Le Soleil (p. 70-87).

V

Idées nouvelles et projets nouveaux


Jean était revenu de son voyage avec une première expérience des hasards de la vie loin du foyer natal : idées bien à lui, personnellement élaborées, avec d’autres plutôt suggestives empruntées à son camarade. En comparant Émile Dupin, pusillanime et amoindri, avec le vieux Blouin, au dépourvu ignare, pauvre, minime et grotesque, mais grandissant tout à coup à l’égal du péril, il a pu constater qu’après tout, tant vaut la force morale chez l’homme, tant vaut l’homme.

À l’encontre de cette observation toute personnelle, il se défend malaisément d’admirer quand même son cousin, et en lui, l’appoint matériel de la richesse plus encore que la supériorité intellectuelle ; se disant que celle-ci ou bien est un don gratuit du ciel ou un perfectionnement connexe de la richesse qui peut s’acquérir. Mais, en résumant les dires du jeune Américain, il est tenté de croire aussi que dans le monde et pour le monde, le plus souvent, c’est l’homme factice et surfait qui l’emporte sur l’autre ; que la bravoure, la force, l’expérience, le savoir, la vie morale, tout cela peut être réduit en service, parfois même en servage, sous l’empire de l’argent.

Et les récents tête-à-tête avec son cousin lui en ont appris beaucoup sous ce chef ; ils lui serviront d’enseignement sur l’importance de la richesse et d’entraînement sur les moyens de l’acquérir.

Ces idées nouvelles, il voudra bien les entretenir secrètement le plus longtemps possible ; mais elles le trahiront trop tôt dans les causeries familières du foyer, dans les entretiens inquisiteurs de son maître.

Durant tout le reste des vacances, les relations entre les familles Dupin et Pèlerin ne cessèrent pas d’être cordiales. Si les villageois de l’entourage, revenus de leur impression première, aimaient quelque peu maintenant à gloser entre eux sur le faste des parvenus et encore mieux sur leurs pratiques anticanadiennes ou leur religion frelatée, il ne faudrait pas connaître la mentalité à la fois jalouse et roublarde du villageois pour s’en étonner. Ceux qui faisaient l’objet de cette petite malignité étaient peut-être seuls à ne pas s’en apercevoir, tant on se montrait tout de même obséquieux en présence du veau d’or. Cette réserve circonviendra également les Pèlerin jusqu’à la fin des vacances seulement ; après quoi, monsieur le curé s’emploiera charitablement, d’une part, à refréner la médisance, de l’autre à combattre l’engouement. Ce n’est qu’après le départ de leurs parents américains que la veuve et son fils comprirent bien quelle place ils avaient déjà prise dans leur esprit, les parents riches, durant ces derniers mois. Le regret des adieux fut sincère chez les deux sœurs, et tempéré par un vague espoir de retour. Puis, lorsqu’Émile eut finalement gagné la ville de Québec, il se fit aux Pignons-Rouges comme un vide qui attirait, pêle-mêle, réminiscences, désirs, espérances et projets.

Quand monsieur le curé lui proposa la poursuite de ses études, Jean ne voulut pas s’y refuser, mais il s’y prêta comme mal éveillé d’un rêve. Peu à peu ses réluctances s’accusèrent, au grand chagrin longtemps secret de son précepteur. Même la perspective d’une instruction supérieure et professionnelle, défrayée par la générosité de son oncle, ne pouvait plus lui sourire. Il était trop vieux, se disait-il, à vingt ans bientôt, pour faire un cours d’études et un stage. Cette idée-là entravera ses succès. Ce qu’il étudiera désormais lui paraîtra de la superfétation, quand le temps presse et l’exemple d’un oncle Dupin invite à la vie pratique.

Le bon curé, ne laissant pas d’observer le travail qui s’opère dans ce jeune esprit désorienté, attend patiemment le jour où il faudra solutionner tout cela, dut-il lui-même renoncer à ses premiers projets, évoluer aussi lui vers une orientation nouvelle. Ce qu’il désire avant tout, c’est que Jean Pèlerin reste Canadien, catholique et Français. Et les leçons qu’il donne journellement sont de plus en plus compromises par des arrière-pensées qui lui font craindre l’inanité de ses efforts pour atteindre son objectif préconçu. Il songe au grand moyen de réagir contre les inclinations nouvelles de son élève ; il le voit bien, il faudra de grands moyens. L’esprit de Jean lui échappe et trotte vers des horizons maintenant reculés. Ses lectures de préférence s’attardent dans les ouvrages de géographie, surtout les récits de voyage, et le bon vieillard avise à retenir au colombier l’imprévoyant pigeon qui voudra bientôt partir.

