L’Aéroplane fantôme/p3/ch4

Boivin et Cie (p. 355-373).

CHAPITRE IV

TRIL S’OCCUPE À MÉRIDA


« Capitaine Martins, vapeur Lovely, rade de Campèche (province Mexicaine de Yucatan.)

Livre II. — Versets 5, 8, 17, 34, 35, 41, 42, 43, 47, 49, 50, 62, 63, 64, 66, 67, 68, 73, 75, 77, 80, 81.

Livre III. — 1, 2, 3, 7, 9, 10, 12, 13, 16, 19, 20, 60 à 70.

Livre IV. — 15, 22, 24 29. — Signé : T. »

Le jeune Tril remit cette dépêche chiffrée à l’employé ahuri du guichet télégraphique annexé au bureau de poste de Mérida.

Le gamin, aussitôt après le départ de François, avait quitté le wagon ; mais tandis que l’ingénieur gagnait Mérida à pied, le gamin louait un cheval à un cultivateur indien et parcourait au galop la plaine desséchée, crevassée, poussiéreuse, qui s’étend entre les exploitations agricoles de la banlieue de Mérida, exploitations nées autour de puits, de Cenotes, ainsi que les oasis se développant autour d’un point d’eau dans le Sahara algérien.

Ainsi il avait précédé François dans la gentille ville de Mérida, laquelle, avec ses vingt-cinq mille habitants, ses maisons coquettes rechampies de tons clairs, sa foule remuante, agissante, bavarde, se donne des allures de capitale.

Sans peine, il avait trouvé le bureau de poste, qu’en ce pays où les Espagnols transportèrent leur grandiloquence, on appelle le Palais des communications, et en ce moment, il stupéfiait l’employé télégraphiste.

— Le señor, se hasarda enfin à dire ce dernier, est bien sûr du sens de ce qu’il me charge de transmettre ?

— Absolument sûr, répliqua l’Américain s’amusant de la curiosité visible de l’agent.

— Parce que, une communication de ce genre, vu l’impossibilité d’en contrôler le sens, ne saurait, en cas d’erreur ou d’omission, engager la responsabilité de l’administration.

— D’accord, señor. Toutefois, on peut réduire les chances d’erreur. Si vous le permettez, je vous dicterai ce télégramme, tandis que vous le transmettrez.

La proposition devant diminuer son travail personnel, l’employé accepta et s’installa à son transmetteur électrique, non sans pester à part lui contre les humains atteints de cette manie perverse de s’exprimer en chiffres, mettant ainsi les honnêtes gens dans l’impossibilité de comprendre ce qui ne les regarde pas.

Pour Tril bien entendu, la missive, établie suivant une règle convenue à l’avance et consistant à relever les mêmes mots dans deux livres identiques, dont l’un se trouvait en la possession du gamin et l’autre dans la cabine du capitaine Martins, cette missive était claire. Elle signifiait simplement :

« Au reçu de ma dépêche de Weeneborg, vous avez certainement quitté Plymouth pour vous rendre sur rade, à Campêche. Le vapeur Fraulein vous rejoindra, car c’est là le seul bon mouillage de la côte.

Le surveiller sans qu’il s’en doute, de nuit comme de jour. Ne pas le perdre de vue. »

L’expédition achevée, le gamin solda le montant de la dépêche, ajouta un pourboire, que les agents Yucatèques acceptent volontiers, et dont la largesse rendit toute sa bonne humeur au bénéficiaire de la munificence, puis sifflotant un Yankee doodle (chant américain) très patriotique, le jeune garçon se lança à travers la ville.

Tout en déambulant, il notait la situation des monuments, celle de la gare terminus de la petite ligne de Mérida à Progreso ; il marqua une courte halte dans une fonda (hôtel) où il se fit servir un déjeuner, composé de mets exécrables, importés, au temps de la domination espagnole, dans la cuisine du Yucatan. Après quoi, il reprit lentement le chemin de la Poste.

— M. de l’Étoile grondera. Il m’avait ordonné de garder la machine. Bah ! dans un pays certainement rempli d’agents du Von Karch, à deux on est deux fois plus fort.

À ce moment même, l’ingénieur pénétrait dans le Palais des communications. Il promena un regard chercheur dans le petit hall, pompeusement dénommé Salon des correspondances, mais ce ne furent pas les agencements, jolis et coquets en vérité, ni les murailles couvertes de fresques allégoriques, qui fixèrent son attention.

Ce fut un guichet au-dessus duquel figurait l’inscription espagnole correspondant à nos mots : Poste restante.

Un employé basane, à la barbe striée de fils gris, se montrait derrière le grillage de cuivre. Clignant les yeux d’un air malin, il écouta François lui demander :

— Vous devez avoir une lettre pour moi.

— Quelles initiales ?

— K. V. K.

— Je vais voir.

L’homme prit dans un casier un volumineux paquet de lettres qu’il feuilleta lentement. Sous toutes les latitudes, les agents des services publics semblent prendre un réel plaisir à exaspérer le public. Enfin, il tira à part une enveloppe, la soupesa, lut à haute voix la suscription :

— K. V. K. bureau restant — Mérida — Yucatan.

