L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 161-177).


CHAPITRE XVII.

édimbourg.


Édina, capitale chérie de l’Écosse, salut à tes palais et à les tours, où jadis aux pieds d’un monarque siégeaient les puissances souveraines de la législation.
Burns.


« Voilà donc Édimbourg ! » s’écria Roland comme il arrivait avec ses compagnons de voyage à une des éminences qui dominent vers le sud cette grande capitale du Nord ; « voilà cette Édimbourg dont nous avons si souvent entendu parler !

— Oui vraiment ! répondit le fauconnier, là bas est située la vieille Reekie[1] ; vous pouvez voir la fumée s’étendant sur elle à vingt milles de distance, comme l’autour plane sur une volée de canards sauvages. Oui, voilà le cœur de l’Écosse, et chacune des palpitations que donne cette ville, se fait ressentir depuis les rives du Solway jusqu’au fond de la baie de Duncan ; regardez : là-bas se trouve le vieux château, et à la droite, sur cette élévation, est celui de Craigmillar, que j’ai connu pour être le séjour de la joie.

— N’était-ce pas là, » dit le page à voix basse, « que la reine tenait sa cour.

— Oui, oui, elle était reine alors, quoiqu’il ne faille pas l’appeler ainsi aujourd’hui. Eh bien ! qu’ils disent ce qu’ils voudront, plus d’un cœur fidèle s’affligera pour Marie Stuart, quand même tout ce qu’on dit d’elle serait vrai ; car voyez-vous, monsieur Roland, c’était la plus aimable créature que j’aie jamais vue ; et jamais dame dans le pays ne sut mieux apprécier le beau vol d’un faucon. J’étais à Roslinmoor, à la grande gageure entre Bothwell (c’était pour elle une bête noire que ce Bothwell), et le baron de Roslin, qui pouvait juger du vol d’un faucon aussi bien que personne en Écosse. Le pari était un tonneau de vin du Rhin et une bague d’or, et il fut décidé avec éclat et loyauté. Il fallait voir la reine sur son palefroi blanc, qui volait comme s’il eût dédaigné de toucher autre chose que la fleur de bruyère ; il fallait entendre sa voix, aussi douce, aussi mélodieuse que le chant d’une grive, se mêler à nos cris joyeux. Et comme les seigneurs se pressaient autour d’elle ! heureux celui qui en obtenait une parole ou un regard ! on se laissait déchirer à travers les taillis, on risquait de se rompre le cou pour se montrer intrépide cavalier, et mériter un coup d’œil d’une si belle reine. Elle verra peu de chasses au faucon dans l’endroit où elle repose maintenant ! Oui, oui, la pompe et les plaisirs passent aussi rapidement que le coup d’aile d’un noble oiseau.

— Et où donc est confinée maintenant cette pauvre reine ? » demanda Roland, prenant intérêt au sort d’une femme dont la beauté et les grâces avaient produit une si forte impression, même sur l’esprit grossier et insouciant d’Adam Woodcock.

— Où elle est emprisonnée ? dit Adam ; mais… dans quelque château du nord, dit-on. Quant à moi, je ne sais pas où : et à quoi sert de se tourmenter pour ce qu’on ne peut empêcher ? Si elle avait bien employé son pouvoir, elle ne serait pas tombée dans une si grande infortune. On dit qu’il faut qu’elle abandonne sa couronne à ce bambin de prince, car on ne veut pas la lui confier plus long-temps. Notre maître a été aussi occupé que ses voisins dans cette affaire. Si la reine rentrait dans ses domaines, le château d’Avenel pourrait bien fumer pour cela, à moins que notre maître ne fît son marché pour le mieux.

— La reine Marie enfermée dans un des châteaux du Nord ! dit le page.

— Dame, oui, du moins à ce qu’on dit. Dans un château situé au-delà de cette grande rivière que vous voyez là-bas. Du moins cela vous a l’air d’une rivière ; mais c’est un bras de mer, et l’eau en est aussi amère que de la saumure.

— Et parmi tous ses sujets, » s’écria Roland avec émotion, n’en est-il pas un qui ose risquer quelque chose pour sa délivrance ?

— C’est une question délicate, et si vous la faites souvent, maître Roland, je puis vous dire que vous serez vous-même cloîtré dans un de ces châteaux, à moins qu’on ne préfère vous tordre le cou pour s’épargner tout autre embarras de votre part. Risquer quelque chose ! Eh, mon Dieu ! Murray a maintenant le vent en poupe, mon ami, et il vole si haut, que l’aile d’aucun de ses rivaux ne peut l’atteindre. Non, non, c’est là qu’elle est, et c’est là qu’elle restera, jusqu’à ce que le ciel lui envoie sa délivrance, ou que son fils ait la direction de tout. Mais Murray ne la laissera jamais en liberté, il la connaît trop bien. Écoutez-moi, nous nous rendons à Holy-Rood, où vous trouverez abondance de nouvelles et quantité de courtisans pour les raconter ; mais suivez mon conseil, et reprenez tranquillement haleine, comme disent les Écossais. Écoutez les opinions de tout le monde, et gardez la vôtre pour vous. S’il arrive que vous appreniez des nouvelles qui vous plaisent, ne sautez pas comme si vous alliez vous armer directement pour la cause dont il s’agit. Notre vieux monsieur Wingate dit, et il connaît bien le bétail de la cour : « Si on vous raconte que le roi Coul est ressuscité, contentez-vous de répondre : est-il bien vrai ? je l’ignorais : et ne paraissez pas plus ému que si quelqu’un vous disait, comme une nouvelle, que le roi Coul est mort et enterré. » Ainsi donc, veillez bien à votre conduite, maître Roland, car, je vous en réponds, vous entrez au milieu d’une génération aussi âpre à la curée qu’un faucon affamé. Que votre poignard ne soit pas dégainé à chaque mot que vous entendrez prononcer de travers ; car vous trouverez des lames aussi chaudes que la vôtre, et alors le sang coulera sans le secours des sangsues ou l’avis de l’almanach.

