L’Aéroplane fantôme/p3/ch2

Boivin et Cie (p. 322-335).

CHAPITRE II

AU SEUIL DE L’AU-DELÀ


Une vaste salle aux murs blanchis à la chaux ; à la fenêtre, des rideaux d’un rose passé, que relèvent des embrasses de cordelière rouge, et qui laissent à travers les vitres d’une transparence décelant la propreté du logis, apercevoir la cour de la ferme, avec son tas de fumier aux pailles jaunes, dressant sa masse au-dessus du trou maçonné, au fond duquel s’appuie sa base et s’amoncelle le purin qui fertilisera les terres.

Des poules, dindons, pintades, oies, canards, s’ébattent, caquettent, cancannent, emplissant l’air d’un bourdonnement de vie intense. Des bâtiments ceinturant la cour, des bêlements, des mugissements sortent parfois, trahissant la bergerie, les étables… ; puis c’est un cheval qui hennit du fond de son écurie.

Mais Danerik, le fermier de Weeneborg, ne parcourt pas, ainsi qu’à l’ordinaire, les dépendances de son exploitation.

Lui, qui ne vit que pour sa ferme, ses bêtes, sa terre, ne tourne pas la tête vers la fenêtre : Toute sa pensée est concentrée sur le grand lit de bois de frêne qu’entoure un groupe éploré.

Une tête blême, livide, aux traits immobiles, aux paupières closes, émerge des draps. François de l’Étoile repose là sans un mouvement. On croirait que la vie l’a abandonné, si la respiration lente ne bruissait entre ses lèvres entr’ouvertes.

Au pied du lit sont rassemblés tous les passagers de l’aéroplane : Joé, Ketty, et Vaniski, avec, blotties contre lui, ses chères petites Mika et Ilka ; enfin, le mécanicien Klausse.

En arrière se tient Suzan, image du désespoir. Depuis qu’elle a été séparée de son compagnon Tril, des imaginations douloureuses la hantent.

En vain, Joé a essayé de la réconforter :

— Tril est un gaillard. Il a des banknotes. Il voyagera en chemin de fer au lieu de faire de l’aviation, voilà tout !

Il a eu beau ressasser cette idée sous toutes les formes ; en vain, Ketty, désolée de voir la tristesse s’abattre sur les êtres de bonté qui l’ont arrachée à la misère, a joint sa voix timide à celle du gamin ; Suzan a obstinément murmuré :

— Merci, merci à vous. Vous êtes bons. Mais Tril est mon cœur. Il est loin. Je n’ai plus mon cœur !

Elle ne sort de son mutisme découragé que pour agiter la question de savoir si François doit vivre ou mourir.

En arrivant à Weeneborg, tandis que Danerik bouleversé attelait sa carriole et allait chercher le médecin habitant à plusieurs lieues, Suzan s’était rendue au télégraphe. Par une dépêche concise mais claire, elle avait câblé à Washington, à ce Jud Allan qu’elle et Tril appelaient leur « roi », le terrible incident qui interrompait la lutte géante entreprise par l’honnête homme déshonoré.

Ce devoir accompli, elle s’était installée au chevet du blessé.

Or, ce jour-là, le docteur revenait pour la troisième fois. M. Malkholm, tel était son nom, considérait d’un œil attendri le mâle et beau visage de François, et sa main interrogeait le pouls du malade. Un silence religieux régnait dans la salle. M. Malkholm s’était montré peu rassurant lors de ses premiers examens.

— Le projectile, avait-il dit, a traversé la poitrine ; le poumon ne me semble pas atteint ; mais n’est-il pas déchiré, griffé ? Une hémorragie soudaine est-elle à redouter ?

Qu’allait-il dire aujourd’hui ! Il releva la tête, regarda les figures anxieuses des assistants, et lentement, il murmura :

— Espérez.

Un soupir passa dans l’air. On eût cru que toutes les poitrines se dégonflaient.

— Espérez, répéta le médecin, mais soyez prudents. Aucun bruit autour du malade, aucun. Le moindre ébranlement nerveux suffirait à déterminer une issue fatale.

