L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 413-425).


CHAPITRE XXXVI.

le château de seyton.


Il monta lui-même sur le coursier noir, et la plaça sur un cheval d’un gris roux ; il avait un cor qui pendait à son côté, et tous deux galopèrent sans façon.
Vieille Ballade.


L’air frais de la nuit, le bruit des pas des chevaux, la rapidité de la course, le galop onduleux de son palefroi, et surtout le sentiment de la liberté reconquise, dissipèrent le changement qui s’opérait dans l’esprit de la reine. Elle ne put enfin cacher à la personne qui marchait à ses côtés, et qu’elle croyait être le père Ambroise, l’espèce d’abattement qui d’abord s’était emparé d’elle. Quant à Seyton, avec toute l’impétuosité d’un jeune homme, orgueilleux avec raison du succès de sa première aventure, il affectait tout l’embarras et toute l’importance du chef de la petite troupe qui escortait, selon le langage de cette époque, la fortune de l’Écosse. Tantôt il était à l’avant-garde, tantôt il réprimait les bonds de son coursier jusqu’à ce que l’arrière-garde fût passée : il exhortait les hommes de la tête à marcher d’un pas régulier quoique rapide ; et ordonnait à ceux qui étaient le plus éloignés de se servir de l’éperon, et de ne pas laisser tant d’intervalle dans leurs lignes ; puis parfois il allait près de la reine et des autres dames pour leur demander comment elles supportaient la rapidité de leur voyage, et si elles n’avaient point d’ordres à lui donner. Mais tandis que Seyton s’occupait ainsi avec quelque avantage et beaucoup d’ostentation, le cavalier qui marchait à côté de la reine lui prodiguait toute son attention, comme s’il veillait à la sûreté de quelque être supérieur. Lorsque la route était rocailleuse et dangereuse, il ne prenait presque plus garde à son propre cheval, et tenait constamment sa main sur la bride de celui de la reine ; si une rivière ou un large ruisseau traversait leur route, de son bras droit il la soutenait en selle, tandis que de la main gauche il tenait les rênes du palefroi de Sa Majesté.

— Je ne croyais pas, révérend père, » dit la reine lorsqu’ils gagnaient l’autre bord, « que le couvent eût de si bons cavaliers. » La personne à qui elle s’adressait soupirait, mais ne faisait pas d’autre réponse. « Je ne sais, continua Marie, mais le bonheur de la liberté ou le plaisir que me procure mon exercice favori, dont je n’ai pu jouir depuis si long-temps, ou tous les deux ensemble, semblent me donner des ailes. Jamais poisson ne glissa dans les eaux, jamais oiseaux ne fendirent les airs avec ce sentiment de liberté et de ravissement que je savoure en croisant dans ma course les brises de la nuit et en franchissant ces campagnes. Telle est la magie de cet instant, que je jurerais que je me retrouve montée sur ma chère Rosabelle, ma jument favorite, qui n’eut jamais d’égale en Écosse pour la légèreté, la douceur de la marche, et la sûreté du pied.

— Et si le cheval qui porte ce fardeau précieux pouvait parler, répondit la voix du mélancolique George Douglas, il vous dirait : « Nulle autre que Rosabelle ne devait servir aujourd’hui sa maîtresse chérie, et nul autre que Douglas ne devait la guider dans sa course. »

La reine tressaillit ; elle prévit d’un coup d’œil tous les maux que causerait à elle et à lui-même la violente passion de ce jeune homme ; mais les sentiments qui l’animaient de reconnaissance et de compassion l’empêchèrent de prendre la dignité de reine, et elle s’efforça de continuer la conversation avec un air indifférent.

« Il me semblait, dit-elle, avoir entendu dire que, lors du partage de mes dépouilles, Rosabelle était devenue la propriété de la maîtresse de lord Morton, la belle Alice.

