L’Abbé (Montémont)/12
CHAPITRE XII.
le repas.
Quand les matrones eurent mis fin, en rentrant, à la conversation que nous venons de rapporter, Madeleine Græme adressa ces mots à son petit-fils et à sa jolie compagne : « Eh bien ! mes enfants, avez-vous causé ? avez-vous fait connaissance comme deux voyageurs qui se trouvent réunis par le hasard dans un chemin obscur et dangereux, et qui, chacun de son côté, cherchent à pénétrer le caractère et les penchants du compagnon qui doit partager leurs périls ? »
L’enjouée Catherine ne pouvait que rarement retenir une plaisanterie, quoique souvent après avoir parlé elle regrettât de n’avoir pas eu la sagesse de se taire.
« Votre petit-fils, dit-elle, est tellement épris du voyage dont vous parlez, qu’il me disait tout à l’heure qu’il était prêt à l’entreprendre sur-le-champ.
— Vous êtes trop vif aujourd’hui, Roland, dit la dame, comme hier vous étiez trop tiède : le juste milieu est d’attendre patiemment le signal, et de partir dès qu’il est donné. Mais encore une fois, mes enfants, avez-vous assez observé mutuellement vos traits, pour qu’en vous rencontrant sous des déguisements que les circonstances pourront nécessiter vous soyez sûrs de reconnaître l’un dans l’autre l’agent secret du grand œuvre à l’accomplissement duquel vous devez contribuer ? Regardez-vous ; observez réciproquement votre visage, votre tournure. Apprenez à reconnaître par le pas, par le son de voix, par le mouvement de la main, par un regard, le compagnon que le ciel vous a envoyé pour remplir sa volonté. Mon Roland Græme, reconnaîtrais-tu cette jeune fille en quelque temps, en quelque lieu que tu vinsses à la rencontrer ? »
Roland répondit affirmativement avec autant de promptitude que de vérité.
« Et toi, ma fille, te rappelleras-tu les traits de ce jeune homme ?
— Oui, mère, répliqua Catherine Seyton : je n’ai pas vu assez d’hommes pour oublier les traits de votre petit-fils, quoique je n’y trouve rien qui mérite un souvenir particulier.
— Donnez-vous donc la main, mes enfants, dit Madeleine Græme.
— Non, ma sœur, » s’écria sa compagne, à qui ses préjugés de couvent ne permettaient pas de la laisser aller si loin ; « non, ma sœur, vous oubliez que Catherine est la fiancée du Seigneur ; cela ne peut avoir lieu.
— C’est pour la cause du ciel que je leur ordonne de s’embrasser, » s’écria Madeleine de toute la force de sa voix ; « la fin, ma sœur, sanctifie les moyens auxquels nous sommes obligées de recourir.
— Ceux qui me parlent, » reprit dame Brigitte en se redressant et un peu offensée du ton impératif de son amie, « m’appellent dame abbesse ou au moins ma mère. Lady d’Heathergill oublie qu’elle parle à l’abbesse de Sainte-Catherine.
— Quand j’étais lady d’Heathergill, dit Madeleine, vous étiez certainement l’abbesse de Sainte Catherine ; mais ces deux noms ont péri avec le rang que le monde et l’Église leur accordaient ; et nous ne sommes plus, aux yeux des hommes, que deux femmes pauvres, méprisées, persécutées, que la vieillesse traîne vers un humble tombeau. Mais, aux yeux de Dieu, nous sommes des ministres de sa volonté, dont la faiblesse manifestera la force de l’Eglise, devant qui tomberont la prudence de Murray et la puissance énergique de Morton. Devez-vous nous appliquer les règles étroites du cloître, et avez-vous oublié l’ordre de votre supérieur, qui vous a prescrit de m’obéir en cette affaire ?
— Eh bien ! que le scandale et le péché retombent sur votre tête ! » s’écria l’abbesse avec un air chagrin.
« D’accord, dit Madeleine. Embrassez-vous, vous dis-je, mes enfants. »
Mais Catherine, qui s’attendait peut-être à ce dénoûment de la discussion, avait quitté le salon, et sa fuite inaperçue ne contraria pas moins le petit-fils que la grand’mère.
« Elle est allée, dit l’abbesse, préparer un modeste repas, mais qui sera peut-être peu du goût de ceux qui vivent dans le monde, car je ne puis me dispenser de suivre les règles que j’ai jurées, quoique les méchants aient détruit le saint lieu où nous devions les observer.
