L’Aéroplane fantôme/p3/ch3

Boivin et Cie (p. 336-354).

CHAPITRE III

LE MORT PARLE


Un cri déchirant retentit sur le pont du yacht Fraulein qui, ayant quitté le port de Trondhjem depuis quarante-huit heures, doublait la pointe nord de l’Écosse et piquait droit vers le sud-sud-ouest, pour traverser l’Atlantique suivant une diagonale reliant l’Écosse et le Yucatan mexicain.

Ce cri de détresse, Miss Édith venait de le pousser, et, les yeux fous, se retenant au bras de Margarèthe aussi bouleversée qu’elle-même, elle tremblait sous le regard ironiquement cruel de Von Karch, dandinant son épaisse personne en face d’elle.

Le misérable paraissait s’amuser énormément.

— Ma foi, Miss, si j’avais su, je ne vous aurais rien dit, grommela-t-il d’un ton hypocrite.

Sa fille le foudroya d’un regard de mépris.

— Ayez donc des enfants, continua-t-il d’un accent lamentable ; sacrifiez-vous pour eux, ils sont vos pires ennemis ! Est-ce ma faute si l’ingénieur François a été tué dans le palais impérial ? Ne valait-il pas mieux apprendre la vérité à Miss Fairtime, que la laisser se bercer d’espérances irréalisables.

Le perfide venait de révéler à la jeune fille l’accident dont François fut victime à Berlin, mais il avait jugé bon de tuer l’ingénieur sur le coup. Ne recevant aucune réponse, il pivota sur ses talons, en disant :

— Marga, vous feriez bien de ramener votre amie — il prononça le mot avec une atroce ironie, — à la cabine où sont ses parents. Je l’avais jugée plus énergique. Je me suis trompé, mais je veux lui assurer les soins de ses proches.

Et appuyées l’une sur l’autre, Édith, presque inconsciente, Margarèthe, épouvantée par la profondeur de haine de son père, s’éloignèrent à pas lents, regagnant la cabine affectée aux captifs de l’espion.

Cette cabine occupait tout l’arrière du Fraulein. Des portes avaient été percées dans les cloisons, qui la séparaient en plusieurs compartiments ; de la sorte, les membres de la famille Fairtime pouvaient passer d’une pièce à l’autre sans être obligés d’emprunter le couloir desservant les cabines.

On peut juger de l’épouvante de Lord Gédéon, de la rage de Péterpaul, en voyant reparaître Édith presque inanimée, en entendant Margarèthe, affolée d’avoir à étaler la monstrueuse cruauté de celui dont elle était la fille, répéter la fatale nouvelle dont la jeune Anglaise venait de subir la révélation.

— Mais c’est le bandit le plus exécrable, lança Péterpaul.

D’un mouvement inconscient Margarèthe joignit les mains. Elle implorait, non pour l’espion ; hélas ! sa pensée se montrait sévère à l’égard de Von Karch ; mais pour elle-même.

Et le sportsman se tut, renfonçant les expressions de son mépris, retenu par une crainte imprécise de peiner cette jeune femme, si douce, si prévenante, si attentive pour les prisonniers de son père.

À ce moment même, Marga s’était agenouillée auprès du fauteuil dans lequel Édith gisait brisée, et doucement elle tamponnait avec un mouchoir les larmes de la jeune fille.

Mais quand Von Karch torturait les âmes, il ne leur donnait pas le temps de se reconnaître. Précipiter les coups est un sûr garant de victoire.

On frappa à la porte de la cabine. Tous se regardèrent, étonnés d’être troublés dans la tristesse poignante du moment. Avant qu’ils eussent pu formuler cette pensée, le battant fut poussé, et, dans l’encadrement de la baie, l’espion parut.

Sa vue arracha aux Anglais un geste d’étonnement. Il ne sembla pas s’en apercevoir. Repoussant la porte derrière lui, il attira un escabeau et s’assit, le dos appuyé au chambranle, disant du ton paisible d’une personne en visite :

— Je vous demande pardon de m’installer. Nous avons à causer un peu longuement et, quand je suis debout, mes idées se brouillent.

On le considéra avec stupeur. Margarèthe, toujours agenouillée, s’écria suppliante et indignée :

— Mon père, remettez à plus tard cette entrevue. Vous devez comprendre que personne n’est en état de vous entendre.

Ceci ne le désarçonna pas le moins du monde. Il hocha la tête et murmura :

— Parfaitement ! L’esprit du siècle ! Les enfants prétendent diriger leurs ascendants.

Puis changeant de ton, des sonorités métalliques vibrant dans sa voix autoritaire :

— Ne vous émotionnez pas, ingrate Marga. Vous me connaissez depuis assez longtemps pour ne pas douter que je choisisse un moment opportun, et pour être certaine que mes auditeurs m’entendront à l’heure où j’ai décidé qu’ils m’entendraient.

Péterpaul, Jim, esquissèrent un mouvement d’attaque, Von Karch leva la main vers eux. La main tenait un revolver.