— Il est vrai que le noble palefroi avait été destiné à une condition aussi basse, répondit Douglas ; il était gardé sous clef et confié à la charge d’une nombreuse troupe de palefreniers et de domestiques ; mais la reine Marie avait besoin de Rosabelle, et Rosabelle est ici. »

— Est-il donc convenable, Douglas, lorsque des dangers de toute espèce nous entourent, que vous alliez augmenter vos périls pour un sujet si peu important qu’un palefroi ?

— Appelez-vous une chose de si petite importance celle qui peut vous donner un moment de plaisir ? N’avez-vous pas tressailli de joie lorsque je vous ai dit que vous étiez montée sur Rosabelle ? Ah ! pour acheter ce plaisir, quoiqu’il n’ait eu que la durée d’un éclair, Douglas n’aurait-il pas risqué mille fois sa vie.

— Oh ! silence, Douglas, silence ! ceci n’est point un discours convenable ; en outre, je voudrais parler à l’abbé de Sainte-Marie. Mais, Douglas, je ne permettrai pas que vous quittiez avec humeur les rênes de mon cheval.

— Avec humeur, madame ! hélas ! le chagrin est tout ce que peut me faire éprouver votre mépris. Je me révolterais aussi bien contre le ciel s’il se refusait au désir le plus extravagant que puisse former un mortel.

— Eh bien ! continuez donc de tenir mes rênes ; il y a de l’autre côté assez de place pour le seigneur abbé ; et puis je doute que, si la route l’exigeait, son secours fût aussi utile à Rosabelle et à moi-même que l’a été le vôtre. »

L’abbé vint se mettre de l’autre côté, et la reine entama aussitôt une conversation avec lui sur l’état des différents partis et le plan qu’il lui était le plus convenable de suivre, à présent qu’elle se trouvait en liberté. Douglas prenait peu de part à cette conversation, et ne parlait que lorsqu’il était interrogé par la reine ; son attention semblait entièrement dirigée sur la sûreté de la personne de Marie. Elle apprit cependant qu’elle lui avait une nouvelle obligation, puisque c’était grâce à lui que l’abbé, pourvu du mot d’ordre de la famille, s’était introduit dans le château comme faisant partie de la garnison.

Long-temps avant la pointe du jour ils arrivèrent au but de leur voyage périlleux et précipité, devant les portes de West-Niddric ; château du West-Lothian appartenant à lord Seyton. Quand la reine fut sur le point de descendre de cheval, Henri Seyton, prévenant Douglas, la reçut dans ses bras, et mettant un genou en terre, pria Sa Majesté d’entrer dans la maison de son père, son fidèle serviteur.

« Votre Majesté, ajouta-t-il, peut se reposer ici en parfaite sûreté. La maison est déjà pourvue d’une garnison assez forte pour la défendre ; tout à l’heure j’ai envoyé un exprès à mon père pour l’informer de votre évasion, et il arrive à la tête de cinq cents hommes : c’est pourquoi vous ne devez pas vous inquiéter si votre sommeil se trouvait interrompu par le bruit des chevaux, le tumulte ne serait occasionné que par l’arrivée d’un renfort de braves vassaux de Seyton.

— Et une reine d’Écosse ne peut être gardée par de meilleurs amis, répliqua Marie. Rosabelle a été aussi vite que la brise d’été, et avec autant de douceur ; mais il y a long-temps que je n’ai voyagé, et je sens que le repos me sera salutaire. Catherine, ma mignonne, vous dormirez cette nuit dans mon appartement, et me recevrez dans le château de votre père. Vous tous, mes libérateurs, agréez mes remercîments : des remercîments et une bonne nuit, c’est tout ce que je puis vous offrir maintenant ; mais si je ressaisis une fois la roue de la Fortune, elle ne m’aveuglera pas. Marie Stuart tiendra les yeux ouverts et distinguera ses amis. Seyton, je n’ai pas besoin de recommander le vénérable abbé, Douglas et mon page, à vos soins et à votre hospitalité. »

Henri Seyton salua, et Catherine et lady Fleming suivirent la reine dans son appartement, où, leur avouant qu’il lui serait difficile en ce moment de tenir la promesse qu’elle venait de faire d’avoir les yeux ouverts, elle s’abandonna au sommeil. Il était grand jour lorsqu’elle se réveilla.

