L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 426-442).


CHAPITRE XXXVII.

la bataille.


Oui, monsieur, notre antique couronne, dans ces temps orageux, a souvent dépendu d’un coup. Le ducat du joueur, si souvent parié et perdu, et encore regagné, parcourt à peine autant de chance.
Dryden, Le Moine espagnol.


Il n’entre point dans notre plan de retracer les événements historiques du règne de l’infortunée Marie, ou de raconter comment dans le cours de la semaine qui suivit sa fuite de Lochleven, ses partisans se rangèrent autour d’elle avec leurs forces, ce qui formait une brillante et valeureuse armée, s’élevant à six mille hommes. Tant de clarté a été depuis peu jetée sur les plus petites circonstances de ce temps, par M. Chalmers, dans sa précieuse Histoire de la reine Marie, que le lecteur peut en toute sûreté s’en rapporter à cet ouvrage pour de plus grands détails relativement à cette époque intéressante. Il suffit que nous rappelions que le quartier-général de Marie étant à Hamilton, le régent et ses partisans, au nom du roi, s’étaient rassemblés à Glasgow ; il est vrai qu’ils étaient inférieurs en nombre aux troupes du parti de la reine ; mais ce qui les rendait formidables, c’était les talents militaires de Murray, de Morton, du laird de Grange, et d’autres, qui dès leur jeunesse avaient fait la guerre et dans leur pays et dans l’étranger.

Dans ces circonstances, la politique de la reine Marie exigeait qu’on évitât le combat ; car, sa personne une fois en sûreté, le nombre de ses partisans devait s’augmenter journellement ; tandis que les forces de ses ennemis, comme il était arrivé fréquemment dans les règnes précédents, devaient rapidement diminuer et leur courage se perdre. Ceci paraissait si évident à ses conseillers, qu’ils résolurent de s’occuper d’abord de mettre la reine en sûreté dans le château fort de Dumbarton, pour y attendre les événements, l’arrivée des secours envoyés par la France et les levées qui étaient faites par ses partisans dans toutes les parties de l’Écosse. En conséquence, des ordres furent donnés pour que tous les soldats, tant de la cavalerie que de l’infanterie, se missent sous les armes prêts à suivre l’étendard de la reine en ordre de bataille, et à l’escorter jusqu’au château de Dumbarton, pour l’y installer en dépit de l’ennemi.

On passa la revue dans la plaine d’Hamilton, et l’on se mit en marche avec toute la pompe des temps féodaux ; la musique militaire se faisait entendre, les bannières et les étendards étaient déployés, les armures brillaient, et les lances étincelaient comme des étoiles dans un ciel d’hiver. Le beau spectacle de cette pompe guerrière était rehaussé par la présence de la reine, qui, entourée d’un brillant cortège de dames et de serviteurs formant sa maison, et d’une garde particulière de gentilshommes, parmi lesquels se distinguaient Seyton et Roland, donnait à la fois de l’éclat et de la confiance à l’armée, qui étendait ses immenses lignes de tous côtés autour d’elle. Beaucoup d’ecclésiastiques s’étaient aussi réunis à la cavalcade, et plusieurs d’entre eux ne se faisaient pas scrupule de prendre les armes, et de déclarer leur intention de les porter pour la défense de Marie et de la foi catholique. Il n’en était pas ainsi de l’abbé de Sainte-Marie. Roland n’avait pas aperçu ce prélat depuis leur fuite de Lochleven, et il le voyait maintenant revêtu de l’habit de son ordre, et placé près de la reine. Roland se hâta de se découvrir et de demander à l’abbé sa bénédiction.

— Je te la donne, mon fils ! dit le prêtre ; je te vois à présent sous ton véritable nom, et sous le costume qui t’appartient. Le casque orné de la branche de houx convient à ton front ; il y a long-temps que j’attendais l’heure où tu pourrais le prendre.

— Vous saviez donc d’où je descendais, mon bon père ? s’écria Roland.

— Sans doute, mais ta grand’mère me l’avait dit sous le sceau de la confession ; il ne m’était pas permis de faire connaître ce secret jusqu’à ce qu’elle-même jugeât à propos de le révéler.

— Et quelle raison avait-elle pour garder un tel secret ? ô mon père !

— Peut-être la crainte de mon frère, crainte bien mal placée, car Halbert ne voudrait pas gagner un royaume s’il fallait nuire à un orphelin ; d’ailleurs, en des temps de calme, même si ton père avait rendu à ta malheureuse mère cette justice que j’attendais de lui, ton droit n’aurait pu balancer celui de la femme de mon frère, qui était l’enfant du frère aîné de Julien.

— Ils n’ont rien à craindre de ma part, dit Avenel : l’Écosse est assez vaste, et il y a plus d’un château à gagner sans ruiner mon bienfaiteur. Mais prouvez-moi, mon révérend père, que je puis me dire le légitime héritier du nom d’Avenel, et je vous serai dévoué pour toujours.