— Du calme, jeunes gens, railla-t-il. Un vieux renard comme moi ne se met jamais dans la gueule du loup. Et pour que notre entretien soit courtois de forme, je vous avertis de suite charitablement que la moindre tentative d’agression se résoudra par des morts. Je tire fort bien, vous savez. Puis, cela vous donnera patience, ma première balle serait pour Miss Édith, cette charmante enfant qui mérite si bien votre affection.

Tous courbèrent la tête, un malaise les étreignant. Ce n’était pas seulement la menace qui les accablait. Plus encore peut-être ils sentaient leur être troublé par cette chose monstrueuse, l’espion parlant d’affection. Von Karch vit dans l’abattement de ses interlocuteurs un état propice à ses desseins. Aussi, sans plus longue préparation, il entra en matière :

— Messieurs, fit-il, tout à l’heure, j’ai appris à la délicieuse Miss Édith la fin… pénible de François de l’Étoile.

Un gémissement étouffé de la jeune fille ponctua la phrase.

— J’ai été un peu brutal, s’empressa d’ajouter le coquin. Un vieux cœur racorni comme le mien n’a plus la notion exacte des ménagements que demande le tendre cœur des jeunes filles. Je regrette beaucoup. Mais une chose faite est une chose faite, et je me suis dit : Puisque nous sommes engagés dans une conversation fâcheuse, liquidons l’incident une fois pour toutes. Une blessure franche vaut mieux qu’une succession de coups d’épingle.

L’hypocrisie évidente du drôle exaspéra Péterpaul.

— Eh ! s’écria-t-il rudement, ma sœur ne vous a que trop entendu aujourd’hui !

— Aussi n’ai-je voulu continuer l’entretien qu’au milieu de vous, assuré que vous soutiendrez son courage, que vous la convaincrez de la nécessité de traiter à fond la question.

— Oh ! père, supplie, Margarèthe dont le visage exprimait une indicible épouvante.

Il ne la regarda même pas. À cet être taré, la faiblesse, ainsi dénommait-il l’attitude de la jeune femme, ne causait qu’une sorte de pitié. Sa fille, née de son sang, pouvait sacrifier aux ridicules sentiments du vulgaire. Elle n’était donc pas cuirassée comme lui-même du triple airain que chante le poète. Elle se montrait fragile, hésitante, sensible, ainsi que la fille d’un mince bourgeois. Lui, qui avait tenu en échec un gouvernement tout entier, dont les combinaisons avaient dominé le monde, lui, un tigre, il avait lancé dans la vie un agneau bêlant !

Sa vanité de coquin en souffrait, et sa souffrance même l’éloignait à jamais de Margarèthe. Il reprit cependant :

— Je passe tout de suite au problème que je suis venu élucider ici. Son énoncé vous persuadera de l’intérêt de ma visite. Vous êtes prisonniers, vous tenez une part du secret de ma vie. Votre existence donc est précaire, car je suis, moi, de ceux qui suppriment les obstacles. Eh bien, malgré cela, je vous juge loyaux. Engagez-moi votre parole de ne vous souvenir jamais de ce que vous savez, et moyennant une condition, je vous remets en liberté, je vous rends à la joie de vivre dans la fortune.

La condition doit être inacceptable, jeta dédaigneusement Péterpaul.

— Voilà bien la présomption de la jeunesse, riposta l’Allemand. Parbleu ! je serais enchaîné et vous libres, vous auriez raison. Mais c’est précisément tout le contraire ; ce qui fait tomber la première syllabe du qualificatif que vous avez employé, et vous amènera à prononcer dans un instant acceptable.

Le sang-froid de Von Karch désarçonna ses adversaires. Il s’exprimait avec cette pédanterie grave, dont les étudiants allemands s’imprègnent dans leurs universités et dont ils ne se débarrassent jamais complètement. Le silence régnant, l’espion en profita pour reprendre le fil de son discours :

— Voilà donc ce que je veux. Je m’excuse du mot un peu rude ; mais je l’emploie parce que je souhaite éviter toute ambiguité ; je veux, c’est-à-dire que j’exprime une résolution irrévocable.

Maintenant plus personne ne songeait à s’irriter. Les Fairtime comprenaient que la fatalité les étreignait. On ne résiste pas à ce qui est fatal. Édith elle-même, sortant de son accablement, s’était redressée sur son siège ; ses yeux bleus interrogeaient avidement le visage impassible de l’espion.

Un instant, Von Karch tint ses captifs sous son regard. Un éclair de triomphe éclaira ses traits. Il avait le sentiment orgueilleux de les avoir à sa discrétion. Mais l’éclair s’éteignit, la figure reprit son apparence énigmatique, et lentement :

— François de l’Étoile, de par un hasard funeste, a été enlevé à votre affection. L’appareil merveilleux dont il était l’inventeur, je puis le déclarer hautement entre nous, n’a plus de maître.

Il marqua une pause comme pour donner à son affirmation le temps de pénétrer dans l’esprit de ses auditeurs, puis il continua :

— Plus de maître, dis-je, cela n’est pas tout à fait exact. L’inventeur, pour réaliser son rêve, avait eu besoin de concours financiers et industriels, qui, si je ne m’abuse pas, lui furent généreusement accordés par vous, milord Gédéon Fairtime. Ne répondez pas ; inutile. Pareil appui est si naturel de beau-père à gendre.