— Mais, hasarda Vaniski, est-ce qu’il ne va pas sortir de cette…

— Léthargie, c’est un cas de léthargie. Ne désirez pas qu’il en sorte trop tôt. Je pense qu’il demeurera ainsi pendant quelques jours encore, et soyez-en satisfaits. Après la secousse qu’il a éprouvée, rien ne saurait être plus heureux. Son inconscience momentanée lui évite la fièvre consécutive des blessures, fièvre qui est le véritable danger. Nous pourrons le nourrir. Bouillon, jus de viande, je vous ferai l’ordonnance. Nous rendrons des forces à l’organisme, sans que la pensée vienne à l’encontre de nos efforts.

Le docteur se souvint qu’un autre malade attendait sa visite ; il se hâta d’établir son ordonnance et partit en homme pressé.

Ketty s’était offerte à préparer les aliments que devait absorber le blessé, et naturellement Joé s’était senti une vocation irrésistible pour l’art culinaire.

Accompagnés de Mika et d’Ilka, ils avaient gagné la cuisine, tandis que Vaniski, réglant son pas sur celui du fermier Danerik, faisait avec ce dernier une tournée d’inspection du domaine.

Klausse, lui, en amateur de bon lait, se promenait dans la cour aux abords de la laiterie, et Suzan, assise sur un banc, devant la fenêtre de François, se demandait, pour la millième fois peut-être, où, en quel endroit son cher Tril pensait à elle ?

Tout à coup la fillette releva sa tête pensive. Un pas lourd résonnait sur la terre. Un homme en blouse, un gros bâton à la main, venait de franchir la porte charretière de la ferme. Sur sa casquette se lisait ce mot : TELEGRAF.

Un télégraphiste suppose l’arrivée d’une dépêche. Le cœur de Suzan se prit à, battre éperdument, l’homme demanda de sa voix indifférente :

— M. Danerik, pour Vaniski ?

— C’est ici ; seulement M. Danerik est dans les champs !

— Oh ! ça ne fait rien. Je vais vous laisser le télégramme, cela m’évitera de revenir.

Il souleva sa casquette, lança un aimable :

— À se revoir, Mademoiselle et la compagnie.

Et s’éloigna pour continuer sa tournée.

Suzan ne bougeait pas. Elle considérait le télégramme fermé. La suscription dansait devant ses yeux :

« Danerik, pour Vaniski ».

Qui donc pouvait écrire ainsi ? Et son cœur lui répondait obstinément :

— Tril, c’est Tril.

Seulement Danerik et Vaniski avaient quitté la ferme. Oh ! ils reviendraient sous peu. Mais alors que l’anxiété est éveillée, tout délai paraît trop long.

Qu’écrivait-on ? Que renfermait ce papier fragile que Suzan eût déchiré sans le moindre effort ? Elle n’eut pas l’idée de l’ouvrir. On lui avait appris l’inviolabilité de la correspondance. Elle avait compris que la personne violant le secret d’une lettre, commet une action basse, méprisable, qui la déconsidère elle-même.

Mais elle passa une demi-heure à piétiner d’impatience.

Enfin, Danerik et Vaniski parurent ; l’enfant eut un cri de joie débordante. Elle courut à eux, leur tendant la missive, bégayant dans sa hâte de s’expliquer :

— Danerik, pour Vaniski.

Le fermier surpris, — les télégrammes sont rares dans la campagne danoise comme dans les fermes françaises, — prit le papier, lut l’adresse, puis le passa au Polonais. Suzan frissonnait d’angoisse.

— Lisez, lisez, balbutia-t-elle.

— Et Vaniski, se conformant à son désir, lut les phrases laconiques expédiées la veille au soir par Tril du bureau central de Hambourg.

Tril vivait, Tril avait continué le bon combat tandis que ses amis entrainaient vers Weeneborg François de l’Étoile cruellement blessé.

Durant quelques secondes, la fillette se raidit, toute pâle, les regards troubles, contre l’émotion douloureuse qui bouleversait son être. Ses interlocuteurs semblaient indécis. Ils relisaient la dépêche, cherchant évidemment le sens de l’appel du jeune garçon. Leur attitude rappela Suzan à elle-même.

— Cela veut dire que Von Karch fuit, s’écria-t-elle, qu’il est à bord d’un navire blanc du nom de Fraulein, qu’il faut nous hâter de le rejoindre, sinon nous perdrons sa trace.

