Le Soleil (p. 57-69).

IV

L’effet moral


« On reçoit l’homme, dit un proverbe russe, suivant l’habit qu’il porte ; on le reconduit suivant l’esprit qu’il a. »

Dans l’étroite cabine du yacht Le Dauphin, comme aux Pignons-Rouges, la mentalité nouvelle des Dupin va bien contrarier l’admiration spontanée que leur avait acquise tout d’abord le faste de leurs moyens d’existence. S’il est attrayant de faire rapidement fortune au lieu de besogner à cultiver la terre héritée de ses aïeux, est-ce à dire que tout soit là ? La convoitise des biens de ce monde suffira-t-elle à combler la vie ? Et la part de l’âme qui réclame aussi chez les natures les plus frustes sera-t-elle méprisée devant la richesse ? « L’argent peut servir à tout, mais s’il est avant tout comme principe, il détruira tout et ne réparera rien ».

Jean, ce soir-là, avant de s’endormir, entretint longtemps sa pensée des conseils que lui donnait naguère son vieux précepteur pour l’orienter dans sa destinée. Une étrange définition qu’il lui laissa de l’homme l’obsédait surtout. — « Souviens-toi toujours, mon Jean, que l’homme est un composé d’un ange et d’une bête ; plus on flatte la bête durant la vie, plus l’ange souffre et s’ennuie. »

Or, il songeait que chez son cousin, il admirait bien l’autre, mais ne connaissait pas encore l’ange. Il avait sous les yeux le jeune homme bien campé, plein d’attraits, riche et même instruit, mais il s’inquiétait maintenant de ne lui avoir encore entendu parler que du bien-être dans la vie, sans rien savoir de ce qu’il pensait des responsabilités de la vie ; de ne l’avoir jamais vu, par exemple, ni soir ni matin, à genoux et en prière, ce qui pour lui-même jusqu’à présent lui avait semblé chose aussi naturelle que d’ouvrir l’œil et la bouche aux besoins de chaque jour.

Déjà aussi, au village, au presbytère, le cancan malveillant et empressé est venu jeter l’émoi, en disant que ces canadiens si riches, après tout, ne vont à la messe que s’il fait beau.

Mais gardons-nous d’anticiper sur le cancan trop rapide en son cours.

Jean toutefois restera quelque peu observateur, à la recherche de l’ange chez son cousin, qui lui représente le personnage de plus en plus exclusif et encombrant de « l’homme du monde ».


Toutes voiles déployées à la brise légère ou sous la poussée de son hélice, Le Dauphin avait déjà franchi sans encombre, par l’est de l’Île Verte et de l’Île Rouge, la longue traversée diagonale de Cacouna à la Pointe-des-Monts. Superstitieux et volontaire, le capitaine du yacht, Augustin Blouin, vieux routier de notre navigation côtière, n’aime pas le Saguenay. Toutes ses préférences, qu’il s’efforce d’imposer aux autres, vont au chapelet de baies qui dentellent la rive nord du grand fleuve jusqu’aux îlets de Mingan. Puis, s’il lui reste du temps avec du bon vent, il mettra le cap sur les parages d’Anticosti et la côte gaspésienne qu’il connaît très bien. Quant au Saguenay, c’est après tout cela, vent en poupe ou à bordées trop courtes, maugréant à chaque virage, ou accroché ici et là, sous des caps géants qui lui cachent l’horizon, qu’il en fera, en rechignant, les honneurs à ses hôtes, quand on le paie bien.

Les deux jeunes gens, surtout Émile, ne manquaient pas de s’amuser de son caprice. Les trois autres marins de l’équipage, entravés par la discipline, se contentaient secrètement de faire part aux « bourgeois » des lubies d’Augustin. On leur fit remarquer ainsi, ce qui égaya beaucoup l’Américain, que depuis trois semaines de cette croisière, durant la journée du samedi, on naviguait toujours pour rallier quelque poste établi, en vue d’un clocher de chapelle ou d’église, hélas, trop rares, bravant même le péril, s’il le fallait, pour atterrir et tenter un débarquement qui conduira l’équipage à la messe du dimanche. Car Augustin est profondément religieux. Il n’aime pas, dira-t-il, quand on ne navigue que pour son plaisir, traîner sur l’eau le dimanche. Cela attire la malchance.