— Vous verrez combien je serai réservé et prudent, mon bon ami, répondit Græme. Mais par Notre-Dame ! quelle est donc cette maison tout en ruines si près de la ville ? Ont-ils joué ici le rôle de l’abbé de la Déraison, et terminé la farce en brûlant l’église ?

— La ! répliqua son compagnon, voilà que vous vous laissez encore entraîner par le vent, comme un faucon sauvage qui n’écoute ni le leurre ni le signal. C’est une question que vous auriez du me faire à voix basse, comme je vous répondrai.

— Si je reste long-temps ici, dit Roland, il y a apparence que je perdrai le ton naturel de ma voix. Mais quelles sont donc ces ruines ?

— L’église de Field, » dit le fauconnier en chuchotant d’un air mystérieux, et posant en même temps un doigt sur sa lèvre ; « ne m’en demandez pas davantage. Quelqu’un a eu un mauvais jeu, et quelqu’un a eu le blâme ; et ce jeu a commencé là où l’on ne pourrait peut-être pas le jouer de nos jours. Pauvre Henri Darnley, bien qu’il ne fût qu’un âne, il entendait quelque chose en fauconnerie ; mais on l’a lancé lui-même dans les airs par un brillant clair de lune[2]. »

La mémoire de cette catastrophe était si récente, que le page détourna les yeux avec horreur des ruines où elle s’était passée ; et la tristesse que lui causèrent les accusations contre la reine, auxquelles cet événement avait donné naissance, succéda à la compassion qu’il avait commencé à ressentir pour sa triste situation actuelle.

Ce fut dans cet état d’agitation d’esprit, causé en partie par l’horreur, mais plus encore par l’intérêt et par une vive curiosité, que le jeune Græme traversa la scène de ces événements terribles, dont le bruit avait troublé les solitudes les plus lointaines de l’Écosse, comme les échos du tonnerre éloigné roulant au sein des montagnes. « Maintenant, pensait-il, maintenant ou jamais, je vais devenir un homme, et remplir mon rôle dans ces événements que les simples habitants de nos hameaux se rappellent l’un à l’autre, comme s’ils avaient été produits par des êtres d’une nature supérieure à la leur. Je vais savoir pourquoi le chevalier d’Avenel lève la tête si fort au dessus des autres barons ses voisins, et comment il se fait que des hommes, par leur valeur et leur sagesse, passent de la casaque de toile grise au manteau d’or et de pourpre. On dit que je ne me fais pas remarquer par ma prudence : si cela est vrai, le courage doit la remplacer ; car je veux être un homme parmi les hommes, ou un mort parmi les morts. »

De ces plans d’ambition il détourna ses pensées vers des projets de plaisir, et il se mit à former quelques conjectures sur le temps et le lieu où il reverrait Catherine Seyton, et sur la manière dont il renouvellerait connaissance avec elle. Il se plaisait à de telles rêveries, quand il remarqua qu’il était entré dans la ville : tous les autres sentiments furent suspendus en lui par l’espèce de vertige dont est frappé l’habitant d’un pays solitaire, lorsqu’il se trouve pour la première fois dans les rues d’une cité vaste et populeuse, c’est-à-dire une simple unité au milieu de tant de milliers de personnes.

La principale rue d’Édimbourg était alors, comme aujourd’hui, une des plus spacieuses de l’Europe. La hauteur excessive des maisons, la variété des pignons, des créneaux et des balcons gothiques qui terminaient de chaque côté l’horizon, tout cela, joint à la largeur de la rue, aurait pu frapper de surprise des yeux plus exercés que ceux du jeune Græme. La population, étroitement resserrée dans les murs de la ville, était alors augmentée par la quantité de lords du parti du roi, rassemblés à Édimbourg pour suivre le régent Murray : on aurait dit un essaim d’abeilles qui bourdonnait dans cette rue immense et superbe. Au lieu des vitrages actuellement destinés à l’exposition des marchandises, les commerçants avaient leurs étalages se projetant sur la rue, sur lesquels, comme dans nos bazars modernes, étaient rangés les objets en vente. Quoique les marchandises ne fussent pas des plus riches, cependant Græme crut voir les trésors du monde entier dans les divers ballots de toiles de Flandre, et dans les échantillons de tapisseries. En d’autres endroits, l’étalage d’ustensiles domestiques, de pièces de vaisselle plate, le frappa d’étonnement. La vue des boutiques des couteliers, remplies d’épées et de poignards fabriqués en Écosse, et d’armures défensives importées de la Flandre, ajoutait à sa surprise. À chaque pas, il trouvait tant à regarder et à admirer, qu’Adam Woodcock eut beaucoup de peine à le faire avancer à travers cette scène d’enchantement.