Attiré par sa mimique expressive, par le diapason de sa voix, le mécanicien Klausse s’était approché. Elle le prit à parti.

— Klausse, dit-elle, vous savez diriger l’aéroplane ?

— Je le pense, Mademoiselle, M. François avait toute confiance en moi.

— Alors, il faut partir de suite.

— Partir ? Avec l’appareil ?

— Et gagner Hambourg, pour reconnaître le navire, grâce auquel le bandit Von Karch pense nous échapper.

Klausse se pétrit le menton d’un air embarrassé.

— Diable ! diable ! Que dirait le patron si, en l’absence d’un ordre de lui…

Elle l’interrompit impérieusement :

— Il n’est pas en état d’en donner. Nous devons prendre les résolutions qu’il prendrait lui-même.

— Irait-il à Hambourg ?

— Soyez-en sûr. Rappelez-vous que c’est, grâce à la généreuse assistance de Lord Fairtime qu’il a pu, alors que l’univers le croyait mort, réaliser son rêve d’aviation, dans le secret de l’usine du Nord-Écosse. Souvenez-vous que Miss Édith est sa fiancée… Son bienfaiteur, sa fiancée sont prisonniers à bord du Fraulein. Comment nous jugerait notre blessé si, revenu à la conscience, nous lui déclarions ignorer où Von Karch a conduit ses victimes.

L’argument était sans réplique. Les interlocuteurs de la fillette ne résistèrent plus.

Et tandis que Suzan mettait au courant Joé et Ketty, auxquels elle donna mission de veiller sur le blessé durant son absence, Klausse s’enferma dans la remise où l’on avait abrité l’aéroplane redevenu wagon.

Il procédait à une vérification minutieuse des divers organes de l’appareil. Pour la première fois, il aurait toute la responsabilité de la conduite du navire aérien, et c’était là pour le mécanicien une émotion inattendue, faite d’anxiété et d’orgueil.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tril, avons-nous dit, s’était adossé au fût d’un lampadaire éclairant l’extrémité du môle de Schwieder, et, le revolver au poing, il attendait courageusement le choc de la foule ameutée contre lui.

Le gamin disposait encore de cinq cartouches. Cinq coups de feu, cinq projectiles seraient la suprême protestation du brave garçon succombant à la mauvaise fortune.

— Adieu, petite Suzan, murmura-t-il avec une infinie douceur.

Puis cette concession faite au sentiment, il se redressa, résolu à vendre chèrement sa vie.

Un incident retarda un moment la ruée furieuse des assaillants. D’un bateau de commerce, amarré à peu de distance, on avait sans doute aperçu le mouvement insolite se produisant sur le môle.

L’officier de quart voulut-il mieux voir ce qui se passait ou bien chercha-t-il à aider les poursuivants ? Cela on ne saurait le dire.

Toujours est-il qu’un projecteur étincela subitement à bord du navire, jetant sur Tril et sur les premiers rangs de ses agresseurs, un cercle éblouissant de lumière électrique.

La surprise immobilisa d’abord tous les adversaires, puis les assaillants comprirent que la clarté leur apportait un atout de plus. Leur victime leur apparaissait si nettement !

Avec une clameur féroce, tous bondirent en avant. Deux fois le revolver du gamin détonna, jetant au vent son claquement sec ; deux des ennemis s’arrêtèrent touchés par les projectiles ; mais les autres ne ralentirent pas leur course.

Pour la troisième fois, Tril éleva son arme.

Soudain, tous se figèrent en une immobilité de statues ; un sifflement aigu avait déchiré l’air, semblant descendre des profondeurs noires du ciel. Quelque chose passa avec la rapidité de la foudre : quelque chose, oui. Mais quoi ? Aucun ne le sut, car une rafale violente, subite, balaya le môle, la digue. Tous les assistants furent couchés sur le sol, comme fauchés par un cyclone, et quand, stupéfiés, contusionnés, ils se redressèrent, cherchant des yeux le gamin, ils ne l’aperçurent plus.

Le lampadaire montrait son fût légèrement courbé par le souffle de l’inexplicable ouragan ; les vitres abritant la flamme étaient brisées, arrachées de leurs montures métalliques, mais de Tril, plus la moindre trace.