— Oui, reprit l’abbé, j’ai entendu les Seyton reprocher cette tache à votre écusson. Cependant j’ai appris du dernier abbé Boniface certaines particularités qui pourraient…

— Apprenez-moi cette bienheureuse nouvelle, dit Roland, et ma vie vous sera dévouée…

— Impatient jeune homme ! reprit l’abbé, je ne pourrais qu’augmenter l’impétuosité de vos désirs en excitant des espérances qu’il me serait impossible de réaliser. Et sommes-nous dans un temps propice pour vous satisfaire ? Songez quelle marche périlleuse nous avons entreprise ; si vous avez sur le cœur un péché qui ne soit pas confessé, ne négligez pas le seul moment que le ciel vous accorde peut-être, et pour la confession et pour l’absolution.

— Il y aura assez de temps pour toutes les deux, je pense, jusqu’à ce que nous arrivions à Dumbarton.

— Oui, dit l’abbé ; mon fils, vous chantez aussi haut que les autres… mais nous ne sommes pas encore à Dumbarton, et il y a un lion sur notre route.

— Vous voulez dire Murray, Morton, et les autres rebelles de Glasgow ? mon révérend père. Bon ! ils n’oseront regarder la bannière royale.

— Beaucoup de gens qui devraient être plus sages que toi parlent ainsi, répliqua l’abbé. Je reviens des provinces du Sud, où j’ai trouvé plusieurs chefs de renom, armant pour les intérêts de la reine. J’avais laissé ici nos seigneurs pareils à des hommes sages et prudents ; et à mon retour je les trouve fous. Ils veulent, par pur orgueil et vaine gloire, braver l’ennemi, et conduisant la reine comme en triomphe, passer sous les murs de Glasgow pour narguer l’armée ennemie. Le ciel sourit rarement à une telle confiance. On nous attaque et c’est nous qui l’aurons voulu.

— Et tant mieux ! reprit Roland, le champ de bataille fut mon berceau.

— Prenez garde, mon fils, qu’il ne soit votre lit de mort, dit l’abbé ; mais à quoi sert de dire à de jeunes louveteaux les périls de la chasse ? Vous saurez peut-être avant la fin du jour quels sont les hommes auxquels vous portez un tel mépris.

— Comment ? quels sont-ils, demanda Henri Seyton, qui venait de les rejoindre ; ont-ils des nerfs de fil de métal et de la chair de bronze ? sont-ils à l’épreuve du plomb et de l’acier ? S’ils ne sont pas invulnérables, révérend père, nous n’avons pas grand’chose à craindre.

— Ce sont de méchants hommes, dit l’abbé : mais le métier des armes ne demande pas des saints. Murray et Morton sont connus pour être les meilleurs généraux de l’Écosse ; jamais on ne vit reculer Lindesay ou Ruthven ; le connétable de Montmorency nommait Kirkaldy de Grange le premier soldat d’Europe ; mon frère, qui porte un trop beau nom pour une telle cause est bien connu depuis long-temps pour un soldat.

— Tant mieux ! tant mieux ! » s’écria Seyton d’un air triomphant ; nous aurons tous ces traîtres de rang et de nom sur un beau champ de bataille devant nous. Notre cause est la meilleure, notre nombre est le plus fort, notre courage et nos bras valent les leurs… Par saint Bennet, en avant ! »

L’abbé ne fit aucune réponse, mais sembla se perdre dans ses réflexions ; et ses craintes se communiquèrent en quelque sorte à Roland d’Avenel, qui, à l’instant où la marche conduisait l’armée sur une hauteur, jeta un regard inquiet vers les tours de Glasgow, comme s’il s’attendait à voir les ennemis en sortir. Ce n’était pas qu’il craignît le combat, mais les suites étaient d’une extrême importance pour sa patrie et pour lui-même, et déjà le feu naturel de son courage commençait à brûler avec moins de vivacité quoique avec plus de chaleur. L’amour, l’honneur, la fortune, tout semblait dépendre des suites d’un combat hasardé témérairement, mais maintenant inévitable.

Lorsqu’enfin la marche du corps de bataille vint à suivre une ligne parallèle à la ville de Glasgow, Roland vit que les hauteurs qui se trouvaient en face étaient déjà en partie occupées par des troupes qui déployaient aussi la bannière écossaise. Ces troupes allaient être soutenues par une colonne d’infanterie et un escadron de cavalerie, que la ville avait vus sortir de ses portes. Cavalier sur cavalier arrivaient de l’avant-garde avec la nouvelle que Murray occupait la colline avec toute son armée ; que son but était d’arrêter la marche de la reine, et son projet de hasarder une bataille. Ce fut alors que l’esprit des soldats fut soumis à une épreuve soudaine et sévère ; ceux qui avaient trop facilement présumé qu’ils pourraient passer sans combattre furent tant soit peu déconcertés en se voyant aussitôt en face d’un ennemi résolu à livrer bataille. Les chefs se rassemblèrent immédiatement autour de la reine, et tinrent en hâte un conseil de guerre. Les lèvres de Marie, tremblantes, décelaient la crainte qu’elle s’efforçait de cacher sous un maintien fier et hardi : tous ses efforts échouaient devant le pénible souvenir des suites désastreuses de la bataille de Carberry-Hill, où, pour la dernière fois, elle avait paru au milieu de l’armée. Et quand elle voulut consulter ses généraux sur les dispositions à prendre pour la bataille, elle demanda involontairement s’il n’y aurait pas quelque moyen de l’éviter.

« L’éviter, répéta lord Seyton ; si nous étions un contre dix devant les ennemis de Votre Majesté, je pourrais penser à le faire, mais jamais lorsque nous sommes trois contre deux.

