L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 378-386).


CHAPITRE XXXIII.

mort de dryfesdale


La mort éloignée ?… Non, hélas ! elle est toujours près de nous, et nous lance son dard partout où nous nous trouvons ; elle est au fond de notre coupe quand nous sommes en santé ; s’assied près de notre lit dans la maladie, et se rit de nos médecins. Nous ne pouvons ni marcher, ni nous asseoir, ni courir, ni voyager, que la mort ne soit près de nous pour nous saisir au gré de son caprice.
Dryden, Le Moine espagnol.


La dame de Lochleven quitta l’appartement de la reine, et se retira dans le sien ; elle ordonna qu’on lui fît venir Dryfesdale.

« Eh quoi ! ne t’ont-ils pas désarmé, Dryfesdale, » lui dit-elle en le voyant entrer, portant comme d’habitude son sabre et son poignard. « Non, reprit le vieillard, comment l’auraient-ils pu faire ? Quand Votre Seigneurie m’a ordonné de me rendre en prison, elle n’a pas parlé de me désarmer ; et je crois qu’aucun de vos vassaux n’oserait approcher Jasper Dryfesdale pour un tel motif, sans votre ordre ou celui de votre fils. Voulez-vous que je vous remette mon sabre ? milady ; maintenant il ne vaut plus grand’chose, car au service de votre maison il s’est usé comme le vieux couteau du panetier.

— Vous avez tenté un crime horrible, l’empoisonnement d’une personne confiée à mes soins.

— Confiée à vos soins ! Hem ! je ne sais pas ce que Votre Seigneurie en pense : mais le monde, dehors, pense qu’elle vous est confiée pour cela ; et il eût été bien heureux pour vous que tout se fût passé ainsi que je me le proposais : vous n’en seriez aujourd’hui que plus tranquille.

— Misérable ! aussi imbécile que scélérat, tu médites un crime et ne sais pas l’accomplir !

— Je l’ai voulu aussi franchement qu’un homme peut vouloir ; j’ai été trouver une femme sorcière et papiste ; si je n’ai pas trouvé de poison, c’est qu’il en était ordonné autrement. J’ai essayé pour tout de bon ; mais la demi-besogne peut s’achever, pour peu que vous le désiriez, milady.

— Infâme ! je vais envoyer un exprès à mon fils pour prendre ses ordres à ton égard. Prépare-toi à mourir, si tu le peux.

— L’homme qui envisage la mort, milady, comme une chose à laquelle il ne peut échapper, une chose qui a son heure fixe et certaine, celui-là est toujours préparé à mourir. Celui qu’on pend au mois de mai ne mangera pas de flan à la Saint-Jean. Voilà la complainte qu’on pourra chanter bientôt sur le vieux serviteur. Mais qui, s’il vous plaît, chargerez-vous de cette belle commission ?

— Il ne manquera pas de messagers.

— Si fait ! certes, il en manquera : votre château est pauvrement fourni pour le nombre de gardes qu’il vous faut. Il y a l’homme du guet et deux autres que vous avez renvoyés pour avoir secondé messire George ; alors pour la tour du Guet, la prison, le cachot, il faut cinq hommes par chaque garde ; et les autres, en grande partie, sont obligés de se coucher tout habillés. Envoyer un seul homme au-dehors ce serait harasser les sentinelles, fatale prodigalité dans un château fort. Prendre de nouveaux soldats serait dangereux, attendu qu’un pareil service exige des hommes d’une fidélité à l’épreuve. Je ne vois qu’un moyen : ce sera moi qui ferai votre commission près de sir William Douglas.

— Cela serait effectivement une ressource ; et quel jour d’ici à vingt ans seras-tu de retour ?

— Cela dépend de la vitesse du cheval ; car, bien que je tienne peu à mes derniers jours, cependant je serais bien aise de savoir le plus tôt possible si mon cou m’appartient, ou au bourreau.

— Tiens-tu donc si peu à ta vie ?

— Si j’y tenais, j’aurais eu plus soin de celle des autres. Qu’est-ce que mourir ? ce n’est que cesser de vivre… et qu’est-ce que la vie ? une fastidieuse succession de nuits et de jours, de sommeil et de réveil, de faim et de satiété. Un homme mort n’a besoin ni de chandelle ni de pot à bière, ni de feu ni de lit de plume, et la caisse du menuisier lui sert éternellement de justaucorps.

