L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 116-125).


CHAPITRE XIII.

l’élection.


Quoi ! Dagon est encore debout ! Je le croyais renversé sur le seuil pour ne se relever jamais. Apportée une hache et des coins ; aidez-moi, voisins, et faisons de cette idole un fagot pour l’hiver.
Athelstane, ou le Danois converti.


Roland Græme dormit long-temps et profondément, et le soleil était déjà élevé sur l’horizon, quand la voix de sa compagne de route l’avertit qu’il était temps de reprendre leur voyage. S’étant habillé promptement, il se rendit auprès d’elle, et trouva l’enthousiaste matrone debout sur le seuil, et déjà prête pour le départ. Il y avait dans toute la conduite de cette femme singulière, une promptitude d’exécution et une fermeté de persévérance produites par le fanatisme, qui avait jeté dans son âme de profondes racines, et qui semblait étouffer toutes les idées et tous les sentiments ordinaires de l’humanité. Une seule affection humaine brillait à travers cet énergique enthousiasme, comme les rayons brisés du soleil à travers les nuages amoncelés d’une tempête. C’était sa tendresse maternelle pour son petit-fils, tendresse portée jusqu’au délire dans tout ce qui ne touchait point à la religion catholique, mais qui s’effaçait sur-le-champ dès qu’elle était en opposition ou même en contact avec l’idée fixe de son âme, avec les devoirs qu’elle s’était imposés. Elle aurait donné sa vie pour sauver l’objet de son affection terrestre, mais elle eût exposé et sacrifié ce fils lui-même, si elle eût pu acheter de son sang le triomphe de l’Église de Rome.

Quelquefois elle donnait à entendre, quoique obscurément, qu’elle était prédestinée par le ciel à contribuer à cette noble entreprise, et que le zèle qui l’entraînait avait une garantie plus qu’humaine. Mais elle s’exprimait sur ce sujet en termes si vagues, qu’il eût été difficile de décider si elle s’attribuait une vocation directe et surnaturelle, comme la célèbre Élisabeth Barton, appelée communément la nonne de Kent, ou si elle entendait seulement parler du devoir imposé à tous les catholiques de cette époque, et dont elle sentait sans doute l’obligation à un degré extraordinaire.

Toutefois, bien que Madeleine Græme ne prétendît point ouvertement se faire considérer comme étant au-dessus de la classe ordinaire des mortels, quelques-unes des personnes que nos voyageurs rencontrèrent, lorsqu’ils furent dans une partie de la vallée plus fertile et plus populeuse, semblèrent indiquer par leur conduite qu’ils lui reconnaissaient des attributs supérieurs. Il est vrai que des pasteurs qui conduisaient un troupeau, quelques villageoises qui paraissaient réunies pour une partie de plaisir, un soldat en congé, avec son casque rouillé, et un étudiant en voyage, comme l’indiquaient son habit noir râpé et son paquet de livres, passèrent près d’eux sans les remarquer, ou en jetant sur eux un regard de mépris ; et même plusieurs enfants, attirés par le costume de Madeleine, qui ressemblait tant à celui des pèlerins, s’ameutèrent et la poursuivirent de huées en l’appelant « vieux marchand de messes. » Mais un ou deux voyageurs qui respectaient encore au fond du cœur la hiérarchie déchue, jetant autour d’eux un regard timide, pour s’assurer qu’on ne les observait point, firent un signe de croix, fléchirent le genou devant la sœur Madeleine, ainsi qu’ils l’appelèrent, baisèrent sa main ou même le bas de sa robe, et reçurent avec humilité les bénédictions dont elle paya leurs marques de respect ; puis se relevant, et regardant encore d’un œil craintif si personne ne les avait vus, ils continuèrent promptement leur route. Quelques-uns même, exposés aux regards de personnes de la religion dominante, furent assez hardis pour croiser les bras et incliner la tête, afin de témoigner de loin et en silence qu’ils reconnaissaient la sœur Madeleine, et qu’ils honoraient sa personne et approuvaient ses projets.