— C’est juste, ma sœur, reprit Madeleine ; il faut payer à l’Église jusqu’aux derniers grains de la dîme de la menthe et du cumin, comme dit l’Écriture, et je ne blâme pas votre observance scrupuleuse des règles de votre ordre. Mais elles furent établies par l’Église et pour l’Église, c’est pourquoi je pense que l’on doit aussi les enfreindre lorsqu’il s’agit de l’intérêt de l’Église. »
L’abbesse ne fit point de réponse.
Un observateur qui eût mieux connu le cœur humain que notre page sans expérience eût trouvé quelque plaisir à comparer les deux genres de fanatisme qui caractérisaient ces deux femmes. L’abbesse, esprit étroit, timide et mécontent, attachée à d’anciens usages, à de vieux privilèges que la réforme avait détruits, était, dans l’adversité, ce qu’elle avait été dans la prospérité, scrupuleuse, bornée, et bigote ; tandis que l’âme plus fière et plus indépendante de sa compagne prenait un essor plus élevé, et ne voulait pas se soumettre aux règles ordinaires dans les projets gigantesques que lui inspirait son imagination brûlante et hardie. Mais Roland Græme, au lieu d’observer les marques distinctives des caractères des deux vieilles dames, attendait avec anxiété le retour de Catherine, espérant probablement que sa grand’mère, qui paraissait disposée à traiter les choses de haute main, renouvellerait l’ordre du baiser fraternel.
Il fut toutefois trompé dans son attente ou dans son espérance, comme vous voudrez l’appeler ; en effet, lorsque Catherine rentra sur l’injonction de l’abbesse, et plaça sur la table une cruche de terre pleine d’eau, quatre assiettes de bois et quatre gobelets de même matière, la dame d’Heathergill, satisfaite d’avoir triomphé de l’opposition de l’abbesse, ne poursuivit pas plus loin sa victoire, modération dont son petit-fils ne lui sut pas en son cœur beaucoup de gré.
Catherine, continuant de préparer le repas monastique, plaça sur la table, pour tout mets, des choux bouillis, servis dans un plat de terre, sans autre assaisonnement qu’un peu de sel, et quelques morceaux peu considérables d’un grossier pain d’orge. Il n’y avait d’autre boisson que l’eau de la cruche dont nous avons déjà parlé. Après le benedicite prononcé en latin par l’abbesse, les convives prirent leur place autour de la table. La simplicité du repas n’empêcha pas les femmes de manger avec appétit quoique modérément ; mais Roland Græme avait été accoutumé à une autre nourriture. Sir Halbert Glendinning affectait de tenir sa maison avec une grandeur peu ordinaire, et offrait une hospitalité qui rivalisait avec celle des barons du nord de l’Angleterre. Peut-être pensait-il par là jouer plus complètement le rôle pour lequel il était né, selon lui, c’est-à-dire celui d’un grand baron et d’un chef. Lorsque le maître était au château, on consommait, par semaine, deux bœufs et six moutons, et la différence était peu considérable lorsqu’il était absent. La consommation d’ale et de pain était proportionnée ; on les livrait à la discrétion des domestiques et de la suite du baron. Et c’était dans cette maison d’abondance que Roland Græme avait passé plusieurs années : mauvaise préparation pour un repas de légumes bouillis et d’eau de fontaine. Il laissa probablement apercevoir quelque chose de son désappointement, car l’abbesse lui dit : « Sans doute, mon fils, la table du baron hérétique, auquel vous avez été attaché, était plus somptueuse que celle de pauvres filles de l’Église, et pourtant, quand le soir des fêtes solennelles, j’admettais les religieuses à ma table, les mets exquis que l’on nous servait étaient bien loin de me paraître aussi délicieux que ces légumes et cette eau, dont j’aime mieux me nourrir que de déroger à la rigidité de mon vœu. Il ne sera jamais dit que la maîtresse de cette maison en a fait une maison de festins ; quand les jours de ténèbres et d’affliction pèsent sur la sainte Église, dont je suis un membre indigne.