— Le combat, le combat ! » s’écrièrent les lords rassemblés ; « nous débusquerons les rebelles de leur position avantageuse : quand le lièvre gagne les hauteurs, le lévrier sait le forcer en le tournant.

— Il me semble, mes nobles lords, dit l’abbé, qu’il serait bien d’empêcher d’abord Murray de prendre cet avantage. Notre route passe au travers du village, sur la hauteur ; et celui qui saura s’emparer le premier de ce point trouvera dans ses petits jardins et ses enclos un excellent poste de défense.

— Le révérend père a raison, dit la reine. Hâte-toi, Seyton, hâte-toi ; puisses-tu y arriver avant eux ! Ils marchent aussi vite que le vent. »

Seyton salua profondément, et tourna de ce côté la tête de son cheval. « Votre Majesté m’honore, dit-il, je vais y courir promptement et m’emparer du passage.

— Non pas avant moi, milord, dont la charge est de commander l’avant-garde, dit lord Arbroath.

— Avant vous, ou avant tous les Hamilton d’Écosse, » dit Seyton, ayant reçu les ordres de la reine. « Suivez-moi, gentilshommes, mes vassaux et mes amis. Saint Bennet en avant !

— Et suivez-moi, dit Arbroath, nobles amis, braves soldats, nous verrons qui le premier arrivera à ce poste dangereux, pour Dieu et la reine Marie !

— Précipitation de mauvais présage ! malheureuse querelle ! » dit l’abbé, qui les vit s’empresser tumultueusement de gravir la hauteur, sans attendre que leurs soldats fussent placés en bon ordre. « Et vous, mes gentilshommes, » continua-t-il, s’adressant à Roland et à Henri Seyton, qui étaient l’un et l’autre prêts à suivre le torrent, « allez-vous donc laisser la reine sans gardes ?

— Oh ! ne me quittez pas, mes amis, s’écria la reine ; Roland et Seyton, ne me quittez pas ; il y a bien assez de bras qui frapperont dans cette affreuse bataille ; ne me retirez pas ceux sur qui je me fie pour ma sûreté.

— Nous ne pouvons quitter Sa Majesté, » dit Roland en regardant Seyton et ramenant son cheval.

« Je n’en attendais pas davantage de toi, » répondit l’orgueilleux jeune homme.

Roland ne fit point de réponse, mais se mordit les lèvres jusqu’à ce que le sang y vînt, et piquant son cheval, il le dirigea vers le palefroi de Catherine, à laquelle il dit à voix basse : « Je n’ai jamais pensé avoir rien fait pour vous mériter ; mais aujourd’hui, je me suis entendu accuser de poltronnerie, et mon épée est restée dans son fourreau, et tout cela à cause de vous.

— Il y a de la folie parmi nous tous, dit la demoiselle ; mon père, mon frère et vous, Roland, vous êtes tous privés de votre raison… Nous ne devrions penser qu’à la pauvre reine, et nous nous laissons inspirer par nos absurdes jalousies… Le moine est le seul soldat et le seul homme de bon sens parmi vous tous… Monseigneur abbé, » s’écria-t-elle à haute voix, « ne serait-il pas mieux que nous nous retirassions à l’ouest, pour y attendre l’événement que Dieu nous enverra, au lieu de rester ici sur la grande route ? la reine est exposée et embarrasse les troupes dans leur marche.

— Vous avez raison, ma fille, répondit l’abbé ; si nous avions seulement quelqu’un pour nous guider dans un lieu où la personne de la reine pût être en sûreté… Nos nobles gentilshommes volent au combat sans penser à la cause de la guerre.

— Suivez-moi, » dit un chevalier ou un homme d’armes bien monté, complètement couvert d’une armure noire, ayant la visière de son casque baissée, et ne portant ni cimier à son casque, ni devise sur son bouclier.

« Nous ne suivrons point un étranger, répliqua l’abbé, sans quelque garantie de sa foi,

— Cet étranger se remet entre vos mains, dit le cavalier ; si vous désirez en savoir davantage sur moi, la reine sera ma caution. »

Depuis le commencement de l’action, Marie était restée fixée à la même place, comme si la crainte eût absorbé toutes ses facultés ; cependant elle souriait machinalement, saluait et faisait signe de la main chaque fois que des bannières se baissaient devant elle, et que les bataillons la saluaient de leurs lances à mesure qu’ils défilaient devant elle, pour se précipiter sur l’ennemi avec les mêmes sentiments de rivalité que nous avons déplorés dans Arbroath et Seyton. Mais à peine le chevalier noir eut-il murmuré quelques mots à l’oreille de la reine qu’elle se rendit à ce qu’il lui disait ; et alors il s’écria d’un air impérieux : « Gentilshommes, la reine veut que vous me suiviez ! » Marie fit entendre avec une sorte d’empressement ce seul mot : « Oui. »

Aussitôt la petite troupe se mit en mouvement. Le chevalier noir, quittant cette espèce d’apathie qu’indiquait d’abord son maintien, piqua son cheval, le fit caracoler et tourner si court, qu’on vit que le cavalier était parfaitement maître de sa monture : alors, rangeant la petite suite de la reine dans un meilleur ordre de marche, il la conduisit sur la gauche, vers un château qui, couronnant une éminence belle et imposante, avait une vue magnifique sur le pays d’alentour et particulièrement sur les hauteurs que se hâtaient d’occuper les deux armées, et qui semblaient devoir être bientôt le théâtre du combat.