Elle ne manqua pas de faire remarquer à son petit-fils ces témoignages de respect qu’elle recevait de temps à autre. « Vous voyez, mon fils, lui disait-elle, que les ennemis de la foi n’ont pu détruire entièrement le bon esprit, étouffer toute la vraie semence. Au milieu des hérétiques et des schismatiques qui pillent les biens de l’Église et blasphèment les saints et les sacrements, il reste encore quelques zélés croyants.

— Cela est vrai, ma mère, répondit Roland Græme, mais il me semble qu’ils sont d’une condition à nous prêter un faible secours. Ne voyez-vous pas que ceux qui portent l’épée au côté, ou qui paraissent tenir quelque rang, nous dédaignent comme les plus vils mendiants ; tandis que tous ceux qui nous donnent quelques marques d’intérêt sont voués à la pauvreté et au malheur n’ayant ni pain à partager avec nous, ni épée pour nous défendre, ni habileté pour s’en servir s’ils en avaient une. Ce pauvre misérable qui tout à l’heure s’est agenouillé devant vous avec tant de dévotion, et qu’à sa maigreur on dirait dévoré soit au dedans par quelque cruelle maladie, soit au dehors par la plus affreuse misère, ce pauvre diable pâle et fiévreux, en quoi peut-il aider vos projets ?

— Il peut les aider beaucoup, mon fils, » répliqua la matrone avec plus de calme que le page n’en attendait peut-être. « Quand ce pieux enfant de l’Église reviendra de la chapelle de Saint-Ringan, qu’il va maintenant visiter par mes conseils et avec l’aide des bons catholiques ; quand il en reviendra guéri de sa terrible maladie, brillant de santé et plein de vigueur, ce témoignage de sa foi, et la miraculeuse récompense qu’il en aura reçue, ne parleront-ils pas plus haut aux oreilles de ce peuple abruti de l’Écosse, que ne fait le vain son qui part chaque jour de mille chaires hérétiques ?

— Sans doute, ma mère, mais je crains que la main du saint n’ait perdu son pouvoir, car il y a long-temps que nous n’avons entendu parler d’un miracle opéré par saint Ringan. »

La matrone garda quelques instants le silence, puis elle demanda brusquement à son petit-fils, d’une voix agitée par l’émotion : « Serais-tu donc si à plaindre que de douter du pouvoir de ce bienheureux saint ?

— Non ma mère, répondit en hâte le jeune homme, « je crois tout ce qu’enseigne la sainte Église, et je ne doute pas que saint Ringan n’ait le pouvoir de guérir ; je dis seulement, avec respect, que depuis un certain temps il ne s’est guère montré disposé à l’exercer.

— Et ce pays l’a-t-il mérité ? » dit Madeleine Græme en avançant d’un pas rapide jusqu’au sommet d’un monticule où le sentier conduisait : « Ici, » continua-t-elle en s’arrêtant, « ici, sur les limites des domaines de Sainte-Marie, sur cette éminence d’où l’œil du pèlerin pouvait apercevoir cet antique monastère, la lumière de l’Écosse, la demeure des saints et le tombeau des monarques, ici s’élevait la croix. Où est maintenant ce symbole de notre foi ? Il est gisant sur la terre, brisé, et ses fragments ont été emportés pour servir à d’indignes usages ; il ne reste plus vestige de sa première forme. Regarde vers l’est, mon fils, où le soleil brillait naguère sur de superbes clochers d’où les croix et les cloches ont été précipitées, comme si le pays avait été encore envahi par les païens ; regarde ces murailles qu’on voit d’ici même à demi détruites, et demande ensuite si ce pays peut attendre des bienheureux saints, dont les reliques et les images ont été profanées, d’autres miracles que ceux de la vengeance ? Combien de temps, » s’écria-t-elle en levant les yeux au ciel, « combien de temps sera-t-elle différée ? » Elle se tut un moment, puis reprenant avec vivacité et enthousiasme : « Oui, mon fils, tout est passager sur cette terre ; la joie et le chagrin, le triomphe et la désolation se succèdent ici-bas, comme les nuages et le soleil ; la vigne ne sera pas toujours foulée aux pieds ; le scion sera amélioré ; les branches fertiles se relèveront et se couvriront de fruits. Aujourd’hui même, dans un instant, j’espère apprendre des nouvelles importantes. Marchons donc, sans retard : le temps est court, le jugement est certain. »