Le spectacle de la foule qui remplissait les rues était pour Roland un sujet toujours nouveau de surprise. Ici, une dame parée et couverte de son voile de soie marchait délicatement, précédée d’un écuyer qui lui ouvrait le passage, un page portait sa queue, et une suivante sa bible, ce qui indiquait qu’elle se rendait à l’église. Là, il voyait un groupe de bourgeois suivre le même chemin, avec leurs manteaux courts à la flamande, leurs larges hauts-de-chausses et leurs pourpoints à grand collet, mode à laquelle les Écossais furent long-temps fidèles, ainsi qu’à la toque surmontée d’une plume. Ensuite venait l’ecclésiastique lui-même, portant le noir manteau de Genève et le rabat, prêtant avec gravité une oreille attentive aux discours de plusieurs personnes qui l’accompagnaient, et qui sans doute entretenaient une conversation sérieuse sur le sujet religieux qu’il allait traiter. Il ne manquait pas de passants appartenant à d’autres classes et d’une apparence différente.

À chaque instant, Roland rencontrait un petit-maître habillé à la mode la plus nouvelle, ou à la française, avec son pourpoint tailladé, ses pointes de même couleur que la doublure, sa longue épée d’un côté, et son poignard de l’autre, suivi d’un cortège de serviteurs robustes, proportionné à sa fortune et à sa qualité, qui marchaient d’un, air martial, armés d’une épée et d’un petit bouclier rond, assez semblable à la targe des Highlanders, ayant une pointe d’acier au centre. Deux troupes pareilles, conduites chacune par un homme d’un rang élevé, vinrent à se rencontrer au milieu de la rue, ou, comme on l’appelait, sur la « couronne de la chaussée, » poste d’honneur aussi vigoureusement disputé en Écosse que le côté de la muraille l’était ordinairement dans la partie plus méridionale de l’île. Les deux chefs étant d’un rang égal, et très-probablement animés l’un contre l’autre, soit par une différence d’opinions politiques, soit par le souvenir de quelque inimitié féodale, s’avancèrent très-près l’un de l’autre, sans céder un pouce à droite ou à gauche ; et chacun d’eux ne montrant pas la moindre envie de faire place à l’autre, ils s’arrêtèrent un instant, et tirèrent ensuite leurs épées ; les gens de leur suite imitèrent leur exemple : environ une vingtaine de lames étincelèrent à la fois au soleil, et ce fut bientôt un affreux cliquetis d’armes et de boucliers, au milieu duquel les combattants, de part et d’autre, faisaient entendre le nom de leur maître. Les uns criaient : Au secours ! Leslie ! Leslie ! les autres répondaient par, Seyton ! Seyton ! en jouant sur le mot de ce slogan[3] : set on[4] ! set on ! Écrasez ces coquins !

Si le fauconnier avait trouvé difficile auparavant de faire avancer le page, il vit dans ce moment que la chose était complètement impossible. Le jeune homme contint son cheval, battit des mains ; et charmé de cette querelle, il poussait des cris aussi forts qu’aucun des combattants.

Le bruit et les cris qui s’élevaient dans toute la High-Gate[5], tel est le nom de ce quartier d’Édimbourg, attirèrent dans la querelle deux ou trois autres troupes de gentilshommes avec leurs domestiques, outre quelques passants isolés, qui, informés d’une dispute entre ces deux chefs distingués, y prirent part, soit par affection soit par haine.

L’affaire commençait à s’échauffer. Quoique les hommes armés d’épées et de boucliers fissent plus de bruit que de mal, cependant il se distribua plusieurs bons coups ; et ceux qui portaient des rapières, arme plus formidable que l’épée écossaise ordinaire, firent autour d’eux de dangereuses blessures. Deux hommes étaient déjà étendus sur la chaussée, et le parti de Seyton commençait à céder le terrain, étant de beaucoup inférieur en nombre à l’autre, auquel s’étaient réunis plusieurs habitants de la ville, lorsque le jeune Roland, voyant le chef des Seyton, noble gentilhomme, combattre vaillamment, quoique entouré et presque accablé par le nombre, Roland, disons-nous, ne put se retenir plus long-temps. « Woodcock, s’écria-t-il, si vous êtes un homme, dégainez ; et joignons-nous aux Seyton. »

Sans attendre de réponse, et sans écouter les instances du fauconnier, qui le suppliait de ne pas se mêler d’une dispute où il n’avait aucun intérêt, le fougueux jeune homme s’élança de son cheval, mit l’épée à la main, et criant comme les autres : « Seyton ! Seyton[6] ! » se précipita dans la mêlée, où il abattit un de ceux qui poursuivaient de plus près le chef dont il avait épousé la cause. Ce secours imprévu ranima le parti plus faible, qui se mit à renouveler le combat avec plus d’ardeur. En ce moment, quatre des magistrats de la ville, qu’on distinguait à leur manteau de velours et à leur chaîne d’or, s’avancèrent avec une garde de hallebardiers et de citoyens armés de longues épées. Ces hommes, habitués à ce genre de service, se précipitèrent hardiment en avant, et forcèrent les combattants à se séparer : ceux-ci se retirèrent immédiatement de différents côtés, laissant sur la rue les blessés qui avaient été mis hors de combat dans la mêlée.

