les petites et primitives églises cisterciennes de Waverley, en Angleterre (1128) et de Lyra, en Norvège[6] (1146), ont un chevet carré, avec un transept sans absidioles ni chapelles ; ce plan rudimentaire n’a fait que se développer, en s’agrandissant, à Fontenay. Il a dû être représenté en Bourgogne — peut-être à Clairvaux, avant la reconstruction de la seconde moitié du xiie siècle — par des édifices dont il faut aujourd’hui chercher les survivants jusqu’en Norvège.

A. Anglès del.
129. Abbaye de Silvanès[7]

Le plan de l’église de Fontenay, avec les quatre chapelles du transept, se retrouve dans la région bourguignonne, à la Bussière (Côte-d’Or), à Mont-Sainte-Marie (Doubs), à Açay (Jura) ; en Provence, à Silvacane, les angles des chapelles sont légèrement arrondis du côté du chevet, comme pour rappeler encore la courbe d’une absidiole. Ce même plan est répété à Silvanès (fig. 129), dans l’Aveyron, et dans les ruines de l’abbaye de la Couronne (fig. 130) (Charente).

Hors de France, le plan de Fontenay est le plan-type des églises cisterciennes : il est reproduit en Suisse, à Bonmont[8] (fig. 131), (canton de Vaud) à Hauterive[9] (fig. 132), à Frienisberg, à Kappel, en Brabant, à Villers-la-Sainte ;
130. Église de la Couronne.

en Angleterre, à Roche (fig. 133) et Buildwas ; en Allemagne, à Marienthal, près Helmstadt (1140), et à Pforta, où le chœur primitif a été remplacé par une construction à voûtes d’ogives du xive siècle ; en Italie, à Fossanova (fig. 119), Casamari (fig. 134), San Galgano, Arbona (fig. 135) ; en Catalogne, dans l’église du monastère de Santas-Creus, dont le chevet est identique à celui de l’église de Fontenay ; en Navarre, à la Oliva (église achevée en 1198), où l’abside est semi-circulaire ; en Castille, à las Huelgas (fig. 137), où un architecte, venu sans doute de l’Anjou, a élevé des voûtes d’ogives d’un tracé compliqué sur un plan très simple, qui est celui de Fontenay. Ce plan se retrouve jusqu’à Alvastra, en Suède (fig. 138).

131. Église de Bonmont.(D’après les relevés de M. Albert Naef.)
132. Église de l’abbaye de Hauterive.(Canton de Fribourg.)
133. Église de Roche.(Yorkshire.)

Le plan « de Fontenay » se prêtait à un développement facile par la simple multiplication des chapelles, qui devenait nécessaire pour des monastères très peuplés, puisque, comme on l’a déjà remarqué, les moines ne pouvaient, d’après la règle, dire

plus d’une messe par jour. Le plan primitif du transept de Pontigny (fig. 139) était très probablement celui de Fontenay, avec six chapelles au lieu de quatre.

134. Casamari.
135. Arbona.
136. La Oliva.
(Relevé de Roneal.)


Ce plan apparaît au milieu du xiie siècle à Obazine (Corrèze) (fig. 141) ; peut-être reproduisait-ils le plan d’un édifice plus ancien, l’église de l’abbaye de la Ferté-sur-Grosne (fig. 101), dont les ruines mêmes

131. Église de Bonmont.(D’après les relevés de M. Albert Naef.)
138. Alvastra[10].
ont péri. Le transept possédait huit chapelles, quatre dans chaque bras de croix.
139. Transept et chœur de Pontigny.
État primitif[11]
140. Pontigny.
État actuel
141. Obazine.

L’église abbatiale d’Ourscamp, aujourd’hui presque complètement ruinée, était un remarquable exemple de cette multiplication des chapelles, comme le montre la très intéressante restitution de M. Lefèvre-Pontalis[12] (fig. 142).

Ce plan fut reproduit à l’étranger, concurremment avec le plan de Fontenay, dont il ne différait que par le nombre des chapelles. On le trouve en Angleterre, à Furness (fig. 143), Rievaulx, Kirkstall (fig. 144), Fountains (fig. 118), Byland ; en Allemagne, à Maulbronn (fig. 121), Eberbach (fig. 145) et dans d’autres églises ; en Italie, dans deux des églises qui portent le nom de Chiaravalle, l’une proche de Milan et l’autre d’Ancône (fig. 146).

Le principe de la multiplication des chapelles une fois admis, les Cisterciens en tirèrent
  143. Furness.
logiquement les dernières conséquences : à Clairvaux l’église de la seconde moitié du xiie siècle eut, sur les deux faces opposées de son transept, deux rangs de chapelles qui s’ouvraient les unes en face des autres comme les cellules d’un dortoir.
142. Ourscamp (reconstitution).
Enfin la file des chapelles se déploya en dehors du transept, autour du déambulatoire qui prit la place des anciens chevets carrés et qui conserva à Cîteaux
  144. Kirkstall.
un plan rectangulaire, tandis qu’à Clairvaux et à Pontigny il se pliait au tracé semi-circulaire que les premiers architectes cisterciens avaient répudié.

Fontenay marque, par le plan de son église, qui s’est conservé intact, l’étape décisive de cette évolution.

L’histoire du « plan cistercien » n’intéresse pas seulement l’histoire des églises de l’Ordre ; elle a son prolongement jusque dans la Renaissance italienne. Les églises bâties au xiiie siècle, dans l’Italie centrale, par des moines venus de Bourgogne, tirent connaître aux architectes toscans les ressources de la voûte d’ogives et servirent de modèles aux grands édifices fondés à Florence par les nouveaux ordres monastiques[13].

