L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 358-378).


CHAPITRE XXXII.

l’empoisonnement.


Le malheur des rois est d’être entourés d’esclaves qui prennent leur mauvaise humeur pour un ordre de percer le cœur d’un ennemi.
Shakspeare, Le roi Jean.


La dame de Lochleven était assise seule dans sa chambre, cherchant avec un zèle sincère, mais infructueux, à fixer ses yeux et son attention sur la Bible qu’elle tenait devant elle, reliée en velours, brodée, et ornée d’agrafes d’argent massif. Mais, malgré tous ses efforts, elle ne pouvait oublier son ressentiment de ce qui s’était passé la nuit dernière entre elle et la reine, quand Marie Stuart lui avait rappelé par d’amères ironies la faute dont elle se repentait depuis si long-temps.

« Pourquoi, se disait-elle, ressentirais-je si profondément qu’un autre me reproche ce dont je n’ai jamais cessé de rougir moi-même ? et pourquoi cette femme, qui recueille, ou du moins qui a recueilli les fruits de ma folie et a repoussé mon fils du trône ; pourquoi ose-t-elle, à la face de tous mes domestiques et des siens, me reprocher ma honte et ma folie ? N’est-elle pas en mon pouvoir ? ne me craint-elle pas ? Allons, vil tentateur, je lutterai contre toi, et je me servirai d’armes supérieures à celles que peut me fournir mon pauvre cœur tout rempli d’iniquités. »

Elle reprit le volume et cherchait à fixer son attention sur les pages sacrées, quand elle fut interrompue par un coup frappé à la porte de son appartement. On ouvrit à son ordre, et l’intendant Dryfesdale entra. Il se plaça devant elle, le front couvert d’une expression sombre et inquiète.

— Qu’est-il donc arrivé, Dryfesdale, pour que tu me regardes ainsi ? dit sa maîtresse. As-tu reçu quelques mauvaises nouvelles de mon fils ou de mes petits-fils ?

— Non, lady, reprit Dryfesdale ; mais vous avez été cruellement insultée la nuit dernière, et je crains que vous ne soyez aussi cruellement vengée ce matin… Où est le chapelain ?

— Que signifient ces avis obscurs et cette question subite ? Le chapelain, ainsi que vous le savez, est allé à Perth pour assister à une assemblée des frères.

— Peu m’importe, au fond, ce n’est qu’un prêtre de Baal.

— Dryfesdale, » dit la dame d’un ton sévère, « j’avais déjà appris que dans les Pays-Bas tu as suivi les prédicateurs anabaptistes, ces sangliers qui arrachent la vigne du Seigneur. Mais la religion que je professe, ainsi que ma famille, doit convenir à mes serviteurs.

— Je voudrais bien avoir quelque pieux et bon conseiller, » reprit l’intendant sans écouter le reproche de sa maîtresse et semblant se parler à lui-même : « cette femme de Moab…

— Parlez d’elle avec respect, elle est fille d’un roi.

— Ainsi soit-il ! reprit Dryfesdale ; elle va dans un lieu où il y aura peu de différence entre elle et la fille d’un mendiant… Marie d’Écosse se meurt.

— Se meurt, et dans mon château ! » dit la dame en se levant avec effroi ; « de quelle maladie ou par quel accident ?

— Patience, milady, la chose vient de ma part.

— De ta part, traître, scélérat ! comment as-tu osé ?…

— Je vous ai entendu insulter, milady ; je vous ai entendue demander vengeance, je vous l’ai promise, et je vous en apporte les nouvelles.

— Dryfesdale, j’espère que tu rêves.

— Je ne rêve pas ; ce qui a été écrit de moi un million d’années avant ma naissance doit s’accomplir. Elle porte déjà dans ses veines ce qui, je crois, arrêtera bientôt en elle les sources de la vie.

— Vil scélérat ! tu ne l’as point empoisonnée ?

— Et si je l’ai fait, qu’en résultera-t-il ? On empoisonne bien la vermine, pourquoi ne se débarrasserait-on pas aussi de ses ennemis ? En Italie, cela se fait moyennant une crusade.

— Lâche brigand ! retire-toi de ma vue.

— Reconnaissez mieux mon zèle, milady, et ne jugez pas sans regarder autour de vous ; Lindesay, Ruthven et votre parent Morton poignardèrent Rizzio, et vous ne voyez pas de sang sur leur broderie. Le lord Semple assassina le lord de Sanquhar, sa toque a-t-elle moins bonne grâce sur son front ? Quel est le noble en Écosse qui n’a pas eu sa part, par politique ou par vengeance, dans de semblables affaires ; et qui lui en fait un reproche ? Ne vous laissez pas abuser sur les mots. Le poison ou un poignard produisent le même effet et différent peu l’un de l’autre. Une fiole de verre renferme l’un et un étui de cuir contient l’autre ; l’un agit sur le cerveau, l’autre épanche le sang. Cependant je ne dis pas que j’aie donné quelque chose à cette dame.

— Que veux-tu dire avec ton bavardage ? si tu désires sauver ton cou de la corde qu’il mérite, déclare-moi toute la vérité. Il y a long-temps qu’on te connaît pour un homme dangereux.

— Oui, au service de mon maître, je puis être aussi froid et aussi tranchant que mon sabre. Sachez donc que la dernière fois que j’allai sur la rive, je consultai une vieille femme adroite et puissante, qu’on appelle Nicneven, et dont tout le pays parle depuis quelque temps. Des sots lui demandaient des charmes pour se faire aimer ; des avares, le moyen d’augmenter leur trésor ; les uns désiraient connaître l’avenir, souhait inutile, puisqu’on ne peut rien y changer ; d’autres voulaient l’explication du passé, encore plus inutile, puisqu’on ne peut y revenir. J’entendis ces prières avec mépris et je demandai les moyens de me venger d’un ennemi mortel, car je devenais vieux et je ne pouvais plus me fier à ma lame de Bilbao. Elle me donna un paquet. Mêle cela, dit-elle avec un liquide quelconque, et ta vengeance sera complète.

— Scélérat ? et tu l’as mêlé aux aliments de cette dame captive ; pour déshonorer la maison de ton maître ?

— Pour racheter au contraire l’honneur de la maison de mon maître, je mêlai le contenu du paquet dans le vase d’eau de chicorée ; elle manque rarement de le vider, et la femme de Moab l’aime par-dessus tout.