Si la côte est trop sauvage ou trop malsaine, le poste trop éloigné, il dirigera son vaisseau dans les eaux sûres de quelque baie, à l’abri d’un cap protecteur, et il orientera sa pensée vers le monde où l’on prie, en donnant son ordre du jour : — « Aujourd’hui, mes enfants, il n’y a pas d’autres choses à appareiller que le chapelet. »

Émile Dupin n’avait encore fait aucune étude de ces mœurs. Son éducation à lui, trop tôt soustraite à la sollicitude maternelle, et confiée à l’état dans des institutions où la culture intellectuelle et la culture physique n’offrent rien pour l’ange qui loge aussi chez l’homme, l’avait mal préparé à l’appréciation juste de ces traits de foi vive du caboteur laurentien. Et son cousin Jean, scandalisé de ses moqueries peut-être, regrette intimement l’absence de spiritualisme religieux dans ce jeune homme qui lui paraissait d’ailleurs si parfait.

Un jour — c’était le samedi matin, — par une très forte brise de l’ouest, Le Dauphin sortit de la Baie-aux-Outardes. Le temps est dur, se disait Augustin, qui avait pourtant son idée de gagner les Sept-Îles ou la Baie-Sainte-Marguerite pour y passer le dimanche. Jusqu’à présent, la navigation avait été pour lui facile et plaisante, et il lui souriait en outre d’affronter un peu le gros temps, pour faire voir, quand on n’est pas marin d’eau douce des États, ce que vaut un capitaine du Saint-Laurent qui ne craint pas de dire son chapelet à bord.

En effet, à peine le vaisseau avait-il quitté les eaux mortes de la baie, que le grand vent et les grands courants du large l’assaillirent. Il se coucha à bâbord sous sa voilure pourtant réduite, et prit une allure que les deux jeunes gens ne connaissaient pas encore, pendant que, pour doubler la pointe de l’est, Augustin, d’un bras ferme à la barre, le tenait au vent, engageant parfois sous la vague écumante son plat-bord jusqu’au capotin. Émile Dupin ne voulait plus rire et semblait trouver chez le vieux marin quelque chose comme un homme supérieur qui disposait pour le moment de leur vie à tous. La scène ne manquait pas de grandeur. Augustin, qu’il ne cessait d’interroger sur l’imminence et les chances du péril, eut l’occasion bonne de lui faire entendre que l’homme du monde accompli accuse encore de petits côtés, que ni la richesse ni l’instruction ne sont des antidotes de la peur vulgaire.

Tout à l’heure, la course rectifiée et le vent pris en poupe, le yacht se redressera à la grande satisfaction de l’Américain, mais par contre le capitaine deviendra plus soucieux. Sur la lame qui accourt de l’ouest, rageuse et rapide, qui creuse un gouffre sous le couronnement du vaisseau pour le submerger quand il y sera descendu, Augustin constamment jette un regard inquiet, et de sa main droite, confiant à la gauche seule la direction du vaisseau, il trace d’amples signes de croix. Et la vague infailliblement de passer, en courbant le dos sans la noyer de sa masse, sous la nef qui remonte allègre de l’abîme. — « Quand la mer dépasse, dit Augustin, il n’y a rien comme le signe de croix pour l’envoyer fleurir en avant. »

Ce fut une rude journée. Elle laissa des impressions bien différentes à l’esprit des deux cousins. Sur le soir, rendus à bon port, Émile Dupin sent comme un regret s’introduire dans ses sentiments par trop matérialisés. Il scrute l’œil noir du vieux Blouin pour y admirer le reflet d’une foi religieuse qui surélève les âmes et rend les cœurs plus forts que la mort dans son escorte de dangers.

Jean au contraire voit poindre chez lui, à son esprit de terrien assujetti aux occupations de la glèbe, cette force atavique de caractère qu’il ne se connaissait pas, qui se plaît aux hasards périlleux des aventures maritimes. Tandis que son compagnon, pâle et apeuré, avait eu à lutter à la fois contre les nausées du mal de mer et les angoisses de la peur, lui, le pied marin et l’âme sereine, voulait trouver dans ce déchaînement des éléments de la nature l’impression de choses déjà vues.