Il eut un petit salut à la ronde avant de poursuivre :

— Mais précisément cette… association, le mot rend bien ma pensée, vous crée des droits indiscutables sur l’engin. Légalement et justement, vous êtes l’héritier du disparu, lequel d’ailleurs n’a ni parents, ni ascendants, ni descendants, susceptibles d’émettre des prétentions légitimes sur son héritage ; me fais-je bien comprendre ?

Lord Gédéon répondit par un signe de tête.

— Bien. Votre honorabilité connue, votre « respectabilité » anglaise, ne formulent aucune objection contre ma thèse juridique ?

— Aucune, murmura le lord.

— Donc, vous vous considérez comme héritier sans conteste de l’aviateur génial ?

— Où voulez-vous en venir ?

— Je ne suis ici que pour vous le dire. Seulement, je vous prierai tout d’abord de ne pas laisser sans réponse ma dernière question.

— Soit. Je me considère comme héritier.

— Parfait. Voyez-vous, Milord, on ne regrette jamais d’allumer sa lanterne. L’appareil vous appartient, ceci est acquis, vous êtes donc apte à en disposer comme il vous conviendra.

— Et vous espérez que nous livrerons ce que naguère vous n’avez réussi à voler qu’en partie ? s’exclama brusquement miss Édith d’une voix frémissante.

La jeune fille était debout maintenant. La honte de la proposition devinée l’avait en quelque sorte galvanisée.

— Vous livreriez l’invention à l’Allemagne. Vous rentreriez en grâce en dotant ce pays d’une arme formidable !

Elle eut un rire de démente.

— Vous avez compté sur nous pour trahir celui qui n’est plus ! Ah ! ah ! ah ! Notre liberté, notre existence comme prix du marché ! Non, non, vous n’avez pu croire que nous aurions la lâcheté…

Elle se renversa dans le fauteuil, suffoquée par l’indignation, et elle éclata en sanglots, au milieu desquels revenait obstinée, volontaire, l’affirmation :

— Jamais ! jamais !

Lord Fairtime, ses fils, Margarèthe, s’empressèrent autour de la jeune fille. Et Péterpaul, couvrant l’espion d’un regard chargé de menaces, lui désigna la porte :

— Vous devez comprendre, Monsieur…

Mais Von Karch coupa la phrase :

— Que je n’ai pas terminé, seigneur Péterpaul. Au surplus, ma conclusion sera brève.

Et comme tous, frappés par le ton du misérable s’étaient tournés vers lui.

— Vous avez quelques jours pour réfléchir à ma proposition. Dans quelques jours, — il appuya sur ces trois mots, — nous arriverons dans un pays où mon autorité sera absolue. Donc je pourrai faire, je ferai, ce que je vais vous dire. Le calme, que je conserve à cette heure, vous est un sûr garant que je n’exprime pas des pensées en l’air.

— Dites donc vite et délivrez-nous de votre présence, s’exclama Édith montrant son doux visage sillonné de larmes.

— Je vous tuerai, Miss, ainsi que ceux qui vous entourent.

— Les honnêtes gens savent mourir pour l’honneur.

— Oui, sans doute, ils ont cette bêtise. Seulement la mort que je vous destine sera particulièrement désagréable, car vous souffrirez, non seulement en vous, mais en ceux qui vous sont chers.

Et semblant éprouver une cruelle joie à rendre perceptible son odieuse pensée :

— Pour sauvegarder un peu de métal, de bois, substances inertes entrant dans la construction du navire aérien de Herr François, la fille assistera à l’agonie de son père, de ses frères ; elle mesurera les minutes leur restant à souffrir, et sa pensée juste, inexorable, lui dira : C’est toi, c’est ton obstination qui les tue.

Tous restèrent muets. Chacun eut, certes, réclamé courageusement le trépas pour lui-même ; mais l’évocation du tableau sinistre de la mort des aimés paralyse les plus fières vaillances. Von Karch continua impitoyable, apparaissant grandi par l’envergure même de son infamie.

— Oh ! je ne m’illusionne pas ; vous les laisseriez périr ce père aimé, ces frères chéris ! Les fiancées éprises ont des trésors d’égoïsme ! Périsse le monde pourvu que cette fumée ridicule et impalpable d’un souvenir ne soit pas ternie ! Aussi je compte sur lord Gédéon, sur ces gentlemen parfaits que sont vos frères. Eux aussi assisteront à votre lente agonie, eux aussi songeront : Il dépend de nous de la sauver. Les gentlemen sont plus pitoyables que les tendres Misses, n’est-ce pas, Margarèthe ?

Son regard se fixa railleur sur celle qu’il venait d’interpeller, puis il acheva :

— Eh ! eh ! pour vous sauver, Miss, ils seront capables de consentir au traité que je leur offre.