« Ces tours, » dit l’abbé interrogeant le chevalier noir, « à qui appartiennent-elles ? Est-ce à des amis ?

— Elles n’ont point de propriétaire, répliqua l’étranger, ou du moins elles ne sont pas entre des mains ennemies. Mais priez les jeunes gens, seigneur abbé, de se hâter davantage. Ce n’est pas l’instant de satisfaire leur curiosité en regardant un combat auquel ils ne doivent pas prendre part.

— Tant pis pour moi, dit Henri Seyton qui l’entendit : j’aimerais mieux être à présent sous la bannière de mon père que d’être créé chambellan d’Holy-Rood, pour me récompenser d’avoir rempli avec patience ma présente fonction de paisible gardien.

— Votre place sous la bannière de votre père sera bientôt des plus dangereuses, » dit Roland d’Avenel, qui, tout en poussant son cheval du côté de l’ouest, avait encore les regards tournés vers les armées ; « car je vois un corps de cavalerie qui, venant du levant, atteindra le village avant que lord Seyton puisse y arriver.

— Eh bien ! ce n’est que de la cavalerie, dit Seyton ; elle ne peut demeurer dans le village sans arquebuses.

— Regardez plus attentivement, reprit Roland ; vous verrez que chaque cavalier qui vient avec tant de rapidité de Glasgow porte en croupe un fantassin.

— Par le ciel, il a raison ! s’écria le chevalier noir ; un de vous deux doit porter cette nouvelle à lord Seyton et à lord Arbroath, afin qu’ils ne fassent pas marcher leur cavalerie avant l’infanterie, mais qu’ils s’avancent avec plus d’ordre.

— C’est moi qui dois porter cette nouvelle, dit Roland, puisque c’est moi qui le premier ai remarqué ce stratagème de la part de l’ennemi.

— Avec votre permission, dit Seyton, la bannière de mon père est en danger, et il est plus convenable que ce soit moi qui l’aille secourir.

— Je me conformerai à la décision de la reine, dit Roland d’Avenel.

— Encore un appel ! une nouvelle querelle ! s’écria Marie ; l’armée qui nous attaque n’est-elle donc pas assez nombreuse : et faut-il que, parmi les amis de la reine, il se trouve encore des ennemis ?

— Madame, dit Roland, le jeune maître de Seyton et moi nous disputons seulement pour savoir qui de nous quittera votre personne pour porter à l’armée un message de haute importance. Henri croit que son rang doit lui en donner la charge, et moi je suis persuadé que la personne la moins importante, qui est la mienne, doit seule courir ce danger.

— Non pas, dit la reine, si l’un de vous doit me quitter, que ce soit Seyton. »

Henri Seyton salua si profondément, que la plume blanche de son casque alla toucher la crinière de son cheval de bataille. Ensuite, se tenant ferme sur sa selle, il brandit sa lance d’un air de triomphe et de résolution, et faisant sentir l’éperon à son cheval, il vola vers la bannière de son père, qui s’avançait encore sur la montagne. Rien ne put l’écarter de la ligne droite, et il fit franchir à son coursier tous les obstacles qui se trouvaient sur son passage.

« Mon frère ! mon père ! » s’écria Catherine avec l’expression de la plus terrible inquiétude : « ils sont au milieu du danger, et je suis en sûreté !

— Plaise à Dieu, ajouta Roland, que je fusse avec eux, et que je pusse racheter chaque goutte de leur sang par deux du mien.

— Ne savais-je pas que tu le désirais ? dit Catherine : une femme peut-elle dire à un homme ce que je t’ai presque dit, et penser qu’il pourrait ressentir quelque crainte ou quelque faiblesse dans le fond de son cœur ? Il y a dans ces sons éloignés qui annoncent l’approche d’une bataille quelque chose qui me plaît et qui en même temps me glace de terreur. Je voudrais être homme et pouvoir éprouver cette joie sans qu’elle fût mêlée de frayeur !

— Hâtez-vous, hâtez-vous ! lady Catherine Seyton, » cria l’abbé tout en galopant. Cependant la petite troupe était presque sous les murs du château. « Hâtez-vous, venez aider lady Fleming à soutenir la reine ; elle s’affaiblit de plus en plus. »

On fit halte pour enlever Marie de dessus sa selle, et on la portait vers le château, lorsqu’elle dit d’une voix faible : « Non… non… ces murs ne me reverront jamais !

— Soyez reine, madame, dit l’abbé, et oubliez que vous êtes femme.

— Oh ! il faut que j’oublie beaucoup, beaucoup de choses, » répondit l’infortunée Marie d’une voix défaillante, « avant que mes yeux puissent voir d’un regard assuré des lieux si bien et si tristement connus !… Il faut que j’oublie les jours que je passai ici étant déjà l’épouse de cet infortuné… dont le sang…

« C’est le château de Crookstone, dit lady Fleming, où la reine tint sa première cour lorsqu’elle fut mariée à Darnley.

— Ô ciel ! dit l’abbé, ta main s’appesantit sur nous ! Prenez courage, madame, vos ennemis sont les ennemis de la sainte Église, et Dieu décidera aujourd’hui si l’Écosse doit être catholique ou hérétique. »

Une violente décharge de coups de canon et de mousqueterie se fit entendre comme il proférait ces mots, et sembla rappeler les esprits de la reine.

