Le Soleil (p. 88-104).

VI

Aux rayons d’un bonheur anticipé


Heureux le jeune homme qui n’hésite pas à confier les premières aspirations de son cœur à sa mère !

Bien que chez elle un amour plus généreux se trouve appelé à abdiquer alors une partie des droits qu’elle avait faits absolus, la confiance ingénue d’un cœur pur est si belle chose que rarement les mères se refusent à chaperonner les premières amours de leurs enfants.

Heureux de même celui qui hérite du foyer paternel. « Il grandira sous le toit qui l’a reçu comme un ancêtre qui doit y régner, et le pressentiment de son règne le couvrira du bouclier qui fait les forts en même temps que la grâce de son âge lui donnera la tendresse qui fait les heureux. »

Aussi, la belle intimité puérile qui régnait jadis entre la veuve Pèlerin et son fils, qui fit la consolation de leurs jours d’épreuve les plus sombres et semblait quelque peu compromise en ces derniers temps par les études et les préoccupations secrètes du jeune homme, va-t-elle réapparaître à leur foyer. Ce soir du premier novembre, quand déjà les ombres de la nuit hâtivement descendues des collines estompaient la ligne des grèves et des eaux, quand dans les cœurs le deuil des mauvais jours se ravivait chez les malheureux, l’œil de Jean en face de sa mère assise à l’humble table domestique brillait d’une flambée insolite. Une espérance nouvelle, comme un oiseau du ciel traqué par les ténèbres extérieures, était venue se blottir dans cette âme ingénue aux visions jusqu’alors si peu riantes. Le vin capiteux du premier amour qui engage à parler faisait insidieusement son œuvre. Nous savons bien qu’un rien lui sert de ferment, et nous comprenons comment la parole de son protecteur a pu avoir chez cet adolescent l’effet du coup de foudre.

— « Qu’est-ce que cela veut dire Jean, tu parais bien animé ! C’est-il parce que tu as sonné pour les morts ?

— J’ai eu le temps de me reposer avec monsieur le curé. C’est pour une autre chose qui va bien vous surprendre.

— Quoi donc !

— Je crois que je va devenir amoureux !

— Ah ! mon pauvre enfant ; l’amour souvent c’est comme le poison que le docteur administre à la dernière extrémité. Si on y goûte trop tôt et sans prudence, quelquefois on en souffre longtemps et il arrive aussi qu’on en meurt. Il faut être bien malade et laisser la décision au docteur.

— Et si on en use sans être malade ?

— On devient malade.

— Il faudra alors dire tout cela demain à monsieur le curé qui vient, comme un docteur et comme si j’étais déjà malade, de m’en administrer une première dose.

— Y a-t-il moyen de te comprendre ? Parle donc sérieusement, Jean ! »

Et va, dans cet entretien candide de la mère et du fils, la révélation des grands projets de monsieur le curé. À son tour, l’œil de la pauvre femme s’anime sur cette vision de l’avenir. L’effluve printanier de son cœur depuis si longtemps blasé se ranime au foyer de la flamme naissante qui va maintenant lui disputer l’amour de son enfant. Mais sans égoïsme elle en jouira dans les conditions toutes spéciales qui s’offrent à la solution d’un souci dont plus d’une fois déjà son rêve avait été hanté. Puisque Jean renonçait aux études conduisant au suprême honneur de la prêtrise, qu’allait-il devenir pour lui-même et pour elle ? Attendrait-il de lui fermer les yeux, pauvre et déclassé, avant de s’établir à demeure au village ou de partir au loin ? Secrètement, dans les cogitations de ses journées et dans les cauchemars de ses nuits, elle a pleuré sur l’inconnu de cette destinée, problème qui fait pleurer tant de mères et plus qu’une autre celle de l’orphelin. Combien de fois n’a-t-elle pas avoué qu’elle ne vivait plus que pour Jean ? Désintéressée personnellement, toute dévouée à l’édification de son avenir, elle fait de cette tâche l’objectif ultime de sa propre existence. Jean une fois établi, en train de vivre comme elle dit, elle attendra heureuse l’appel de Dieu et le moment de partir à son tour.