Et se dressant d’un mouvement, il repoussa le tabouret qui lui avait servi de siège, pirouetta sur ses talons et se glissa dehors. Le bruit d’une clef tournant dans la serrure avertit les prisonniers qu’il les enfermait.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Seize jours ont passé. Édith bouleversée par l’horrible révélation de l’espion a failli mourir. Une fièvre ardente l’a saisie. Durant des jours, des nuits, son père, ses frères, Margarèthe, se sont remplacés à son chevet, veillant inlassablement sur la malheureuse enfant, écoutant la voix tragique de son délire.

Ils l’ont arrachée à la mort, aidés d’ailleurs par le médecin du bord, à qui l’espion a prescrit de n’épargner rien pour guérir Édith.

L’Allemand s’intéressait à la vie de la jeune fille parce que cette existence était un facteur important de la réussite de ses combinaisons !

Ce jour-là, le Fraulein, ayant heureusement effectué la traversée de l’Atlantique, faisait escale à la Havane, dans cette merveilleuse île de Cuba, que les États-Unis ont enlevée à l’Espagne.

Les soutes au charbon étaient vides, et il fallait embarquer les quelques tonnes de combustible nécessaires pour achever le voyage.

Von Karch, avec la sollicitude du bourreau qui tient à ménager sa victime afin de prolonger son supplice, avait autorisé Édith à se promener sur le pont, étant entendu qu’elle ne dépasserait pas la passerelle. De la sorte, elle ne pouvait se trouver en contact avec les porte-faix occupés au remplissage des soutes.

Siemens, complètement remis de sa blessure, et Pétunig, toujours gouailleur, surveillaient la jeune fille, non sans l’avoir charitablement avertie qu’à la moindre tentative d’appel au secours, ils la devraient réintégrer dans sa cabine. Et comme elle avait semblé peu impressionnée par cette menace, Pétunig avait ajouté négligemment :

— Oh ! le maître a pris ses mesures. Les autorités de la Havane savent que nous avons à bord deux folles !

Partout, en toutes circonstances, la fourberie de l’espion était donc en éveil. Folle, les cris de la captive n’amèneraient sur les lèvres des passants que des sourires apitoyés. Mais Pétunig avait dit :

— Deux folles.

Qui donc était l’autre ? Comme pour répondre à la question, Margarèthe parut, se dirigeant vers l’arrière du navire ; elle portait un pliant qu’elle établit, à côté du rocking, dont l’oscillation berçait la triste rêverie de la jeune fille, et à voix basse elle murmura :

— On m’a permis de venir près de vous.

— Vous êtes bonne, Margarèthe, vous veillez sur moi comme une sœur.

Édith s’arrêta, son interlocutrice avait pâli brusquement ; elle semblait prête à s’évanouir. Ce nom de sœur, appliqué à elle par la douce victime de la cruauté de son père, lui avait causé une émotion presque insoutenable.

— Qu’avez-vous donc ? murmura la fille de lord Fairtime.

Les yeux baissés, dans l’attitude d’une coupable, Margarèthe répondit :

— La bonté est en vous, qui me permettez de me dévouer, qui me plaignez, moi qui ai tant à me faire pardonner.

— L’ange gardien est toujours en opposition avec Satan, dit doucement Édith, et, citant la stance du poète Milton :

Le soleil cache le deuil du vide ;
Et des enfers, les noirs abîmes
Sont masqués par le doux écran
De l’aile d’un papillon blanc.

Elle tendit la main à son interlocutrice. Celle-ci la saisit, la porta dévotieusement à ses lèvres, murmurant avec une ferveur passionnée :

— Vous êtes bonne et je vous aime ! Ma vie est à vous !

Soudain, la fille de l’espion sentit que les doigts de sa compagne serraient brusquement les siens, elle la regarda. Elle vit les yeux de la jeune fille fixés sur une petite quarteronne arrêtée au bord du quai.

C’était une de ces marchandes ambulantes qui pullulent sur les quais de la Havane, qui vont d’un pas agile au long des maisons peintes de teintes claires, et offrent à tout venant fruits, cigares, journaux, etc.

Celle-ci se livrait au commerce des feuilles quotidiennes, ainsi qu’en faisaient foi les imprimés rangés dans la petite corbeille composant le magasin portatif de la jeune industrielle.

Seulement la mulâtresse regardait obstinément Édith. Que signifiait cela ? L’attention de cette petite n’allait-elle pas éveiller la défiance des gardiens ? Instinctivement Margarèthe chercha des yeux Siemens et Pétunig.

Elle les aperçut, appuyés aux montants de la passerelle, le géant écoutant d’un air hébété le facétieux Pétunig qui riait aux larmes.

Évidemment, les gardiens, rassurés par l’attitude des deux passagères, se relâchaient de leur surveillance.

Margarèthe les considérait ; elle perçut soudain comme un froissement de papier tout près d’elle. Ses regards se reportèrent sur Édith ; la jeune Anglaise tenait sur ses genoux, un journal plié.

Et la petite mulâtresse, loin déjà, offrait d’un air dégagé ses feuilles aux promeneurs. Son geste interrogeant Édith, celle-ci murmura :

— J’ai confiance. Je sais que vous ne me trahirez pas. Cette fillette, vous l’avez vue. Qui est-elle ? je l’ignore ; mais je ne puis m’empêcher de penser qu’elle m’est amie.