Et enfin se décida à la tendre à l’ingénieur. Celui-ci s’en saisit avec un battement de cœur. Entre ses doigts, il pressait le papier naguère annoncé par Brumsen, cet acolyte inconnu de Von Karch. Il saurait enfin vers quel but l’espion se dirigeait.

Quand on a tout fait pour exaspérer un homme, il est vexant au superlatif de lui voir conserver le sourire. Aussi l’employé suivit-il d’un regard courroucé l’ingénieur qui sortait du hall.

Sur la porte, François dut s’effacer pour laisser passage à un personnage grand, sec, au teint bronzé. Il ne lui accorda d’ailleurs aucune attention et quitta le bureau de poste.

Et cependant le nouveau venu eût pu l’intéresser. Celui-ci s’était précipité vers le guichet de la poste restante. Il saluait l’employé comme une personne de connaissance.

— Bonjour, Senior ; K. V. K. ne s’est pas encore présenté ?

— Pardon, pardon, il sort d’ici.

— Il y a longtemps ?

— Dix secondes ; vous l’avez coudoyé à la porte.

— Voulez-vous dire que vous avez remis la lettre à l’individu qui sortait à l’instant même ?

— Précisément.

L’homme frappa d’un coup de poing la tablette courant au long des guichets.

— Mais cet homme-là n’est pas K. V. K.

— Alors, qu’est-ce que c’est ?

— Eh ! je n’en sais rien.

— Bah ! il n’est pas loin. En vous pressant, vous le rattraperez et il vous dira…

Le visiteur n’attendit pas la fin de la phrase. Il se précipita au dehors, renversant à demi une élégante mulâtresse qui, pour son malheur, se présentait à la porte d’entrée.

L’employé lui, se rassit en se frottant les mains ; il était enchanté. Cette fois, le client avait été exaspéré.

Ce dernier cependant était déjà dans la rue. À une trentaine de pas, il reconnut la silhouette de l’homme au moment précis où le faux K. V. K. tournait l’angle d’une rue latérale. Il se lança à toutes jambes à la poursuite du promeneur.

Il le joignit, le dépassa, puis se retournant brusquement, il se planta devant lui, barrant le passage, et d’un ton contenu, mais où vibrait une sourde menace :

— Pardon, Monsieur, vous venez de retirer une lettre aux initiales K. V. K. ; pourriez-vous me dire à quel titre ?

L’ingénieur dévisagea le questionneur, que sa question indiquait ennemi.

— J’aurais plaisir à vous répondre, Monsieur, fit-il d’un accent paisible, si vous-même m’appreniez quel droit vous avez à m’interroger.

L’homme montra la crosse d’un revolver.

— Je veux une réponse.

— L’on vous arrêtera, et la lettre, confidentielle n’est-ce pas, deviendra publique.

Ce dernier argument parut impressionner l’adversaire de François. Pourtant il insista :

— Mieux vaut cela que laisser ce papier entre les mains de certaines gens.

— Vous expliquez en fort bons termes la réserve à laquelle je suis tenu.

Évidemment, le sang-froid, du jeune homme en imposait à son interlocuteur. Une indécision se marquait chez lui.

Il avait abordé le porteur de la lettre comme un ennemi, et maintenant il se demandait s’il ne se trouvait pas en présence d’un agent de Von Karch.

Soudain il se frappa le front. Von Karch seul avait reçu la dépêche envoyée en Norvège. Il allait bien voir si son interlocuteur jouissait de la confiance de l’espion.


Une dépêche du patron vous attend.

— Pardonnez-moi d’insister, reprit-il d’un ton radouci ; mais ami ou ennemi, l’importance de la situation ne vous échappe pas. Je vous prie donc de me dire si vous connaissez la signification des trois lettres K. V. K.

L’ingénieur sourit.

— Je vous dirai volontiers la signification des deux dernières : Von Karch ! Quant au premier K, je suppose que vous-même l’ignorez. Il ne doit y avoir au monde que le « patron, » — il articula ce mot avec intention ; — que le « patron » et moi qui soyons dépositaires de ce secret ; vous êtes Brumsen, n’est-ce pas ?

L’homme dominé courba la tête. François avait touché juste. Von Karch n’avait pas jugé utile d’apprendre à son agent que la première lettre rappelait Kremern, nom primitif de l’aventurier.

— Alors, vous êtes des nôtres ? murmura Brumsen. Jamais je ne vous avais vu.

— Croyez-vous que Herr Von Karch montre toutes ses cartes. Sauf moi peut-être, nul ne sait son jeu tout entier.

— Vous, vous savez ?

L’ingénieur eut un sourire dont son interlocuteur ne devina pas l’ironie.

— Je suis le « double » de Von Karch ; quelque chose comme son ombre.

Brumsen n’eut pas le temps d’interroger davantage. Un jeune garçon, dans lequel François reconnut Tril, s’approcha des causeurs et délibérément, s’adressant à l’adversaire du fiancé d’Édith :

— Brumsen, Herr Brumsen, dit-il, une dépêche du patron vous attend à votre hôtel. Si vous n’étiez pas toujours en promenade, vous l’auriez reçue et ne risqueriez pas de tout bouleverser par vos démarches injustifiées.

— Qu’est celui-là maintenant ?