Le fauconnier, qui s’arrachait la barbe de colère en voyant la témérité de son compagnon, s’approcha de lui avec son cheval qu’il avait saisi par la bride, et l’accosta en lui disant : « Monsieur Roland, monsieur l’oison, monsieur tête folle, vous plaira-t-il de remonter à cheval, et de vous mettre en marche ? ou voulez-vous rester ici pour être conduit en prison, et répondre des œuvres de cette belle journée ? »

Le page avait commencé sa retraite avec les Seyton, comme s’il eût été un de leurs alliés naturels : il suffit de cette question peu cérémonieuse, pour lui faire sentir qu’il venait de jouer le rôle d’un fou ; il obéit donc à Woodcock avec un sentiment de honte, s’élança vivement sur son cheval ; renversant d’un coup de poitrail de l’animal un officier de la ville qui s’avançait vers lui ; il descendit la rue au galop suivi de son compagnon, et se trouva promptement hors de la portée des clameurs et des cris. Des rencontres de ce genre étaient si communes à Édimbourg à cette époque, qu’elles excitaient rarement beaucoup d’attention une fois le combat terminé, à moins que quelque personnage d’importance n’eût péri, accident qui imposait à ses amis le devoir de venger sa mort à la première occasion. Le bras de la police était si faible, qu’il était ordinaire de voir de pareilles escarmouches durer des heures entières quand les forces étaient nombreuses et égales. Mais, depuis quelque temps, le régent, homme doué d’une grande force de caractère, sentant combien il était dangereux de tolérer de tels actes de violence, avait ordonné aux magistrats d’entretenir constamment des gardes sur pied pour prévenir ce désordre, ou du moins pour le réprimer comme ils venaient de le faire.

Le fauconnier et son jeune compagnon descendaient la Canongate[7] ; ils avaient ralenti leur pas pour éviter d’attirer l’attention, d’autant plus qu’il n’y avait aucune apparence de poursuite. Roland penchait la tête, en homme qui sentait que sa conduite n’avait pas été très-sage : son compagnon lui adressa ces mots :

« Vous plairait-il de me dire une chose, maître Roland : je désirerais savoir s’il y a en vous un démon incarné ou non ?

— Vraiment, monsieur Adam Woodcock, répondit le page, j’espère encore que non.

— Alors, reprit Adam, je voudrais bien savoir par quelle influence, ou par quelle instigation, vous êtes continuellement, de côté ou d’autre, fourré dans quelque sanglante dispute. Dites-moi, je vous prie, qu’aviez-vous à faire avec ces Seyton et ces Leslie, dont vous n’aviez jamais entendu le nom une seule fois dans votre vie ?

— Vous n’y êtes pas, mon ami, dit Roland, j’ai mes propres raisons pour être l’ami des Seyton.

— Elles sont donc bien secrètes ; car j’aurais parié que vous ne connaissiez pas même une seule personne de ce nom, et je le pense encore ; votre maudite passion pour le cliquetis des armes, bruit aussi délicieux pour vous que le tintement d’une marmite de cuivre pour un essaim d’abeilles[8], et non aucun intérêt pour les Seyton ou les Leslie, voilà bien plutôt ce qui vous a engagé à risquer votre tête folle dans une querelle où vous deviez demeurer étranger. Mais soyez assuré, mon jeune maître, que si vous devez dégainer avec chaque homme qui tire ici l’épée dans la High-Gate, ce n’est pas la peine de la remettre dans le fourreau pour le reste de votre vie ; car, si je calcule juste, elle y serait à peine quelques heures. C’est un sujet que je livre à vos réflexions.

— Sur ma parole, Adam, je respecte votre avis ; je vous promets de le suivre aussi fidèlement que si j’étais en apprentissage chez vous pour étudier l’art de me conduire avec sagesse et sûreté dans les nouveaux sentiers de la vie où je vais m’engager.

— Vous ferez bien. Je ne vous en veux pas, monsieur Roland, pour avoir un grain de courage de trop, parce que je sais qu’on peut amener à la main un faucon sauvage, et qu’on ne le peut faire d’une poule de fumier. Ainsi, entre deux défauts, vous avez le moindre de votre côté. Mais, outre votre goût particulier pour les querelles et votre ardeur à mettre flamberge au vent, vous avez aussi, mon cher monsieur Roland, l’habitude de lorgner chaque femme sous son voile ou sous sa gaze, comme si vous vous attendiez à retrouver une ancienne connaissance. Si vous veniez à en découvrir une, j’en serais aussi surpris (sachant combien peu de ces oiseaux sauvages vous avez vus jusqu’ici), que je l’ai été tout à l’heure de vous voir prendre un si haut intérêt pour les Seyton.

— Fi donc ! Adam, je cherchais seulement à voir quels yeux ces gentils faucons dérobent sous leurs chaperons.