— C’est une œuvre d’enfer, la demande et le don ? retire-toi, misérable, et allons voir si les secours viendraient encore assez tôt ?

— On ne vous laissera pas entrer, madame : je suis allé deux fois à la porte, mais je n’ai pu la faire ouvrir.

— Nous la ferons enfoncer, s’il le faut… et attendez… Appelez Randal tout de suite… Randal, il est arrivé un malheur affreux… Envoyez vite une barque à Kinross. On dit que le chambellan, Luc Lundin, a du talent… Cherchez aussi cette misérable sorcière Nicneven : elle détruira d’abord son propre charme ; puis on la brûlera vive dans l’île de Saint-Serf. Partez, partez ; dites aux bateliers de tendre les voiles et de faire force de rames, s’ils veulent que la main des Douglas leur prodigue les bienfaits.

— On ne trouvera pas facilement la mère Nicneven, et on ne l’amènera pas à de pareilles conditions, reprit Dryfesdale.

— Alors, accordez-lui un sauf-conduit avec toutes les garanties qu’elle voudra… et vous, Dryfesdale, veillez à l’exécution de mes ordres, car votre vie me répond de la guérison de cette dame.

— J’aurais bien pu le deviner, » répliqua Dryfesdale avec humeur ; « mais ma consolation est que j’ai travaillé à ma vengeance aussi bien qu’à la vôtre : elle m’a raillé, elle encourageait son insolent page à ridiculiser ma démarche gênée et ma parole lente. Je sentais qu’il me fallait me venger d’eux.

— Rendez-vous à la tour de l’Ouest, dit la dame, et restez-y jusqu’à ce que j’aie vu la fin de tout ceci. Je connais votre résolution : vous ne tenterez pas d’échapper.

— Pas même quand les murs de la tour seraient des coquilles d’œufs et le lac couvert de glace, dit Dryfesdale. Je sais et je crois fermement que l’homme ne fait rien par lui-même ; il est comme la bulle d’air qui s’élève à la surface des vagues, s’arrondit et crève, non par son propre effort, mais par celui du puissant moteur, c’est-à-dire du destin. Néanmoins, lady, si j’ose vous conseiller, dans tout ce zèle pour la vie de cette Jézabel de l’Écosse, n’oubliez pas ce qui est du à l’honneur de votre maison, et gardez le secret autant que possible. »

En disant ces mots, le sombre fataliste se détourna et se rendit, avec le plus grand calme, à la prison qui lui était assignée.

Sa maîtresse suivit le dernier avis : elle exprima seulement ses craintes que la dame n’eût pris quelque nourriture malsaine et ne fût dangereusement malade. Le château fut aussitôt en émoi. Randal partit pour accomplir les ordres qu’il avait reçus.

Pendant ce temps, la dame de Lochleven parlementait à la porte de l’appartement de la reine, et suppliait en vain le page de lui ouvrir.

« Enfant stupide ! dit-elle, ta vie et celle de ta dame sont en danger ; ouvre, te dis-je, ou je ferai enfoncer la porte.

— Je ne puis ouvrir sans l’ordre de ma royale maîtresse, répondit Roland : elle a été très-malade, maintenant elle sommeille ; si vous l’éveillez par votre violence, que les suites retombent sur vous et sur vos serviteurs !

— Jamais femme se vit-elle dans une plus cruelle position ? dit la dame de Lochleven. Au moins, enfant téméraire, que l’on se garde de toucher aux aliments, mais surtout au vase d’eau de chicorée. »

Elle se hâta ensuite de se rendre à la tour, où Dryfesdale l’avait tranquillement précédée. Elle le trouva occupé à lire, et lui adressa cette question : « L’effet de ton horrible potion devait-il être rapide ?

— Il devait être lent, répondit le vieillard. La sorcière me demanda mon choix ; je lui dis que je voulais une vengeance lente et certaine. La vengeance, dis-je, est le plus grand bonheur que l’homme goûte sur terre, et il faut qu’il en use lentement pour le bien savourer.

— Et contre qui, malheureux, nourrissais-tu cette affreuse vengeance !

— J’avais plusieurs buts, mais le principal était de punir ce page insolent.

— Ce jeune garçon !… barbare ! Qu’avait-il fait pour mériter ta cruauté ?

— Il gagnait votre faveur, et vous l’honoriez de vos commissions… c’était un point… Il obtenait aussi celle de George Douglas… c’en était un autre… Il était le favori du calviniste Henderson, qui me haïssait parce que je désavoue l’esprit de prêtrise. Il était cher à la femme de Moab… Les vents de chaque point opposé soufflaient en sa faveur… vous faisiez peu de cas du vieux. serviteur de votre maison… Au surplus, dès la première fois que je vis son visage, il me tarda de lui donner la mort.

— Quel monstre ai-je gardé sous mon toit ? Que Dieu me pardonne le péché de t’avoir nourri et vêtu !

— Vous n’aviez pas le choix, milady. Long-temps avant que ce château fût bâti… oui, et long-temps avant que cette île qui le le porte eût montré sa tête au-dessus de l’eau bleuâtre, j’étais destiné à être votre fidèle esclave, et vous à être mon ingrate maîtresse. Ne vous rappelez-vous pas qu’un jour, c’était du temps de la mère de cette dame, je me jetai au milieu des Français victorieux, et en ramenai votre mari, quand ceux qui avaient été nourris au même sein que lui n’osaient rien faire pour le délivrer ? Vous rappelez-vous encore comment une autre fois l’esquif de votre petit-fils ne pouvant plus résister à la tempête, je me jetai dans le lac, dirigeai le bateau, et l’amenai au rivage ? Milady… le serviteur d’un baron écossais est un homme qui ne ménage ni sa vie, ni celle d’autrui, pour sauver celle de son maître… Et quant à la mort de cette femme, j’aurais essayé beaucoup plus tôt la potion sur elle, si maître George n’eût pas dû y goûter. Sa mort… ne serait-ce pas la meilleure nouvelle qu’on pût apprendre à l’Écosse ? n’est-elle pas de la race sanguinaire des Guises, dont l’épée a été si souvent rougie par le sang de nos saints ? n’est-elle pas la fille du misérable tyran Jacques, que le ciel a précipité de son trône, et dont il a puni l’orgueil comme il punit celui du roi de Babylone ?