L’agent est stupéfait. Cette pluie de collègues inconnus qui semblent tomber du ciel le déconcerte.

— À l’hôtel ? répète-t-il.

— Où je vous accompagnerai. C’est l’ordre.

La proposition du gamin avait chassé les dernières défiances du serviteur de l’espion. Tril échangea un regard rapide avec l’ingénieur, comme pour l’avertir de noter ses paroles, et à haute voix, en mortel qui n’a rien à cacher :

— Le cheval est au bout de la rue à droite, à la posada (auberge) del Cenote Blanco. Vous le réclamerez de ma part.

L’interpellé inclina la tête. Le petit lui offrait un moyen de s’éloigner rapidement de Mérida. Véritablement, le jeune Américain s’agitait dans l’intrigue avec une désinvolture qui eût trompé un coquin moins bien préparé à croire que Brumsen.

Celui-ci crut donc devoir renouveler ses excuses, ce qui lui attira de la part du gamin ce reproche, lequel porta au comble sa déférence pour le petit bonhomme :

— Ah ! Herr Von Karch a bien raison. Brumsen, dit-il, est adroit, dévoué ; par malheur, il a la manie des paroles inutiles. Nous servons le même maître ; nous ne pouvons donc nous formaliser de ce qui est fait dans l’intérêt commun.

L’aplomb du jeune Américain interloqua l’agent de Von Karch qui se laissa entraîner par lui.

— Où êtes-vous descendu, Herr Brumsen ? interrogea Tril.

— À la fonda (hôtel) del Liberador, dans la calle (rue) Vieja.

— Allons donc à la fonda.

Et devisant, chantant les louanges de Von Karch, tous deux déambulèrent à travers les rues.

— Oh ! fit tout à coup Brumsen, je ne m’étonne pas qu’il ait pris des dispositions que je ne connaissais pas. C’est le résultat de la lettre, qu’on a dû lui remettre lorsque le Fraulein a mouillé en rade de Progreso.

— Précisément ; il a reçu une lettre, déclara le gamin avec une imperturbable effronterie.

— Puisque je vous dis que je l’ai envoyée. Primitivement, il devait apprendre où me joindre, par la missive qui attendait au bureau restant.

Le jeune Américain écoutait de toutes ses oreilles. Les confidences d’un ennemi sont avantageuses à recevoir. Et l’autre, en veine de confiance, continua :

— Je n’étais pas assuré d’être libre.

— Je comprends, lança tranquillement Tril, M. Tiral pouvait vous retenir.

La phrase fit sursauter Brumsen.

— Mâtin, le « chef » se confie à vous !

— Oh ! le compagnon, que nous avons vu tout à l’heure, et moi, nous en savons plus que beaucoup d’autres.

— Je m’en aperçois bien. Aussi, sans biaiser, je ne vous cacherai pas ce que vous paraissez savoir aussi bien que moi. Le brave Tiral, à qui j’ai appris que le hasard amenait Herr Von Karch à Progreso, m’a délégué vers lui, pour le prier de le rejoindre. Cet homme a la manie de la reconnaissance, acheva l’agent avec un gros rire. Il faut s’en féliciter, car ce bon sentiment facilite notre tâche.

Tril avait tressailli. Ainsi le surveillant attaché aux pas de Tiral par l’espion allemand, avait réussi à s’introduire dans la familiarité du naïf comptable. Il fallait s’éclipser, avertir François. Soudain le gamin poussa un cri :

— Étourdi que je suis !

— Pourquoi vous appelez-vous ainsi ? demanda vivement son compagnon.

— Pourquoi ? Eh ! parce que le plaisir de votre société m’a fait oublier…

— Oublier, dites-vous ?

— Qu’à la posada del Cenote Blanco, on ne confiera peut-être pas le cheval au camarade que j’y ai envoyé. J’aurais dû le conduire moi-même.

Puis, comme prenant une décision :

— Il n’y a pas à hésiter. Le « Chef » a recommandé la plus grande diligence. Retournons-y.

Déjà il faisait volte-face. S’il entraînait Brumsen à la posada, située sur la campagne, à la limite de la ville, il se chargerait bien de le faire parler. Mais celui-ci le retint par le bras.

— Attendez donc. Une dépêche de Herr Von Karch m’attend à l’hôtel du Liberador, n’est-ce pas ?

Le gamin l’ayant déclaré une minute plus tôt, ne pouvait évidemment affirmer le contraire.

— Eh bien ! Voyez l’hôtel là-bas. Deux minutes pour y arriver, pour prendre la communication dans mon « casier » au bureau de l’établissement, et nous revenons ensemble. Il n’y a pas de retard appréciable.

Brumsen disait vrai. Les promeneurs ne se trouveraient pas retardés par une pointe sur l’hôtel. Seulement là, le fidèle de Von Karch s’apercevrait qu’il avait été victime d’une supercherie, en réclamant vainement une dépêche créée de toutes pièces par l’imagination du jeune Tril.

Et celui-ci devrait déguerpir, assez vite pour que l’agent ne le happât point de sa large main.

— Allons, murmura-t-il, et dépêchons-nous.