Elle reprit la route qui conduisait à l’abbaye, route autrefois indiquée soigneusement par des poteaux et des barrières pour aider le pèlerin dans son voyage. Tout cela était arraché et détruit. Après une demi-heure de marche, ils se trouvèrent en face du magnifique monastère qui n’avait point échappé à la fureur du temps, quoique l’église fût encore entière. La longue file de cellules et d’appartements à l’usage des moines, qui occupaient les deux côtés de la vaste cour, était presque entièrement ruinée ; l’intérieur de l’édifice avait été consumé par le feu, auquel la massive architecture des murs extérieurs avait seule pu résister. Les appartements de l’abbé, qui formaient le troisième côté de la cour, avaient été respectés, et servaient d’asile au petit nombre de frères qu’on laissait encore à Kennaquhair plutôt par tolérance que par permission expresse. Leurs beaux jardins, leurs cloîtres splendides, les magnifiques salles construites pour leurs délassements, tout était détruit et ruiné ; et beaucoup de matériaux avaient été enlevés par les habitants du village et des environs, qui n’avaient pas hésité à s’approprier une partie des dépouilles de ce même monastère dont ils étaient autrefois les vassaux. Roland vit des fragments de colonnes gothiques richement travaillées, qui soutenaient les portes des plus humbles chaumières, et mainte statue mutilée formait le seuil d’une étable. L’église avait moins souffert que le reste des bâtiments. Mais les images placées dans les niches nombreuses qui couvraient les piliers et les arcs-boutants, images que les superstitieuses adorations des papistes faisaient regarder comme des idoles, avaient été brisées et renversées, sans que les iconoclastes eussent pris la moindre précaution pour ne pas détruire en même temps leurs riches piédestaux ou leurs légers pavillons. Et en vérité, si la dévastation n’avait atteint que des statues et des ornements de sculpture, il serait absurde de regretter ces monuments de l’antiquité au point de renier à ce prix les bienfaits de la réforme.

Nos voyageurs virent la destruction de ces vénérables images des saints et des anges (vénérables pour eux qui avaient été élevés à les considérer comme telles) avec un sentiment bien différent de celui que nous venons de manifester. L’antiquaire se fût affligé de la nécessité de cette destruction ; Madeleine Græme y voyait un acte d’impiété, et son petit-fils se joignait cordialement à elle pour appeler sur ses auteurs la prompte vengeance du ciel. Mais ni l’un ni l’autre n’exprima par des paroles ce qu’il ressentait, et ils se contentèrent de lever les yeux et les mains vers le ciel. Le page s’approchait de la grande porte de l’est de l’église, mais son guide l’arrêta.

« Cette porte, dit Madeleine, est condamnée depuis long-temps, afin que les hérétiques ne sachent point qu’il existe encore, parmi les frères de Sainte-Marie, des hommes qui osent adorer Dieu dans les lieux où leurs prédécesseurs priaient pendant leur vie et reposaient après leur mort. Suivez-moi par ici, mon fils. »

Roland Græme obéit, et Madeleine, s’assurant par un regard rapide que personne ne les observait, car le danger des temps lui avait enseigné la prudence, ordonna à son petit-fils de frapper à un petit guichet qu’elle lui désigna. « Mais frappe doucement, » ajouta-t-elle en indiquant par un geste la nécessité de cette précaution. Après un court intervalle, pendant lequel on ne répondit point, elle fit signe à Roland de frapper de nouveau ; enfin, la porte s’ouvrant à demi, laissa entrevoir le portier qui s’acquittait de son devoir d’un air craintif, évitant les regards de ceux qui étaient dehors, et cherchant à les voir sans être vu. Qu’il était loin de cette contenance digne et assurée avec laquelle le portier d’autrefois présentait sa figure fière et sa grave personne aux pèlerins qui arrivaient à Kennaquhair. La solennelle invitation : « Intrate, mei filii, » fut remplacée par ces paroles prononcées d’une voix tremblante : « Vous ne pouvez entrer maintenant, les frères sont dans leurs chambres. » Mais quand Madeleine Græme lui eut dit à demi-voix : « M’avez vous oubliée ?» il cessa de refuser l’entrée et lui dit : « Entrez, ma respectable sœur, entrez vite, car les yeux des méchants sont dirigés sur nous. »

Ils entrèrent donc, et lorsque le portier eut, avec un soin scrupuleux et en toute hâte, fermé et verrouillé le guichet, ils le suivirent par des passages obscurs et tortueux. En marchant à pas lents, la matrone et lui conversèrent à voix basse, comme s’ils craignaient que les murailles même n’entendissent leurs paroles.