La première pensée de Marie, lorsqu’elle ouvrit ses paupières, se tourna vers le doute de sa liberté ; elle ne put s’empêcher de s’élancer hors de son lit ; et ayant jeté à la hâte son manteau sur ses épaules, elle se mit à regarder par la fenêtre de son appartement. Ô vue délicieuse ! au lieu des linceuls de cristal de Lochleven, un beau paysage agité par un vent frais se déployait devant elle, et le parc qui entourait le château était occupé par les troupes de ses fidèles gentilshommes, tous si chers à son cœur.

« Levez-vous, levez-vous, Catherine ! » s’écria la princesse dans son ravissement ; « devez-vous et venez ici !… Des épées et des lances sont dans des mains dévouées, et des armures brillent sur des seins pleins d’honneur. Voici des bannières que le vent agite, légères comme les nuages d’été… Grand Dieu ! quel plaisir éprouvent mes yeux fatigués en relisant ces devises !… Voici celle de ton brave père… celle du superbe Hamilton… celle du fidèle Fleming… Regarde ! regarde ! ils m’ont aperçue, et se pressent vers cette fenêtre. »

Elle ouvrit la croisée ; et la tête nue, ses superbes cheveux tombant en désordre, et son beau bras légèrement recouvert de son manteau, elle répondit par un geste et des signes de tête aux cris de joie des guerriers, que l’écho répétait à plusieurs milles à la ronde. Lorsque le premier élan de son ivresse fut passé, elle se rappela qu’elle était à peine vêtue, et, mettant ses mains sur son visage, qui se couvrit de rougeur, elle se retira précipitamment de la fenêtre. On devina aisément la cause de sa retraite : ce qui augmenta l’enthousiasme général pour une princesse qui, dans son empressement à reconnaître le service que ses sujets venaient de lui rendre, avait oublié la dignité de son rang. Les attraits sans parure de cette femme charmante touchèrent plus les spectateurs guerriers que n’auraient fait les pompeux ornements de ses habits royaux : et ce qui aurait semblé trop libre dans sa manière de se présenter à leurs yeux fut plus qu’excusé par l’enthousiasme du moment, et par la délicatesse que fit voir sa retraite précipitée. À peine les acclamations étaient-elles éteintes, qu’elles se renouvelaient aussitôt, et leurs sous se perdaient encore dans les bois et dans les montagnes. Dans cette nuit, beaucoup jurèrent sur la croix de leurs épées, que la main ne se dessaisirait pas de son arme que Marie Stuart ne fût rétablie dans ses droits. Mais que sont les promesses, que sont les espérances des mortels ? Dix jours après, ces braves et fidèles guerriers étaient morts, ou captifs, ou en fuite.

Marie se laissa tomber sur le siège qui était le plus près d’elle, et, encore rouge de pudeur et le sourire sur les lèvres, elle s’écria : « Ma mignonne, que penseront-ils de moi… m’être montrée ainsi les pieds nus, ayant mis à la hâte mes pantoufles… couverte de ce manteau… mes cheveux tombant sur mes épaules, et mes bras et mon cou nus ?… Oh ! ce qu’ils peuvent penser de mieux est que ce long séjour dans un donjon a tourné la tête de leur reine. Au fait, mes sujets rebelles ont bien vu le désordre de ma toilette quand j’étais dans la plus profonde affliction : pourquoi garderais-je une plus froide cérémonie avec ces gens fidèles et pleins d’honneur ? Appelez Fleming ; cependant… je me flatte qu’elle n’a pas oublié le petit coffret, nous devons être aussi bien parée que nous le pourrons, mignonne.