— Paix, scélérat ! » dit-elle… Mille souvenirs se présentèrent à son esprit quand elle entendit citer le nom de son royal amant. « Paix ! ne trouble pas la cendre des morts… du mort royal et infortuné. Lis ta Bible, et prie Dieu qu’il te fasse mieux profiter de son contenu que tu ne l’as encore fait. »

Elle sortit précipitamment, et en arrivant dans l’appartement voisin, les larmes coulèrent si abondamment de ses yeux, qu’elle fut contrainte de s’arrêter et de prendre son mouchoir pour les sécher. « Je ne m’attendais pas à ceci, dit-elle, pas plus qu’à tirer de l’eau du caillou, ou la moelle de la branche sèche. J’ai vu d’un œil sec l’apostasie et la honte de George Douglas, l’espoir de la maison de mon fils, l’enfant de mon amour ; et maintenant je pleure celui qui repose depuis si long-temps dans la tombe… celui à qui je dois les insultes de sa fille ! Mais elle est sa fille… Mon cœur, endurci contre Marie par tant de causes, s’attendrit lorsqu’un regard d’elle me rappelle son père… Néanmoins sa ressemblance avec cette véritable fille de la maison de Guise, sa mère détestée, affermit ma résolution. Mais il ne faut pas… il ne faut pas qu’elle périsse dans ma maison. Je vais retourner à son appartement… Et ce scélérat endurci, dont j’estimais tant la fidélité, et qui m’en avait donné tant de preuves ! quel miracle peut réunir dans le même sein tant de scélératesse et un pareil dévouement ! »

La dame de Lochleven ne savait pas jusqu’où les esprits d’une trempe sombre et déterminée peuvent se laisser entraîner par un vif ressentiment de petites injures, lorsque ce ressentiment se combine avec l’amour du gain, l’égoïsme et un fanatisme pareil à celui que cet homme avait puisé parmi les sectaires insensés de l’Allemagne. Elle ignorait surtout combien le fatalisme, qu’il avait embrassé si absolument, étouffe la conscience humaine en nous représentant nos actions comme le résultat d’une nécessité inévitable.

Pendant sa visite au prisonnier, Roland avait fait part à Catherine de la conversation qu’il avait eue à la porte de l’appartement. La prompte intelligence de la jeune fille avait aussitôt compris ce qu’elle présumait être arrivé ; mais ses préjugés l’emportèrent au-delà de la vérité.

« Ils voulaient nous empoisonner ! » s’écria-t-elle avec horreur ; « et voilà le vase fatal qui devait accomplir l’œuvre ! Oui, Douglas cessant de goûter nos aliments, ils étaient préparés de manière à nous donner la mort ! Et toi, Roland ! qui en aurais fait l’essai, tu étais condamné à mourir avec nous. Ô chère lady Fleming ! pardon, pardon, pour les injures que je vous ai dites dans ma colère ! Vos paroles étaient inspirées de Dieu pour nous sauver la vie, et surtout celle de notre reine infortunée ! Mais que faire à présent ce vieux crocodile du lac va venir tout à l’heure verser ses larmes hypocrites sur notre agonie ! Lady Fleming, que faut-il faire ?

— Que Dieu nous secoure dans notre malheur ! que puis-je vous conseiller ? à moins d’adresser nos plaintes au régent ?

— Adresser notre plainte au diable ! et accuser sa mère au pied de son trône brûlant !… mais la reine dort encore… gagnons du temps. Il ne faut pas que cette sorcière empoisonneuse sache que son projet a échoué ; la vieille araignée envenimée n’a que trop de moyens de raccommoder sa toile déchirée… Où est le vase d’eau de chicorée ?… Roland, aide-moi : vide le contenu dans la cheminée ou par la fenêtre ; dérange les plats comme si nous avions fait notre repas ordinaire, et laisses-en les restes dans la vaisselle et les coupes ; mais ne goûte à rien, pour l’amour de ta vie. Je vais m’asseoir près de la reine, et lui dire à son réveil à quel danger nous avons échappé. Son esprit prompt et actif nous apprendra ce qu’il y a de mieux à faire ; jusque là, fais attention, Roland, que la reine est dans un état de stupeur, que lady Fleming est indisposée : ce rôle, » dit-elle en baissant la voix, « doit épargner à son esprit un travail inutile. Quant à moi, je ne suis pas aussi malade, tu comprends.

— Et moi ? dit le page.

— Vous, répondit Catherine, vous vous portez à merveille : vaut-il la peine de passer son temps à empoisonner des petits chiens ou des pages ?

— Cette légèreté convient-elle en ce moment ? dit le page.

— Oui, oui, reprit Catherine Seyton ; si la reine m’approuve, je vois clairement le bien que peut nous faire cette tentative déconcertée. »

Elle se mit à l’ouvrage aussitôt, aidée de Roland ; la table du déjeuner parut bientôt comme si les dames avaient pris leur repas ordinaire, et elles se retirèrent le plus doucement possible dans la chambre à coucher de la reine. À un nouvel appel de la dame de Lochleven, le page ouvrit la porte et la laissa entrer dans l’antichambre, lui demandant pardon de lui avoir résisté, et donnant pour excuse que la reine était tombée dans un profond sommeil depuis son déjeuner.

« Elle a donc bu et mangé ? dit la dame de Lochleven.

— Certainement, reprit le page, selon l’habitude de Sa Grâce, hors les jours de jeûne commandés par l’Église.

— Le vase, » dit-elle en l’examinant avec empressement, « il est vide ! Lady Marie a-t-elle bu toute cette eau ?

— Une grande partie, madame, et j’ai entendu lady Catherine Seyton gronder en riant la dame Marie Fleming, pour avoir bu un peu plus que sa part de ce qui restait ; de sorte que la première en a eu très-peu.

— Et sont-elles en bonne santé ? demanda la dame de Lochleven.

— Lady Fleming, dit le page, se plaint d’un peu de somnolence, et paraît plus triste qu’à l’ordinaire ; et lady Catherine Seyton se sent la tête un peu plus étourdie que d’habitude. »

Il éleva un peu la voix en disant ces mots, pour instruire les dames du rôle qu’elles avaient à remplir, et peut-être aussi dans le désir de faire entendre à Catherine la plaisanterie qu’il avait faite en assignant ainsi les emplois.