— Misérable ! ne crois-tu donc pas qu’après la mort vient le jugement ?

— Milady, vous êtes ma maîtresse, et il ne m’est pas permis de discuter avec vous. Mais, parlant spirituellement, vous êtes encore dans la captivité d’Égypte : vous ignorez la liberté des saints ; car, ainsi qu’il m’a été démontré par cet homme sanctifié, Nicolas Schœfferbach, qui fut martyrisé par le sanguinaire évêque de Munster, il ne peut pécher, celui qui exécute ce à quoi il est prédestiné, puisque…

— Silence ! » dit lady Lochleven en l’interrompant ; « ne me réponds pas par tes blasphèmes hardis et présomptueux, mais écoute-moi. Tu as été long-temps le serviteur de cette maison.

— Le serviteur né des Douglas : ils ont eu le meilleur de ma vie ; je les ai servis depuis que je quittai Lockerbie : j’avais alors dix ans, et vous pouvez bientôt y ajouter les soixante.

— Ton horrible attentat a échoué. Ainsi, tu n’es coupable qu’en intention. Il ne serait que juste de te pendre sur la tour du Guet ; et, dans l’état actuel de ton esprit, ce ne serait que livrer une âme à Satan. J’accepte donc ton offre ; pars : voici mon paquet ; je ne vais y ajouter qu’une ligne, pour que mon fils m’envoie une couple de fidèles serviteurs. Qu’il agisse envers toi ainsi qu’il lui plaira. Si tu es prudent, tu prendras la route de Lockerbie dès que ton pied touchera la terre, et tu laisseras porter le paquet par qui voudra ; seulement aie soin qu’il parvienne exactement.

— Non, madame, je suis né serviteur des Douglas, et je ne deviendrai pas un messager infidèle dans ma vieillesse. Je m’acquitterai de ma mission auprès de votre fils aussi sincèrement que s’il s’agissait du cou d’un autre. Je fais mes adieux à Votre Honneur. »

La dame donna ses ordres, et le vieillard fut conduit sur l’autre rivage pour s’acquitter de son pèlerinage extraordinaire. Le lecteur est prié de vouloir bien l’accompagner dans ce voyage qui ne fut pas de long cours : ainsi en avait décidé la Providence !

En arrivant au village, l’intendant, quoique sa disgrâce fût déjà connue, trouva facilement un cheval, grâce à l’autorité du chambellan ; et comme les routes n’étaient pas des plus sûres, il résolut de profiter de la compagnie du voiturier Auchtermuchty, qui partait pour Édimbourg.

Le digne voiturier, suivant la coutume de tous les rouliers, conducteurs de diligences, et autres personnes de pareille condition, depuis les temps les plus reculés jusqu’à ce jour, ne manquait jamais de bonnes raisons pour s’arrêter sur la route aussi souvent que bon lui semblait ; et le lieu le plus attrayant pour lui était un relai peu éloigné d’un vallon romantique bien connu sous le nom de Keirie-Craigs. Les environs de ce lieu pittoresque possèdent encore un charme bien différent de celui qui arrêtait la marche d’Auchtermuchty et de ses charriots, et nul ne visite ces lieux sans désirer d’y rester long-temps et d’y revenir bientôt.

Arrivé près de l’auberge favorite, toute l’autorité de Dryfesdale, bien diminuée par le bruit de sa disgrâce, ne put empêcher que le voiturier, aussi entêté que les animaux qu’il conduisait, ne s’y arrêtât quelques instants, quoique la petite distance qu’ils avaient parcourue ne laissât que peu de prétexte à cette halte. Le vieux Keltie, l’aubergiste, qui depuis a donné son nom à un pont voisin de sa demeure, reçut le voiturier avec sa cordialité ordinaire et le fit entrer dans la maison sous prétexte d’affaires importantes, mais bien, je crois, pour vider ensemble un pot d’usquebaugh. Tandis que le digne hôte et son convive étaient ainsi occupés, l’intendant disgracié, portant une double expression de mauvaise humeur dans son geste et dans son maintien, se promenait d’un air mécontent dans la cuisine, où se trouvait un voyageur. L’étranger était de petite taille, à peine sorti de l’adolescence. Il portait un habit de page, et avait, dans son regard et ses manières, un air de hardiesse et d’insolence hautaine et aristocratique qui aurait pu faire croire à Dryfesdale qu’il avait des prétentions à un rang supérieur, s’il n’avait su par expérience qu’on les rencontrait souvent chez les domestiques et les serviteurs militaires de la noblesse.

