L’Abîme (Rollinat)/La Colère

L’Abîme. PoésiesG. Charpentier et Cie, éditeurs. (p. 57-63).
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LA COLÈRE


Tous, les naissants et les adultes,
Les mûrissants et les vieillards,
Sont obscurcis par ses brouillards
Et sillonnés par ses tumultes.

Comme l’ouragan tient les mers,
La colère tient nos pensées
Toujours sitôt bouleversées
Dans leurs calmes toujours amers.


Elle est la passion tempête
Qui bat l’esprit, fouille les os :
Triple torrent, triple chaos
Du corps, de l’âme et de la tête.

Car tous trois subissent en bloc
L’instantané de son prestige
Qui les confond dans le vertige
Pour les ruer au même choc.

Voix, cheveux, mâchoires, vertèbres,
Elle prend tout l’individu
Et communique à l’œil perdu
La nuit rouge de ses ténèbres.

Et puis, toujours précipité,
Renaît, finit et recommence
Ce tourbillon de la démence
Dans la mort de la volonté.


Chez l’envieux qui se harcelle,
Et qui se ronge au fond de lui,
Sorte de pantin de l’ennui
Dont l’orgueil tire la ficelle ;

Chez le libertin frémissant,
Trop lâche pour qu’il se guérisse
Des agissements du caprice
Et des maléfices du sang ;

Bref, chez tout vibrant qui s’aiguise
Alors qu’il devrait s’émousser,
Qui ressent au lieu de penser
Et que l’instinct mène à sa guise,

La colère éclate à foison,
Tirant de son âme brutale
La bête humaine qu’elle étale,
Sans souci de sa trahison.


Dès l’instant qu’elle s’y décrète,
Sa soudaineté de ressort
Exécute au hasard du sort
Le mouvement qu’elle sécrète.

Volcans humains, fatals et francs,
Tous ces cœurs vomissant des laves
Ne sont que d’aveugles esclaves
Du plus aveugle des tyrans.

De là, pas d’après-coup perfide,
Nul ressentiment vénéneux :
Un feu subit s’embrase en eux
Dont chaque explosion les vide.

C’est pourquoi l’animalité
Qui les voue à son sortilège
Leur donne aussi le privilège
De l’irresponsabilité.


Mais chez celui qui se regarde ;
À travers sa suspicion,
Devançant toute impression
Contre laquelle il est en garde,

Chez ceux dont la combinaison
Fait la navette dans la vie,
Sans que jamais elle dévie
Des rainures de la raison,

La Colère se paralyse,
Ou, mimant pour un résultat,
Elle talonne son état
De sa graduelle analyse.

Non pas qu’en son surgissement
Elle soit toujours hypocrite,
Mais elle n’enfle et ne s’irrite
Que délibérativement.


Elle courbe sa résistance
Et s’oblige à dresser le plan
De l’inertie ou de l’élan
Qui convient à la circonstance.

À la longue elle se soumet,
Si consciente, si voulue,
Que d’un seul coup elle reflue
Et redevient l’eau qui dormait.

Cette colère à double face
N’est plus qu’un sentiment profond
Devant accumuler au fond
Ce qu’il dérobe à la surface.

Avec ce manège bénin
Qui la glace ou qui la tempère,
Son fiel refoulé s’exaspère
Et se convertit en venin.


C’est pourquoi ce monstre à la chaîne
Alimente pour son tourment
L’inasservissable ferment
De la Rancune et de la Haine.