« De cet arbre, » dit-elle, montrant un if qui s’élevait sur une petite butte près du château, « je le connais bien… de là vous pourrez avoir une vue aussi étendue que du pic de Schehallion. »

Et se dégageant des bras de ceux qui l’entouraient, elle marcha d’un pas déterminé, et qui avait quelque chose d’égaré, vers l’if majestueux. L’abbé, Catherine et Roland d’Avenel la suivirent, tandis que lady Fleming restait en arrière avec les personnes inférieures de sa suite. Le chevalier noir suivit aussi la reine, ne la quittant pas plus que son ombre, mais restant toujours à la distance de deux ou trois pas. Il croisait les bras sur sa poitrine, tournait le dos au combat, et ne semblait occupé que de regarder Marie à travers la visière de son casque. La reine ne le regardait pas, mais fixait ses yeux sur l’if aux branches étendues.

«Eh bien ! « dit-elle, comme si à sa vue elle eût oublié ce qui se passait, et surmonté l’horreur que le premier aspect de Crookstone lui avait fait éprouver : « arbre superbe et majestueux, tu es encore aussi verdoyant et aussi majestueux qu’autrefois, quoique, au lieu de serments d’amour, tu entendes le bruit de la guerre. Tout a trouvé sa fin depuis la dernière fois que je te saluai… amour et amant… serments et celui qui les faisait… roi et royaume… Eh bien ! que voyez-vous du combat, seigneur abbé ? Nous avons le dessus, j’espère… Cependant de cet endroit les yeux de Marie ne peuvent être témoins que de malheurs ! »

Tous avaient les regards fixés sur le champ de bataille ; mais ils ne pouvaient rien découvrir, si ce n’est que l’affaire se poursuivait avec acharnement. Les petits enclos et les jardins des chaumières du village, qu’ils pouvaient distinguer parfaitement, avec leurs allées de sycomores et de frênes, beaux et tranquilles à la douce clarté du soleil de mai, étaient alors couverts d’une ligne de feu et d’un dôme de fumée ; et le bruit constant de la mousqueterie et du canon, mêlé aux cris des combattants qui se heurtaient, prouvait qu’aucun des deux partis n’avait cédé le terrain.

« Sous les coups de ces affreux tonnerres, dit l’abbé, une foule d’amis partent pour leur séjour éternel, pour le ciel ou l’enfer. Pendant ce terrible combat, que ceux qui croient à la sainte Église supplient avec moi le Très-Haut d’accorder la victoire au bon droit.

— Pas ici… pas ici ! » dit la malheureuse reine ; « je vous en conjure ; pas ici, mon père, ou priez en silence… Ici le passé et le présent se disputent trop mon âme pour que j’ose approcher du trône de Dieu… Ou si vous voulez prier, que ce soit pour une infortunée dont les plus tendres affections ont fait les plus grands crimes, et qui n’a cessé d’être reine que parce qu’elle fut sensible et qu’elle fut trompée.

— Ne serait-il pas bien, demanda Roland, que j’allasse faire un tour du côté du champ de bataille pour savoir le sort du combat ?

— Courez-y, au nom de Dieu, dit l’abbé ; car, si nos amis sont dispersés, nous devons nous hâter de fuir… mais prenez garde de ne pas trop approcher du lieu du danger, plus d’une vie dépend de votre retour.

— Oh ! ne vous hasardez pas trop, ajouta Catherine, et ne manquez pas de voir comment se battent les Seyton, et quelle est leur fortune !

— Ne craignez rien, je serai sur mes gardes, dit Roland d’Avenel ; » et, sans attendre de réponse, il courut vers le lieu du combat : cependant il avait soin de tenir les chemins hauts et ouverts et de regarder autour de lui avec précaution, de crainte de se laisser envelopper par un parti ennemi. Comme il approchait, le bruit du feu retentit de plus en plus à ses oreilles, les clameurs devinrent de plus en plus fortes, et il sentit ce violent battement de cœur, ce mélange de crainte naturelle, d’entraînante curiosité et d’inquiétude pénible qu’éprouve l’homme le plus brave lorsqu’il s’approche du théâtre d’une scène intéressante et pleine de danger.

Enfin Roland s’avança tellement près que, d’une hauteur voilée par des buissons et des bois taillis, il put distinguer l’endroit où le combat était le plus animé. C’était un chemin creux qui conduisait au village, et que l’avant-garde de la reine avait suivi lorsqu’elle s’avança avec plus de courage que de prudence pour s’emparer de ce poste important. Mais ces téméraires guerriers trouvèrent les enclos et les jardins occupés par l’ennemi, qui avait à sa tête le célèbre Kirkaldy Grange et le comte de Morton, et ils firent de grandes pertes en s’efforçant d’arriver jusqu’à leurs adversaires. Cependant, comme les partisans de la reine étaient la fleur des nobles et des barons, suivis de leurs parents et de leurs vassaux, ils avaient réussi à se porter en avant, méprisant les obstacles et le danger. Lorsque Roland arriva dans ce lieu, ils s’étaient rencontrés corps à corps avec les ennemis dans le défilé, et s’efforçaient de les faire déguerpir du village à la pointe de leurs lances, tandis que les protestants, également déterminés, gardaient leur avantage, luttant avec obstination pour repousser les assaillants.