Il faut que j’entre dans la chambre de la reine, dit la dame de Lochleven ; il s’agit d’une affaire importante. »

Comme elle avançait vers la porte, on entendit la voix de Catherine dans l’appartement : « Personne ne peut entrer ici, la reine dort.

— Il ne faut pas me résister, ma jeune miss, reprit la dame de Lochleven ; je sais qu’il n’y a pas de barre à l’intérieur, et j’entrerai malgré vous.

— Il n’y a effectivement pas de barre, » dit Catherine avec fermeté, mais il y a les crochets où cette barre devrait être, et mon bras la remplace : c’est ce qu’a fait une femme de vos ancêtres quand, employant mieux son temps que les Douglas d’aujourd’hui, elle a défendu l’entrée de la chambre de sa souveraine aux assassins. Essayez donc votre force, et voyez si une Seyton ne peut rivaliser en courage avec une fille de la maison de Douglas.

— Je n’ose tenter le passage à un tel risque, se dit la dame de Lochleven ; il est étrange que cette princesse, malgré le juste blâme qui se rattache à elle, conserve autant d’ascendant sur l’âme de ses suivantes ! Jeune fille, je te jure sur l’honneur que je viens pour l’avantage et la sûreté de la reine. Éveille-la si tu l’aimes, et sollicite sa permission pour que j’entre ; je me retirerai de la porte pendant ce temps.

— Vous n’allez pas éveiller la reine ? demanda la dame Fleming.

— Quel choix nous reste-t-il ? dit la jeune fille ; à moins que vous n’aimiez mieux attendre que la dame de Lochleven vienne remplir elle-même notre office. Son accès de patience ne durera pas long-temps ; il faut que la reine soit prévenue.

— Mais vous ramènerez la crise de la reine en la dérangeant ainsi.

— À Dieu ne plaise ! reprit Catherine ; toutefois, s’il en était ainsi, il faut que cette crise passe pour un effet du poison. Mais j’en augure mieux ; et la reine, en s’éveillant, saura prendre une résolution. Pour vous, chère lady Fleming, tâchez de paraître aussi triste, aussi lourde que le permettra la vivacité de votre esprit. »

Catherine s’agenouilla près du lit de la reine, et, baisant sa main à plusieurs reprises, elle réussit à l’éveiller sans l’effrayer. Marie parut surprise de se trouver toute habillée, mais elle s’assit sur son lit et parut si calme que Catherine Seyton, sans plus de préambule, jugea convenable de lui apprendre dans quel embarras elles étaient placées. Marie pâlit, et fit plusieurs signes de croix quand elle apprit le grand danger qu’elle avait couru ; mais semblable à Ulysse d’Homère, « À peine éveillée elle possédait déjà toute sa présence d’esprit ; » et elle comprit aussitôt sa situation ainsi que les dangers et les avantages qu’elle présentait.

« Nous ne pouvons faire mieux, » dit-elle après une courte conférence avec Catherine, et en la pressant en même temps contre son sein et lui baisant le front, « nous ne pouvons faire mieux que de suivre le plan si heureusement inventé par ta présence d’esprit et ton affection pour nous. Ouvre la porte à la dame de Lochleven : elle trouvera sa pareille en artifice, mais non en perfidie. Fleming, ferme le rideau et mets-toi derrière ; tu es meilleure dame d’atours que bonne actrice : aie seulement soin de respirer avec peine, gémis légèrement ; c’est tout ce qu’il te faut. Écoutez ! ils viennent. Catherine de Médicis ! puisse ton esprit m’inspirer, car un cerveau du Nord est trop froid pour cette scène ! »

Conduite par Catherine Seyton, et marchant aussi légèrement que possible, la dame de Lochleven entra dans l’appartement peu éclairé, et s’avança vers le lit où Marie, pâle et épuisée par une nuit sans repos et par l’agitation de la matinée, était étendue si nonchalamment qu’elle pouvait bien confirmer les plus grandes craintes de son hôtesse.

« Que Dieu nous pardonne nos péchés ! » dit la dame de Lochleven, oubliant son orgueil pour se jeter à genoux contre le lit ; « ce n’est que trop vrai, elle est assassinée.

— Qui est dans cette chambre ? » dit Marie, comme si elle s’éveillait d’un profond sommeil ; « Seyton, Fleming, où êtes-vous ? J’ai entendu une voix étrangère. Qui est donc de service ? appelez Courselles.

— Hélas ! sa mémoire est à Holy-Rood, quoique son corps soit à Lochleven. Pardonnez-moi, madame, si je vous prie de porter votre attention sur moi. Je suis Marguerite Erskine de la Maison de Mar, et par alliance, lady Douglas de Lochleven.

— Ô notre aimable hôtesse, reprit la reine, qui a tant soin de notre logement et de notre nourriture… nous vous embarrassons trop et trop long-temps, bonne lady de Lochleven ; mais nous espérons que bientôt votre tâche d’hospitalité sera terminée.

— Ces paroles me percent le cœur, dit la dame de Lochleven… Mon âme est brisée, et je prie Votre Grâce de me dire où est votre mal, afin qu’on puisse vous secourir à temps.

— Mon mal, reprit la reine, n’est rien… rien qui mérite qu’on en parle ou qu’on dérange un médecin : mes membres sont lourds, mon cœur est froid ; il est rare qu’un prisonnier soit autrement… Il me semble que l’air pur et la liberté me ranimeraient ; mais, puisque les États l’ont ordonné ainsi, la mort seule peut briser les portes de ma prison.

— S’il était possible, madame, dit lady Lochleven, que votre liberté pût vous rendre à une santé parfaite, j’encourrais moi-même le ressentiment du régent… de mon fils sir William, de tous mes amis, plutôt que de vous voir subir votre sort dans ce château.

— Hélas ! madame, » dit lady Fleming, qui conçut que le temps était propice pour prouver qu’on avait jugé trop légèrement de son adresse, « il ne faudrait qu’essayer ce que pourrait faire pour nous la liberté : quant à moi, il me semble qu’une promenade sur le vert gazon me ferait beaucoup de bien. » La dame de Lochleven se releva ; et jetant un regard pénétrant à la vieille valétudinaire : « Êtes-vous donc si malade, lady Fleming ?