— C’est bien parlé, ma sœur, reprit Madeleine Græme ; mais le temps est venu non seulement de souffrir, mais d’agir pour la bonne cause. Maintenant que nous avons achevé notre repas de pèlerins, retirons-nous pour nous occuper de notre voyage de demain, pour aviser à la manière d’employer ces jeunes gens, et aux mesures à prendre pour suppléer à leur manque de réflexion et de prudence. »
Malgré la maigre chère qu’il avait faite, Roland Græme sentit son cœur tressaillir à cette proposition, qu’il croyait bien devoir amener un nouveau tête-à-tête entre lui et la jolie novice. Mais son espérance fut trompée. Catherine, à ce qu’il paraît, n’était pas disposée à lui accorder cette faveur ; car soit par délicatesse, soit par caprice, soit par quelqu’une de ces indéfinissables nuances qui tiennent de l’une et de l’autre, et par lesquelles les femmes se plaisent à tourmenter et en même temps à captiver le sexe le plus fort, elle rappela à l’abbesse qu’elle devait se retirer pour une heure avant les vêpres ; et recevant un prompt signe d’approbation de sa supérieure, elle se leva pour sortir. Mais, avant de quitter l’appartement, elle salua les deux matrones si profondément que ses mains touchèrent ses genoux, et fit ensuite à Roland une révérence beaucoup moins profonde, en inclinant faiblement le corps et baissant légèrement la tête. Elle s’acquitta de cette politesse très froidement ; mais celui à qui elle s’adressait crut discerner sous cette froideur même une maligne joie du désappointement qu’il éprouvait… « Au diable la moqueuse jeune fille, » dit-il en lui-même, quoique la présence de l’abbesse eût dû réprimer des pensées si profanes ; « elle a le cœur aussi dur que l’hyène au rire affreux dont parlent les livres de contes ; elle veut que je ne l’oublie pas cette nuit du moins. »
Les deux matrones se retirèrent aussi, en recommandant au page de ne pas sortir du couvent, de ne pas même se montrer aux fenêtres, l’abbesse lui donnant pour raison que les hérétiques saisissaient avec empressement la moindre occasion de répandre des bruits malveillants contre les ordres religieux.
« M. Henri Warden lui-même était moins rigide, » dit le page dès qu’il fut seul ; « car, pour lui rendre justice, s’il exigeait la plus stricte attention pendant ses homélies, il nous laissait ensuite une entière liberté ; et même il partageait nos jeux, quand il les jugeait innocents. Mais ces vieilles femmes sont plongées dans les ténèbres, les mystères et l’abnégation de soi-même… Eh bien ! puisque je ne dois ni sortir, ni regarder par les croisées, je veux voir au moins si l’intérieur de cette maison contient quelque chose qui puisse m’aider à passer le temps. Peut-être découvrirai-je dans un coin cette rieuse aux yeux bleus. »
Il sortit donc de la chambre par une porte opposée à celle que les deux matrones avaient fermée sur elles, car on supposera sans peine qu’il ne désirait nullement se mettre en tiers dans leur tête-à-tête ; il se mit à errer de chambre en chambre, à travers l’édifice abandonné, cherchant, avec un empressement de jeune homme, quelque objet qui pût l’intéresser ou l’amuser. Il passa dans un long corridor où donnaient les petites cellules des nonnes, toutes inhabitées et dégarnies du petit mobilier que permettaient les règles de l’ordre.
« Les oiseaux sont envolés, se dit le page ; mais se trouvent-ils plus mal en plein air que dans ces cages humides et étroites ? je le laisse à décider à madame l’abbesse et à ma vénérable grand’mère. Je pense que l’alouette qu’elles ont laissée derrière elles ne demanderait pas mieux non plus que de faire entendre ses chants sous la voûte du ciel. »
Un escalier tournant, étroit et raide, comme pour rappeler aux religieuses leurs devoirs de jeûne et de macération, le conduisit à d’autres appartements qui formaient le rez-de-chaussée de l’édifice. Ils avaient un aspect plus triste encore que ceux qu’il venait de quitter ; car ayant essuyé la première fureur des assaillants qui avaient ravagé le monastère, les fenêtres avaient été brisées, les portes renversées, et même les cloisons qui séparaient les pièces, détruites en plusieurs endroits. Après avoir ainsi marché de ruine en ruine, il songeait à terminer une visite aussi peu intéressante, et à regagner la chambre qu’il avait quittée, lorsqu’il entendit avec surprise, tout près de lui, le mugissement d’une vache. Il s’y attendait si peu, qu’il tressaillit comme s’il eût ouï rugir un lion, et il avait la main à son poignard quand la forme gracieuse et légère de Catherine Seyton parut à la porte de la pièce d’où le bruit était parti.
« Bon soir, vaillant champion, dit-elle ; depuis le temps de Guy de Warwick, nul ne fut plus digne de combattre une vache brune.