— Alors ce journal ?

— Elle me l’a jeté, profitant de l’inattention de nos gardiens. Et ses lèvres ont remué ; je crois avoir compris qu’elle me disait : « Lisez seule ».

— En ce cas, conseilla Marga qui, accoutumée à la vie d’intrigue, possédait un réel sang-froid, faites disparaître ce papier.

— Vous avez raison ; je vous remercie.

Le journal, réduit au plus mince volume, disparut dans le petit sac de cuir vert que, par habitude de citadine, la jeune fille avait emporté machinalement au moment de monter sur le pont. Mais une agitation fébrile se trahissait chez elle. Cinq minutes s’étaient à peine écoulées, qu’elle faisait mine de se lever.

— Rentrons à la cabine, Margarèthe, le voulez-vous ?

— Je veux tout ce qui vous sera agréable, cependant laissez-moi vous donner un conseil.

— Je sais qu’il sera dicté par votre cœur, aussi j’écoute.

— Peut-être des amis trament-ils quelque chose en votre faveur, Édith ?

— Je l’ai pensé ; mais quels amis ? Le seul qui eût pu me sauver, n’est plus.

— Enfin, admettons la chose. Pour que leur plan réussisse, il convient que la méfiance de votre entourage ne soit pas éveillée. Il faut donc éviter tout ce que nos surveillants peuvent supposer n’être pas naturel. Or, est-il naturel qu’une captive, à qui l’on permet de respirer, d’être presque libre, abrège cet instant de répit.

Édith inclina doucement la tête.

— J’obéirai à ma sœur.

Les mains des deux passagères se cherchèrent, s’unirent en une muette étreinte, où se confiaient l’une à l’autre ces femmes que leur origine eût dû à jamais séparer.

Et elles restèrent ainsi, ne parlant plus, se laissant engourdir par le clapotis berceur des courtes houles du port venant se briser contre le quai.

La grande chaleur du jour pesait sur la terre ; des murmures de guitares, de pianos, s’épandaient dans l’atmosphère, s’échappant des interstices des stores baissés dont s’aveuglaient les fenêtres des maisons claires.

Les porte-faix, nus jusqu’à la ceinture, le torse revêtu d’un enduit de poussière de charbon, continuaient leur labeur, avec l’entrain de gens qui touchent à la fin du travail.

Siemens et Pétunig s’étaient abrités sous la passerelle, somnolant, ne s’inquiétant plus guère des prisonnières.

Un coup de sifflet se vrilla dans l’air. Les coltineurs regagnèrent le quai avec hâte. Le chargement était achevé, et les marins du bord commençaient à laver le pont couvert de la poudre noire du combustible. Pétunig vint à Miss Édith :

— Pendant un moment, on va faire la toilette du navire, dit-il, vous feriez sagement de regagner votre cabine. Oh ! pour peu de temps, car Herr Von Karch a autorisé Mademoiselle à sortir librement à toute heure. Il souhaite que cette liberté aide à sa guérison complète.

Une joie intense fit battre le cœur d’Édith. Elle allait regagner sa cabine. Elle pourrait déployer le journal mystérieux, comprendre dans quel but la mulâtresse le lui avait lancé. Toutefois, elle dissimula sa joie et, s’appuyant au bras de Margarèthe, elle se dirigea lentement vers l’escalier des cabines.

Un instant plus tard, sans passer par le salon commun à tous les membres de la famille Fairtime, elle se glissait dans sa cabine, en disant à sa compagne, assez haut pour être entendue par un matelot qui parcourait les coursives.

— Le plein air m’a toute étourdie ; je crois que je vais dormir.

La fille de l’espion était demeurée dans le couloir. Il y avait dans cette réserve de l’humilité et de la délicatesse. Elle ne voulait pas s’immiscer dans les secrets de Miss Édith ; elle ne se croyait pas digne de les partager.

Et puis là, gardant la porte, elle empêcherait qu’on surprît la jeune fille.

Tout à coup, Margarèthe perçut comme un cri étouffé.

Ce cri partait de la cabine d’Édith. Sans réfléchir, elle ouvrit et s’arrêta stupéfaite sur le seuil. La jeune Anglaise debout, transfigurée, extatique, les bras étendus en croix, le journal tremblant dans sa main, semblait figée en une invocation adorante.

Sur la feuille, Marga lut ce titre : Hamburger Tagblatt. Le journal était allemand !

Et comme elle demeurait sans mouvement, cherchant une raison plausible à l’apparition de ce papier allemand a la Havane, ville espagnole de mœurs et de langage, les regards bleus de Miss Édith se portèrent sur elle.

Alors, tout l’être de la jeune fille parut fléchir. Elle s’abattit presque dans les bras de Margarèthe, et pesant sur elle de tout son poids comme si elle était devenue subitement inapte à se soutenir, elle ferma les yeux demi-pâmée, trois mots jaillissant de son cœur :

— Il est vivant !