Le colloque de la mère et du fils, en cette soirée où s’ouvrait à leur vue une si belle avenue sur l’espérance, se prolongea. Et quand, dans la nuit sombre, à leur prunelle longtemps sans sommeil, l’éclair intermittent du phare venait illuminer la croisée, il jetait aussi dans leur âme une clarté plus intense sur leur bonheur de vivre.

Monsieur le curé de Saint-Germain, puisqu’il avait trahi une première fois son secret, ne tarda pas à venir personnellement s’en entretenir avec la mère de Jean. Il ne fallait pas, certes, de longtemps encore rien en divulguer. Ce serait à la fois plus sûr et plus convenable d’observer la plus grande réserve, d’user même de cachotterie pour ne pas affoler les jeunes imaginations, et pour éviter le cancan villageois sur cette alliance si peu canadienne, préparée et résolue à la française, par d’autres que les conjoints. La jalousie et la malveillance auraient assez beau jeu aux oreilles des Brillant circonvenus pas le favoritisme du curé. Oui, il fallait être bien discret. Mais, « l’on n’emprisonne pas l’aurore », a dit le poète, et si discret que l’on fut, de part et d’autre, un mois plus tard, la grande nouvelle du grand projet de monsieur le curé brillait à son zénith dans le ciel assez nuageux tout de même du commérage local. Une seule personne encore n’en savait rien, — mademoiselle Esther Brillant, jouvencelle bientôt accomplie, qui, pour le moment, entre autres perfectionnements, étudiait la harpe dans une institution fashionable de la ville, plus inquiète de son succès aux prochains examens d’une académie de musique que de son mariage avec le plus joli métayer de Saint-Germain.

N’en dites rien, monsieur le curé ! Réprimez, si c’est possible, pauvre mère Pèlerin, l’éclat de voix joyeux et inaccoutumé qui voudra trahir vos allégresses, dans les conversations d’ailleurs futiles que vous tiendrez désormais, peut-être un peu trop complaisamment, chez la voisine, à la porte de l’église et partout, au hasard des rencontres et de vos désirs de chanter maintenant la vie.

À la suite de ses études préliminaires continuées durant quelques mois encore, car rien ne presse, Jean aura bientôt fait d’acquérir, à l’école d’agriculture, les connaissances spéciales qui lui manquent.

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À cette fin, sérieux et généreux, il étudia avec ardeur et d’une manière pratique, au grand contentement de son bienfaiteur qui se félicitait d’avoir su mettre en valeur cette intelligence assurément remarquable. Dans nos campagnes canadiennes, lorsque gens et bêtes ont déserté, après la moisson, les champs recouverts d’un épais tapis de neige, aux andains maintenant cristallisés et aux sources taries, la vie se concentre à l’abri de la froidure et des neiges. La stabulation des bêtes fournit aux gens une notable partie des travaux de leur journée, qui, avec la coupe du bois dans la forêt, leur laissent cependant de longues heures de réclusion au foyer bien clos. Une vie plus intime, plus familiale commence alors. Portes et fenêtres se sont fermées à la bise mordante quand naguère elles restaient presque toujours ouvertes à l’arôme des champs. Depuis Notre-Dame-des-Avents jusqu’au carême, le plus gaiement qu’elles s’ouvriront, les portes des demeures agrestes, ce sera pour laisser entrer les parents, les amis de la maisonnée. Le plus souvent possible, ils les franchiront à l’improviste ou non avec de grands éclats de voix et des mines réjouies.

— « Dégréez-vous ! » — leur dira-t-on. C’est-à-dire n’ayez crainte que nous ne comptions le temps qu’il vous plaira de séjourner chez nous. Comme s’ils devaient y établir leurs quartiers d’hiver. Charmante expression de la belle hospitalité canadienne, disait Philippe-Aubert De Gaspé, qui fait traiter son hôte comme un vaisseau que l’on met en hivernement.

Une vie qui leur avait été jusque-là refusée allait donc occuper tout l’hiver ces bonnes gens. « Le Jean de la veuve », devenu un si bon parti, sera convié à toutes les fêtes de famille. Il y brillera par son maintien distingué et le charme maintenant avéré de sa personne, sous le regard fier et attendri de sa mère, la première à s’étonner de son immutation.