Walter, Klobbe, Niklobbe, leurs alliés volontaires, se regardaient déconcertés. Aucun ne pouvait entrevoir la vérité.

Tril a été littéralement pêché par un filet descendu des nuages, et qui, on le devine, fait partie des apparaux de l’aéroplane de François. Balancé follement dans la poche de chanvre, qui s’est refermée sur lui après l’avoir happé, il a senti qu’on le hissait lentement vers le point d’attache du câble. Et bientôt il s’est trouvé debout sur le plancher de l’aéroplane, en face de Klausse actionné à la direction, en face de Suzan qui le considérait, les yeux baignés de larmes, l’air égaré par l’excès du bonheur. Ils ont un double cri. Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre.

Le mécanicien, respectueux de cette affection sincère, paraissait ne rien voir. Il s’absorbait à la manœuvre.

Tril contait son odyssée nautique, son arrivée à Hambourg, la malchance qui l’avait jeté sur le chemin de Walter. Suzan disait ses angoisses durant les deux jours qui avaient suivi la réception de la dépêche de Hambourg…

Une turbine (Klausse avait découvert cela en vérifiant l’appareil) avait subi un frottement quelconque ; un copeau d’acier avait sauté, créant une encoche, et l’axe ripait.

Il avait fallu deux fois vingt-quatre heures pour réparer l’appareil. Enfin, on était parti le soir même.

Une heure avait suffi à l’aéroplane pour effectuer le parcours de Weeneborg à Hambourg, et les voyageurs planaient au-dessus de cette dernière ville à faible hauteur (les nuages bas leur permettant cette audace), quand leur attention avait été attirée par le faisceau lumineux d’un projecteur éclairant le môle où se déroulait le combat.

Malgré la distance, Suzan reconnut de suite Tril, et manœuvrant le treuil du filet, tandis que Klausse portait la marche de l’engin à la vitesse maxima, on avait enlevé le jeune garçon à la barbe des gens stupides qui le menaçaient.

Klausse crut le moment venu de se mêler à la conversation.

— Où allons-nous, Mademoiselle Suzan ?

Elle le regarda avec une nuance d’étonnement.

— Oh ! fit gaiement le watman, je vous demande cela, parce que, dans toute l’aventure, vous avez commandé. C’est vous qui avez décidé notre départ de Weeneborg. le sauvetage de Master Tril. Eh ! eh ! on m’a toujours dit que les femmes, même toutes jeunes, aiment mieux commander qu’obéir. Alors, je viens aux ordres, d’autant plus volontiers que je ne sais trop que faire.

— Descendons le cours de l’Elbe, et assurons-nous que le vapeur Fraulein croise toujours au large.

— Nous n’arriverons jamais à l’identifier ; il fait nuit, et un bateau blanc dans la nuit ressemble furieusement à un bateau noir.

— Alors, que proposez-vous ?

— De retourner à Weeneborg. quitte à nous remettre en route au point du jour.

— Vous avez raison, Monsieur Klausse. Faites ainsi que vous l’indiquez.

Et la conversation des petits Américains, reprit tendre, joyeuse, tandis que l’aéroplane s’orientait vers le chemin de la terre danoise.

Tout dormait à la ferme de Danerik. L’aéroplane remisé, les trois passagers consacrèrent au repos les quelques heures dont ils disposaient.

À l’aube, ils se retrouvèrent à l’entrée de la remise. Et cinq minutes plus tard, ils étaient loin de l’exploitation, où leurs compagnons dormaient
deux fois le revolver du gamin détonna.
encore, sans se douter que les passagers de l’aéroplane avaient trouvé un abri sous leur toit.

Le jour avait grandi quand ils dominèrent la côte basse et sablonneuse, à travers laquelle l’Elbe se fraie un passage vers la mer. Leurs regards attirés invinciblement vers le large, cherchaient, sur les eaux glauques, un point blanc, une fumée décelant la présence du steamer Fraulein. Ils n’aperçurent rien. En vain, l’appareil décrivit de longs cercles au-dessus de la mer du Nord. En vain, il s’éleva à grande altitude, afin d’élargir son horizon. Le Fraulein demeura invisible.

Le malheur, que chacun redoutait à l’avance, s’était produit.