— Oui, c’est un dangereux sujet de curiosité ; vous feriez mieux de présenter votre poing à un aigle pour l’engager à venir s’y percher. Voyez-vous, monsieur Roland, on ne peut chasser sans danger ces jolies oies sauvages. Elles ont autant de détours, de ruses et de faux-fuyants que le gibier le plus fin que jamais faucon ait poursuivi. D’ailleurs, chacune de ces dames est accompagnée de son mari, ou de son tendre ami, ou de son frère, ou de son cousin, ou au moins de son écuyer fidèle. Mais vous ne m’écoutez pas, monsieur Roland, quoique je sois en état de vous faire connaître parfaitement le gibier. Vos yeux sont fixés sur cette jolie demoiselle qui descend la rue devant nous délicatement. Par ma foi ! je garantis qu’elle figurerait bien dans un bal ou dans une fête. Une paire de sonnettes mauresques en argent conviendrait aussi bien à ces jolies petites jambes que des grelots aux pattes du plus beau faucon de Norwège.

— Vous êtes fou, Adam, et je ne me soucie guère ni de la jeune fille, ni de ses jambes. Mais, que diable ! il faut regarder quelque chose.

— C’est vrai, maître Roland ; mais je vous prie de mieux choisir vos objets. Voyez, à peine y a-t-il dans la rue une seule femme portant un voile de soie, qui ne soit, comme je vous le disais tout à l’heure, escortée d’un écuyer, d’un parent, d’un amant, d’un mari, ou bien de deux vigoureux gaillards armés d’épées et de boucliers, lesquels la suivent de près. Mais vous ne faites pas plus attention à moi qu’un autour ne s’occupe d’un papillon.

— Si vraiment, je vous écoute ; mais gardez un peu mon cheval, je vous rejoindrai avant que vous ayez eu le temps de siffler. »

En effet, Adam ne put finir le sermon qui expirait sur sa langue : Roland, au grand étonnement du fauconnier, sauta lestement à bas de son cheval, lui en jeta la bride, et se précipitant dans un de ces passages étroits dont l’entrée est voûtée, et qui aboutissent à la grande rue, il poursuivit la jeune fille à laquelle son compagnon lui avait reproché de faire trop attention, et qui venait de tourner par le passage.

« Sainte Marie ! sainte Madeleine ! saint Benoît ! saint Barnabé ! » s’écria le pauvre fauconnier, qui s’arrêta subitement au milieu de la Canongate, en voyant le jeune homme confié à ses soins courir en vrai fou, à la recherche d’une jeune fille qu’il n’avait jamais vue de la vie, comme le supposait Woodcock. « Saint Satan ! saint Belzébuth ! cela me ferait jurer par les saints et par les diables ! Quelle mouche a piqué l’étourdi ? Que ferai-je pendant ce temps-là ? Il se fera couper la gorge, le pauvre garçon, aussi sûr que je suis né au pied de Rosberry Topping ! Si je pouvais trouver quelqu’un pour garder les chevaux ; mais ils sont aussi fripons ici au nord que dans le comté d’York : qui abandonne la bride abandonne le cheval, comme nous disons. Si j’apercevais seulement un de nos gens : une branche de houx vaudrait un gland d’or ! ou si je voyais seulement un des hommes du régent ; mais laisser mes chevaux à un étranger, je ne le puis ; et me retirer tandis que le garçon est en danger, c’est ce que je ne veux pas. »

Il faut pourtant que nous abandonnions le fauconnier au milieu de sa détresse, pour suivre le jeune homme ardent qui était la cause de sa perplexité.

La dernière partie des sages remontrances d’Adam Woodcock, quoique dans l’intérêt de Roland, avait été, pour ainsi dire, perdue pour lui, parce que, dans une des femmes qui suivaient cette rue, couverte d’un voile de soie noire tel qu’en portent aujourd’hui les dames de Bruxelles, il avait distingué quelque chose qui ressemblait exactement à la taille svelte et à la tournure de Catherine Seyton. Pendant que les graves avis du fauconnier avaient frappé ses oreilles d’un vain bruit, ses yeux étaient restés continuellement fixés sur un objet si intéressant. Enfin, comme la belle était sur le point d’entrer sous un de ces passages qui donnent aux maisons voisines une issue sur la Canongate (passage orné d’un écu d’armes avec deux énormes renards en pierre pour support), elle avait soulevé son voile, peut-être dans le dessein de voir quel cavalier l’observait avec tant d’intérêt. Le jeune Roland avait eu le temps d’entrevoir, sous son plaid de soie, ses yeux brillants d’azur, ses beaux cheveux, ses traits animés, et cela suffit pour l’engager, comme un jeune fou plein de témérité, dont la conduite n’avait jamais été ni contredite, ni réfléchie, à jeter la bride de son cheval sur le bras d’Adam, et à lui faire jouer le gentilhomme en vedette, tandis qu’il courait après Catherine Seyton.

La vivacité de l’esprit des femmes est passée en proverbe ; et pourtant Catherine ne trouva pas de meilleur expédient que d’avoir recours à la légèreté de ses jambes, dans l’espérance de mettre en défaut la poursuite du page, et de lui dérober le lieu de sa retraite. Mais il n’est pas aisé de devancer un jeune homme de dix-huit ans à la poursuite d’une maîtresse. Catherine traversa en fuyant une cour pavée, décorée de grands vases de pierre, dans lesquels croissaient des ifs, des cyprès et d’autres arbres toujours verts, qui répandaient autour d’eux une sombre tristesse parfaitement en harmonie avec l’aspect solennel de l’édifice massif et élevé en face duquel ils étaient placés comme ornements ; ces arbres traçaient un carré, et au-dessus d’eux on apercevait une portion du bleu firmament de forme également quadrangulaire ; tout autour s’élevaient d’immenses murs noirs percés de cinq étages de fenêtres : au-dessus de chaque étage se dessinait une architrave pesante chargée d’armoiries et d’emblèmes religieux.