Ce fut bien autre chose lorsque le cousin riche Émile Dupin, lancé dans le grand monde de la ville, s’avisa du bon esprit de laisser voir qu’il n’oubliait pas pour tout cela ses parents de Saint-Germain. Les cadeaux de Noël qu’il leur envoya suivant la coutume américaine, leur causèrent grande surprise et grand bonheur. Songez-donc, une riche pelisse pour la tante et un complet de raquetteur pour Jean firent accourir toute la paroisse aux Pignons-Rouges. Enchanté des sports d’hiver québécois si nouveaux pour lui, le jeune Américain écrit à son cousin qu’il viendra passer les vacances du carnaval avec ses bons parents, pour connaître en hiver la vie campagnarde du Canada, dont il conserve un si frappant souvenir, en été.

Décidément, le Jean de la veuve est devenu un personnage. Quand, à travers champs, chaussé de sa raquette légère, la tuque sur l’oreille, la ceinture écarlate aux reins et le torse à l’aise dans son costume aux couleurs voyantes, il gagne vers les hauteurs du village, plus d’un œil mutin est là, dans la croisée des maisons échelonnées sur les coteaux, cherchant à l’apercevoir du plus loin derrière le rideau de givre que déchirent nerveusement maints doigts roses. Il va gaiement par monts et par vaux, tantôt sombrant tout au fond de ces derniers, où ne surnage plus que la tuque, pour émerger ensuite de toute sa taille agile et svelte au plaisir des yeux mutins.

Et ces jours se passaient joyeusement, dans un renouveau de prévenances et d’égards dont les échos n’avaient plus de cesse au foyer comme aux cœurs reconnaissants des Pèlerin. On y était sans doute depuis assez longtemps habitué, aux égards et aux prévenances des bons villageois. Ils ne firent jamais défaut depuis l’heure de la catastrophe qui avait brisé la famille. Mais alors l’œil de la charité s’apitoyait sur une misère, et d’autre part la voix de la reconnaissance s’embarrassait d’une gêne irréductible, fut-elle même sans aucun orgueil humilié. Aujourd’hui, on dirait que les sympathies sont moins inquiètes, sinon plus franches, hélas ! avouons-le, parce qu’un prestige mondain a passé sur eux, le prestige de la richesse apparentée. Mais ne scrutons pas davantage ce côté faible de la nature humaine, et réjouissons-nous de ce bonheur, même précaire, rassérénant par anticipation des yeux qui n’ont déjà que trop pleuré.

Quand on possède quarante arpents d’une terre en plein rapport, avec des troupeaux primés à toutes les exhibitions agricoles, et plusieurs milliers de piastres en bons placements, on est certes en haut crédit, en vue, comme l’était à Saint-Germain le notable Pierre Brillant. Et quand on s’appelle mademoiselle Esther Brillant, unique héritière de ce notable, si l’on est encore plus jolie que la moyenne des héritières, mieux éduquée déjà que toute la jeunesse des alentours, ne vous étonnez pas si le dimanche, sur la grande route, tant d’autres obséquieux cèdent le pas à l’équipage relativement somptueux où se prélassent monsieur, madame et mademoiselle Brillant. C’était d’accoutumée. Mais autre chose en plus, depuis quelque temps, attirait des regards intéressés sur cette famille ; l’actualité dirait aujourd’hui le journal à potins, l’actualité qui met temporairement en vedette le malheur de celui-ci, ou en vogue, l’heur de celui-là. L’actualité s’était emparée des noms, des intérêts, des sentiments, des défauts et des qualités de la jeune fille riche et du jeune homme pauvre, qu’elle promenait en catimini de foyer en foyer, les affublant, ici, d’un éloge, là, d’une épigramme.

On eut beau sujet de discourir et d’épiloguer sans plus de contrainte lorsqu’une première fois, les deux familles de conditions si diverses dont se préparait l’alliance se virent ostensiblement réunies.