— Une vache ! s’écria Roland Græme ; par ma foi, je croyais entendre le diable rugir près de moi. Qui jamais eût pensé trouver ainsi une étable au milieu d’un couvent ?
— La vache et le veau peuvent venir ici, répondit Catherine, car nous n’avons plus moyen de leur en défendre l’entrée. Mais je vous en prie, beau sire, retournez à l’appartement que vous avez quitté.
— Non pas avant d’avoir vu l’animal qui est confié à vos soins, ma jolie sœur, » répliqua Roland : et il entra dans l’appartement, en dépit des remontrances moitié sérieuses, moitié badines de la jeune fille.
La pauvre vache, maintenant la seule recluse du couvent, avait pour étable une vaste pièce, qui était auparavant le réfectoire du monastère. Le plafond était orné de moulures arquées, et les murailles de niches, dont les images avaient été renversées. Ces restes d’ornements d’architecture faisaient un singulier contraste avec la crèche et la mangeoire grossières construites pour la vache dans un coin de la pièce, et le fourrage amoncelé auprès pour sa nourriture.
« Par ma foi, dit le page, cette bête à cornes est mieux logée que le reste des habitants du couvent.
— Vous devriez rester près d’elle, reprit Catherine, et remplacer par vos attentions filiales la progéniture qu’elle a eu le malheur de perdre.
— J’y resterai au moins pour vous aider à préparer ce dont elle a besoin pour la nuit, jolie Catherine, » dit Roland en saisissant une fourche.
« Non sans doute ; car, outre que vous ne connaissez rien à ce genre de service, vous me vaudriez quelque semonce, et j’en ai bien assez dans le cours ordinaire des choses.
— Quoi ! dans cette occasion vulgaire, pour accepter mon assistance, quand je dois être votre confédéré dans une affaire de haute importance ? Cela serait tout à fait sans raison ; et maintenant que j’y pense, pouvez-vous me dire quelle est cette grande entreprise à laquelle je suis destiné ?
— Il s’agit de dénicher des oiseaux, je présume, à en juger par le champion qu’on a choisi.
— Par ma foi, celui qui a enlevé un nid de faucons sur les roches de Polmoodie a fait quelque chose dont il peut se vanter. Mais laissons cela ; au diable les faucons et leur nid ! car c’est pour avoir voulu nourrir à ma guise ces maudits oiseaux que j’ai été embarqué dans cette équipée. Le bonheur de vous avoir rencontrée, ma jolie sœur, m’empêche seul de ronger mon poignard, de dépit de ma propre sottise. Mais puisque nous allons être compagnons de voyage…
— Compagnons de voyage ! non, dites plutôt compagnons de travaux ; car sachez, pour votre bien, que l’abbesse et moi nous partirons demain avant vous et votre respectable aïeule ; et si je souffre maintenant votre présence ici, c’est en partie parce qu’il se passera peut-être bien du temps avant que nous nous rencontrions de nouveau.
— Par saint André ! il n’en sera point ainsi ; je ne chasserai pas, si nous ne chassons de compagnie.
— Je suppose qu’en cela, comme dans tout le reste, il nous faudra faire ce qu’on nous ordonnera. Mais, écoutez ! J’entends la voix de ma tante. »
La vieille dame entra en effet, et lança un regard sévère à sa nièce, tandis que Roland saisit promptement le licou de la vache.
« Notre jeune hôte, dit gravement Catherine, m’aidait à attacher plus solidement la vache à son poteau, car, la nuit dernière, elle a mis la tête à la fenêtre, et poussé un mugissement qui a jeté l’alarme dans tout le village ; et les hérétiques nous accuseront de sorcellerie s’ils ignorent la cause de cette apparition, ou nous enlèveront notre vache s’ils la découvrent.
— Rassurez-vous, » répliqua l’abbesse avec une légère teinte d’ironie, « la personne à qui l’animal est vendu va venir la prendre tout à l’heure.
— Adieu donc, ma pauvre compagne ! » reprit Catherine en caressant l’épaule de la vache ; « je te souhaite de tomber en de bonnes mains ; car, depuis quelque temps, mes heures les plus douces ont été celles où je te donnais mes soins. Plût à Dieu que je n’eusse jamais à remplir de tâche plus relevée !