À part lui, il renonçait à pénétrer les secrets de Brumsen ; il profiterait tout simplement de la minute où celui-ci fouillerait son casier vide pour filer à toutes jambes.

Un soupir trahit le déplaisir que lui causait la combinaison. Mais ce léger indice ne fut point perçu par le robuste Brumsen, qui allongeant le pas, dans le but louable d’être agréable à son petit compagnon, et Tril fut presque obligé de trotter pour se maintenir à sa hauteur, ce qui l’incita à formuler pour lui-même cette réflexion inquiétante :

— Par le pied fourchu de Satan, il ouvre un compas comme un professionnel de la course à pied.

Aussi en arrivant en face de la fonda, l’esprit du gamin était assiégé de pensées plutôt moroses. Entraîné par le succès magistral de son intervention, le petit, sévère mais juste vis-à-vis de lui-même, se déclarait tout net qu’il s’était engagé dans une affaire épineuse.

À ce moment, la voix de l’aventurier le tira de son mélancolique monologue.

— Je vois la dépêche, disait Brumsen.

Le jeune Américain se mordit les lèvres pour ne pas crier sa surprise.

Avant qu’il eût pu s’extasier sur la coïncidence heureuse, la directrice de la fonda, une femme basanée qui, quelques dix ans plus tôt, avait certainement été belle, se précipitait à la fenêtre agitant le papier extrait de la case.

— Señor, Señor, ceci à votre adresse.

— Gracias, riposta agréablement l’aventurier, employant la formule espagnole de remerciement.

Une seconde, Tril fut sur le point de s’enfuir. Si la communication n’était pas de Von Karch. Mais décidément il jouait de bonheur. Brumsen s’écria joyeusement :

— Je comprends tout ; le patron a envoyé quelqu’un à Mérida parce qu’il ne viendra pas. Il m’attendra ce soir, à neuf heures, à bord du Fraulein. Oui, oui, il a lu ma lettre, et la nuit est une amie sûre.

Puis aimablement :

— Maintenant, mon jeune ami, que je ne vous retienne pas davantage ; gagnons vivement la Posada del Cenote Blanco. Après la dépêche, le cheval ; tous les moyens de correspondre vivement ! Ah ! l’on peut dire que Herr Von Karch est un habile homme. Il se sert de tout.

Cette fois, le jeune Américain se mit en marche, aux côtés de l’aventurier, avec beaucoup plus de plaisir que tout à l’heure. Dix minutes leur suffirent pour atteindre la posada.

C’était une cahute d’aspect misérable, occupant l’un des côtés d’une cour au sol battu qu’encadraient des hangars en retour, figurant les « écuries et remises ».

Une jeune servante Maya se précipita à la rencontre des nouveaux venus. Sans doute, Tril s’était montré généreux quand il avait mis son cheval à l’écurie, à son arrivée à Mérida, car la jolie fille s’empressa auprès de lui, s’enquérant avec les inflexions caressantes que les Yucatèques ont introduit dans l’espagnol, des désirs du señor. Le señor voudrait-il se rafraîchir avec le caballero, son ami ?

Aux questions du jeune garçon, elle répondit qu’un señor était venu au nom du señor, qu’il avait enfourché le cheval du señor, et s’était éloigné au galop. Qu’elle, Petruja, c’était son nom, n’avait fait aucune difficulté pour lui confier l’animal, vu que la bonne mine du señor démontrait bien qu’il ne pouvait être un aventurier avide de s’approprier le bien d’autrui.

La gentille Petruja parlait comme un moulin. Elle appartenait à cette classe de bavardes qui, une fois lancées, ne peuvent plus s’arrêter, chaque mot en entraînant un autre. La conversation de ces êtres étranges semble régie par une chaîne sans fin.

Sous couleur de mettre un frein à cette loquacité étourdissante, Tril, avec un coup d’œil à son compagnon, lança soudain :


Le señor et moi nous rafraîchirions volontiers.

— Le señor et moi nous nous rafraîchirions volontiers, aimable Petruja. Le soleil chauffe à cet instant du jour. Voudriez-vous nous préparer un putque (boisson nationale, suc fermenté d’un aloès) au jus d’oranges que, m’a-t-on dit, vous préparez si bien.

Et comme la servante, charmée du compliment, s’embarquait dans une appréciation laudative de ses talents pour confectionner une boisson dont ses nouveaux clients, se pourlécheraient les lèvres, il l’interrompit :

— Servez-nous dans la salle où je me suis reposé ce matin. Il y règne une fraîcheur délicieuse ; cela nous délassera avant de nous lancer dans la fournaise. Car le soleil brille autant que vos beaux yeux !

Comment le pulque aux oranges ne serait-il pas exquis pour un voyageur aussi aimable ! La jeune fille se mit en quatre, bouleversa toute la posada et arriva après cinq minutes de gestes excessifs, de paroles précipitées, aussi inutiles les uns que les autres, à installer ses « clients » dans une salle basse, dont la fenêtre, garnie d’un grillage métallique, donnait sur un étroit boyau à ciel ouvert, ménagé entre la posada proprement dite et le côté de l’une des écuries.

Quelques minutes encore, et elle posait sur la table dont chacun des consommateurs occupait un côté, une alcaraza de terre poreuse, où moussait le pulque battu avec le jus d’oranges.