Étendre Édith sur la couchette de la cabine, verrouiller la porte, fut pour la fille de l’espion l’affaire d’une seconde. Puis elle revint à Miss Fairtime, Celle-ci surmontait déjà sa faiblesse nerveuse. Elle avait rouvert les yeux, et, Margarèthe se penchant vers elle, lui demandant d’une voix tremblante la cause de sa soudaine défaillance, elle lui répondit, une joie divine vibrant dans son accent :

— Je suis heureuse, bien heureuse ! Lisez le journal, l’article encadré de crayon bleu.

Une hésitation se peignit sur les traits de l’Allemande.

— Vos secrets sont à vous ; moi, je suis la fille de votre ennemi !

Édith l’interrompit :

— Sœurs de douleur, soyons sœurs dans la joie. Lisez, je vous en prie.

Et Margarèthe ne résista plus ; elle déploya le Hamburger Tagblatt ; à la troisième page, sous la rubrique : « Informations locales », un entrefilet apparaissait, cerné d’un trait de crayon bleu. La jeune femme lut :

« Toujours les hommes volants. — Après Berlin, Hambourg est honoré de leur visite.

« On se souvient de l’incident étrange qui, il y a cinq jours écoulés, mit en émoi la cour tout entière. Un homme, volant entre ciel et terre, fut aperçu par un factionnaire. Le soldat fit feu, et toucha le mystérieux visiteur, car une traînée sanglante macula la muraille.

« Cependant, l’inconnu disparut dans les airs. Or, hier dans la soirée, un jeune étranger, dont l’identité n’a pu être établie, se prit de querelle avec l’équipage d’un vapeur, actuellement amarré dans le bassin Binnen. Se sentant le plus faible, ou peut-être, obéissant aux injonctions d’une conscience peu nette, il s’enfuit poursuivi par ses adversaires.

« Acculé à l’extrémité du môle Kerwieter, il allait être appréhendé, quand, au milieu d’un vacarme assourdissant, précédé par une rafale qui abattit tous les assistants sur le sol, une trombe, un bolide, quelque chose d’incompréhensible et d’inexplicable passa.

« Le jeune étranger fut enlevé, disparut dans les airs.

« D’aucuns n’hésitèrent pas à attribuer l’événement à un sortilège ; pendant longtemps encore, les populations de la Sainte Allemagne sacrifieront aux superstitions ataviques d’une race grandie dans l’amour des légendes.

« Pour nous, l’aventure est due à une volonté humaine, aidée du plus formidable engin qu’ait jamais créé la pensée d’un mortel, et pour tout dire, nous n’hésitons pas à affirmer que les poursuivants du fuyard inconnu ont assisté à une nouvelle manifestation du personnage énigmatique, que toute la Germanie connaît sous le nom bizarre de « Miss Veuve ».

L’article finissait là, Margarèthe regarda Édith, elle murmura :

— Cinq jours après celui où… (elle hésita, n’eut pas le courage de dire : mon père, et reprit)… l’on prétend qu’il fut tué.

— Oui ; mais ce n’est pas tout ; voyez au-dessous, deux lignes au crayon. En effet, la jeune femme distingua les lignes tracées légèrement. Et elle lut cette phrase, si claire en sa concision : Moi qui suis bien placé pour le savoir, je rends justice à la sagacité des rédacteurs du Hamburger Tagblatt.

Et cela était signé de ce nom : François.

— Eh bien ? questionna Édith, voyant que sa compagne demeurait sans voix, sans geste, comme absente.

Margarèthe balbutia :

On avait menti ?

— Oh ! qu’importe cela, pauvre sœur attristée ; oublions cet on qui nous a rapprochées, qui nous a jetées dans les bras l’une de l’autre. Nous n’avons qu’un seul cœur ; on n’existe plus. Je voulais seulement dire : Ce journal que l’on me remet ici, à la Havane, prouve que nous y étions attendues.

— Ceci me paraît de toute évidence.

— Alors, on nous accompagne ; on veille sur nous, et c’est lui, lui, François. Il n’a pas voulu que je pusse conserver un doute. C’est lui qui a tracé cette approbation railleuse du publiciste hambourgeois.

— Vous reconnaissez l’écriture ?

— Oh ! oui ! c’est pourquoi je ne doute plus.

Dans un geste de tendresse, elle porta le journal à ses lèvres.

— Seulement, reprit Margarèthe, il faut que vos… ennemis ignorent que votre défenseur est sur leur trace. Il convient de montrer une excessive prudence. Je vais vous demander un grand sacrifice. Détruisez le journal qui vous apporte une si grande joie, afin que d’autres yeux ne le lisent pas.

La logique de la réflexion ne pouvait échapper à Édith douée de cet esprit de raison qui fait la force de la race saxonne. Une légère contraction des traits trahit seule l’effort qu’elle s’imposait pour se séparer des quelques mots tracés par la main François de l’Étoile.

— Le brûler, n’est-ce pas ? fit-elle d’une voix ferme.

— Oui, c’est le mieux, je l’ai souvent entendu dire dans un passé que je voudrais oublier.

Une allumette craqua, le quotidien froissé s’enflamma. Une minute après, il ne restait qu’un petit monceau de cendres, que les jeunes femmes recueillirent précieusement et jetèrent par pincées au dehors, à travers le hublot éclairant la cabine.