Ce grand moyen, qu’il voit poindre dans ses réflexions pastorales, il lui donnera le temps de se dégager de ses ombres, de se mieux affirmer, avant de le faire connaître même à la mère de Jean. Toutefois, il importe d’en établir au plus tôt les préliminaires. Il faut rattacher à la terre canadienne ce fils de paysans canadiens ; le rattacher à cette bonne terre recélant avec l’avenir de sa race les ossements des siens qui ont vécu d’elle ; l’empêcher de la mépriser davantage ; l’y retenir par les liens les plus forts, ceux du cœur ; le dissuader enfin de cette erreur si funeste à tant de Canadiens français, que le patriotisme serait un vain mot, que la patrie c’est le bien-être matériel.

Des inquisitions discrètes et prudentes, dans la paroisse, le servirent à souhait. Et enfin l’heure d’une première explication sur ses idées nouvelles s’est inopinément offerte le jour de la Toussaint. Ce jour-là, après la grande solennité qui commémore | la vaillance et l’impérissable richesse de ceux qui ont recherché ici-bas les biens éternels, l’Église nous rappelle encore, dans la tristesse, tout spécialement le souvenir de ceux qui sont le plus récemment partis pour leur éternité ; de ceux que nous avons connus, dont la terre n’a pas encore fait de s’assimiler la dépouille mortelle.

Dans nos villages, il était une coutume pieuse qui, à cette intention, conviait, aux dernières heures de cette après-midi funèbre, les hommes de la paroisse, surtout les jeunes gens, à venir sonner successivement le glas de leurs défunts. Et depuis les dernières vêpres jusqu’à l’Angélus, le plus souvent sous un ciel morne, à travers les champs dépouillés et la nature elle-même toute en deuil, le carillon chantait, au-dessus des tombes du cimetière et des maisonnettes du village, l’espérance en l’exultation finale de nos os humiliés.

Jean Pèlerin s’était généreusement prêté à cette pieuse corvée. Un moment, monsieur le curé, qui l’aperçut, ne put se défendre d’admirer la virilité de sa force et de ses mouvements. Ce n’était plus l’enfant malingre dont la santé, il y avait quelques mois à peine, lui inspirait tant de crainte.

Il l’attendit au sortir de l’église.

— « Viens donc, Jean, si tu le veux bien ; j’aurais à te parler. »

Et bras dessus, bras dessous, comme deux confidents d’un âge plus égal, ils partirent lentement sous les grands saules tristes et recueillis qui bordent la place.

— « Tu vois là, Jean, au cimetière, toutes ces croix, tous ces monuments, riches ou non, témoignant chacun d’une seule et même chose ; qu’une vie comme la nôtre, un peu plus longue, un peu plus courte, a fini là, après tant d’autres dont le souvenir n’est pas encore effacé. Tous ceux-là dont la cloche avait sonné le départ, qu’elle rappelle aujourd’hui à notre pensée, en nous invitant à leur être encore secourables par la prière, tous ceux-là, ce sont les nôtres. Ils ont vécu ici comme nous ; ils y ont laissé ce que l’on peut laisser sur la terre, les restes de leurs corps et l’histoire de leurs vies. Ce qui nous permet, à nous qui sommes leurs successeurs et leurs enfants, à nous qui les avons aimés et voulons les aimer toujours, de les entretenir encore en ces lieux familiers ; de leur dire et leur prouver que nous ne les avons pas oubliés en attendant l’heure d’aller aussi les rejoindre.

« Ils furent ce que nous sommes et nous leur devons de rester ce qu’ils ont été, afin de perpétuer la tradition familiale et patriotique qu’ils nous ont confiée avec leur sang et leur nom.

« Ton cousin l’Américain, auquel tu portes envie, c’est facile à voir, a dû te dire ou te dira comment on s’enrichit aux États-Unis. Il t’apprendra qu’il fait bon vivre dans l’opulence, dans l’argent, comme on dit plutôt. Mais il ne t’apprendra pas, parce qu’il ne le sait pas, parce qu’il ne le saura jamais, que ce n’est pas tout de vivre, et qu’il faut se survivre.

« Va au pied de la montagne de Saint-Pascal. Il y a là quarante arpents de terre en culture que les vieux de la paroisse te désigneront, sais-tu comment ? — le BIEN du défunt François Dupin. Ils te diront que ce Dupin avait deux fils, l’un qui est mort trop jeune, et l’autre qui, ayant voulu vivre trop vite, a tout vendu pour s’en aller aux États, où il a fait fortune, paraît-il. Et c’est tout ce qu’il reste d’eux sur ce morceau de terre canadienne que leurs ancêtres, depuis deux cents ans, que la belle langue française elle-même, appelaient leur bien. — Comprends-tu la signification vraie de ce mot patriotique, le bien, l’opposé du mal, le bien que l’on a fait, le bien dont on vit, le bien que l’on hérite de ses pères et qu’on laisse à ses enfants avec l’amour des siens et l’orgueil de son nom ?