« Je vous souhaite le bonjour du pèlerin, vieillard, dit le jeune homme ; vous venez, je pense, du château de Lochleven. Quelles nouvelles apportez-vous de notre gente reine ? Jamais plus belle colombe n’a été renfermée dans un aussi misérable colombier.

— Ceux qui parlent de Lochleven et des gens que ses murs renferment, reprit Dryfesdale, parlent de ce qui regarde les Douglas, et ceux qui parlent de ce qui regarde les Douglas le font à leur péril.

— Est-ce par crainte d’eux que vous parlez ainsi, vieillard, ou voulez-vous rompre une lance en leur faveur ? J’aurais cru que votre âge aurait refroidi votre sang.

— Jamais, tant qu’il se trouve des faquins sans cervelle pour l’échauffer.

— La vue de vos cheveux gris refroidit le mien, » dit en se rasseyant le jeune homme, qui s’était d’abord levé.

« Tant mieux pour vous, ou je l’aurais rafraîchi avec cette baguette de houx, reprit l’intendant ; je crois que vous êtes un de ces fanfarons qui tapagent dans les cabarets et les tavernes, et qui, si les paroles étaient des piques et les jurements des épées, auraient bientôt replacé la religion de Babylone dans le royaume, et la femme de Moab sur le trône.

— De par saint Bennet de Seyton ! s’écria le jeune homme, j’ai grande envie de te souffleter, vieux radoteur hérétique !

— Saint Bennet de Seyton ? reprit l’intendant ; bon répondant que saint Bennet, pour une portée de louveteaux comme les Seyton. Je t’arrête comme traître au roi Jacques et à notre bon régent. Holà ! Jean Auchtermuchty, aidez-moi à m’assurer d’un traître. »

Ayant ainsi parlé, il mit sa main sur le collet du jeune homme et tira son épée. John Auchtermuchty accourut ; mais, voyant l’arme nue, il ressortit plus vite qu’il n’était entré. Keltie, l’hôte du logis, ne voulait se ranger d’aucun parti, et seulement il criait, « Messieurs ! messieurs ! pour l’amour du ciel ! » et autres exclamations pareilles. Un combat s’ensuivit, dans lequel le jeune homme, irrité de la hardiesse de Dryfesdale, et incapable de se débarrasser de la main vigoureuse du vieillard aussi aisément qu’il espérait, tira son poignard, et avec la promptitude de l’éclair, lui donna dans la poitrine et dans le corps trois coups, dont le plus faible était mortel. Le vieillard, faisant entendre un profond gémissement, tomba sur la terre, et l’hôte jeta un grand cri de surprise.

« Paix, chien hurleur ! » dit l’intendant blessé ; « les coups de poignard et les hommes mourants sont-ils de telles raretés en Écosse pour que vous poussiez des cris comme si la maison tombait ?… Jeune homme, je ne te pardonne pas, car il n’y a rien entre nous qui soit à pardonner. Tu as fait ce que j’ai fait à beaucoup, et je souffre ce que je leur ai vu souffrir. Il était ordonné que tout se passerait ainsi et non autrement ; mais si tu veux agir honnêtement avec moi, tu enverras ce paquet d’une manière sûre à sir William Douglas, et ne permettras pas que ma mémoire soit ternie, comme si j’avais retardé mon message par crainte pour ma vie. »

Le jeune homme, dont la colère s’était évanouie à l’instant où il avait commis l’action, écoutait avec pitié et attention, lorsqu’une autre personne enveloppée de son manteau entra dans l’appartement, et s’écria : « Grand Dieu ! Dryfesdale expirant !

— Oui ; et Dryfesdale voudrait être mort, répondit le blessé, plutôt que d’entendre la voix du seul Douglas qui ait jamais été traître. Cependant tout est bien comme il est. Seulement, mon brave meurtrier, et vous tous, retirez-vous un peu, et permettez que je dise quelques mots à ce malheureux apostat. Agenouillez-vous près de moi, maître George. Vous avez appris sans doute comment l’espoir que j’avais de nous débarrasser de cette pierre d’achoppement moabite[1] et de sa suite été fatalement trompé. Je leur ai donné ce qu’il fallait, selon moi, pour écarter de votre chemin une grande tentation, maître George : et ceci, quoique j’aie d’autres raisons à donner à votre mère, je le faisais principalement par amour pour vous.