— Mais, madame, notre bonne lady Fleming n’était pas en état de se rappeler quoi que ce fût.

— Vous plaisantez, Catherine, » dit la reine tant soit peu mécontente « il ne lui est pas naturel d’oublier son devoir à tel point que nous n’ayons pas nos habits de cérémonie.

— Roland Græme, madame, en a eu soin, répondit Catherine ; car au moment où il courait fermer les portes, il a jeté dans la barque une boîte pleine de vêtements et de bijoux. Jamais je ne vis un page si maladroit ; le paquet m’est tombé presque sur la tête.

— Il te fera réparation pour cette offense et pour toutes les autres, mon enfant, » dit la reine Marie en riant. « Mais appelle Fleming, et prenons une toilette digne de recevoir nos fidèles seigneurs. »

Tels avaient été les préparatifs, et telle était l’habileté de lady Fleming, que la reine parut devant ses nobles assemblés dans une toilette aussi brillante qu’il convenait, quoiqu’elle ne pût rehausser sa dignité naturelle. Avec la grâce la plus séduisante elle exprima à chacun sa reconnaissance, et honora d’une attention particulière non seulement les plus nobles seigneurs, mais jusqu’aux moindres barons.

« Et maintenant, milords, dit-elle, quel chemin avez-vous déterminé que nous prenions ?

— Celui du château de Draphane, répondit lord Arbroath, si Votre Majesté le trouve bon, et de là nous irons à Dumbarton, lieu où Votre Majesté sera en sûreté ; ensuite nous verrons si ces traîtres nous feront tête sur le champ de bataille.

— Et quand nous mettrons-nous en route ?

— Si Votre Majesté n’est pas trop fatiguée, dit lord Seyton, nous nous proposons de monter à cheval après le repas du matin.

— Votre bon plaisir sera le nôtre, milord, répondit la reine ; c’est par votre sagesse que nous réglerons notre voyage maintenant, et nous espérons qu’à l’avenir elle nous aidera à gouverner notre royaume. Permettez-moi, ainsi qu’à mes dames, de déjeuner avec vous, mes bons lords. Nous devons être à moitié soldats et mettre de côté l’étiquette. »

À cette offre pleine de bonté, beaucoup de têtes couvertes de casques se courbèrent avec respect. Alors la reine, jetant les yeux sur ses chefs assemblés, regretta de ne pas y trouver Douglas et Roland Græme, et les demanda tout bas à Catherine Seyton.

« Ils sont dans l’oratoire, madame, et paraissent assez tristes, » dit Catherine ; et la reine observa que les yeux de sa favorite étaient rouges et humides de pleurs.

« Ceci ne doit pas être, reprit la reine. Amusez la compagnie, et j’irai les chercher pour les y introduire. »

Elle alla dans l’oratoire, où elle rencontra d’abord George Douglas qui était debout, ou plutôt incliné dans l’embrasure d’une fenêtre, le dos appuyé contre la muraille, et les bras croisés sur la poitrine. À la vue de la reine, il tressaillit, et pendant un instant l’expression du ravissement se peignit sur sa figure, qui reprit aussitôt sa profonde mélancolie.

« Que signifie tout cela ? dit la reine ; Douglas, pourquoi la premier auteur de notre délivrance, celui qui est parvenu si heureusement ci nous mettre en liberté, évite-t-il ses nobles compagnons et la souveraine à laquelle il vient de rendre un service si éminent ?

— Madame, répliqua Douglas, ceux que vous honorez de votre présence ont des soldats pour soutenir votre cause, de l’or pour, maintenir votre rang… peuvent vous offrir des salons pour vous recevoir et des châteaux forts pour vous défendre. Je suis sans vassaux, sans terre… déshérité par mon père et accablé de sa malédiction… renié par mes parents ; je ne puis rien porter sous votre étendard qu’une simple épée et ma misérable vie.