145. Eberbach.
146. Chiaravalle.
Lombardie[14]

L’église des Dominicains, Santa Maria Novella, commencée en 1258, par les deux Convers Fra Sisto et Fra Ristoro, reproduit le chevet rectangulaire des églises cisterciennes de Settimo, près de Florence, et de San Galgano, près de Sienne : c’est le chevet de l’église de Fontenay, avec les quatre chapelles de son transept. La grande église des Franciscains de Florence, Santa Croce, commencée, elle aussi, vers le milieu du xiiie siècle, a le chevet de l’église d’Obazine avec cinq chapelles sur chacun des bras de transept et une abside pentagonale, pareille à celle de l’église cistercienne de San Martino, près de Viterbe[15].

147. Plan de San Lorenzo.

Vers le milieu du xve siècle, lorsque Brunellesco dessina pour Cosme de Médicis le plan de l’église de San Lorenzo, il éleva une colonnade à la romaine sur un plan florentin, directement imité de Santa Maria Novella, pour le chevet carré et les chapelles de transept, à côté desquelles s’élèvent les premiers tombeaux des Médicis. Le créateur de l’architecture de la Renaissance se trouvait avoir reproduit à Florence, après deux siècles et demi, le plan de l’église de Fontenay[16].

  1. En Catalogne, à Poblet ; en Aragon, à Veruela ; en Navarre, à Fitero ; en Castille, à Moreruela (d’après Lampérez).
  2. A. Holtmeyer, Cisterzienserkirchen Thüringens, p. 241.
  3. Voir Hope et Bilson, Architectural description of Kirkstall Abbey, p. 86, no 12.
  4. Comte R. de Lasteyrie, l’Architecture religieuse en France à l’époque romane, p. 292, 1912.
  5. Les parties en noir indiquent les constructions qui existent encore. L’abbaye, l’une des plus belles ruines des environs de Paris, est aujourd’hui une propriété privée. La construction des édifices actuels fut entreprise en 1147 et l’église achevée en 1180. Toujours pour des raisons de configuration de terrain, les bâtiments réguliers se développent au nord. Le grand bâtiment, en prolongement du transept, de 106 mètres de long, s’étend jusqu’à la rivière et renfermait au rez-de-chaussée la sacristie, la salle capitulaire et divers services ; au-dessus le dortoir. Le réfectoire est perpendiculaire au cloître et le corps du bâtiment qui s’élève à l’ouest du cloître était le logement des abbés et des frères convers.
  6. Ouvrage cité, p. 87.
  7. A. Anglès, « l’Abbaye de Silvanès », Bulletin Monumental, 1-2, 1908, p. 47.
  8. L’abbaye de Bonmont, qui était déjà fondée en 1123, est la plus ancienne abbaye cistercienne de la Suisse. Aujourd’hui ruinée, il n’en reste que l’église, convertie en grange. Les substructions du mur oriental du chœur et celles du porche ont été découvertes lors des fouilles de 1895 par M. A. Naef.
  9. Fondée en 1137, mais reconstruite en 1160, l’abbaye de Hauterive est située à six kilomètres de Fribourg, dans une gorge pittoresque ; elle dépendait du monastère de Cherlieu en Bourgogne. Son église bien conservée, malgré l’incendie de 1578, n’est plus que la chapelle d’une école normale supérieure. Le chœur renferme de merveilleuses stalles du xve siècle, de style bourguignon (fig. 154), où l’on retrouve dans le costume des Rois Mages celui des seigneurs de la cour de Charles le Téméraire. Le cloître, sauf les voûtes, est du xiie siècle.
  10. Nous devons à l’obligeance de M. Curman, le distingué architecte des Monuments historiques de Stockholm, le plan de l’abbaye d’Alvastra. Cette abbaye est aujourd’hui en ruines. Le transept et la nef étaient voûtés en berceau brisé. Les bas côtés voûtés de même formaient une succession de chapelles. « À l’ouest, par une concession aux habitudes germaniques, une chapelle rectangulaire faisait face au chœur, tandis que deux narthex s’ouvraient en regard des bas côtés ». (C. Enlart, l’Architecture romane dans l’Histoire de l’Art, publiée sous la direction de M. André Michel, I, 2e partie, p. 533.)
  11. Nous donnons le plan de l’abbaye de Pontigny d’après les relevés de M. A. Philippe et de M. Chauliat, tous deux publiés dans le Compte rendu du Congrès Archéologique de France, tenu à Avallon en 1908.
  12. « Dans son état primitif, le croisillon nord devait renfermer cinq chapelles, car il reste des amorces de la voûte en berceau qui recouvrait la dernière. L’autre bras du transept, adossé à des bâtiments, n’en contenait que trois. Le chœur primitif devait se terminer par un mur droit, comme dans la plupart des églises du même ordre. En effet, les moines n’auraient pas éprouvé le besoin de construire un rond-point au xiiie siècle, si leur église avait déjà été entourée de chapelles rayonnantes .» (Lefèvre-Pontalis, Compte rendu du Congrès Archéologique de France, session de Beauvais, p. 166, 1905.)
  13. Voir, après l’ouvrage classique de M. Enlart, l’étude très importante de M. J.-B. Supino, Gli Albori dell’ Arte florentina (Architettura), Florence, Alinari, 1906.
  14. Les figures 126, 130, 133, 135, 137, 141, 134, 144, 145 et 146 sont empruntées à l’ouvrage de Dehio von Bezold, die Kirchliche Baukunst des Abendlandes.
  15. C. Enlart, ouvrage cité, p. 58, pl. X.
  16. Le rapprochement a été indiqué, pour la première fois, croyons-nous, dans un cours de M. Bertaux à la Faculté des lettres de Lyon.