— Par amour pour moi ! odieux empoisonneur ! aurais-tu pu commettre ce meurtre abominable et si peu mérité, et en même temps prononcer mon nom ?

— Et pourquoi non ? George Douglas, répondit Dryfesdale. À peine puis-je maintenant respirer, mais j’emploierai jusqu’à mon dernier soupir à vous prouver que vous avez tort. N’avez-vous pas perdu le respect filial, la foi protestante, la fidélité politique, en vous laissant séduire par les attraits de cette belle enchanteresse que vous vouliez aider à fuir de sa prison, pour remonter sur le trône dont elle avait fait un lieu d’abomination ? Attendez, ne vous éloignez pas de moi ; ma main, quoique défaillante, a encore assez de force pour vous retenir. Quel était votre but ? d’épouser cette sorcière d’Écosse ; et je pense bien que vous auriez pu réussir, son cœur et sa main ont souvent été achetés à un prix moins élevé. Mais un serviteur de la maison de votre père pouvait-il vous voir subir le même sort que l’idiot Damley, ou l’infâme Bothwell, lorsqu’une once de mort-aux-rats pouvait nous sauver ?

— Songe à Dieu, Dryfesdale, s’écria George Douglas, et ne parle plus de ces horreurs ; repens-toi, si tu le peux, ou bien garde au moins le silence. Seyton, aidez-moi à soutenir ce malheureux qui se meurt, afin qu’il puisse se livrer à de meilleures pensées.

— Seyton ! répondit le mourant ; Seyton ! est-ce donc sous les coups d’un Seyton que je suis tombé ? Il y a en cela quelque compensation, car j’ai failli priver cette famille d’un de ses enfants. » Fixant ses yeux éteints sur le jeune homme, il ajouta : « Il a ses traits et son maintien ! Courbe-toi, jeune homme, je voudrais te voir de plus près, afin de te reconnaître quand nous nous rencontrerons dans l’autre monde, car les homicides y seront réunis, et je l’ai été moi-même. » Malgré quelque résistance il attira la figure de Seyton plus près de la sienne, le regarda fixement et ajouta : « Tu as commencé bien jeune, ta carrière sera de courte durée ; oui, tu seras bientôt atteint. Une jeune plante ne profite jamais lorsqu’elle a été arrosée avec le sang d’un vieillard. Cependant pourquoi te blâmerai-je ? Bizarre coup du sort ! » murmura-t-il, cessant de s’adresser à Seyton, « je me proposais de faire ce que je ne puis accomplir, et il a fait ce à quoi, sans doute, il ne songeait guère. Chose étrange ! que notre volonté prétende toujours s’opposer au torrent de l’irrésistible destinée, que nous voulions lutter contre le courant lorsqu’il doit infailliblement nous entraîner dans sa fuite ! Ma cervelle ne me servira pas davantage à méditer une telle pensée : je voudrais que Schœfferbach fût ici ; mais pourquoi ? Je suis sur un fleuve où le vaisseau peut se diriger sans pilote. Adieu, George Douglas ; je meurs fidèle à la maison de ton père. » À ces mots, il tomba dans des convulsions, et il expira peu d’instants après.

Seyton et Douglas regardaient le mourant, et lorsqu’il eut rendu le dernier soupir, Seyton fut le premier qui parla. « Par le ciel, Douglas, je n’entends rien à ceci : je suis fâché de ce qui s’est passé ; mais cet homme a mis la main sur moi, et m’a forcé de défendre ma liberté du mieux que j’ai pu avec mon poignard. S’il était dix fois ton ami et ton serviteur, je ne pourrais que dire : J’en suis fâché !

— Je ne te blâme pas, Seyton, répondit Douglas, quoique je sois affligé de son sort : il y a une destinée qui nous tient sous sa puissance, quoique ce ne soit pas dans le sens que l’entendait ce misérable, qui, abusé par quelque visionnaire étranger, se servait de ce mot terrible comme d’une excuse à toutes fins. Il faut que nous examinions le paquet. »

Ils se retirèrent dans une chambre plus reculée, et y demeurèrent engagés dans une délibération sérieuse, jusqu’à ce qu’ils fussent interrompus par l’arrivée de Keltie, qui, d’un air embarrassé, venait demander à maître George Douglas quelles étaient ses intentions relativement au corps. « Votre honneur sait, ajouta-t-il, que les vivants et non les morts me font gagner mon pain ; et que le vieux Dryfesdale, qui était une pauvre pratique de son vivant, occupe ma salle publique maintenant qu’il est mort, sans pouvoir me demander de l’ale ni de l’eau-de-vie.