— Prétendez-vous me faire un reproche, Douglas, en m’étalant ce que vous avez perdu pour me servir ?

— Dieu m’en préserve, madame ! » interrompit le jeune homme avec vivacité ; si c’était encore à faire, et si j’avais dix fois plus de titres et de richesse, et vingt fois plus d’amis à perdre, mes pertes seraient bien payées par le premier pas que vous auriez fait en liberté sur le sol de votre royaume.

— Et qu’avez-vous donc pour ne pas venir partager la joie qu’inspire à tous un événement si heureux ?

— Madame, quoique déshérité et répudié, je suis encore un Douglas, et beaucoup de ces nobles sont en guerre avec ma famille depuis des siècles ; une froide réception de leur part serait une insulte, et un accueil amical une humiliation.

— Fi donc, fi, Douglas, répondit la reine, éloignez cette sombre tristesse ! je puis vous rendre l’égal du plus illustre d’entre eux et par le titre et par la richesse. Croyez-moi, je le ferai ; venez donc parmi eux, je vous l’ordonne.

— C’est assez de ce dernier mot, dit Douglas, je vous suis. Souffrez que je vous dise que je n’aurais rien fait ni pour le rang ni pour les richesses. Marie Stuart ne veut pas me récompenser et la reine ne le peut. »

Ayant ainsi parlé, il sortit de l’oratoire, se mêla avec les nobles, et se plaça au bout de la table. La reine le regarda et porta son mouchoir à ses yeux.

« Maintenant, Notre-Dame, ayez pitié de moi, dit-elle ; car les peines que me causait ma prison ne sont pas plus tôt finies que d’autres m’assiègent et comme femme et comme reine. Heureuse Élisabeth ! pour qui l’intérêt politique est tout, et dont le cœur n’a jamais trahi la tête !… À présent il faut que j’aille chercher cet autre jeune homme, si je veux empêcher que lui et le jeune Seyton ne tirent leurs poignards. »

Roland Græme était dans le même oratoire, mais à une telle distance de Douglas qu’il ne pouvait entendre ce qui se passait entre lui et la reine. Il était aussi triste et rêveur ; mais son front s’éclaircit à la question que lui fit la reine.

« Eh bien, en bien ? Roland ; vous négligez votre service ce matin ; êtes-vous donc trop fatigué ?

— Non certes, noble dame, répondit Græme ; mais on m’a dit que le page de Lochleven n’était pas celui de Niddric-Castle ; c’est pourquoi il a plu à Henri Seyton de me démettre de ma charge.

— Que le ciel me pardonne ! dit la reine. Que ces jeunes coqs commencent à chanter de bonne heure ! Au moins je puis être reine avec des enfants et de jeunes garçons. Je veux que vous soyez amis. Qu’on m’envoie Henri Seyton. » Comme elle prononça ce dernier mot à haute voix, le jeune homme qu’elle avait nommé entra dans l’appartement. « Venez, dit-elle, Henri Seyton ; je veux que vous donniez votre main à ce jeune homme qui a tant fait pour favoriser mon évasion.

— Volontiers, madame, répondit Seyton, si c’est comme une assurance que le jeune homme ne touchera pas la main d’un autre Seyton que je connais. Avant cet instant il a pris ma main pour celle de ma sœur… et s’il veut gagner mon amitié, il faut qu’il abandonne toute pensée d’amour pour elle.

— Henri Seyton, » dit sévèrement la reine, « vous convient-il d’ajouter des conditions à mes ordres ?

— Madame, répliqua Henri, je suis le sujet du trône de Votre Majesté, fils de l’homme le plus loyal d’Écosse ; nos biens, nos châteaux sont à vous : mais nous gardons notre honneur. J’en pourrais dire davantage ; mais…

— Eh bien, poursuivez, jeune présomptueux, dit la reine. À quoi sert que je sois délivrée de Lochleven, si je suis asservie sous le joug de mes prétendus libérateurs, et que je ne puisse rendre justice à celui qui a aussi bien mérité de moi que vous-même ?