Toujours galant, Tril reconduisît la gentille Petruja jusqu’à la porte, semblant lui chuchoter les plus doux compliments. En réalité, il murmurait :

— Dix piastres pour vous, ma belle, si personne ne vient nous déranger.

— Les dix piastres sont gagnées alors, fit-elle sur le même ton.

— Ah ! vous êtes la finesse même, votre fiancé est un heureux coquin, Petruja.

Elle lui lança un coup d’œil moqueur.

— Heureux, señor, je le dirai avec vous ; mais ma bouche se refuse à l’appeler coquin.

Et riant aux éclats, la pétulante créature se glissa dehors, refermant la porte avec un soin qui prouva au gamin que l’espoir de gagner dix piastres lui assurait le concours dévoué de la jeune fille.

Il revint à la table et s’assit. Il avait adroitement choisi la place située entre la fenêtre et son compagnon. Celui-ci versait déjà la boisson parfumée à l’orange dans les gobelets de bois, qui tiennent lieu de verres dans les posadas yucatèques.

— À votre santé, mon jeune ami…

Il parut chercher, puis d’un ton cordial :

— À propos, je ne sais pas votre nom ; vous pouvez m’appeler Brumsen, mais moi, comment vous appellerai-je ?

Le gamin avait glissé la main à sa poche, il l’appuya au bord de la table. Ses doigts tenaient un objet noirâtre, ayant une vague apparence de boîte aplatie recouverte de cuir, mais que la paume de Tril cachait en partie.

— Vous souhaitez me donner un nom ?

— Sans doute. Cela ne vous paraît-il pas raisonnable ?

— Pouvez-vous le penser ? Je n’hésite pas à vous satisfaire. S’il vous plaît, vous me désignerez par cette appellation : le Confesseur.

— Le Confesseur ! En voilà un nom !

— Mérité, cher monsieur Brumsen, je vous explique pourquoi.

Il leva la main en l’air, tenant entre le pouce et l’index la boîte tirée de sa poche un instant plus tôt.

— Vous voyez ceci ?

— Je vois.

— Eh bien ! C’est un ingénieux appareil, naguère imaginé par Herr Von Karch lui-même. Cela semble une inoffensive boîte ; mais remarquez qu’à la partie supérieure passe un joli canon d’acier bruni. Que j’appuie sur un ressort, il jaillit un gentil projectile, chargé d’acide carbonique liquide. Le projectile éclate au choc sur l’obstacle choisi : le liquide retourne soudainement à l’état gazeux, produisant sur le dit obstacle un refroidissement de près de deux cents degrés. Si l’obstacle est un homme, il est instantanément réduit à l’état de glaçon, son sang cesse de couler. Et une heure après, dégelé, le mort passe, aux yeux des médecins, pour avoir succombé à une congestion, à une embolie ; c’est même pour cela que Herr Von Karch, qui a le mot pour rire, désigne ce charmant instrument sous le nom de lance-embolie.

En effet, Tril brandissait l’arme perfide emportée naguère du Babelsberg par François. Brumsen hocha la tête :

— Je ne saisis pas le rapport entre ceci et les mots : le Confesseur.

Un accès d’hilarité secoua le gamin.

— Comment, vous ne saisissez pas ? supposez un homme qui sache certaines choses que j’ignore. Je braque sur lui mon appareil, et je lui dis gracieusement :

L’Américain indiqua une pause, puis la voix devenue soudain mordante :

— Monsieur Brumsen, je veux savoir tout ce que vous avez imaginé pour capter la confiance de l’infortuné Tiral ; confessez-vous à moi.

Brumsen comprit. Il se leva, mais le bras de Tril se tendit vers lui menaçant.

— Veuillez vous rasseoir, ne pas tenter un mouvement ; ou sinon, j’aurai le regret de vous délivrer un billet de passage pour un monde meilleur !

Et l’aventurier, dominé, ayant obéi, Tril reprit :

— Je veux que vous soyez bien persuadé de la réalité de mes dires. Rien ne prédispose à la confiance comme la certitude de n’être pas trompé. Tenez, regardez la carafe pleine d’eau qui est juchée là-bas, sur cette étagère fixée au mur. Je la vise, je presse le ressort.

Un claquement léger se fit entendre. Autour de la carafe se produisit un poudroiement de particules brillantes, et instantanément le liquide se transforma en un bloc de glace, tandis que l’humidité, en suspension dans l’atmosphère, se résolvait, dans un rayon de cinquante centimètres, en une minuscule chute de neige.

— Voilà, prononça l’Américain, il me reste trente-neuf projectiles.

Brumsen, certes, avait un certain courage. Devant un revolver, il eût résisté ; mais comme tous les gens de faible culture intellectuelle, il conservait la terreur instinctive de l’inconnu.

Cette arme tuant sans bruit, pouvant amener la mort par réfrigération, c’est-à-dire suivant un mode incompréhensible à son cerveau, le bouleversa, l’annihila, lui enleva toute volonté. Le jeune garçon suivait sur son visage les traces de l’effarement.