— Très-malade, en vérité, madame, reprit la dame de cour, et surtout depuis déjeuner.

— Au secours ! au secours ! » s’écria Catherine pour rompre une conversation qui ne lui annonçait rien de bon pour ses projets. « Au secours ! vous dis-je, au secours ! la reine est prête à passer. Soutenez-la, lady Lochleven, si vous êtes encore une femme. »

La dame se hâta de soutenir la tête de la reine, qui, tournant vers elle des yeux languissants, s’écria : « Merci, ma très-chère dame de Lochleven… Malgré quelques dernières circonstances, je n’ai jamais douté de votre attachement pour la maison des Stuart ; vous l’avez prouvé, m’a-t-on dit, avant ma naissance. «

La dame de Lochleven se releva soudainement, car elle s’était encore agenouillée ; et après avoir marché dans la chambre à grands pas, elle ouvrit brusquement la fenêtre comme pour prendre l’air.

« Que Notre-Dame me pardonne ! se dit Catherine. Faut-il que l’amour du sarcasme soit implanté dans le cœur des femmes, puisque la reine, avec tout son sens, risque sa perte, plutôt que de retenir un bon mot. » Elle hasarda de se pencher sur la reine ; et lui pressant légèrement le bras, elle lui dit : « Pour l’amour de Dieu, madame, contraignez-vous.

— Vous, jeune fille, dit la reine, vous avancez trop ! » mais elle ajouta aussitôt à voix basse : « Pardonne-moi, Catherine ; mais quand j’ai senti les mains de cette infâme sorcière autour de ma tête et de mon cou, j’ai éprouvé tant de haine et de dégoût, qu’il me fallait dire quelque chose ou mourir. Va, j’apprendrai à mieux me conduire… seulement, fais en sorte qu’elle ne me touche pas.

— Dieu soit loué ! » dit la dame de Lochleven en retirant sa tête de la fenêtre, « la barque arrive avec toute la vitesse que peuvent lui donner les voiles et les rames… Elle ramène le médecin et une femme… Certes, d’après son apparence, c’est la personne que je cherchais. Oh ! que je voudrais voir cette reine en santé et hors de ce château, de telle sorte que notre honneur fût à l’abri de toute atteinte ; je la voudrais voir sur le sommet du plus sauvage rocher de la Norwège, ou bien y avoir été moi-même plutôt que de prendre une pareille charge ! »

Tandis qu’elle se parlait ainsi à elle-même, seule auprès d’une fenêtre, Roland Græme, placé à l’autre, examinait le bateau qui fendait les eaux du lac en les couvrant d’écume de chaque côté. Il vit que la poupe était occupée par le médecin chambellan, vêtu de son manteau de velours noir, et que sa propre parente, Madeleine Græme, sous son costume de la mère Nicneven, était debout sur l’avant du vaisseau, les mains jointes et dirigées vers le château : son attitude, même à cette distance, exprimait l’empressement enthousiaste d’arriver au liu de débarquement. La barque atteignit cet endroit ; et, tandis que la sorcière supposée était détenue dans une chambre du rez-de-chaussée, on introduisit le médecin dans l’appartement de la reine. Lundin entra avec toute la gravité d’un docteur. Catherine s’était retirée du lit de la reine ; et, saisissant une occasion pour parler bas à Roland, elle lui dit : « Il me semble, d’après le manteau de velours noir usé, et la barbe solennelle de ce docteur, qu’il n’est autre chose qu’un âne très-facile à enchevêtrer ; mais ta grand’mère, Roland… Le zèle de ta grand’mère nous perdra, si on ne la prévient qu’il faut dissimuler. »

Roland, sans répondre, se glissa vers la porte de l’appartement, traversa le parloir, et entra en toute sûreté dans l’antichambre ; mais dès qu’il essaya de passer plus loin, le mot « En arrière ! en arrière ! » répété de l’un à l’autre par deux hommes armés de carabines, lui prouva que les soupçons de la dame de Lochleven n’avaient pas cédé à ses alarmes, au point qu’elle oubliât de mettre des sentinelles à la porte des prisonniers. Il fut contraint de rentrer dans la salle d’audience, où il trouva la dame du château en conférence avec son savant médecin.

« Trêve de vos flatteries et de vos sottises solennelles, Lundin (ce fut ainsi qu’elle accosta l’homme de l’art), et dites sur-le-champ si vous pensez que cette dame ait pris quelque chose de malsain.

— Mais, bonne lady… honorée patronne… que je dois servir par mes talents médicaux et officiels, veuillez m’écouter. Si mon illustre malade ne veut me répondre que par des soupirs et des gémissements… si cette autre honorable dame ne fait que me bâiller au nez quand je l’interroge sur le diagnostic… et si cette autre jeune demoiselle, qui est assurément une jolie fille…

— Ne me parlez pas de beauté ni de jeunes filles, interrompit la dame de Lochleven… je demande si elles sont malades… en un mot, répondez-moi, ont-elles pris du poison, oui, ou non ?

— Les poisons, madame, reprit le savant médecin, sont de diverses espèces. Il y a le poison animal, tel que le lepus marinus, mentionné par Dioscoride et Galien… Il y a des poisons minéraux et semi-minéraux, tels que ceux qui sont composés de régule sublimé d’antimoine, de vitriol et les sels d’arsenic… Il y a des poisons végétaux, tels que l’aqua cymbalariœ, l’opium, l’aconit, les cantharides, et autres semblables… Il y a aussi…

— Vraie science de fou ! et je le suis au moins autant, moi qui attends un oracle d’une bouche comme la tienne, dit la dame.

— Que Votre Seigneurie prenne patience… Si je savais de quels aliments ces dames ont fait usage, ou si je pouvais en voir les restes… car pour ce qui est des symptômes externes et internes, je ne puis rien découvrir ; et cependant, à ce que dit Galien, dans son second livre des Antidotes… »

— Débarrasse-nous de ta science, pauvre sot, dit la dame ; et envoie-moi ici cette sorcière ; elle avouera ce qu’elle a donné au misérable Dryfesdale, ou les poucettes de fer lui arracheront les doigts[1].

— L’art n’a pas de plus grand ennemi que l’ignorance, » dit le docteur mortifié, voilant néanmoins sa remarque par la version latine. Puis il se retira dans un coin pour voir le résultat.