Les deux partis se défendaient pied à pied, et pour ainsi dire corps à corps, de manière que les longues lances des hommes du premier rang avaient la pointe fixée sur le bouclier, le corselet, la cuirasse des combattants opposés : leur effort ressemblait à celui de deux taureaux qui, ajustant l’un contre l’autre leurs têtes monstrueuses, restent long-temps dans la même position, jusqu’à ce que la force supérieure ou l’opiniâtreté de l’un des deux contraigne l’autre à prendre la fuite, ou le précipite à terre. C’est ainsi que les pelotons opposés s’étaient, pour ainsi dire, enlacés d’une étreinte mortelle : ils s’ébranlaient lentement, tantôt en avant, tantôt en arrière, suivant le parti qui obtenait momentanément l’avantage : et la terre se jonchait de morts et de blessés, que foulaient indistinctement ennemis et amis. Ceux dont les armes étaient brisées se retiraient du premier rang et faisaient place à d’autres, pendant que les rangs de derrière, ne pouvant avoir part autrement à cette lutte sanglante, faisaient feu de leurs pistolets, lançaient contre l’ennemi leurs poignards, les pointes et les tronçons des armes rompues, comme si c’eût été des javelines.

« Dieu et la reine ! » était le cri qui retentissait d’un côté des combattants ; de l’autre, le cri de « Dieu et le roi ! » roulait comme un tonnerre : c’était au nom de leurs souverains que des sujets dévoués versaient par la main les uns des autres les flots les plus purs de leur sang ; c’était au nom de leur créateur qu’ils déchiraient son image avec le fer. Au milieu de cette confusion, souvent on entendait la voix des capitaines donnant leurs ordres, ainsi que celle des chefs supérieurs qui criaient dans le tumulte les mots de ralliement : à tous ces cris se mêlaient les gémissements des blessés et des mourants.

Il y avait environ une heure que le combat durait. Les forces des deux partis paraissaient épuisées ; mais leur acharnement n’était point dompté, leur rage n’était point abattue : lorsque Roland, qui jetait les yeux de tous côtés et qui avait l’oreille au guet autour de lui, vit une colonne d’infanterie, ayant à sa tête quelques cavaliers, tourner le pied de la hauteur qu’il occupait, et, la lance en avant, attaquer par le flanc l’armée de la reine déjà engagée sur son front dans un combat meurtrier. Au premier coup d’œil, Roland s’aperçut que l’auteur et le chef de ce mouvement n’était autre que le chevalier d’Avenel, son ancien maître ; et au second coup d’œil, il vit que cette action déciderait de la victoire. En effet, cette attaque, faite avec des troupes fraîches sur le flanc d’une armée fatiguée depuis long-temps d’une lutte aussi tenace que meurtrière, eut le plus prompt et le plus heureux résultat.

Les troupes de la reine, qui tout à l’heure offraient aux regards une ligne menaçante, épaisse et serrée de casques et de panaches, en un instant furent enfoncées et précipitées pêle-mêle du plateau dont elles s’efforçaient de s’emparer. Vainement la voix des chefs, qui rappelait les fuyards au combat, se faisait-elle entendre ; eux-mêmes, en résistant encore, étaient convaincus que toute résistance était désormais inutile. La plupart se faisaient massacrer ou tombaient couverts de blessures, tandis que le reste était emporté par le flux rapide et confus des fuyards. De quels sentiments le cœur de Roland ne fut-il point assiégé quand il vit cette déroute, et qu’il ne lui restait plus à lui-même qu’à tourner bride pour aller mettre en sûreté la personne de la reine ! Toute poignante qu’était son infortune, tout accablante qu’était sa honte, il oublia tout, quand du plateau qu’il occupait il vit en ce moment au bas de la hauteur Henry Seyton séparé de son parti dans la confusion de la défaite, couvert de sang et de poussière, se défendant en désespéré contre quelques soldats ennemis qui le serraient dé près, attirés par l’appât de sa magnifique armure. Roland partit comme l’éclair. Poussant son coursier vers le pied de la montagne, il se précipita au milieu des adversaires de Seyton ; de trois ou quatre coups de son épée, il fit mordre la poussière à deux d’entre eux, et força les autres à s’éloigner ; puis, tendant la main à Henri, il lui dit de saisir la crinière de son cheval.

« Dans cette journée nous vivrons ou nous mourrons ensemble, s’écria-t-il, mon cheval est à vous, tenez-vous-y ferme, jusqu’à ce que nous soyons hors de danger. »

Seyton obéit, il rassembla tout ce qui lui restait de force : Roland l’eut bientôt conduit loin du danger et du lieu où ses propres yeux avaient été témoins de l’issue fatale de la bataille. Mais ils ne furent pas plus tôt parvenus sous un couvert d’arbres qui se trouvaient là, que Seyton lâcha prise, et malgré les efforts de Roland pour le soutenir, il tomba sur la pelouse. « Je vous remercie de vos soins généreux, dit-il, c’est ma première et ma dernière bataille ; j’en ai trop vu pour avoir le désir d’assister à la fin. Hâtez-vous ! sauvez la reine. Rappelez-moi au souvenir de Catherine ; on ne la confondra plus avec moi, ce dernier coup d’épée a fait entre nous deux une éternelle distinction.