« C’est plus qu’un avoir immobilier ; c’est mieux qu’un actif dont on peut troquer la valeur sur le marché ; c’est de la patrie sacrée, le bien de la famille !

« Or, crois-tu que si tous ceux-là, dont les restes attendent ici le grand réveil, avaient aussi déserté la terre canadienne, comme l’oncle Dupin, pour s’en aller s’enrichir et mourir au milieu d’un peuple dont le tiers peut-être n’a pas d’autre religion que le bien-être de la vie, après avoir tant suivi et regardé les hommes qu’ils auraient oublié le ciel, crois-tu, Jean, qu’au moment où nous en parlons, ils seraient plus heureux qu’ils ne le sont-là ?

« Ceux à qui ils auraient laissé leurs richesses, laborieusement acquises, j’aime à le croire, n’auraient pas manqué de les commémorer respectueusement dans le faste d’une sépulture. Mais l’isolement, au sein de la terre étrangère, le tourbillonnement de leurs mérites purement humains, entraînés avec leurs capitaux et leur souvenir dans le gouffre vertigineux des intérêts matériels sans cesse renouvelés, leur vaudraient-ils à cette heure, dans leur éternité, la voix grêle de la pauvre cloche qui parle des nôtres à nos oreilles, en évoquant sur les cendres de leurs ancêtres, au milieu desquelles ils seront bientôt confondus, la tradition sainte et familiale qui les fait revivre dans nos cœurs ? Le crois-tu, mon Jean ?

— Je crois, monsieur le curé, et je croirai toujours tout ce que vous avez voulu m’enseigner, pour devenir, comme vous l’avez dit tant de fois, un brave homme, un bon Canadien. Seulement, permettez-moi de vous le demander, est-il nécessaire pour cela que je vive et meure pauvre à Saint-Germain ?

— Non, mon cher, je ne dis pas cela. En songeant à t’instruire, j’avais l’intention de faire de toi un homme rehaussé de son milieu familial, un homme plus distingué, — que tes pères me le pardonnent, — mais, je le crains, depuis que tu as des idées à toi, ce n’est plus cette distinction-là que tu désires. Et pourquoi cela ? Ah ! les vacances, les vacances ! La fréquentation de ce jeune cousin, qui n’était pas de ton rang, comme l’on dit ici, prends garde qu’elle ne te soit devenue funeste ? Il t’a mis dans la tête des idées que tu n’aurais jamais eues.

— Vous ne l’aimez pas, mon cousin, monsieur le curé. Je ne voudrais pas vous déplaire en le défendant, mais si vous l’aviez mieux connu, vous verriez qu’il n’est pas méchant.

— Ai-je dit qu’il était méchant ? Je sais qu’il est riche ; je comprends qu’il en est averti ; qu’il trouve toutes les satisfactions au début de la vie ; qu’il ne refuse pas de s’y attacher et que cela peut être pernicieux pour mon Jean dont l’enfance et la jeunesse ont été privées de tant de choses, même de l’amour paternel. Ne me dis pas que je trouve ton cousin méchant. Il est ce que son éducation devait en faire. Il est ce que tu voudrais et ne saurais être. Voilà pour toi le grand danger !

— Et si je ne le voyais pas comme vous, ce grand danger ?

— Il n’en serait alors que plus grand. N’est-il pas vrai, dis donc, que tu trouves ton cousin plus heureux d’être riche que d’être instruit ?

— Oui, peut-être. C’est ce qu’il pense aussi lui d’après ce qu’il m’en disait un soir.

— Il te reste au moins une belle candeur. Et ne pourrais-tu m’apprendre ce qu’il te disait un soir à ce sujet ?

— Cela ne vous plaira pas, je le crains bien.

— Dis quand même, puisque de la dissimulation chez toi maintenant dans nos entretiens me déplairait davantage.

— Il disait, comme cela en riant, avoir lu quelque part qu’aujourd’hui un licencié ès-lettres n’était qu’un mercenaire auprès d’un chauffeur d’automobile. Et il trouvait cela très drôle.

— Voilà ! Or, s’il n’a pas poursuivi pour reconnaître qu’il est plutôt souverainement triste de voir aujourd’hui les pieds au-dessus du cerveau, — car j’ai lu aussi moi cette drôlerie, — c’est qu’il est acquis à ces idées-là, qu’il se trouve bien de ces mœurs nouvelles. Ce fils à papa aura probablement juste assez d’instruction pour savoir jouir des capitaux à papa, mais non assez pour s’en consoler s’il n’avait jamais pu les acquérir par lui-même. Comment peut-il savoir ce que vaut l’instruction ? Sait-il seulement ce que vaut l’argent dont il est si fier, qui lui vient du travail d’autrui et auquel son instruction personnelle ne saurait suppléer ?