Le navire de Von Karch avait commencé son voyage vers une destination ignorée. La trace du misérable était perdue. Et avec lui, Miss Édith, sa famille, disparaissaient.

La rentrée à la ferme fut triste. Tous songeaient à l’ingénieur, qui reviendrait à la vie pour connaître une souffrance nouvelle !

Deux jours se passèrent ainsi. Le docteur venait chaque matin. Il constatait l’amélioration persistante. Il annonçait le réveil prochain au sentiment. Et les dévoués rassemblés à la ferme, qui naguère appelaient de tous leurs vœux le retour du blessé à l’intelligence, avaient maintenant la terreur de voir approcher l’instant où, sortant de l’anéantissement, François les interrogerait.

Dans l’après-midi du second jour, Tril et ses amis se trouvèrent rassemblés dans la chambre du blessé. Tril parlait à voix basse :

— Martins, à qui j’ai télégraphié à Plymouth, n’a pas répondu. Donc il ne sait rien. Von Karch lui a échappé, tout comme à nous-mêmes. Comment a fait ce vilain homme ? Mystère. Le certain, le voici : sa trace est définitivement perdue. Avouer cela à notre malade…

Un silence suivit. Tous s’interrogeaient du regard. Souvent déjà la question avait été formulée, demeurant sans réponse. Et les yeux pitoyables se fixaient sur la forme rigide moulée par la blancheur des draps.

À ce moment, la porte tourna sur ses gonds, démasquant les petites Polonaises, Mika et Ilka, qui, se tenant par la main, montraient leurs gentilles frimousses éclairées par un sourire gêné et mystérieux.

— Pas ici, chuchota Vaniski en se levant : les enfants n’ont rien à faire dans la chambre d’un malade.

Ilka agita sa tête blonde, comme révoltée pour une remontrance imméritée.

— Aussi, nous ne serions pas venues sans le Monsieur…

— Quel Monsieur ?

— Un Monsieur, avec une boîte, qui m’a donné une lettre.

Et la petite brandit triomphalement une enveloppe sur laquelle se lisait :

Danerik-Vaniski.
(Danemark) Weeneborg

— Danerik, Vaniski, s’écria Tril se dressant sur ses pieds, c’est l’adresse que j’ai indiquée à Martins ?

Le Polonais lui tendit la missive.

– Timbrée d’Angleterre.

– C’est cela. Mais pourquoi une lettre ? Un télégramme fut arrivé plus vite.

Le jeune Américain fit sauter le cachet, jeta les yeux sur le papier et reprit :

— Une lettre chiffrée. Oh ! notre chiffre ordinaire, à nous autres du syndicat des lads. Voici la traduction des premières lignes.

Suzan s’était approchée du gamin. Elle suivait des yeux tandis qu’il prononçait d’une voix distincte :

xxxxxxxx « Cher master Tril,

Ce que je vous communique est tellement important que j’ai préféré une lettre, moins rapide qu’une dépêche, mais moins indiscrète aussi. »
Un frémissement parcourut l’assistance. Le jeune garçon continua :

« Au reçu de votre communication datée de Hambourg, j’ai immédiatement demandé des instructions à Sir Jud Allan, à Washington.
xxGrâce au sans-fil, dont notre mâture forme l’antenne, j’avais en mains, trois heures plus tard, la réponse que je vous transcris ci-dessous :
xxLe personnage que vous cherchez, se trouve sur un navire qui lui appartient. Étant donné son caractère et le mystère nécessité par sa situation, il doit sûrement utiliser les mâts de son vaisseau pour communiquer sans-fil avec ses… associés, en dehors du concours de la télégraphie officielle.
xxVous le savez, la télégraphie par sans-fil a cet inconvénient que la communication, adressée à une seule personne, se propage en cercle et peut être captée par d’autres appareils auxquels elle n’est pas destinée.
xxTenez donc les cohéreurs de votre yacht Lovely en action constante pour intercepter toute conversation de ce sans-fil. »


Tril lisait.

De nouveau, les assistants se regardèrent, une espérance luisant dans leurs yeux. Tril poursuivit :

« Jud Allan ne se trompe jamais vous le savez. Avant-hier nos cohéreurs signalèrent le passage d’une série d’ondes sans fil, qui nous donnèrent un ensemble de mots « écriture secrète », que nous avons employé toute la nuit à traduire. Voici cette traduction :

Il y eut un froissement d’étoffes, de chaises remuées, décelant l’intérêt porté à son comble.