— Allons ! que je vous aide à monter sur mon cheval, » dit Roland avec vivacité ; ne désespérez pas de sauver vos jours ; pour moi, je puis m’en aller à pied. Tournez la tête et la bride de mon cheval vers l’ouest, et il vous emportera aussi vite que le vent.

— Jamais coursier ne sera plus monté par moi, dit le jeune Seyton ; adieu ! je vous aime mieux en mourant que je ne pense vous avoir jamais aimé dans ma vie. Je voudrais que mes mains ne se fussent pas rougies du sang de ce vieillard ; Sancte Benedicite, ora pro me. Ne vous arrêtez pas plus long-temps à considérer un homme qui se meurt. Hâtez-vous, sauvez la reine. »

Sa voix, en prononçant ces mots, avait fait un dernier effort : à peine Seyton les eut-il achevés qu’il expira. Ces paroles rappelèrent à Roland le devoir que cet accident lui avait un moment fait oublier, mais d’autres oreilles que les siennes les avaient entendues.

« La reine ! où est la reine ? » dit Halbert Glendinning, qui, suivi de deux ou trois cavaliers, parut au même instant. Roland sans répondre tourna la bride de son cheval, et se fiant à sa vitesse et à ses éperons, se dirigea au galop vers le château de Crookstone, franchissant les collines et les vallées. Plus pesamment armé, et monté sur un cheval moins léger, sir Halbert Glendinning le poursuivait la lance dans les reins, en lui criant : « Chevalier à la branche de houx, fais halte, et montre que tu as des droits à porter ce signe verdoyant : ne fuis pas comme un lâche, et ne déshonore pas cette marque des braves. Halte, poltron ! ou, par le ciel, je te traverserai le dos de ma lance, et je t’arracherai la vie comme à un lâche que tu es. Je suis le chevalier d’Avenel, je suis Halbert Glendinning. »

Mais Roland, qui n’avait nulle envie de se mesurer avec son ancien maître, et qui, d’un autre côté, savait bien que la sûreté de la reine dépendait de la diligence qu’il ferait, ne répliqua point un mot au défi et aux injures dont sir Halbert ne cessait de le poursuivre, mais, faisant plus que jamais usage de ses éperons, il fuyait avec plus de vitesse qu’auparavant, et avait gagné plus d’une centaine de pas sur Halbert, quand, arrivant près de l’if où il avait laissé la reine, il vit que sa garde était prête à monter à cheval, alors il cria autant qu’il avait de voix : « L’ennemi ! l’ennemi ! à cheval, belles dames, à cheval ! braves gentilshommes, faites votre devoir. »

Il parlait encore, que, tournant rapidement la bride de son cheval, et évitant le choc de sir Halbert Glendinning, il chargea l’un de ses hommes d’armes qui était le plus proche, avec tant d’impétuosité que d’un coup de lance il renversa le cavalier et le cheval ; alors, tirant son épée, il attaqua le second. Cependant le chevalier noir se précipita au-devant de Glendinning, et tous les deux se jetèrent l’un sur l’autre avec tant de furie que les chevaux furent renversés et que leurs cavaliers roulèrent sur la pelouse. Ni l’un ni l’autre ne se releva, car le chevalier noir avait le corps traversé par la lance de Glendinning, et le chevalier d’Avenel, écrasé sous le poids de son propre cheval et meurtri de sa chute, semblait être dans un pire état que celui-là même qu’il venait de blesser à mort.

« Rends-toi, chevalier d’Avenel, bon gré, mal gré, » dit Roland qui venait de mettre un second adversaire hors de combat, et qui se hâtait de prévenir les efforts de Glendinning pour recommencer la lutte.

« Je ne puis faire autrement que de me rendre, dit sir Halbert, puisque les forces me manquent pour combattre, mais je rougis de honte de dire à un lâche comme toi : Je me rends.

— Ne me nomme pas lâche, » dit Roland levant sa visière, et aidant son prisonnier à se relever, « sans tes anciennes attentions pour moi, et surtout sans les bontés de ta noble dame, tu aurais rencontré dans moi un autre brave.

— Le page favori de ma femme, » dit sir Halbert avec étonnement ; « ah ! malheureux enfant, j’ai appris ta trahison à Lochleven.

— Ne la lui reproche point, mon frère, dit l’abbé, il ne fut que l’agent de Dieu.

— À cheval, à cheval ! s’écria Catherine Seyton ; montez vite, allez-vous-en, ou nous sommes tous perdus. Je vois nos braves soldats fuyant sur un espace de plus d’une lieue. À cheval, seigneur abbé ; à cheval, Roland ; à cheval, chère princesse ; nous devrions déjà être à plus d’un mille d’ici.

— Regardez ces traits, » dit Marie lui montrant le chevalier prêt à rendre le dernier soupir, et dont une main compatissante avait détaché le casque ; « regardez-le bien, et dites-moi si celle qui cause la mort ou la ruine de quiconque l’a aimée, doit elle-même faire un pas de plus pour sauver sa misérable vie ? »

Depuis long-temps le lecteur doit avoir deviné ce que la reine avait elle-même découvert avant que ses yeux le lui confirmassent. Cette figure était celle de l’infortuné George Douglas, sur laquelle la mort avait imprimé son triste sceau.