— Il sait qu’avec la richesse on obtient l’instruction, tandis que avec l’instruction on n’est pas sûr d’acquérir la richesse.

— Avec une instruction dont on n’apprécie pas les avantages, si l’on convoite avant tout l’argent, il vaut peut-être mieux en effet se faire chauffeur d’automobile. Mais ce n’est pas ce que j’ai voulu t’enseigner. L’ange et la bête, chez l’homme, dont je te parlais un jour, n’accusent pas les mêmes besoins ni les mêmes goûts. Je te laisse à comprendre lequel des deux trouve son bonheur exclusivement dans la richesse : je te laisse à réfléchir en dernier ressort, s’il le faut, sur ces paroles de Sénèque, que tu voulais bien admirer il n’y a pas longtemps : « Ecce par Deo spectaculum, vir cum adversis compositus !  »

« Tiens ! tu m’entraînes trop loin, — Toi-même, puisque c’est de toi avant tout qu’il faut s’occuper, que désires-tu, maintenant ? Où veux-tu en venir ?

— Je veux travailler au plus tôt, sinon pour devenir riche, comme vous pensez, du moins pour gagner dignement ma vie et celle de ma mère ; ne plus avoir à compter sur la charité des autres.

— Sans te demander s’il n’entre pas un peu trop d’orgueil dans ce désir, me dirais-tu maintenant ce qu’il te faudrait faire pour cela, demain, tout de suite ? Non, ne parle pas encore. Tu n’en sais rien. Tu ne sais vaguement qu’une chose, c’est que pour avoir de l’argent à la main comme ton beau cousin, pour être heureux à sa manière et sur les brisées de son père, il te faudrait laisser là tes livres pour courir à la besogne payante, à la chance qui ne nous attend pas, mettons à l’aventure ? — Eh ! bien, soit ! Allons ! Partons ! Je te suis. Tu fermes tes livres. Tu quittes ta mère, pour ne plus jamais la revoir ici-bas peut-être, et le Canada, cela va de soi, puisqu’on n’y fait guère de fortunes rapides. Tu travailles, tu peines, à l’étranger et pour l’étranger. Au mieux, — ce qui n’est pas sûr —, tu t’enrichis comme l’oncle Dupin. — Et après ? Tu meurs, et ceux à qui tu laisses ton nom avec tes biens pourront aussi venir un jour visiter en touristes, l’air dédaigneux, ta patrie, ton village natal qui n’auraient su te donner qu’un cœur de paysan, une mentalité canadienne française et une âme croyante et religieuse. Mais ce cœur de paysan, cet esprit canadien, cette âme avant tout catholique, quelle aura été leur part dans ce beau résultat de ta vie ? Peux-tu me le dire aussi d’avance ? Jean, le veux-tu, laisse-moi rêver autre chose pour toi, autre chose qui répondra mieux à nos légitimes aspirations. Je suis obligé d’anticiper un peu la révélation de mes projets. Tu sais que mon devoir pastoral m’intéresse à l’établissement des nouvelles familles de la paroisse. Il le faut bien puisque l’on vient si souvent prendre de moi conseil. Tu connais Pierre Brillant, le plus à l’aise de nos cultivateurs. Il lui manque un fils à qui laisser bientôt l’exploitation de son bien, qu’il devra confier à un gendre. Mademoiselle Esther, fille unique, est un beau parti. Tout le monde te le dira ici. Et l’on a les yeux sur toi. Sais-tu pourquoi ? Parce que tu passes déjà pour un jeune homme instruit à l’égal au moins de cette héritière qui actuellement s’instruit. En quoi tu reconnaîtras que l’on ne perd pas son avenir devant les livres. Tu étudies encore quelque temps pour être bien au-dessus de la moyenne des prétendants, en dirigeant désormais tes études du côté des sciences agricoles, et dans un an ou deux Jean Pèlerin est un notable attendant de la bénédiction de Dieu et de la bonne terre canadienne le bonheur de sa vie paisible sûrement ordonnée. Va maintenant, je te quitte avec mon rêve. Réfléchis, prie, pour que ce rêve chasse ton cauchemar américain ».

En regagnant son humble foyer par la grande route qui dévale des hauteurs de Saint-Germain, ce soir-là, Jean entendait deux voix résonner à son oreille et dans son cœur ; celle de la cloche qui n’avait pas fini là-haut d’évoquer le souvenir des trépassés, et une autre voix, jusqu’à alors inconnue, douce et mystérieuse, qui chantait son avenir.


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