— Ne vous irritez pas à cause de moi, noble souveraine, dit Roland ; ce jeune gentilhomme étant le fidèle serviteur de Votre Majesté et le frère de Catherine Seyton, ces considérations auront le pouvoir de calmer ma colère à l’instant où elle sera le plus violente.

— Je t’avertis encore une fois, » dit Henri Seyton avec hauteur, « que tes discours ne doivent pas faire penser que la fille de lord Seyton puisse être jamais pour toi autre chose que ce qu’elle est pour le dernier paysan d’Écosse. »

La reine allait encore s’interposer, car la rougeur de Roland rendait douteux que son amour pour Catherine pût réprimer la vivacité naturelle de son caractère ; mais l’arrivée d’une autre personne, qui jusqu’alors n’avait pas été aperçue, prévint cette intention. Il y avait dans l’oratoire une châsse séparée, fermée par un haut écran de chêne sculpté à jour, dans laquelle était placée une image de saint Bennet, qui était particulièrement révérée. Madeleine Græme sortit soudainement de cette retraite, où elle avait probablement été occupée à remplir ses dévotions, et s’adressant à Henri Seyton, pour répondre à ses dernières expressions offensantes : « Et de quelle terre sont donc faits ces Seyton, dit-elle, que le sang de Græme ne puisse aspirer à se mêler avec le leur ? Sachez, orgueilleux jeune homme, qu’en appelant ce jeune homme le fils de ma fille, j’affirme qu’il descend de Malise, comte de Strathern, surnommé Malise-le-Tison-Ardent ; et je ne crois pas que le sang de votre maison sorte d’une aussi noble source.

— Bonne mère, répliqua Seyton, il me semble que votre sainteté devrait vous mettre au-dessus de ces vanités mondaines ; et en vérité il paraît que vos occupations pieuses vous font oublier une chose importante : pour être de famille noble, le nom et le lignage du père doivent être aussi bien qualifiés que ceux de la mère.

— Et si je dis que, du côté de son père, il sort de la race d’Avenel, répliqua Madeleine Græme, ne nommerai-je pas un sang d’une couleur aussi belle que la tienne ?

— D’Avenel ! dit la reine ; mon page serait-il descendu de la famille d’Avenel ?

— Oui, noble princesse ! il est le dernier héritier mâle de cette ancienne maison : Julien Avenel était son père ; il mourut en combattant contre le peuple du Sud.

— On m’a raconté sa malheureuse histoire ; dit la reine. Était-ce donc ta fille qui suivit l’infortuné baron sur le champ de bataille, et expira sur son corps ? Hélas ! combien de routes ne prend pas l’affection d’une femme pour travailler à son malheur ! Son histoire a souvent été dite et chantée dans les salons et dans les boudoirs. Et toi, Roland, tu es cet enfant du malheur qui fut abandonné parmi les morts et les mourants ? Henri Seyton, par le sang et par la naissance, il est ton égal.

— Il le serait à peine, dit Henri Seyton, s’il était légitime ; mais si l’histoire est telle qu’on la rapporte et qu’on la chante, Julien Avenel était un chevalier déloyal, et sa maîtresse une fille crédule et fragile.

— Oh, par le ciel, tu mens ! » dit Roland Græme posant sa main sur son épée.

L’entrée de lord Seyton arrêta cette querelle.

« À mon secours, milord ! dit la reine, et séparez ces esprits violents et hardis.

— Comment, Henri, dit le baron, mon château et la présence de la reine ne peuvent réprimer ton insolence et ton impétuosité ? Et avec qui cette dispute ? À moins que mes yeux ne m’abusent, c’est avec le même jeune homme qui m’a secouru si bravement dans l’escarmouche avec les Leslies. Permets-moi de regarder, jeune homme, la médaille que tu portes à ton chapeau. Par saint Bennet, c’est lui-même ! Henri, je t’ordonne de cesser toute querelle, si tu fais cas de ma bénédiction.