Au bout d’une ou deux minutes, Madeleine Græme entra dans l’appartement, vêtue comme le jour de la fête, mais elle avait rejeté en arrière sa mentonnière, et laissé de côté tout déguisement : elle était escortée par deux gardes dont elle semblait ne pas remarquer la présence, et qui la suivaient d’un air embarrassé et timide, causé assurément par leur croyance en son pouvoir surnaturel, et par sa démarche hardie et intrépide. Elle envisagea la dame de Lochleven, qui parut endurer avec le plus grand dédain son regard plein de confiance.

« Misérable femme ! » dit la dame, après avoir essayé un instant de lui faire baisser les yeux par la sévérité majestueuse de son regard ; « quelle est cette poudre que tu as donnée à un serviteur de cette maison, Robert Dryfesdale, pour accomplir une vengeance lente et secrète ? avoue sa nature et sa propriété, ou de par l’honneur de Douglas, je te livre au bûcher avant que le soleil soit descendu sous l’horizon !

— Hélas ! répondit Madeleine Græme, et depuis quand un Douglas, ou un serviteur de Douglas, aurait-il si peu de moyens de vengeance qu’il viendrait les demander aux mains d’une femme pauvre et solitaire ? Les tours dans lesquelles vos captifs languissent jusqu’à ce qu’ils tombent dans la fosse sans être regrettés, ces tours sont encore fermes sur leurs fondations… Les crimes qui s’y sont commis n’en ont pas encore fait crever les voûtes… Vos hommes ont encore leurs arbalètes, leurs pistolets et leurs poignards… Pourquoi auriez-vous recours aux herbes et aux charmes pour exécuter votre vengeance ?

— Écoute-moi, horrible sorcière, dit la dame de Lochleven… mais à quoi bon lui parler davantage ?… Qu’on amène Dryfesdale, et qu’on les confronte ensemble.

— Épargnez cette peine à vos serviteurs, reprit Madeleine Græme ; je ne suis pas venue ici pour être confrontée à un palefrenier, ni pour répondre aux questions de la concubine de Jacques l’hérétique… Je suis venue pour parler à la reine d’Écosse… faites place ! »

Et tandis que la dame de Lochleven était confondue de tant de hardiesse, et de l’insulte qui venait encore de la frapper, Madeleine Græme passa devant elle dans la chambre de la reine, et s’agenouillant, elle s’inclina comme si, à la manière orientale, elle voulait toucher la terre de son front.

« Salut, princesse ! dit-elle, salut, descendante de tant de rois, mais bénie entre tous, puisque tu es appelée à souffrir pour la vraie foi ! Salut, toi dont la couronne d’or pur a été éprouvée dans la fournaise sept fois ardente de l’affliction… écoute la consolation que Dieu et Notre-Dame t’envoient par la bouche de ton indigne servante… Mais auparavant… » Elle s’arrêta, et baissant la tête, elle fit plusieurs signes de croix ; puis, toujours à genoux, elle parut réciter rapidement quelque formule de dévotion.

« Qu’on la saisisse et qu’on la traîne au Massymore ! qu’on jette dans le plus profond cachot la sorcière à qui le diable son maître a seul pu inspirer assez de hardiesse pour insulter la mère de Douglas dans son château ! »

Ainsi parla la dame offensée, mais le médecin osa intervenir.

« Je vous supplie, honorée dame, de permettre qu’elle poursuive sans interruption ; peut-être apprendrons-nous quelque chose sur la médecine arcane, que, contre les lois et les règles de l’art, elle a osé distribuer à ces dames par l’intermédiaire de l’intendant Dryfesdale.

— Pour une bête, reprit la dame de Lochleven, l’avis est assez sage… Je contiendrai mon ressentiment jusqu’à ce que leur conférence soit finie.

— À Dieu ne plaise, honorée dame, reprit le docteur Lundin, que vous le conteniez au-delà… Rien ne pourrait mettre plus en danger votre honorable personne ; et véritablement, s’il y a du sortilège dans cette affaire, le vulgaire et même de bons auteurs sur la démonologie prétendent que trois scrupules des cendres de la sorcière, quand elle a été soigneusement brûlée à un pieu, sont un grand catholicon dans ces cas. Ils prescrivent de même crinem canis rabidi, un poil du chien enragé qui a mordu le malade dans le cas d’hydrophobie. Je ne garantis ni l’un ni l’autre de ces traitements, car ils sont hors de la pratique régulière des écoles ; mais, dans les circonstances présentes, il n’y aurait pas grand mal à en essayer la vertu aux dépens de cette vieille nécromancienne… fiat experimentum, comme nous disons, in corpore vili[2].

« Paix, dit la dame, elle va parler. »

À ce moment Madeleine Græme se leva et se tourna vers la reine ; en même temps elle avança un pied et étendit un bras, prenant le maintien et l’attitude d’une sibylle en furie. Ses cheveux s’échappaient de sa coiffe, et son œil lançait du feu à travers ses sourcils épais. L’effet de ses traits expressifs, quoique amaigris, était rehaussé par un enthousiasme qui tenait de la folie, et son aspect frappait de terreur tous ceux qui étaient présents. Ses yeux se portèrent autour d’elle avec égarement. Pendant un instant, comme si elle eût cherché quelque chose qui pût l’aider à s’exprimer, ses lèvres avaient un mouvement convulsif et agité, pareil à celles d’un homme qui voudrait parler, mais qui rejette comme insuffisantes les paroles qui se présentent à lui. Marie elle-même se sentit soumise à une sorte d’influence magnétique, et se soulevant sur son lit sans pouvoir détourner ses yeux de dessus Madeleine, il semblait qu’elle attendît l’oracle de la pythonisse. Elle n’attendit pas long-temps, car, dès que l’enthousiaste se fut recueillie, ses traits prirent une énergie déterminée, son regard devint tout à fait fixe ; et quand elle eut une fois commencé à parler, ses paroles coulèrent avec une abondante facilité, qui aurait pu passer pour de l’inspiration, et que peut-être elle-même considérait comme telle.