Catherine Seyton parcourait cette cour avec la rapidité d’une biche poursuivie des chasseurs, faisant le meilleur usage possible de ses jolies jambes, qui avaient même attiré les éloges du réfléchi et prudent Adam Woodcock. Elle atteignit une grande porte au centre de la façade du fond de la cour, tira la bobine jusqu’à ce que le loquet montât, et se cacha dans l’antique demeure. Mais, si elle avait fui comme une biche, Roland l’avait suivie avec la rapidité et l’ardeur d’un jeune lévrier lâché pour la première fois sur sa proie. Il ne la perdit pas de vue, en dépit de ses efforts ; car il est remarquable quel avantage possède dans une telle course le galant curieux sur la jeune fille qui souhaite de n’être pas aperçue, avantage tel que j’ai vu moi-même des cas où il réussit à rendre nulle une grande distance. Il vit d’abord flotter son voile à l’un des détours ; il entendit ensuite le bruit de ses pas, quelque légers qu’ils fussent, en traversant la cour, et enfin il entrevit sa figure au moment où elle entrait dans la maison. Étourdi et inconsidéré comme nous l’avons dépeint, n’ayant aucune connaissance de la vie que par les romans qu’il avait lus, et ne sachant pas réprimer l’ardeur d’une première impulsion, possédant d’ailleurs beaucoup de courage et de vivacité, Roland n’hésita pas un instant à s’approcher de la porte par laquelle l’objet de sa poursuite avait disparu. Il tira aussi la bobine, et le pesant et massif loquet répondit à son impatience. Le page entra droit avec la même précipitation qui avait marqué toute sa conduite, et il se trouva dans un grand salon ou vestibule, faiblement éclairé par des fenêtres garnies de vitraux peints soutenus par un treillage en plomb ; l’obscurité de ce vestibule était encore augmentée par la privation des rayons du soleil, provenant de la hauteur des murs des édifices dont la cour était entourée. Les parois de la salle étaient couvertes de vieilles armures rouillées, entremêlées de vastes et massifs écussons en pierre, portant de doubles trescheurs, des couronnes et autres signes nobiliaires, auxquels Roland Græme n’accorda pas un moment d’attention. En effet, il ne remarqua que la figure de Catherine Seyton qui, se croyant à l’abri dans la salle, s’était arrêtée pour respirer après sa course, et se reposait un instant sur un grand banc de chêne qui se trouvait à l’extrémité du vestibule. Le bruit de l’entrée de Roland la troubla tout à coup : elle tressaillit en poussant un faible cri de surprise, et s’échappa par une des portes qui s’ouvraient dans cette salle comme dans un centre commun. Roland s’avança aussitôt vers la même porte. Elle communiquait à une vaste galerie bien éclairée, à l’extrémité de laquelle il entendit plusieurs voix et le bruit de quelques pas précipités qui s’approchaient du vestibule. Un peu rappelé à la réflexion par l’apparence d’un danger sérieux, il délibérait s’il devait persister ou se retirer, quand Catherine Seyton, rentrant par une porte de côté, accourut à lui avec autant de vitesse qu’elle en avait mis à l’éviter quelques minutes auparavant.

« Oh ! quel malheur vous a amené ici ? s’écria-t-elle. Fuyez, fuyez, ou vous êtes un homme mort. Mais non, restez : ils viennent ; la fuite est impossible. Dites que vous venez demander lord Seyton. »

Elle s’élança loin de lui, et disparut comme elle était entrée. Au même instant deux vastes portes, situées à l’extrémité de la galerie, s’ouvrirent avec violence, et six ou sept jeunes gens richement vêtus se précipitèrent dans l’appartement, la plupart l’épée à la main.

« Quel est l’insolent, dit l’un d’eux, qui ose nous troubler dans notre demeure ?

— Taillons-le en pièces, s’écria un autre ; qu’il paie l’insulte qui nous a été faite aujourd’hui. C’est quelque partisan des Rothes.

— Non, par sainte Marie ! dit un troisième ; c’est un homme de la suite de ce paysan anobli, de ce brigand d’Halbert Glendinning, qui se donne le titre d’Avenel, jadis vassal de l’Église, aujourd’hui pillant ses états.

— C’est vrai, dit un quatrième, je le reconnais à la branche de houx qui est le signe de ralliement de sa bande. Qu’on garde la porte ! il répondra de cette insolence. »

Deux d’entre ces braves, tirant leurs armes à la hâte, coururent à la porte par laquelle Roland était entré dans la salle, et s’y tinrent pour l’empêcher de s’échapper ; les autres s’avancèrent vers le page, qui eut assez de bon sens pour s’apercevoir que toute tentative de résistance serait inutile et imprudente. Plusieurs lui demandèrent en même temps, d’un ton qui n’était nullement amical, qui il était, d’où il venait, son nom, son dessein, et qui l’avait envoyé. Le nombre de questions qu’on lui faisait à la fois lui fournit une excuse momentanée pour garder le silence ; et avant que cette courte trêve se fût écoulée, un nouveau personnage entra dans la salle. Dès qu’il parut, tous ceux qui s’étaient assemblés furieux autour de Roland reculèrent avec respect.