Puis le plancher fut copieusement arrosé de parfums, afin de dissimuler l’odeur caractéristique du papier brûlé, et Édith enlaçant Margarèthe :

— Chère sœur, voulez-vous demander à nos geôliers s’il nous est permis de remonter là-haut ?

— Vous voulez ?

— Je veux regarder le ciel au fond duquel plane peut-être François.

Quelques instants plus tard toutes deux reparaissaient sur le pont. Von Karch, qui se trouva sur leur passage, s’étonna du rayonnement dont resplendissait le visage de la jeune Anglaise.

Elle le considéra. Dans ses yeux, il crut lire comme une ironie. Et, défiant par nature de tout ce qu’il ne comprenait pas, il demeura pensif, grommelant :

— Ah çà ! qu’a donc cette petite pécore ? Ma parole, on dirait qu’elle se moque de moi !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Sur un monticule, qui affecte la forme régulière d’un tronc de cône, caché sous le fouillis des arbustes, buissons, lianes, formant une tunique verdoyante à l’éminence, le wagon de François stationne sur ses roues.

L’aéroplane ainsi transformé semble se reposer du raid qu’il vient d’accomplir. Il a traversé l’Atlantique. Quinze jours d’une convalescence, hâtée par le désir de voler au secours d’Édith, ont rendu à François assez de robustesse pour entreprendre le voyage.

On a piqué droit devant soi, à travers les airs, à une vitesse d’ouragan. On a rejoint le steamer Fraulein à la Havane ; c’est seulement quand celui-ci a repris sa route vers Mérida et le Yucatan mexicain, que l’aéroplane a gagné la côte américaine.

Il a passé invisible à grande hauteur au-dessus de la ville de Mérida, reliée à son port, Progreso, par une voie ferrée ; à quelques milles de la cité yucatèque, il a atterri sur l’une de ces buttes aux formes régulières qui bossuent la surface du pays.

François s’est aussitôt éloigné, se rendant au bureau de poste de Mérida pour s’emparer de la lettre aux initiales K. V. K. annoncée naguère par la dépêche de Brumsen.

Auprès du véhicule, Suzan cause avec Klausse, Joé et Ketty, qui forment pour le moment tout l’équipage du navire aérien. Vaniski et ses fillettes sont restés en Danemark à la ferme de Danerik. Tril a déclaré vouloir se promener aux environs et il a disparu.

— C’est égal, s’écrie Joé, quel drôle de pays. Tout y affecte une forme géométrique. Les monticules sont des troncs de cône.

— Tout naturel, riposte Suzan qui tient un livre à la main ; les savants disent ceci : Ces éminences furent élevées de main d’homme ; les anciens habitants du Yucatan, qui jouissaient d’une civilisation supérieure à celle des célèbres Aztèques, les dressaient pour servir de soubassement à leurs temples.

— Bon, bon, fit le petit Anglais en riant, ce qui amena le sourire sur les traits de Ketty, cela explique les buttes ; je ne dis pas le contraire. Elles ont été


L’aéroplane ainsi transformé semble se reposer.

abandonnées ; les arbres ont poussé dessus, si bien que sans ce volume que vous lisez, nous ne nous douterions pas que ce sont des morceaux d’architecture. Mais ce ne sont pas vos anciens Yucatèques, comme vous appelez les habitants de ce diable de pays de Yucatan, qui ont fait que toutes les rivières, au lieu de couler comme chez nous à la surface du sol, coulent dans des souterrains, à douze ou quinze mètres de profondeur dans le voisinage de la mer, et à 100 mètres ou plus dans l’intérieur de la contrée.

— Non, ceci est l’ouvrage de la nature.

— La nature ?

— Oui, expliqua doctoralement Suzan, très grave dans ses fonctions d’institutrice, et vous allez le comprendre. Vous avez ce qu’est une roche poreuse ?

— Bien sûr. C’est une roche telle que le calcaire, à travers laquelle l’eau passe comme à travers un filtre.

— Eh bien ! Je lis ici que toute la surface du Yucatan est formée de calcaire poreux. Si bien que les cours d’eau ont été bus par le sol, ils ont descendu jusqu’au fond de la couche poreuse. Au-dessous, ils ont été arrêtés par des roches imperméables, sur lesquelles ils ont repris leur cours normal, vers la mer. De la sorte, le Yucatan, qui mesure 200.000 kilomètres carrés, soit la superficie de trente départements français, jouit d’un réseau fluvial souterrain et où les Mayas…

— Qu’est-ce que vous appelez Mayas ? Ce n’est pas une injure ?

— Non, non, Joé, rassurez-vous. Les Mayas sont les habitants actuels du Yucatan. Du fait de leurs bizarres rivières, ils ont une existence tout à fait curieuse, moitié à la surface du sol, moitié en dessous. Leurs lavoirs, leur eau potable, se trouvent parfois à de grandes profondeurs. Leurs cultures sont au niveau de la plaine. Toute la question sociale pour eux est la question de l’eau. Il s’agit d’aller la chercher et de la remonter afin de pratiquer des arrosages abondants.

— Alors il y a des pompes partout ?

— Non, les Mayas ignorent presque totalement cet appareil.