— Donc, dit-il, cher monsieur Brumsen, vous avez le choix : vivre bien portant, soulagé d’un secret qui vous pèse certainement, ou bien monter tout droit au Ciel, où les honnêtes gens de votre espèce doivent avoir un quartier réservé. Vous plaît-il de voir en moi le Confesseur ?

Les mâchoires serrées, la face contractée, furieux d’être dominé par un adolescent qu’il eût broyé entre ses mains puissantes, l’agent de Von Karch ne répondit pas. Mais Tril ayant pointé le lance-embolie sur lui, il pencha aussitôt vers la soumission et gronda :

— Si je vous tiens un jour, je ne vous ménagerai pas. Ceci dit, interrogez, je répondrai.

— Selon la vérité, n’est-ce pas ?

— Selon la vérité. Après tout, on n’a qu’une existence, et le point capital dans la vie est de ne point mourir trop jeune.

— Voilà qui est raisonné sagement. Comme il ne me plaît pas à moi-même de prolonger l’entretien, je commence.

Et croisant ses jambes l’une sur l’autre, avec la désinvolture d’un gentleman causant d’événements mondains :

— Herr Von Karch vous a chargé de suivre M. Tiral, pourquoi exactement ?

— Parce qu’il supposait que le Tiral avait découvert un trésor, et qu’il en souhaitait connaître l’emplacement.

— Pour le voler naturellement ?

— Il ne se trompait pas ; c’est un gîte de pierreries.

Tril l’arrêta du geste :

— Non, non, pas comme cela. Vous allez trop vite. Du détail, cher monsieur Brumsen, je désire du détail.

— Que voulez-vous que je détaille ?

— Votre voyage ; la façon dont vous avez acquis la confiance du pauvre homme.

— Oh ! bien facile, allez. En voilà un qui n’a pas le tempérament de chasseur de trésors. C’est un sentimental. Embarqué sur le paquebot qui le conduisait aux États-Unis, il m’a suffi de me présenter comme un malheureux, inconsolable d’avoir perdu sa femme et ses enfants, pour que ce sot m’ouvrit son cœur. Alors j’ai vu sa fille Liesel, j’ai prétendu qu’elle me rappelait une fille disparue ; il n’a plus eu le courage de se séparer de moi. À New-York, il m’a invité à le suivre à la Nouvelle-Orléans. Dans cette dernière ville, il m’a confié le but de son voyage. Il a voulu que je devinsse son compagnon. Lui qui, dit-il, a cru si longtemps sa Liesel morte, il jugeait de son devoir de chercher à consoler un père plus malheureux que lui-même. Enfin, des raisonnements d’imbécile, quoi !

— Ah ! cher monsieur Brumsen, soupira comiquement l’Américain, racontez les faits sans vous livrer à des appréciations personnelles. Vous vous donnez un mal inutile pour prouver que, lorsque l’on vous tient, on serait stupide de vous faire grâce.

Le gamin avait une pose si abandonnée, il semblait si peu sur ses gardes, que l’aventurier crut pouvoir mettre fin à la scène par un coup de force. Brusquement il repoussa la table. Tril, placé en face de son interlocuteur, eût dû être renversé sur le sol.

Mais les errants de la vie tels que le jeune garçon, sont toujours en défiance ; ainsi que le lièvre au gîte, ils écoutent marcher le danger. Tril avait prestement fait une retraite de côté, et sa voix railleuse arrêta net l’agent qui s’élançait.

— Replacez cette table, Brumsen.

L’ordre arracha un cri de rage au drôle. Le lance-embolie, braqué sur lui, eut raison de cette velléité de résistance.

Il exécuta le mouvement commandé, tandis qu’en ses oreilles pénétraient comme des piqûres d’épingle les paroles de son adversaire :

— Monsieur Brumsen, vous travaillez comme une canaille bien sage. Un avis : ne recommencez plus à bousculer le mobilier de l’aimable Petruja, je serais obligé de vous allouer un projectile réfrigérant. Vous deviendriez un homme de glace. Le sorbet Brumsen.

Les yeux du misérable s’injectèrent de sang. Tout ce qu’une rage impuissante peut amener de terrible dans une physionomie, passa sur ses traits, et cependant il se rassit, dominé par la tranquille audace du jeune garçon. Celui-ci reprit place sur son siège, puis, sans que sa voix trahit la plus légère émotion :

— Je sais maintenant comment vous avez trompé un pauvre honnête homme. Parlons du trésor. D’abord, où est le gîte de ce trésor ?

— Je n’en sais rien, articula nettement Brumsen.

Tril fronça le sourcil.

— Prenez garde, cher monsieur Brumsen ; vous venez à la rencontre de Herr Von Karch, pour le conduire. Donc vous savez où vous irez.

— Je sais le moyen d’arriver au trésor, oui, mais j’ignore en quel point du pays il se trouve.

— Cependant vous en venez ? Vous n’êtes pas homme à avoir négligé d’examiner la route.

— La route est un tunnel.

Du coup, Tril menaça le coquin de son arme. L’aventurier eut un mouvement de recul, et avec un accent de sincérité auquel l’Américain ne pouvait se tromper :

— Je vous jure que je dis la vérité. Au surplus, vous le reconnaîtrez si vous m’écoutez.

— Eh bien ! je vous écoute, monsieur Brumsen ; parlez.