« Kremern-Karch, reprit le jeune Américain, à bord « Fraulein ». Port de Trondhjem (Norvège).

— En Norvège ! voilà donc pourquoi, ni nous, ni Martins, ne l’avons dépisté.

— Pensant qu’on le chercherait à l’Ouest, il est allé attendre sa dépêche à l’Est, bougonna Tril exaspéré par la ruse de l’espion.

Mais se calmant par un effort de volonté :

— Bah ! Martins l’a « photographié » tout de même par son sans-fil.

Voyons la dépêche que l’on expédiait à ce M. Von Karch.

« Suivant ordres, je n’ai perdu de vue, ni Tiral, ni sa fille Liesel. Arrivé à New-York, nous avons gagné la Nouvelle-Orléans. Là, nous nous sommes embarqués sur un bateau faisant le service des principales cités situées sur les côtes du Golfe de Mexique. Ainsi nous avons atteint Mérida, dans la presqu’ile et province mexicaine de Yucatan. C’est là que je vous donne rendez-vous.
xxLe port de Mérida se nomme Progreso ; mais il n’offre qu’un mauvais abri aux navires, et votre steamer Fraulein devra rallier la rade sûre de Campêche, sise plus au sud-ouest. De ce point, du reste, nous aurons avantage à emprunter la voie de terre.
xxÀ Mérida, vous trouverez, poste restante, initiales K. V. K., une lettre où je vous ferai savoir la destination définitive des voyageurs.

xxxxxxxxDévouement

Signé : Brumsen. »

Personne ne parlait. Les renseignements transmis par le capitaine Martins apportaient une perplexité de plus, que Suzan traduisit par cette exclamation :

— Il faut partir de suite.

Mais Klausse secoua la tête.

— Et traverser l’Atlantique avec l’appareil. Oh ! je crois qu’il le peut ; seulement, cela je ne le ferai jamais si le chef ne l’ordonne pas. Il y a des choses qu’un mécanicien ne risque pas de sa propre autorité.

Les jeunes gens eurent un geste dépité. Ils comprenaient que le watman avait pu consentir à les emmener à Hambourg, un jeu pour le merveilleux engin ; mais que l’on ne saurait exiger de lui qu’il s’aventurât au-dessus de l’Océan Atlantique, dans une traversée de plus de huit mille kilomètres. Et Tril murmura d’un ton découragé :

— Alors, il nous glissera entre les doigts là-bas au lieu de nous échapper ici. Tout ce que nous avons fait devient inutile.

Une voix faible mais distincte prononça :

— Du calme, brave Tril, il n’y a pas péril en la demeure.

Tous sursautèrent, se tournant d’un même mouvement vers le lit. François, les yeux grands ouverts, les regardait en souriant.

— Vivant !

— Enfin sorti de l’anéantissement !

Les exclamations joyeuses se croisent, se confondent. Tous se penchent vers le blessé qui sort de l’engourdissement de la mort. Mais ses lèvres s’agitent. Il veut parler encore. Tous se taisent. Et il prononce lentement :

— Je vous écoutais depuis un moment ; de quand est le sans-fil de Brumsen ?

— D’avant-hier.

— Bien ! En admettant que Von Karch ait quitté immédiatement la côte norvégienne, il ne sera pas au Yucatan, à l’extrémité du golfe du Mexique, avant dix-huit ou vingt jours. Or, nous, en développant toute notre vitesse, soit trois cents kilomètres à l’heure, nous pouvons y arriver en moins de deux journées. Donc, je disais bien, nous avons le temps de nous consulter.

Il ajouta avec un soupir :

— Et je pourrai reprendre des forces, car je me sens faible, faible au possible.

Déjà Joé se dirigeait Vers la porte :

— Où vas-tu ? questionna Ketty.

— Chez le médecin.

— Pour ?…

— Pour qu’il nous dise quand M. François de l’Étoile sera en état de supporter la route.

Un regard du blessé remercia l’ex-employé de Newgate de sa bonne pensée, et le petit Anglais s’élança au dehors.