— Attachez-lui une pierre au cou, dit Seyton ; puis, lorsque le soleil sera couché, portez-le au lac de Cleish, jetez-le dedans, et laissez-lui le soin d’en trouver le fond.

— Avec votre permission, Seyton, dit George Douglas, il n’en sera pas ainsi. Keltie, tu m’es dévoué, et tu ne te repentiras point de m’avoir servi. Porte ou envoie le corps à l’église de Ballingry, et fais l’histoire que tu voudras : par exemple, il aura succombé dans une querelle avec des inconnus. Auchtermuchty ne sait rien, et les temps ne sont pas assez tranquilles pour permettre de plus grandes recherches sur un semblable événement.

— Ah ! qu’il dise la vérité, s’écria Seyton, pourvu qu’elle ne contrecarre pas nos projets. Dis qu’Henri Seyton l’a rencontré, mon ami : toutes les querelles qui peuvent s’ensuivre me sont fort indifférentes.

— Une querelle avec les Douglas fut toujours à redouter, » dit George d’un ton de déplaisir mêlé à sa profonde gravité naturelle.

« Non, quand j’ai de mon côté le meilleur de ceux qui portent ce nom.

— Hélas ! Henri, si tu veux parler de moi, je ne suis que la moitié d’un Douglas dans cette entreprise, la moitié de la tête, du cœur et de la main ; mais je penserai à l’être que jamais je ne saurais oublier, et j’égalerai, je surpasserai même le plus brave de mes ancêtres. Keltie, dis que c’est Henri Seyton qui a commis ce meurtre ; mais garde-toi de me nommer ! Qu’Auchtermuchty porte le paquet (car il l’avait recacheté de son propre sceau) à mon père à Édimbourg ; voici pour payer les funérailles du vieillard et la perte de tes pratiques.

— Et le lavage du plancher, ajouta l’hôte, qui sera une bonne corvée ; car on dit que jamais le sang ne peut entièrement s’effacer.

— Quant à votre plan, » dit George Douglas s’adressant à Seyton, comme s’il continuait à parler de ce dont ils s’entretenaient auparavant, « cela est fort bien ; mais, avec votre permission, vous êtes trop vif et trop jeune ; en outre d’autres raisons vous empêchent de jouer le rôle pour lequel vous vous proposez.

— Sur cela vous consulterez le père abbé. Partirez-vous pour Kinross cette nuit ?

— Oui, c’est mon intention ; la nuit sera sombre et convenable à un homme qui veut n’être point reconnu. Keltie, j’oubliais qu’il faudrait placer une pierre sur le tombeau de cet homme : l’inscription rappellera son nom et son seul mérite, lequel consistait dans sa qualité de fidèle serviteur des Douglas.

— Quelle était la religion de cet homme ? il se servait d’expressions qui me faisaient craindre d’avoir envoyé à Satan un sujet avant son temps.

— Je puis vous dire peu de chose là-dessus ; on le remarquait comme un être qui n’aimait ni Rome, ni Genève, et qui parlait des lumières qu’il avait reçues des sectateurs de la basse Allemagne. C’était une mauvaise doctrine, si nous en jugeons par ses effets. Que Dieu nous garde de la présomption de juger ses décrets !

Amen ! ajouta le jeune Seyton, et qu’il me garde moi de faire aucune rencontre cette nuit !

— Ce n’est pas votre coutume de prier ainsi.

— Non, je vous en laisse le soin, répliqua le jeune homme, lorsque vous éprouvez quelques scrupules au moment de combattre les vassaux de votre père. Mais je voudrais bien que le sang de ce vieillard disparût de mes mains avant que j’en répandisse d’autre ; cette nuit je me confesserai à l’abbé, et je crois que j’aurai une légère pénitence pour avoir purgé la terre d’un semblable mécréant. Tout ce qui m’afflige c’est qu’il n’ait pas été de vingt années plus jeune ; cependant il a dégainé le premier : c’est toujours une consolation. »



  1. Tournure biblique pour exprimer une personne d’une autre croyance.