L’effet moral de cette journée sur l’esprit d’Émile Dupin vous consolerait peut-être, monsieur le curé de Saint-Germain, vous qui craignez tant celui de son faste sur la mentalité de votre protégé ; mais le plus grand obstacle à tous vos beaux projets pour l’avenir de Jean, qui vous dira qu’il est là, dans l’instinct aujourd’hui réveillé de ce fils de marins ?

Jean aime la mer. Il l’admirait aujourd’hui pour la première fois dans sa fureur grandiose ; elle l’attendrira désormais et le fera rêver de ses pères, de la placidité de la vie qu’ils retrouvaient au foyer après leurs courses aventureuses. À la nuit, lorsque sous le scintillement des astres, calme et charmeresse, elle chante la mélopée insidieuse dont le cœur du marin s’impressionne et s’enivre pour le reste de ses jours, il lui demande si elle ne dispose pas du secret de sa destinée.

On passa agréablement la journée du dimanche aux Sept-Îles. Émile se plut à apprécier les possibilités industrielles de cette localité entre des milliers d’autres qui feront la richesse du vaste Canada. Plus intimement, il voit aussi dans le vieux capitaine Augustin, qui vaque sans respect humain à ses dévotions hebdomadaires, autre chose qu’un bonhomme original et inculte ; il admire une force de caractère, plus belle que l’énergie humaine à la recherche de l’argent.

Entre-temps, là-bas, de l’autre côté du grand fleuve, au village de Saint-Germain, depuis le départ des deux cousins jusqu’à leur retour, l’effet moral aura bien travaillé aussi les âmes. Dans la maisonnette aux pignons rouges, sous la croix noire appendue à la muraille, croix symbolique que l’on retrouve au foyer de tout paysan canadien, qui fascine ses premiers regards au berceau et les derniers de son agonie, avant de se coucher sur sa tombe et le conduire ensuite au cimetière, sous la croix noire et le portrait d’un premier communiant, deux femmes prient chaque jour pour les absents.

Quand le vent hurle dans la futaie des collines, que la vague moutonne au large et le ressac arrose copieusement la rive, leurs inquiétudes s’affirment et se concertent. La mère regarde surtout la croix noire ; l’autre, le portrait de l’enfant. Car la première n’a pas besoin qu’on lui rappelle l’image toujours présente en son cœur de celui qui est sa vie. On demande à Dieu de le protéger dans les périls de la mer, plus encore, de le prémunir contre ceux de la vie, qui vont l’attirer dans les grands courants irrésistibles, où l’enfant s’égare, où l’ami se perd.

Aux Sept-Îles, après mûre délibération des « bourgeois », appuyée de l’avis du capitaine, il fut résolu que la croisière à l’est se terminerait là, si l’on voulait avoir le temps de « traîner un peu dans le Saguenay », disait Augustin, et pour ne pas s’exposer à affronter de nouveau quelque bourrasque du golfe, pensait secrètement Émile Dupin.

Et puis, les deux jeunes gens aimeraient à jouir, avant la fin des vacances, de quelques semaines de la belle villégiature, si attrayante à son début aux bains de mer de la rive sud.

La course en retour se fit sans incidents remarquables ni regrettables. Elle fut ce qu’elle devait être, impressionnante sur les abîmes du Saguenay, au pied des caps Éternité et Trinité, masses énormes de gneiss et de syénite, puisque c’est dans le programme du tourisme américain, et en dépit du mauvais vouloir d’Augustin qui n’avait pas cessé d’être maussade avant d’avoir bien perdu de vue la baie de Tadoussac.

Il y eut grande réjouissance à Cacouna comme aux Pignons-Rouges, quand une dépêche vint annoncer que le 2 août, à la marée montante, du soir, Le Dauphin aborderait. Les Dupin s’empressèrent de faire part de la nouvelle à la veuve Pèlerin qui dépêcha Rose le dire à monsieur le curé.

Et effectivement, quand le Le Dauphin, signalé au large depuis une demi-heure, gracieusement incliné sous la brise, dépasse la tête du môle pour s’y réfugier aux derniers battements de ses voiles, comme fait l’oiseau de ses ailes en regagnant son nid, il y a double explosion de joie et de vivats, là-haut, sur la jetée, où les mains s’agitent dans l’air et les voix clament l’allégresse ; en bas, sur le yacht où l’on se trémousse pour parer l’amarrage, au commandement d’Augustin dont l’œil superbe se montre rasséréné du panorama saguenayen.

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