— Fi donc ! fille sans cœur, s’écria l’abbesse : sont-ce là des paroles dignes du nom de Seyton et d’une sœur de ce monastère, marchant dans les voies de la grâce ? Et les prononcer devant un jeune étranger ! Allez à mon oratoire, petite folle, et lisez vos heures jusqu’à mon retour ; je vous donnerai une leçon qui vous fera sentir tout le prix des grâces qui vous ont été accordées. »
Catherine allait se retirer en silence jetant sur Roland Græme, un regard moitié triste, moitié comique, lequel semblait dire : Vous voyez à quoi votre visite m’a exposée ; quand, changeant tout à coup de dessein, elle s’avança vers le page, et lui tendit la main pour lui souhaiter le bonsoir. Leurs mains se pressèrent avant que l’abbesse étonnée pût s’y opposer, et Catherine eut le temps de dire : « Pardonnez-moi, ma mère ; il y a long-temps que nous n’avons vu un visage nous regarder avec bienveillance. Depuis que les troubles ont détruit la paix de notre retraite, nous n’avons rencontré que haine et méchanceté. Je fais à ce jeune homme un adieu amical, parce qu’il est venu ici comme un ami, et parce qu’il est probable que nous ne nous reverrons plus dans ce monde. Je comprends mieux que lui combien les projets où vous vous jetez sont au-dessus de vos forces, et sur quelle pente périlleuse vous placez une pierre qui vous entraînera dans sa chute. Je dis adieu, ajouta-t-elle, à celui qui sera peut-être victime avec moi. »
Ces paroles furent prononcées avec l’expression d’un sentiment vif et profond, bien éloigné de la légèreté ordinaire de Catherine : on put voir que, sous l’apparence de l’inexpérience et de l’étourderie de la jeunesse, elle cachait une grande rectitude de jugement et un esprit solide.
L’abbesse garda le silence après le départ de la jeune fille. La réprimande qu’elle préparait vint mourir sur ses lèvres, et elle parut frappée du ton sérieux et presque prophétique des adieux de sa nièce. Elle conduisit Roland en silence à l’appartement qu’ils avaient d’abord occupé, et où était préparé ce que l’abbesse appela une petite réfection, c’est-à-dire un peu de lait et de pain d’orge. Madeleine Græme, appelée pour partager cette collation, sortit d’une pièce voisine, mais Catherine ne reparut point. On parla peu pendant ce court repas, et lorsqu’il fut achevé, on fit passer Roland dans une cellule voisine, où était préparé son lit.
Les circonstances étranges dans lesquelles il se trouvait produisirent leur effet naturel en l’empêchant de s’endormir sur-le-champ, et il put juger, à un murmure confus mais rapide dans la pièce qu’il venait de quitter, que les deux matrones continuaient à conférer avec ardeur. Quand elles se séparèrent, il entendit bien distinctement l’abbesse s’exprimer ainsi : « En un mot, ma sœur, je respecte votre caractère et l’autorité dont mes supérieurs vous ont investie, mais il me semble qu’avant d’entrer dans cette périlleuse carrière, nous devrions consulter quelques-uns des pères de l’Église.
— Et à quel évêque, à quel abbé fidèle pouvons-nous demander conseil ? Le fidèle Eustache n’est plus ; il a été retiré de ce monde perverti, et délivré de la tyrannie des hérétiques. Puissent le ciel et Notre-Dame lui pardonner ses péchés, et abréger pour lui le châtiment des fragilités humaines ! Où trouver un autre conseiller ?
— Le ciel y pourvoira pour le bien de l’Église, et les fidèles pères auxquels on permet d’habiter le couvent de Kennaquhair éliront un abbé. Malgré les menaces de l’hérésie, ils rélèveront la crosse, et ne laisseront pas la mitre vide.
— Je le saurai demain ; mais qui accepte aujourd’hui des fonctions si peu durables, si ce n’est pour partager avec les pillards le produit du pillage ? Demain nous saurons si quelqu’un des milliers de saints sortis de l’abbaye de Sainte-Marie jette encore sur elle un regard de compassion. Adieu, ma sœur ; nous nous rencontrerons à Édimbourg.
— Le ciel soit avec vous ! » répondit l’abbesse, et elles se séparèrent.
Nous allons à Kennaquhair, puis à Édimbourg, pensa Roland Græme. Cette nouvelle que j’ai apprise aux dépens de mon sommeil convient parfaitement à mes projets. À Kennaquhair, je verrai le père Ambroise ; à Édimbourg, je trouverai les moyens de faire mon chemin dans le tourbillon du monde, sans être à charge à mon affectionnée grand’mère ; à Édimbourg aussi, je reverrai la séduisante novice avec ses yeux bleus et son sourire agaçant… Il s’endormit et tous ses songes lui présentèrent l’image de Catherine Seyton.