« Nos pères sont assemblés en chapitre, ma digne sœur en chapitre… pour l’élection d’un abbé… hélas ! on ne sonnera pas les cloches… on ne dira pas de messe solennelle, on n’ouvrira pas les grandes portes pour que le peuple puisse voir son père spirituel et lui rendre hommage. Il faut que nos pères se cachent comme s’ils étaient des brigands qui choisissent un chef ; et non de saints prêtres qui élisent un abbé mitré.

— Ne songez point à cela, mon frère, répondit Madeleine Græme ; les premiers successeurs de saint Pierre lui-même furent élus, non par un soleil brillant, mais au milieu des tempêtes… non dans les salles du Vatican, mais dans les souterrains et les prisons de Rome païenne… Ils étaient salués, non par des salves de canons et de mousquets, ou des feux d’artifice non, mon frère… mais par les féroces apostrophes des licteurs qui traînaient les pères de l’Église au martyre. C’est du milieu de ces adversités que s’éleva jadis l’Église romaine : les calamités de nos jours la purifieront. Et songez-y bien, mon frère, du temps où l’abbé de Sainte-Marie portait glorieusement sa mitre, jamais supérieur ne tira autant de gloire de son élévation que n’en recevra celui qui va se charger de ce titre dans ces jours de tribulation. Sur qui tombera le choix, mon frère ?

— Sur qui pourrait-il tomber ? ou plutôt, hélas ! qui oserait l’accepter, si ce n’est ce digne élève de saint Eustache… le bon et courageux père Ambroise ?

— Je le sais, répondit Madeleine Græme ; mon cœur me l’avait dit long-temps ayant que vos lèvres eussent prononcé son nom. Sois ferme, courageux champion, défends la fatale brèche… lève-toi, pilote intrépide et expérimenté, et saisis le gouvernail tandis que la tempête déploie sa fureur… retourne au combat, toi qui relèves l’étendard tombé… sers toi de la houlette et de la fronde, pasteur d’un troupeau dispersé !

— Paix, ma sœur, je vous prie ! » dit le portier en ouvrant un passage qui donnait dans la grande église ; les frères vont célébrer leur élection par une messe solennelle. Je vais guider leur marche à l’autel… toutes les charges de cette vénérable maison sont maintenant tombées sur un pauvre vieillard décrépit. »

Il quitta l’église, et Madeleine et Roland restèrent seuls sous ces voûtes immenses dont l’architecture, d’un style riche, mais pur, se reportait à la dernière moitié du quatorzième siècle, époque des plus beaux monuments gothiques. Mais les niches étaient privées de leurs statues à l’intérieur comme au dehors, et les tombeaux des guerriers et des princes avaient été confondus dans une destruction commune avec les châsses vénérées par l’idolâtrie. De grandes lances et des épées antiques, qui avaient été longtemps suspendues sur la tombe des puissants guerriers des premiers temps, gisaient maintenant éparses au milieu des offrandes dont chaque pèlerin avait orné les reliques de son saint ; et les fragments de statues de guerriers et de dames, qui naguère reposaient couchés ou agenouillés, dans une attitude de dévotion, sur le lieu qui renfermait leurs restes mortels, étaient maintenant confondus avec les débris des saints et des anges, ouvrages du ciseau gothique que des mains destructives avaient précipités du haut de leurs niches sur le pavé du temple profané.