C’était un homme d’une taille élevée, dont les cheveux noirs grisonnaient déjà, quoique ses yeux et ses traits animés par la fierté eussent conservé toute l’ardeur de la jeunesse. La partie supérieure de sa personne n’était pas vêtue, et les larges plis de sa chemise de toile de Hollande étaient teints de sang. Mais il avait jeté sur ses épaules un manteau pourpre, bordé de riches fourrures. Il portait sur la tête une toque de velours cramoisi, relevée d’un côté par une petite chaîne d’or formée de nombreux anneaux, et qui, en faisant trois fois le tour du chapeau, était retenue par une médaille, suivant la mode adoptée à cette époque par les seigneurs écossais.

« Quelle est donc la personne, mes fils et mes amis, dit-il, que vous pressez avec cet air de menace ? Ne savez-vous pas que l’abri de ce toit doit garantir un noble traitement à quiconque vient ici, soit avec des sentiments de paix, soit même dans un esprit d’hostilité ouverte ?

— Milord, répondit un des jeunes gens, voici un coquin qui vient nous épier en traître.

— Je repousse l’accusation, » s’écria Roland avec hardiesse : « je suis venu pour avoir des nouvelles de lord Seyton.

— Beau conte, répondirent ses accusateurs, et bien vraisemblable dans la bouche d’un homme attaché au service de Glendinning !

— Arrêtez, jeunes gens ! » s’écria lord Seyton, « car c’était ce seigneur en personne ; « laissez-moi regarder ce jeune homme. De par le ciel, c’est celui qui, il y a quelques minutes, est venu si hardiment me seconder, lorsque plusieurs de mes gens songeaient plus à leur sûreté qu’à la mienne. Retirez-vous loin de lui ; car il mérite de votre part des honneurs et un accueil amical au lieu de ce dur traitement. »

Ils s’éloignèrent à l’instant, obéissant aux ordres de lord Seyton, qui, prenant Græme par la main, le remercia de la promptitude et de la bravoure avec laquelle il l’avait secouru : « et sans doute, ajouta-t-il, le même intérêt qu’il avait pris à sa cause, dans la mêlée, amenait son jeune défenseur chez lui pour s’informer de l’état de sa blessure. »

Roland s’inclina humblement en signe de consentement.

« Est-il quelque chose en quoi je puisse vous servir pour vous prouver ma reconnaissance ? «

Mais le page, jugeant convenable de s’en tenir à l’excuse que lord Seyton lui avait suggérée lui-même si à propos, répondit que le désir de s’informer de la sûreté de Sa Seigneurie avait été la seule cause de sa visite. Il avait remarqué, ajouta-t-il, que lord Seyton avait reçu une blessure dans le combat.

« Ce n’est rien, dit lord Seyton ; je venais d’ôter mon pourpoint, pour que le chirurgien mît un léger appareil sur cette égratignure, lorsque les clameurs de ces jeunes écervelés nous ont interrompus. »

Roland, le saluant humblement, était près de se retirer ; car, délivré du danger d’être traité comme espion, il commençait à craindre que son compagnon, Adam Woodcock, qu’il avait quitté avec si peu de cérémonie, ne le jetât dans un nouvel embarras, en s’aventurant dans le château à sa recherche, ou ne se mît en route sans l’attendre. Mais lord Seyton ne lui permit pas de s’échapper si aisément.

« Restez, jeune homme, lui dit-il, et faites-moi connaître votre nom et votre rang. Lord Seyton depuis peu de temps a été plus habitué à se voir abandonné de ses amis qu’à recevoir assistance des étrangers. Mais un changement peut arriver, de telle sorte qu’il ait le bonheur de récompenser ceux qui lui veulent du bien.

— Je me nomme Roland Græme, milord. Je suis en ce moment, en qualité de page, au service de sir Halbert Glendinning.

— Je l’avais bien dit d’abord, s’écria un des jeunes gens ; je gage ma vie que c’est un trait tiré du carquois de l’hérétique : c’est un stratagème, milord, depuis le commencement de cette aventure jusqu’à ce moment même, pour insinuer dans votre confiance quelqu’un de ses espions. Vos ennemis savent former à ce rôle les femmes et les enfants.

— Si vous parlez de moi, c’est une fausseté, s’écria Roland ; personne en Écosse ne pourrait m’apprendre à jouer un rôle aussi infâme.

— Je vous crois, jeune homme, dit lord Seyton : vos coups étaient trop fortement appliqués pour que vous pussiez agir d’intelligence avec ceux qui les recevaient. Croyez-moi pourtant, je m’attendais peu à me voir secourir au besoin par quelqu’un de la maison de votre maître ; et je désirerais connaître quel motif a pu vous engager à embrasser ma cause aux risques de votre vie.