— Et si vous respectez mes ordres, dit la reine, il m’a rendu des services éminents.

— Sans aucun doute, madame ; répliqua le jeune Seyton. Par exemple, le jour où il vous porta à Lochleven la lettre renfermée dans le fourreau de cette épée ; par le ciel ! le bon jeune homme ne savait pas plus ce qu’il apportait qu’un cheval de bagage.

— Mais moi, qui le dévouai à ce grand emploi, dit Madeleine Græme ; moi qui, par mes avis et mes actions, ai fait sortir d’esclavage l’héritière de nos rois ; moi, qui n’épargnai pas le dernier espoir d’une noble maison dans cette grande tentative ; moi, enfin, je savais et je conseillais. Or, quelque mérite que puisse être le mien, souffrez, noble reine, que la récompense en soit donnée à ce jeune homme. Ici mon ministère est fini : vous êtes libre, princesse souveraine, à la tête d’une brave armée, entourée de vaillants barons ; mes services ne peuvent s’étendre plus loin. Votre fortune maintenant repose sur le courage et l’épée des hommes. Puissent-ils prouver qu’ils sont aussi fidèles que des femmes !

— Vous ne me quitterez pas, ma mère ! vous dont les démarches en notre faveur ont été si puissantes ; vous qui avez affronté pour nous tant de dangers ; qui vous êtes revêtue de tant de déguisements pour tromper nos ennemis et raffermir le courage de nos amis ; vous ne nous quitterez pas à l’aurore de notre fortune naissante, avant que nous ayons le temps de vous connaître et de vous remercier.

— Vous ne pouvez connaître celle qui ne se connaît pas elle-même, répondit Madeleine Græme. Il y a des temps où, dans ce corps de femme, se trouve la force du vainqueur de Gaza ; dans cet esprit fatigué, la sagesse du plus prudent conseiller. Et ensuite un brouillard m’environne : ma force devient faiblesse et ma sagesse folie. J’ai parlé devant des princes et des cardinaux ; oui, noble princesse ! même devant des princes de ta propre maison de Lorraine ; et je ne sais d’où me vinrent les paroles persuasives qui sortirent de ma bouche et furent goûtées par leurs oreilles. Et maintenant que j’ai encore plus besoin de semblables paroles, il y a quelque chose qui arrête ma voix et m’empêche de parler.

— Si j’ai le pouvoir de faire quelque chose qui puisse vous plaire, dit la reine, il suffit de le dire simplement : vous n’avez pas besoin d’éloquence.

— Souveraine dame ! répliqua l’enthousiaste, j’ai honte que dans ce moment quelque chose de l’humaine fragilité puisse s’attacher à une personne dont les saints ont exaucé les vœux, et dont le ciel a fait prospérer les efforts en faveur de la cause légitime. Mais il en sera toujours ainsi tant que l’esprit immortel sera entouré de cette fange terrestre. Je céderai à cette folie, » ajouta-t-elle en versant des larmes, « et ce sera la dernière. » Alors saisissant la main de Roland, elle le conduisit aux pieds de la reine, et, mettant elle-même un genou en terre, força Roland de plier les deux genoux : « Puissante princesse, dit-elle, regardez cette fleur ; elle a été trouvée par un bienfaisant étranger sur un champ de bataille sanglant, et bien des jours se passèrent avant que mes yeux inquiets eussent revu, que mes bras eussent pressé ce qui restait de ma fille unique. Pour vous et pour la foi sainte que nous professons tous deux, j’abandonnai cette plante, bien tendre encore, à la culture de mains étrangères, et même d’ennemis, par qui, peut-être, son sang aurait été versé comme du vin, si l’hérétique Glendinning avait su qu’il tenait dans sa maison l’héritier de Julien d’Avenel. Dès lors je ne l’ai plus revu, si ce n’est dans de rapides moments d’incertitude et de crainte ; et maintenant je me sépare de l’enfant de mon affection, je m’en sépare pour toujours !… oui… pour toujours !… Oh ! au nom de toutes les démarches que j’ai faites pour votre juste cause dans cette terre et sur les rives étrangères, accordez votre protection à l’enfant que je ne dois plus appeler le mien !