— Alors, je dois d’abord vous raconter que M. Tiral a découvert le trésor (en quoi consiste-t-il ? je l’ignore), il y a bien longtemps. La cachette doit se trouver aux environs d’un village maya du nom d’Errinac, car c’est de ce point que, Tiral ayant rendu un grand service à un chef indien, celui-ci le conduisit au gîte.

— Pourquoi ne l’a-t-il pas emporté alors ?

— Vous allez voir. Les Indiens ont un amour indomptable pour leur sol. Ils considèrent les étrangers avec défiance, et s’ils les soupçonnent de vouloir s’approprier les richesses souterraines ou autres, ils les massacrent sans pitié.

— Allez toujours.

— Aussi le chef ami de Tiral, lui indiqua-t-il une route souterraine, le lit d’une rivière que le sol a bue. Personne ne la connaît aujourd’hui, sauf ce brave bonhomme, et nul ne serait en état de la suivre sans connaître les signes de direction, car les eaux, dans ce divin pays, forment sous terre un véritable labyrinthe.

— Et vous connaissez ces signes, cher M. Brumsen, puisque vous serez le guide de Herr Von Karch.

L’aventurier se mordit les lèvres. Il venait de prononcer une parole qu’il regrettait profondément. Toutefois, l’arme de l’Américain avait une éloquence interrogative, qui ne permettait aucune tergiversation. Aussi répondit-il d’un ton de mauvaise humeur :

— Oui.

— Parfait ! Nous finirons par nous entendre ; où est l’entrée du canal souterrain ?

— Vous voulez dire la sortie, car l’embouchure d’une rivière mérite mieux ce nom.

— Soit, où est-elle ?

— Un peu à l’Est du port de Progreso.

— Ah ! c’est pour cela que le Fraulein vous attend sur rade.

— Comme vous dites ! Là, le long de la côte, il existe une lagune bordée, d’un côté par le rivage, et de l’autre par un bourrelet sablonneux, dont un haut fond sans doute a déterminé la formation entre ce lagon intérieur et l’océan. Des brèches existent dans ce rempart de sable et constituent des passes, par lesquelles un canot peut gagner les eaux de la lagune et le tunnel percé parmi les rochers du rivage, tunnel qui sert d’exutoire à la rivière souterraine conduisant au trésor !

Le jeune garçon hochait la tête avec satisfaction.

— Très bien, cher monsieur Brumsen, voilà qui est on ne peut plus clair. C’est étonnant comme vous êtes gentil quand vous le voulez.

Et ce sarcasme lancé, il reprit sans se départir de son flegme :

— Donc, vous avez pris un canot et, en compagnie de M. Tiral et de Miss Liesel, vous vous êtes enfoncé sous le tunnel aquatique.

Brumsen affirma de la tête.

— Le trajet a-t-il duré longtemps ?

— Deux jours.

— Cela suppose une distance assez considérable.

— Oh ! cinquante à soixante kilomètres.

— Je vois ce que vous entendez par là ; on ne va pas vite, car on se dirige à l’aide d’une torche, d’un fanal, d’une lanterne.

— C’est exact.

Tril marqua une pause ; il tint un instant son ennemi sous son regard, puis martelant les syllabes, il ajouta :

— Et on perd du temps, à relever les signes indiquant la bonne direction ?

L’agent, cette fois, demeura muet.

— Qui ne dit mot consent, reprit imperturbablement le jeune garçon. Pour être un confesseur idéal, il ne me reste plus qu’à apprendre la nature et l’apparence de ces signes. Cher Monsieur Brumsen, vous ne sauriez croire à quel point mon intérêt est surexcité.

Soudain, le gamin se trouva debout, soutenant de la main gauche un escabeau à la façon d’un bouclier, tandis que la droite dirigeait vers le bandit le canon bronzé de l’arme perfide imaginée naguère par Von Karch.

— Haut les mains, aimable Brumsen, ou vous êtes « frappé » comme une simple carafe.

Le geste, le commandement, étaient causés par une nouvelle tentative de révolte du misérable aventurier.

Tout en parlant, celui-ci avait mis sans affectation les mains dans ses poches, puis tout à coup, croyant le moment opportun, il s’était redressé brandissant un de ces longs couteaux d’origine catalane, que l’on dénomme navajas, et qui se lancent à distance, traversant la poitrine d’un ennemi aussi sûrement qu’une balle de revolver.

Seulement, il dut reconnaître qu’il était impossible de tromper la vigilance de celui, qu’en son for intérieur, il qualifiait de « diabolique insecte ». On l’a vu déjà, Brumsen n’avait aucune vocation pour l’héroïsme. Dès l’instant où il ne pouvait surprendre son adversaire, il baissa pavillon. Dans ce cas encore, il se plia aux exigences de l’Américain.

— Haut les mains, avait dit celui-ci.

Les bras du bandit se dressèrent au-dessus de sa tête.

— Le couteau à terre.

La navaja tomba avec un bruit sec sur le plancher carrelé. Tril fit entendre un rire dédaigneux.

— Hein ? Monsieur Brumsen, croyez-vous qu’à ma place vous feriez grâce.

