L’Abîme (Rollinat)/Le Soupçon

L’Abîme. PoésiesG. Charpentier et Cie, éditeurs. (p. 49-56).


LE SOUPÇON


Nous disons pleins d’une impudence
Qui singe la simplicité
Que l’amour de la vérité
Est la loi de noire prudence ;

Qu’il faut se précautionner
Chez les serpents à forme humaine,
Et que la vertu qui nous mène
Nous oblige à tout soupçonner.


Alors, c’est elle qui nous crie
Comment se trame une embûche, hein ?
Tant de flair contre le prochain
Dénonce notre fourberie :

On lui prête à bon escient
Des complots qui furent les nôtres,
Et l’on ne devient méfiant
Qu’après avoir trompé les autres.

L’homme en qui la suspicion
Installe son avis funeste
Est inquiet d’un pas, d’un geste
Et d’une respiration.

Partout craindre un piège invisible,
C’est le hideux état normal
De cet égoïste du Mal
Qui voudrait seul être nuisible.


Il se gare de qui le suit
Comme d’une mauvaise atteinte,
Pèse une odeur, creuse une teinte,
Sonde un aspect, ausculte un bruit.

Il renverse en sa sourde rage
Le sens de tout ce qu’on lui fait ;
Il est alarmé d’un bienfait
Et rassuré par un outrage.

Greffier souple et méticuleux,
Sa mémoire est là pour inscrire
L’ambiguïté d’un sourire
Ou d’un silence cauteleux ;

Pour lui, rien n’est incontrôlable :
Il voit le mal au fond du bien,
Car toujours il mesure au sien
Le mensonge de son semblable.


Dans l’éloge ou dans le pardon
Il entend sourdre une menace ;
Servi par un ami tenace
Il songe : « Que me veut-il donc ? »

Comme un château plein de mitrailles
Ayant ses ponts-levis baissés
Et couvant entre ses fossés
Le Qui vive de ses entrailles,

Tel il dérobe ses frissons
D’avarice ou de jalousie,
En faisant de l’hypocrisie
La sentinelle du soupçon.

Il braque sur ceux qu’il redoute
Ses longs espionnages pervers
Par des judas toujours ouverts
À la muraille de son doute.


Lui qui, peut-être, accomplirait
Les scélératesses qu’il mâche,
S’il avait l’astuce moins lâche
Et qu’il fût certain du secret,

Il fournit à ses méfiances
De perpétuels aliments,
Et filoute les sentiments
Pour pénétrer les consciences.

C’est le retors en trahison,
Le cachotier des armes louches,
Traînant ses angoisses farouches
Sur sa route et dans sa maison.

L’innocence et la gentillesse,
Double engin dont il se défend !
Puisqu’il attribue à l’enfant
L’affreux savoir de la vieillesse


Enfin, le monstre se résout
À toiser le cœur de sa mère,
Et policier de sa chimère
Il inquisitionne tout.

Il surveille ses portes closes ;
Il scrute ses rideaux fermés :
Sa peur des êtres animés
Le conduit à la peur des choses.

Il regarde la nuit qui vient
Comme un guet-apens qui s’approche.
Et le moindre objet qui l’accroche
Lui semble un bras qui le retient.

Quand l’appréhension l’arrête,
Oh ! s’il avait pour épier
Une oreille sous chaque pied
Et deux yeux derrière la tête !


Pas un oubli, pas un repos !
Dans ses abominables fièvres
Il tressaille comme les lièvres ;
Il tremble comme les crapauds !

Maintenant, il sent la poursuite
De l’agonie et de la mort ;
Le danger part comme un ressort
Devant ses pas toujours en fuite.

Il longera l’humanité
Comme on côtoie un précipice,
Sans fin, jusqu’à ce qu’il croupisse
Dans le trou de l’éternité.

Tous les fantômes qu’il invente
Vivent au gré de son effroi,
Et les cadavres ont moins froid
Que ce glacé de l’épouvante.


Jamais de halte à son tourment !
Qu’il agisse ou qu’il se recueille,
Il est voué comme la feuille,
Nuit et jour, au frémissement.

Ainsi, dans une horreur suprême
Se termine le Soupçonneux :
Ci-gît un cœur si vénéneux
Qu’il s’est empoisonné lui-même.