« Regardez-le bien, regardez-le encore, dit la reine ; voilà ce qui fut réservé à tous ceux qui ont aimé Marie Stuart ! La royauté de François, l’esprit de Chastelar, le pouvoir et la courtoisie de l’aimable Gordon, le mélodieux talent de Rizzio, la noble taille et la grâce du jeune Darnley, l’audacieuse fierté, les manières galantes de Bothwell, et aujourd’hui l’amour profond et si dévoué du noble Douglas, rien n’a pu sauver aucun d’eux : leurs yeux et leurs cœurs se sont tournés vers l’infortunée Marie ; ils l’ont aimée, et leur amour fut un crime digne d’une mort prématurée. Aussitôt qu’une de ces tristes victimes avait conçu dans son âme une douce pensée en ma faveur, la coupe empoisonnée, la hache et le billot, le poignard, les mines, les cachots étaient là tout prêts pour la punir de son affection pour une infortunée telle que moi. Cessez vos prières, tout m’importune ; je ne veux point fuir d’un pas ; je ne dois, je ne puis mourir qu’une fois, et c’est ici que je veux mourir. »

Pendant qu’elle parlait ainsi, ses larmes ruisselaient sur la figure du chevalier mourant. Pour lui, il tenait constamment fixés sur la reine des yeux dans lesquels brillait encore le feu d’une passion que la mort qui s’approchait ne pouvait éteindre. « Ne vous affligez pas ainsi pour moi, » dit-il d’une voix si faible qu’on l’entendait à peine ; « c’est à votre sûreté qu’il faut penser. Je meurs en Douglas, et je meurs pleuré de Marie Stuart ! »

Il expira en prononçant ces mots, sans détourner les yeux de dessus cette figure adorée. La reine portait un cœur formé par la nature pour la bonté et la tendresse ; et, dans la vie privée, avec un époux plus convenable à cette trempe d’âme que Darnley, elle aurait fait le bonheur d’un homme, elle restait immobile, et arrosait de ses larmes le corps inanimé, quand elle fut rappelée à elle-même par l’abbé, qui cette fois trouva nécessaire d’user envers elle d’une remontrance plus forte qu’en toute autre circonstance. « Nous aussi, madame, dit-il, nous, dévoués serviteurs de Votre Grâce, nous avons aussi des amis et des parents à pleurer. Je laisse un frère dans un danger imminent ; l’époux de lady Fleming, le père et les frères de lady Catherine, sont tous sur le champ du carnage, ou tués ou prisonniers. Nous oublions le malheureux sort de ce que nous avons de plus proche et de plus cher, pour servir notre reine, tandis qu’elle, tout occupée de ses propres douleurs, ne nous donne pas la moindre place dans sa pensée.

— Je ne mérite point un tel reproche, mon père, » répondit la reine en essuyant ses pleurs : « je serai docile à votre remontrance : où faut-il aller, que faut-il faire ?

— Il nous faut fuir, et sur-le-champ, reprit l’abbé ; dire où, n’est pas si facile ; mais sur la route nous discuterons ce point important. Allons, mettez la reine sur la selle, et retirons-nous. »

On partit ; Roland seul différa un moment, afin de mettre le chevalier d’Avenel et sa suite sur la route du château de Crookstone, et d’avoir le temps de lui dire que tout ce qu’il demandait de lui pour prix de sa liberté était sa seule parole que lui et ses compagnons garderaient le secret sur la direction que la reine avait prise dans sa fuite. Comme il tournait la bride de son cheval pour partir, l’excellente physionomie d’Adam Woodcock, qui le regardait avec des yeux où se peignait la surprise, le frappa, et dans un autre temps elle aurait excité son hilarité. Adam était un des hommes d’armes qui avaient fait l’expérience de la pesanteur du bras de Roland ; tous deux en cet instant se reconnurent, Roland ayant relevé sa visière, et le bon archer ayant jeté à terre son casque dont la grille de fer le gênait, pour secourir plus promptement son maître. Dans ce casque, comme il était encore sur la pelouse, Roland n’oublia pas de laisser tomber quelques pièces d’or, fruit de la libéralité de la reine ; et après avoir fait un signe de souvenir et d’ancienne amitié, il partit au grand galop, afin de rejoindre la reine, dont la suite, qui était déjà loin, laissait derrière elle au bas de la montagne un épais nuage de poussière.

« Ce n’est parbleu pas de la fausse monnaie, » dit le bon Adam ramassant et pesant dans sa main les pièces d’or, « Ah ! oui, c’est bien M. Roland, c’est bien lui-même, c’est chose certaine, c’est sa bourse toujours ouverte, et par Notre-Dame, c’est bien le même poignet ! » Et en disant cela, le fauconnier faisait un mouvement des épaules. Comme milady sera joyeuse d’apprendre de ses nouvelles, car elle s’inquiète de lui comme d’un fils ! Marie, aussi il faut voir comme il est sémillant : oh ! oui, ces jouvenceaux si brillants sont sûrs de s’élever, c’est comme la mousse qui monte sur l’orifice d’un pot de bière. Mais pour nous, portion plus solide du genre humain, nous restons toujours fauconnier. » En parlant ainsi, il courut rejoindre ses camarades, qui étaient alors en grand nombre, et les aider à transporter son maître dans le château de Crookstone.