Mais quelque chose de plus douloureux que la destruction même frappait les regards. Bien que ces violences eussent été commises depuis plusieurs mois, les moines avaient tellement perdu toute espèce d’énergie qu’ils n’avaient pas même essayé de déblayer les décombres, ou de remettre l’église dans un état peu plus convenable. Ce commencement de restauration n’eût pas demandé beaucoup de travail. Mais la terreur accablait les faibles restes d’un corps jadis si puissant ; et sachant bien qu’on ne les laissait dans leur ancienne demeure que par tolérance et compassion, ils n’osaient rien faire qu’on pût prendre pour une revendication de leurs anciens droits, se contentant d’accomplir leurs cérémonies religieuses dans le secret et le mystère et avec le moins d’ostentation possible.

Deux ou trois frères des plus âgés avaient succombé sous le poids des années, et l’on avait écarté un peu les débris pour les ensevelir. Sur la sépulture du père Nicolas était posée une pierre qui rappelait qu’il avait prononcé ses vœux du temps de l’abbé Ingelram, époque qui lui revenait si souvent à la mémoire. Une autre tombe, placée plus récemment, recouvrait le corps de Pierre le sacristain, célèbre pour son excursion aquatique avec le fantôme d’Avenel ; et une troisième, la plus récente de toutes, portait la figure d’une mitre, avec ces mots : Hic jacet Eusthatius abbas ; car nul n’avait osé y ajouter un mot d’éloge sur sa science et son zèle ardent pour la foi catholique.

Madeleine Græme lut successivement les inscriptions de ces tombes, et, s’arrêtant à celle du père Eustache : « Pour ton bonheur, dit-elle, mais, hélas ! pour le malheur de l’Église, tu as été retiré du milieu de nous. Que ton esprit soit avec nous, saint homme. Encourage ton successeur à marcher sur tes traces. Donne-lui ta hardiesse et ton habileté, ton zèle et ta prudence ; car il n’est pas moins pieux que toi-même. » Comme elle disait ces mots, une porte latérale qui conduisait des appartements de l’abbé à l’église s’ouvrit, afin que les pères pussent entrer dans le chœur, et conduire au maître-autel le supérieur qu’ils venaient de choisir.

Autrefois c’était une des plus pompeuses cérémonies que la hiérarchie romaine eût imaginées pour s’attirer la vénération des fidèles. Le temps pendant lequel la place d’abbé restait vacante était un temps de deuil, ou, comme les moines l’appelaient dans leur langage emblématique, un temps de viduité ; et cette tristesse se changeait en joie et en jubilation dès qu’un nouveau supérieur était choisi. Lorsqu’on ouvrait, dans ces occasions solennelles, les portes à deux battants, et que le nouvel abbé se montrait sur le seuil, dans tout l’éclat de sa dignité, avec l’anneau et la mitre, la dalmatique et la crosse, devant lui les vieux porte-bannières et les jeunes acolytes ; derrière, le vénérable cortége des moines, et tous les accessoires qui pouvaient annoncer l’autorité suprême à laquelle il venait d’être élevé : à cette apparition, l’orgue faisait retentir soudain des chants de réjouissances, auxquels toute la congrégation répondait par d’éclatants alleluia ! Aujourd’hui tout était changé. Au milieu des ruines et de la désolation, sept ou huit vieillards, courbés et accablés autant par le malheur et la crainte que par l’âge, s’étant revêtus à la hâte de l’habit de leur ordre, s’avançaient, comme une procession de fantômes, de la porte qui venait de s’ouvrir jusqu’au maître-autel, pour installer leur nouvel élu comme maître de ces ruines et de ces décombres. On eût dit une troupe de voyageurs égarés choisissant un chef dans les déserts de l’Arabie, ou un équipage naufragé nommant un capitaine dans l’île déserte où le sort l’a jeté.