L’interpellé pensa sa dernière heure venue ; il se recula si précipitamment qu’il alla donner de la tête contre l’étagère supportant la carafe, dont le jeune garçon avait tout à l’heure provoqué la congélation.

Et il bondit en avant avec un cri éperdu. Le choc avait déterminé le jet d’une cascade glacée, dont une part, pénétrant par l’écartement du col, avait ruisselé dans son dos.

La glace, on le sait, tient plus de place que le volume d’eau qui la produit. Au moment de la congélation, la carafe avait dû se fêler. Le heurt violent provoqué par le mouvement du bandit, amena la rupture du récipient, dont le contenu, maintenant revenu à l’état liquide, lui procurait l’impression désagréable d’une aspersion à zéro. Pour comble de malchance, Tril se prit à rire aux éclats.

— Ma foi, dit-il, je n’aurais pas trouvé mieux pour vous calmer, cher monsieur Brumsen ; prenez la peine de vous asseoir et continuez votre si attachante confession.

— Mais je suis transi, gronda l’aventurier.

— Et vous craignez la pneumonie, la fluxion de poitrine. À Dieu ne plaise que je vous souhaite de trépasser ainsi à la fleur de l’âge, dans un lit moelleux. Non, non, un homme comme vous doit aspirer à de plus hautes destinées, quelque chose comme une potence dressée sur une montagne.

— Je vous dis que je grelotte, rugit l’autre avec une rage éperdue.

— Alors abrégeons l’entretien, je ne demande pas mieux ; dites-moi bien vite comment vous comptiez guider Herr Von Karch, et vous êtes libre de vous réchauffer tout à votre aise.

Dans l’attitude du coquin se marqua une suprême hésitation. Un geste de la main armée de son interlocuteur le décida :

— Après tout, on n’a qu’une existence. Tous les trésors ne la remplaceraient pas.

Sur cette réflexion, Brumsen fouilla à l’intérieur de sa blouse de chasse, en tira un portefeuille de cuir jaune, et le jetant sur la table devant son jeune adversaire :

— Vous trouverez là-dedans le plan du chemin souterrain, les marques tracées sur les parois à toutes les bifurcations. Êtes-vous content ?

Il se levait déjà ; du geste, Tril l’invita à se rasseoir.

— Le temps de contrôler vos dires, cher monsieur Brumsen. Vous semblez si pressé de vous retirer, que vous auriez pu vous tromper ; cela arrive même à de fort honnêtes gens.

Avec un grognement, le bandit se laissa retomber sur son siège. Tril, lui, ouvrait le portefeuille.

De suite, il mit la main sur une carte de papier fort ; un levé topographique sommaire, figurant une ligne sinueuse d’où s’élançaient, à droite et à gauche des traits latéraux, indiquant vraisemblablement l’emplacement de galeries se détachant de la voie à suivre. Dans un angle se lisait la mention : toujours vers la pointe.

Le gamin frémissait de joie. Il allait rapporter à François le secret de son ennemi. Et là-bas, à Washington, Jud Allan qu’il aimait dévotieusement, féliciterait le petit enfant trouvé, devenu un si ardent et si habile défenseur de la justice.

Une détonation sèche, une balle qui enlève le chapeau que le gamin a conservé sur sa tête.

La satisfaction a amené chez lui une minute d’inattention. Brumsen en a profité. Il est debout, braquant de nouveau le revolver, dont il vient de se servir contre celui qui l’a dominé si longtemps. Il va tirer encore.

— C’est trop fort.

Avec une promptitude fulgurante, Tril se met en défense ; un ressort claque. Sur la face du bandit se produit le même poudroiement qui, un instant plus tôt, a scintillé autour de la carafe.

Brumsen demeure immobile, figé dans son attitude d’attaque, la face contractée, les yeux grands ouverts, puis, d’un coup, avec la raideur d’une solive dont l’équilibre se déplace, il tombe sur le sol.

— Tant pis pour lui, grommela le gamin, et probablement tant mieux pour moi ; j’aurais été assez bête pour lui laisser la vie.

Mais la porte s’ouvre. La jolie et bavarde Petruja se précipite. Elle a entendu le coup de feu ; elle vient s’enquérir du jeune señor.

On sent que l’inquiétude qui la tient est surtout celle des piastres promises. Un coup de couteau, une pistoletade ne sont pas pour émouvoir une maya, à qui le sang indien communique une sympathie atavique pour ceux qui frappent fort.

Tril aligne les pièces de monnaie sur la table et désigne le corps de Brumsen. La servante lui adresse son plus séduisant sourire :

— Que le señor s’éloigne vite. Inutile de se montrer à des curieux.

— Mais vous ?

— Oh moi ! je vais jeter l’homme dans le puits. Le courant de la rivière l’entraînera vers la mer. Il vaut mieux que les crocodiles et les requins mangent les morts que les vivants.

Elle ne cessait de sourire pendant cette réponse macabre.

L’Américain ajouta quelques pièces de monnaie, ce dont la jeune fille le remercia par un allègre :

— Que la Madone protège le seigneur généreux et brave.

Puis il prit le portefeuille du mort, gagna la porte et s’enfonça dans la campagne inondée de soleil, se dirigeant vers le campement de l’aéroplane.