— L’eau ne monte pas toute seule.

— Ce sont les femmes Mayas qui sont chargées de ce rude travail.

Joé et Ketty eurent un même cri :

— Les malheureuses !

Mais Suzan secoua la tête gentiment, et l’index tendu vers une page du livre.

— Écoutez ce que dit ce rapport de mission.

« Les femmes Mayas effectuent ce labeur écrasant avec une bonne humeur qui ne se dément jamais. »

— Elles ont bon caractère.

— « Et même, continua la mignonne Américaine sans tenir compte de l’interruption, on peut affirmer qu’elles n’en souffrent pas. Elles conservent une gracieuse coquetterie et font montre d’une propreté méticuleuse, qui pourrait servir d’exemple aux nations réputées civilisées. Il faut voir ces porteuses d’eau vêtues d’étoffe blanche éclatante de fraîcheur : le huipil (chemisette), le fustan (jupon serré à la hanche) brodé d’une guirlande de fleurs, une mantille blanche également jetée sur les épaules, leurs cheveux noirs tordus en un chignon à la chinoise, pour comprendre tout ce que des êtres courageux, simples et laborieux, peuvent allier de grâce, de charme et de gaîté à un travail qui épouvanterait des races moins vaillantes. Les Mayas n’ont point la faiblesse de l’éducation atavique des peuples d’Europe, qui considèrent le travail comme une punition. Pour eux, le travail est une condition de la vie, rien de plus, et ils l’effectuent joyeusement, philosophes sans le savoir ; ayant trouvé peut-être la véritable raison de vivre, la véritable formule du bonheur. »

Il y eut un silence. Évidemment les deux petits Anglais, arrachés à la misère de Londres par Tril et sa jeune amie, étaient impressionnés par la phrase grandiloquente du livre. Pourtant, Joé ne put se tenir de dire :

— C’est égal, des puits de plus de cent mètres ; c’est bien ce que vous disiez ?

— Oui, dans l’intérieur du pays, quand on s’éloigne de la côte. Seulement la population s’est agglomérée au long des rivages. L’intérieur reste presque désert, habité par quelques tribus purement indiennes.

— Enfin, les puits n’eussent-ils que 25 ou 30 mètres, c’est un exercice pénible que d’y descendre pour aller au lavoir ou pour puiser de l’eau, et cela devient effrayant, quand il faut remonter avec des récipients remplis de liquide.

Comme poussée par une réflexion intérieure, Ketty demanda timidement :

— Mais qui a fait les puits ?

— Sur le bord de la mer, les Mayas les ont creusés, y ont taillé des escaliers dans le roc, ont aménagé des excavations souterraines en lavoirs. Dans l’intérieur, les Indiens utilisent les Cenotes.

— Les Cenotes ? Qu’est-ce que c’est que cela ?

— Des excavations naturelles affectant, ce qui doit tenir à la nature du sol, la forme de cônes renversés, c’est-à-dire qu’à la partie supérieure s’ouvre une large excavation, dont les pentes se rapprochent à mesure que l’on descend.

— Un entonnoir enfin.

— C’est cela même. Un entonnoir, mais un entonnoir géant. Certains ont plusieurs centaines de mètres d’ouverture. Au fond, coule l’eau de la rivière souterraine.

— Est-ce que l’on navigue sur ces rivières étranges ?

— Les géologues affirment qu’on le pourrait, car les cours d’eau, usant toujours leur lit, ont dû creuser de véritables galeries dans le roc imperméable ; mais les habitants sont trop peu nombreux pour entreprendre les travaux de reconnaissance indispensables avant de s’aventurer dans le méandre souterrain. Toutefois, ce qui donne beaucoup de poids aux allégations des savants, c’est que, ce qui ne se produit nulle part ailleurs dans les eaux circulant sous terre, on rencontre des caïmans dans les rivières du Yucatan. On les chasse même, et certains lavoirs sont transformés en « affûts » par les disciples de Saint-Hubert.

— Voilà que les caïmans et les savants vont ensemble !

— Oui, parce que la présence des premiers permet aux autres de dire que les rivières ont un cours assez régulier pour que les sauriens s’y plaisent. Or, vous ne le savez peut-être pas, mais moi je l’ai appris dans mon volume, les caïmans, crocodiles, alligators et autres vilaines bêtes de même venue, sont des animaux extrêmement difficiles dans le choix de leur résidence.

— Des petites maîtresses à longues dents ?

— Joé, vos façons de dire illuminent la science. Maintenant vous connaissez le Yucatan, ses habitants, son réseau hydrographique, aussi bien que si vous y viviez depuis dix ans. Laissez-moi me hisser sur le chariot afin que j’interroge la plaine environnante. Je suis inquiète de l’absence prolongée de Tril ; et puis je voudrais bien aussi que M. François fût de retour.

Sans attendre de réponse, la fillette avait fait le tour du wagon et s’était engouffrée à l’intérieur.

Une minute après, elle reparut dressée sur la toiture de la lourde machine. Son fin visage voilé d’anxiété dominait à peine la cime des végétations dissimulant l’appareil de François de l’Étoile.