Ceux qui, dans les temps de tranquillité, se montrent les plus avides de commander aux autres, souvent renoncent à leurs prétentions, dans ces jours de crise, quand le rang ne donne ni avantage ni honneurs, mais assure seulement une plus grande part de périls et de fatigues, et expose le malheureux chef aux murmures de ses compagnons mécontents, comme aux premières attaques de l’ennemi commun. Mais l’homme à qui l’on venait de conférer le titre d’abbé de Sainte-Marie avait l’âme faite pour le rang où il était appelé. Hardi et enthousiaste, mais généreux et clément ; sage et habile, mais prompt et zélé, avec une meilleure cause que la défense d’une superstition qui s’écroulait, il se fût élevé infailliblement au rang des grands hommes. Mais comme la fin couronne l’œuvre, il faut aussi juger l’œuvre par la fin ; et ceux qui, avec sincérité et générosité, combattent et succombent pour une mauvaise cause, la postérité ne peut que les plaindre, comme victimes d’une généreuse mais funeste erreur. Dans ce nombre, nous rangerons Ambroise, dernier abbé de Kennaquhair, dont les projets sont condamnables puisqu’ils eussent rejeté l’Écosse dans les chaînes de l’antique superstition et de la tyrannie spirituelle, mais dont les talents commandaient le respect, et dont les vertus commandaient l’estime des ennemis même de la foi.

La contenance du nouvel abbé suffit pour donner de la dignité à une cérémonie qui manquait de toute espèce de pompe. Connaissant les dangers au milieu desquels ils vivaient, et se rappelant sans doute de meilleurs jours, les moines semblaient accablés d’une terreur mêlée d’affliction et de honte, qui les portait à précipiter l’office qu’ils célébraient, comme s’il eût pu les exposer à quelque nouvelle humiliation, à quelque nouveau danger.

Il n’en était point ainsi du père Ambroise : ses traits, à la vérité, portaient l’empreinte d’une profonde mélancolie, tandis qu’il s’avançait à travers les débris d’objets sacrés pour lui ; mais son front n’était point abattu, sa démarche était ferme et solennelle ; il semblait penser que l’autorité qu’on lui conférait ne dépendait nullement des circonstances au milieu desquelles il l’allait recevoir ; et si la crainte ou le chagrin pouvait approcher d’une âme aussi ferme, il éprouvait ces sentiments, non pour lui-même, mais pour l’Église à laquelle il s’était dévoué.

Enfin il monta les marches brisées du maître-autel, pieds nus, comme le prescrivait la règle, mais sans autre insigne que son bâton pastoral, car les anneaux précieux et la mitre enrichie de pierreries étaient tombés entre les mains des pillards. Des vassaux soumis ne vinrent point l’un après l’autre rendre hommage à leur supérieur spirituel, et lui présenter le tribut d’usage, un palefroi tout harnaché. Nul évêque n’assistait à cette solennité pour recevoir dans les rangs de l’aristocratie cléricale un dignitaire dont la voix pouvait avoir autant de puissance dans les conciles. En abrégeant les cérémonies prescrites, le peu de frères qui restaient s’avancèrent successivement pour donner à l’abbé le baiser de paix en signe d’affection fraternelle et l’hommage spirituel. La messe fut dite avec autant de précipitation que s’il se fût agi seulement de satisfaire les scrupules de quelques jeunes gens impatients de se rendre à une partie de chasse, et non d’accomplir la plus solennelle partie d’une ordination solennelle ; le prêtre se trompa plusieurs fois en récitant l’office divin, et regarda souvent autour de lui comme s’il s’attendait à être interrompu au milieu des saints mystères ; et les frères l’écoutaient avec le désir de le voir abréger encore ses prières, quelque courtes qu’elles fussent déjà.

Ces symptômes d’alarmes s’augmentèrent à la fin de la cérémonie : ce n’était pas tout à fait, comme il parut, une vaine appréhension ; car, entre les strophes de l’hymne, on entendit des sons d’une espèce toute différente, faibles d’abord et éloignés, mais qui s’approchèrent enfin des murailles extérieures de l’église, et troublèrent, par le bruit le plus discordant, les chantres qui célébraient l’office. Des cors qui respectaient peu l’harmonie, des cloches, des tambours, des cornemuses, des cymbales, les cris d’une multitude qui semblait tantôt rire, tantôt entrer en fureur ; les vois aiguës de femmes et d’enfants, mêlées aux clameurs plus bruyantes des hommes, formaient un mélange confus de sons, qui d’abord étouffa et bientôt arrêta le chant des religieux. La cause et le résultat de cette interruption extraordinaire seront expliqués dans le prochain chapitre.