— Je vous jure, ma mère, » dit la reine, profondément affectée, « que pour vous et pour lui je me charge de sa fortune !

— Je vous remercie, fille des rois, » dit Madeleine ; et elle pressa de ses lèvres la main de la reine, et ensuite le front de son petit-fils : « Et maintenant, » dit-elle essuyant ses larmes et se relevant avec dignité, « maintenant que la terre a eu ce qui lui appartenait, le ciel réclame le reste. Lionne d’Écosse, marche et sois victorieuse ! et si les prières d’une femme qui t’est dévouée peuvent t’être utiles, elles s’élèveront dans beaucoup d’endroits lointains, consacrés par les reliques des bienheureux. J’irai, tel qu’un spectre, de terre en terre, de temple en temple ; et là où le nom de mon pays est inconnu, les prêtres demanderont qui est la reine de cette lointaine contrée du Nord, pour qui la vieille pèlerine prie avec tant de ferveur. Adieu ! Que l’honneur et la prospérité soient ton partage sur la terre, si telle est la volonté de Dieu ! sinon, puisse ta pénitence ici-bas assurer ton bonheur futur ! Que personne ne me parle, que personne ne me suive ; ma résolution est prise, mes vœux ne peuvent être violés. »

En parlant ainsi elle disparut, et son dernier regard se dirigea sur son petit-fils bien-aimé. Il se serait levé pour la suivre, mais la reine et lord Seyton l’en empêchèrent.

« Ne la tourmentez pas maintenant, dit lord Seyton, si vous ne voulez pas la perdre pour toujours. Nous avons revu bien des fois la sainte mère, et souvent dans les moments les plus difficiles ; mais mettre obstacle à sa retraite ou traverser ses projets est un crime qu’elle ne pardonne pas. J’espère que nous la verrons encore dans les moments du danger. Il est certain que c’est une sainte femme et vouée entièrement à la prière et à la pénitence ; si les hérétiques la dédaignent comme folle, les catholiques la révèrent comme sainte.

— Qu’il me soit donc permis d’espérer, dit la reine, que vous, milord, vous m’aiderez à satisfaire à sa dernière demande.

— En quoi ? s’agit-il d’être utile à mon jeune défenseur ? avec grand plaisir ; c’est-à-dire, dans tout ce que Votre Majesté croira convenable de me demander. Henri, donne sur-le-champ la main à Roland d’Avenel, car je pense que c’est ainsi maintenant que nous devons l’appeler.

— Et il sera seigneur de la baronnie, ajouta la reine, si Dieu daigne bénir nos armes.

— Ce sera pour la rendre à ma bonne protectrice, qui l’a maintenant en son pouvoir, dit le jeune Avenel : j’aimerais mieux être sans terres toute ma vie que de lui en ôter une seule verge.

— Eh bien, » dit la reine, regardant lord Seyton, « ses sentiments vont de pair avec sa naissance. Henri, tu ne lui as pas encore donné la main.

— La voici, dit Henri, la présentant avec une apparente courtoisie, mais murmurant à l’oreille de Roland : « malgré tout ceci, tu n’auras pas celle de ma sœur.

— Votre Majesté, dit lord Seyton, voudrait-elle, maintenant que ces petits différents sont terminés, honorer de sa présence notre modeste repas. Il est temps que nos bannières se réfléchissent dans la Clyde. Nous remonterons à cheval aussitôt que possible. »