— Sous votre bon plaisir, milord, dit Roland, je pense que mon maître lui-même ne serait pas resté inactif et n’aurait pas vu un homme honorable accablé par le nombre, sans lui prêter le secours de son bras. Telle est du moins la leçon de chevalerie qu’on nous enseignait au château d’Avenel.

— Le bon grain est tombé dans un bon terrain, jeune homme, dit lord Seyton ; mais, hélas ! si vous en agissez avec tant de loyauté, dans ces temps d’infamie où le pouvoir usurpe partout la place du droit, votre vie, mon pauvre ami, ne sera pas de longue durée.

— Qu’elle soit donc courte, dit Roland, pourvu qu’elle soit honorable. Mais à présent, milord, permettez-moi de me recommander à Votre Seigneurie et de prendre congé. Un de mes camarades m’attend dans la rue avec mon cheval.

— Recevez du moins ce présent, jeune homme, » dit lord Seyton en détachant de sa toque la chaîne d’or et le médaillon, « et portez-le pour l’amour de moi. »

Ce ne fut pas sans orgueil que Roland accepta le don. Il l’attacha aussitôt à sa toque, comme il avait vu les nobles porter cet ornement, et renouvelant ses salutations au baron, il sortit de l’antichambre, traversa la cour, et parut dans la rue au moment où Woodcock, piqué et inquiet de son retard, s’était déterminé à laisser là les chevaux à tout événement, pour se mettre à la recherche de son jeune compagnon.

« Quelle grange viens-tu encore de briser[9] ? » s’écria-t-il comme soulagé de le revoir, quoique l’extérieur du jeune homme indiquât qu’il s’était trouvé au milieu d’une scène agitée.

« Ne me faites pas de questions, » dit Roland en sautant gaiement sur son cheval ; « mais voyez combien il faut peu de temps pour gagner une chaîne d’or, » en lui montrant celle qu’il portait.

« Dieu veuille que vous ne l’ayez point dérobée ou emportée par violence ! s’écria le fauconnier ; cependant je ne vois pas comment vous avez pu l’obtenir. Je suis venu ici souvent ; oui, j’y ai même passé des mois entiers, et personne ne m’a donné ni chaîne ni médaillon.

— Vous voyez, répondit le page, que j’en ai gagné une en moins de temps. Mais que votre cœur honnête soit en repos : elle est légitimement gagnée et librement donnée, et non dérobée ni prise de force.

— Ma foi, pends-toi avec ta fanfaronne[10] autour du cou ! Je crois que l’eau refuserait de te noyer, et le chanvre de t’étrangler : tu es congédié comme page de ma maîtresse, pour rentrer comme écuyer de milord ; et pour avoir suivi une jeune demoiselle noble dans quelque grande maison, tu obtiens une chaîne et un médaillon, quand un autre aurait reçu des coups de bâton sur les épaules, si sa poitrine avait échappé au poignard. Mais nous voici en face de la vieille abbaye. Que ton bonheur t’accompagne en traversant cette cour, et de par Notre-Dame ! tu peux affronter toute l’Écosse. » À ces mots, ils arrêtèrent leurs chevaux vis-à-vis la vaste et antique porte voûtée qui mène à l’abbaye ou au palais de Holy-Rood, et qui termine la rue qu’ils avaient suivie. Un sombre portique conduisait à la cour, d’où l’on apercevait la façade d’une masse irrégulière d’édifices monastiques : une aile de ces bâtiments existe encore aujourd’hui, et fait partie du palais moderne construit sous le règne de Charles Ier.

À l’entrée du portique, le page et le fauconnier remirent leurs chevaux à un valet, à qui Adam commanda d’un air d’autorité de les conduire à l’écurie. « Nous sommes, ajouta-t-il, de la suite de chevalier d’Avenel.

— Il faut nous montrer pour ce que nous sommes, dit-il tout bas à Roland : car chacun est traité ici d’après sa manière d’agir, et celui qui est trop modeste doit suivre le mur, comme dit le proverbe. Ainsi donc, mon ami, retroussez votre toque, et marchons bravement sur la chaussée. »

Affectant donc un air d’importance qui répondait, suivant lui, au rang et à la qualité de son maître, Adam Woodcock prit les devants et s’avança dans la grande cour d’Holy-Rood.



  1. Mot qui veut dire enfumée. Old-Reekie est l’épithète que les Écossais donnent à Édimbourg. a. m.
  2. Allusion à la fin tragique de Darnley, époux de Marie Stuart, et au château duquel ou mit le feu pendant la nuit. Une mine le fit sauter en l’air. a. m.
  3. Slogan, cri de guerre.
  4. Set on, en avant.
  5. High-Gate, Haute porte.
  6. Ici Roland joue sur le mot Seyton, qui a le même son que set on, c’est-à-dire en avant.
  7. Une des rues principales d’Édimbourg.
  8. Lorsqu’un essaim d’abeilles s’égare, on le ramène à la ruche en frappant sur un chaudron de cuivre.
  9. Expression proverbiale, équivalant à : « Quelle nouvelle faute viens-tu de commettre ? » a. m.
  10. Nom donné aux chaînes d’or que portaient les guerriers de ce temps. Ce mot est d’origine espagnole, car la mode de porter ces ornements coûteux était fort suivie par les conquérants du Nouveau-Monde.
    Cette note est traduite de celle de l’auteur anglais. a. m.