À aucune autre époque de l’année, la sociabilité campagnarde ne s’accuse avec plus d’intensité et de sincérité qu’aux fêtes de Noël et du nouvel An. Cette année-là, Jean et sa mère, qui en tout autre temps n’auraient été qu’à peine remarqués, furent l’objet de maintes distractions durant la messe de nuit, où tant de belles choses religieuses, de chants pieux parlant aux cœurs vieux ou jeunes, n’empêchaient que péniblement des regards furtifs de s’attarder autour de la pelisse neuve et du joli garçon. Sans doute, sans doute, la foi et la piété l’emportèrent finalement, pour le bien des âmes, sur ces tentations du siècle ; mais ce fut pour mieux autoriser ensuite la relâche des esprits et des verbes, lorsqu’au sortir de l’office, un hasard des plus opportuns rapprocha le couple Pèlerin du groupe Brillant, au milieu duquel la jeune Esther revenue de son couvent faisait le point de mire des civilités villageoises. Or, lorsqu’on s’entend, on est plus communicatif. En cette nuit de Noël, voyez-vous, les âmes toutes vibrantes aux plus beaux sentiments de la vie se font plus généreuses et plus ouvertes. Dans son bonheur familial et chrétien, le père Brillant dont la demeure est voisine de l’église n’a plus à pactiser avec aucun faux respect humain qui en aurait retenu bien d’autres. Il invite, il entraîne la pauvre veuve et son fils au traditionnel réveillon où des pâtes grasses ou sucrées les attendent chez lui.

Après quoi, si vous ne dormez pas encore, villageois, vous entendrez son attelage au trot bien connu reconduire ses hôtes à leur humble logis du bord de l’eau.

Si monsieur le curé de Saint-Germain n’eut pas été retenu par d’autres obligations pastorales, d’un effet plus général, nul mieux que lui n’aurait pu jouir de ces agapes improvisées qui allaient servir de préliminaires à la réalisation de son rêve. En effet, pendant que les mamans au verbe exercé mènent bon train la chronique locale, que le papa en présidant aux honneurs de sa table use de son droit incontestable et incontesté d’opiner aux racontars ou de s’en désintéresser, elle commence délicieusement à se faire entendre, la cantilène des cœurs qui n’ont pas encore vingt ans. Mademoiselle Esther Brillant, initiée à la vie commune du pensionnat scolaire, avec les rejetons de la belle société urbaine dont les mœurs sont modernisées, brille d’une candeur fort estimable sans être trop naïve. Et Jean devra mobiliser toutes ses forces d’humaniste pour ne pas laisser déborder ses ailes et pour suivre les évolutions inattendues de la conversation. Aux usages de la ville qui lui sont encore étrangers et dont on l’entretient un peu malicieusement peut-être parce qu’il en ignore, il opposera l’expérience toute récente et l’attrait viril de ses courses nautiques de l’été dernier avec son cousin qui, certes, en cette conjoncture, vaut bien qu’on en cause. Il est attendu, cet intéressant cousin. Il viendra bientôt revoir la campagne durant les vacances de Noël. Ce sera charmant de se revoir, d’initier cet Américain aux amusements de l’hiver canadien comme aux usages de nos foyers champêtres, dans les réunions familiales, dont la villégiature en été ne saurait rien lui dire. On vivra de beaux jours et d’agréables soirées.

Et la conversation s’anime, et les deux mères, de temps à autre, échangent des regards expressifs qui vaticinent sur le bonheur de leurs enfants.

De si belles heures sont rapides. Bientôt il fallut en ajourner l’agrément. Pendant que le papa s’occupe d’envoyer le garçon de ferme « atteler à la belle carriole », que les deux femmes ont beaucoup à se dire dans la pièce voisine où l’on a déposé la belle pelisse, les deux jeunes gens parlent aussi d’abondance pour mieux masquer peut-être ce qu’ils n’osent pas s’avouer encore. Mais la glace est bien rompue entre vieux et jeunes. C’était si facile ; ne se connaissait-on pas depuis l’enfance ? Il ne suffisait que d’y songer, à la suggestion de monsieur le curé, pour s’apprécier davantage.

Quelques instants plus tard, au trot cadencé de la bonne bête, s’ébrouant dans sa course sur la route jalonnée de sapins verts, deux cœurs battaient la charge de leur émoi, dans la nuit clair, sous le scintillement de milliers d’étoiles qui semblaient en sourire.

Là-bas, tout à l’extrémité de la batture de glace, l’œil attristant du phare était éteint ; seul un rayon de la lune jetait dans le verre de la tourelle l’éclat froid de son spectre d’argent !


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