« Lève-toi, dit-elle, reine de France et d’Angleterre, lève-toi, lionne de l’Écosse, et ne t’afflige pas, quoique les filets du chasseur aient pu t’entourer ! Ne t’abaisse pas à feindre avec les traîtres ; tu les rencontreras bientôt les armes à la main. L’issue du combat dépend du Dieu des armées ; mais c’est par elle que ta cause sera jugée. Mets donc de côté les artifices qui n’appartiennent qu’aux faibles mortels, et prends la confiance qui convient à une reine ! Vraie sentinelle de la seule vraie foi, l’arsenal du ciel est ouvert pour toi ! illustre fille de l’Église, prends les clefs de saint Pierre pour lier et pour délier ; souveraine légitime de cette contrée, prends l’épée de saint Paul pour châtier et pour punir ! Il y a de l’obscurité dans ton destin… mais ce n’est pas dans ces tours, ni sous les lois de leur orgueilleuse maîtresse que ta destinée s’accomplira… Dans d’autres terres, la lionne pourra succomber au pouvoir de la tigresse, mais non dans ces lieux… Ce n’est pas en Écosse que la reine d’Écosse sera long-temps captive, et le sort de la royale Stuart n’est pas dans les mains du traître Douglas. Que la dame de Lochleven double ses verrous, qu’elle fasse creuser ses cachots… ils ne pourront te retenir. Chaque élément te fournira des armes pour opérer ta délivrance… la terre aura ses tremblements, l’eau ses vagues courroucées, l’air ses tempêtes, le feu ses flammes dévorantes pour désoler cette demeure, afin que ses portes s’ouvrent devant toi… Écoutez ceci et tremblez, vous tous qui combattez contre la lumière, car celle qui le dit l’a appris du ciel même ! »

Elle se tut, et le médecin étonné s’écria : « Si jamais de nos jours il y eut un énergumène, un démoniaque, un possédé, c’est un diable qui parle par la bouche de cette femme !

— Mensonge ! » dit la dame de Lochleven se remettant de sa surprise : « tout ceci n’est que mensonge et imposture. Qu’on entraîne ce misérable au cachot !

— Lady Lochleven, » interrompit Marie en se levant de son lit et en s’avançant avec sa dignité ordinaire, « je vous ai fait quelque tort… je vous ai crue complice de l’intention criminelle de votre vassal, et je vous ai trompée en vous laissant croire qu’elle s’était effectuée. J’ai eu tort envers vous, lady Lochleven, car je vois que votre désir de nous secourir était sincère ; nous n’avons pas goûté au breuvage, et nous ne sommes pas malades, sinon que nous languissons pour notre liberté.

— L’aveu est digne de Marie d’Écosse, dit Madeleine Græme : qu’on le sache d’ailleurs, quand même la reine aurait bu jusqu’à la dernière goutte de la liqueur, cette liqueur était innocente comme l’eau d’une source sanctifiée. Croyez-vous, femme orgueilleuse,) ajouta-t-elle en s’adressant à la dame de Lochleven, « que moi… moi… j’eusse été assez misérable pour confier du poison à un serviteur ou à un vassal de la maison de Lochleven, sachant qui cette maison contenait ? J’aurais tout aussi volontiers donné de quoi faire périr ma propre fille.

— Suis-je bravée à ce point dans mon château ! dit la dame ; qu’on la conduise à la tour. Elle subira le sort réservé aux empoisonneuses et aux sorcières.

« Écoutez-moi un instant, lady Lochleven, dit Marie ; et vous, en s’adressant à Madeleine, je vous ordonne de garder le silence. Votre intendant, milady, a, suivant sa confession, attenté à ma vie et à celle de mes serviteurs, et cette femme a fait de son mieux pour empêcher ce crime, en lui procurant une substance qui ne pouvait nuire, au lieu des drogues fatales qu’il croyait recevoir. Je crois ne vous proposer qu’un juste échange, en disant que je pardonne à votre vassal de tout mon cœur, et que je laisse la vengeance à Dieu et à sa conscience, pourvu que de votre côté vous pardonniez à cette femme sa hardiesse en votre présence ; car vous ne devez pas considérer comme un crime qu’elle ait substitué un breuvage innocent au poison mortel qui nous était destiné.

— À Dieu ne plaise, madame, dit lady Lochleven, que je considère comme un crime ce qui a épargné à la maison de Douglas une note infamante de trahison et d’inhospitalité ! Nous avons écrit à notre fils, concernant le délit de son vassal, et il faut qu’il subisse sa peine, qui sera sûrement la mort. Quant à cette femme, sa profession est damnable selon l’Écriture : elle est punie de mort par les sages lois de nos ancêtres. Elle aussi devra subir son arrêt.

— Et n’ai-je donc aucun droit dans le château de Lochleven, en considération du mal qu’on m’a fait si récemment dans ses murs ? je ne demande en récompense que la vie d’une femme, faible et âgée, dont le cerveau, ainsi que vous pouvez en juger vous-même, paraît affaibli par les années et les souffrances.

— Si lady Marie, reprit l’inflexible dame de Lochleven, a été menacée de quelque mal dans la maison de Douglas, on peut considérer ce moment d’alarme comme une compensation de ce que ses complots ont coûté à cette maison, l’exil d’un fils précieux.

— Ne plaidez plus pour moi, gracieuse souveraine, dit Madeleine Græme, et ne vous abaissez pas à demander seulement grâce pour un de mes cheveux gris. Je savais le risque que je courais pour mon Église et pour ma reine, et j’ai toujours été prête à donner ma pauvre vie en rançon. J’ai la consolation de penser qu’en me faisant mourir, ou en me privant de ma liberté, ou même en touchant à un seul de ces mêmes cheveux gris, cette femme, qui vante si haut l’honneur de sa maison, aura comblé la mesure de sa honte, par la violation d’un sauf-conduit revêtu des formes les plus solennelles… » Et tirant un papier de son sein, elle le présenta à la reine.

« C’est une promesse formelle de sûreté, dit la reine Marie, avec permission de venir et de repartir sous la protection du chambellan de Kinross, promesse accordée par ce fonctionnaire à Madeleine Græme, plus connue sous le nom de mère Nicneven, en considération de ce qu’elle consent à se constituer prisonnière pour l’espace de vingt-quatre heures, s’il le faut, dans le château de Lochleven.

— Misérable ! » s’écria la dame du manoir en se tournant vers le chambellan, « comment avez-vous osé prendre sur vous d’accorder sans nécessité une semblable promesse.

— Ce fut, répliqua le docteur, d’après les ordres de Votre Seigneurie, transmis par Randal, qui peut porter témoignage ; j’ai agi comme le pharmacien, qui compose les drogues d’après l’ordre du médecin.

— Je m’en souviens… je m’en souviens, reprit la dame ; mais je n’avais parlé de cette assurance que dans le cas où, demeurant sur une autre juridiction, elle n’aurait pu être arrêtée par notre ordre.

— Néanmoins la dame de Lochleven est liée par l’action de son député, dit la reine.

— Madame, reprit lady Lochleven, la maison de Douglas n’a jamais manqué à une parole donnée et n’y manquera jamais… Les Douglas ont trop souffert d’un manque de foi commis à leur égard, quand un des ancêtres de Votre Grâce, Jacques II, en dépit des droits de l’hospitalité et de la promesse de sûreté écrite de sa propre main, poignarda lui-même le brave comte de Douglas, à quelques pas de la table où il était assis un instant avant, en qualité de convive honoré du roi d’Écosse.

— Il me semble, » dit la reine d’un air d’indifférence, » que d’après un exemple aussi tragique et aussi récent, car il y a tout au plus cent vingt ans que l’événement a eu lieu, les Douglas devraient se montrer moins désireux de la compagnie de leurs souverains, que vous, lady Lochleven, ne semblez l’être de la mienne.

— Que Randal, dit la dame, reconduise donc la sorcière à Kinross, et qu’il la mette en pleine liberté, la bannissant de nos terres à l’avenir, au péril de sa vie… Et que votre sagesse, ô chambellan, lui tienne compagnie jusqu’à nos limites. Ne craignez rien pour votre réputation, savant docteur, si l’on vous rencontre en pareille compagnie ; car en accordant qu’elle soit sorcière, ce serait une perte de fagots que de vous brûler, vous, comme sorcier. »

Le chambellan abattu se préparait à partir ; mais Madeleine Græme, se recueillant, semblait disposée à répondre. La reine intervint en disant : « Bonne mère, nous vous remercions de tout cœur de votre zèle sincère pour notre personne, et nous vous prions, comme notre sujette, de vous abstenir de tout ce qui pourrait vous jeter dans un danger personnel : de plus, notre volonté est que vous partiez sans dire un mot à qui que ce soit dans ce château… Acceptez ce don de notre main : c’est un petit reliquaire qui nous a été donné par notre oncle le cardinal et a été béni par le saint-père lui-même… Et maintenant allez en paix et en silence. Quant à vous, savant docteur, continua Marie en s’avançant vers le médecin (et Lundin fit sa révérence d’un air doublement embarrassé : en effet, par suite du respect que lui inspirait la présence de la reine, il craignait de faire trop peu, et, dans l’appréhension du déplaisir de sa maîtresse, il redoutait de faire trop) ; « quant à vous, savant docteur, ce n’est pas votre faute si nous n’avons pas eu besoin de votre talent, bien que ce soit certainement un bonheur pour nous. Toutefois il ne conviendrait pas, qu’elles que soient les circonstances, de permettre que notre médecin partît sans lui laisser telle marque de notre munificence qu’il est en notre pouvoir de lui offrir. »

En prononçant ces mots accompagnés de la grâce qui ne la quittait jamais, quoique dans ce cas il s’y mêlât peut-être un peu de persiflage, elle offrit une petite bourse brodée au chambellan, dont la main était tendue, le dos courbé et le visage penché, au point qu’un physionomiste placé derrière lui, voyant sa figure renversée se dessiner entre ses deux jambes, aurait encore pu le prendre pour sujet de ces observations métoposcopiques. Il était prêt à accepter la récompense offerte par une main si belle et si illustre ; mais la dame du manoir intervint, et, regardant le chambellan, dit à haute voix : « Nul serviteur de notre maison, à moins de renoncer aussitôt à ce titre et d’encourir notre extrême déplaisir, ne se permettra de recevoir une gratification quelconque des mains de lady Marie. »

D’un air triste et avec lenteur, le chambellan releva sa taille courbée, jusqu’à ce qu’elle fût parvenue à son attitude perpendiculaire, et il quitta mélancoliquement la place, suivi de Madeleine Græme qui, avec un geste expressif, baisant le reliquaire que la reine lui avait donné, et levant vers le ciel ses mains jointes et ses yeux, avait paru implorer sa bénédiction pour sa royale protectrice. Tandis qu’elle quittait le château et se rendait vers le où était la barque, Roland Græme se jeta sur son passage, et tenta d’échanger quelques mots avec elle, ce qui semblait facile, attendu qu’elle n’était conduite que par le triste chambellan et ses hallebardiers ; mais elle semblait avoir pris dans son sens le plus littéral l’ordre que lui avait imposé la reine ; car, aux signes répétés de son petit-fils, elle ne répondit qu’en portant son doigt sur ses lèvres. Le docteur Lundin ne fut pas aussi réservé. La perte de la gratification avait affligé l’âme du digne officier et savant médecin. « C’est ainsi, mon ami, » dit-il en serrant la main du page pour lui dire adieu, « que l’on récompense le mérite. Je venais pour guérir cette dame infortunée, et j’avoue qu’elle en mérite bien la peine ; car, quoi qu’on en dise, elle a les manières les plus attrayantes, une voix douce, un sourire plein de grâce et un geste vraiment majestueux. Si elle n’a pas été empoisonnée, dites, mon cher monsieur Roland, est-ce ma faute, puisque j’étais prêt à la guérir, si elle l’eût été ? et voilà qu’on me refuse la permission de recevoir des honoraires si bien gagnés. Ô Galien ! ô Hippocrate ! Le bonnet du gradué et l’hermine du docteur sont-ils déçus à ce point ! Frustra fatigamus remediis œgros[3]. »

Il s’essuya les yeux, et monta sur le bateau qui s’éloigna du rivage et traversa rapidement le lac légèrement agité par la brise.



  1. Pilniewinks et thumbikins, instruments de torture en usage en Écosse, au moyen desquels on serrait les pouces aux prisonniers que l’on mettait à la question.a. m.
  2. Qu’on fasse l’expérience sur un corps vil.
  3. Nous fatiguons en vain nos malades de remèdes. a. m.