Le Soleil (p. 40-56).

III

Première absence de Jean


Jean parti, sa mère réalisa ce qu’elle n’avait pu comprendre dans l’agitation des quelques jours qui venaient de s’écouler. Le sort apparemment si heureux de sa sœur aînée, madame Dupin, la reconnaissance si publique et si généreuse de leur parenté, aux yeux des villageois, tout cela avait accaparé son esprit et l’avait empêchée de réfléchir « en son cœur » sur le tournant où en était rendu son fils dans la vie. Elle n’a presque rien dit à l’encontre de la volonté de ce neveu qui lui a ravi momentanément son enfant, parce qu’elle ne savait pas encore ce que lui vaudrait cette première absence de celui-ci ; parce qu’elle ne l’a encore jamais vu partir ; parce que sa vie de campagnarde s’est trouvée trop subitement envahie par un luxe de bien-être et de choses dites qui la surpassent. Mais sur le quai tantôt, quand elle a vu le vaisseau prendre le large, joyeusement pavoisé, à l’émerveillement de la foule curieuse et badaude, elle a commencé à comprendre que de loin on lui faisait des adieux.

Maintenant, après le départ de monsieur le curé, elle se retrouve seule au foyer de ses tristesses, avec la jeune voisine qui remplacera pendant ces jours son fils dans ses entretiens. Elle comprend mieux que la communauté de sentiments, entre mère et enfant, si intime et si absolue, qui faisait sa force et sa consolation, est pour la première fois en détresse ; que dans les attaches si nombreuses et si fortes de leurs cœurs quelque chose s’est irrémédiablement rompu. Cette première absence de Jean, cette cruelle séparation, qui l’a donc ainsi voulue ? Qui ? Jean lui-même ? Non. — Monsieur le curé ? Non ! Le cousin Émile ? Oui et non. — Celui qui l’a faite, à qui elle en veut, c’est son mauvais sort à elle, sa triste destinée cachée pour le présent sous les traits d’une affection charitable, que son cœur de mère saura bien reconnaître et honnir durant les heures de solitude et d’ennui.

Jean s’en va dans une autre vie où sa pauvre mère ne pourra plus le suivre que de sa pensée et de ses regrets. On avait bien songé, il est vrai, aux premiers jours d’isolement qui la feraient souffrir. Monsieur le curé serait là pour la raisonner. Madame Dupin lui fera entendre que Jean n’est plus un tout petit enfant ; elle ira même jusqu’à lui laisser entrevoir que l’affection fraternelle s’emploiera désormais à éloigner de la maisonnette aux pignons rouges le spectre de la pauvreté qui l’a si longtemps hantée. Mais tout cela, c’est pour le passé ; c’est pour l’avenir ! Qui la consolera du présent ?

Rose Després est une charmante enfant de seize ans dont la mère fut de tout temps l’amie très intime de la veuve Pèlerin. Rose et Jean l’orphelin s’étaient associés bien jeunes pour la randonnée quotidienne qui les menait aux leçons de catéchisme, et les conduisit finalement, le même jour, comme un frère et une sœur, à la table de leur première communion. Puis, à mesure qu’ils avaient grandi avait aussi grandi la distance que leur imposait la réserve d’une candeur pourtant toujours affectueuse.

À la place de Jean qui s’éloigne, Rose sera là, auprès de la veuve inquiète, constamment sous son œil alangui dont les effluves d’amour maternel ne sauraient plus sur qui tomber. Elle lui servira de prétexte pour causer sans cesse de ce fils absent, tandis qu’à l’esprit de la jeune fille elle-même l’image et le souvenir de l’ami d’enfance voudront bientôt, secrètement, inconsciemment, s’auréoler d’un sentiment jusqu’alors inconnu.

Monsieur le curé ne fut pas longtemps sans revenir faire part à madame Pèlerin des graves réflexions que lui avaient inspirées les derniers événements. Lui aussi, dans l’improviste du départ des deux jeunes gens, n’avait pas su comprendre tout d’abord quel effet probable aurait chez son élève cette diversion subite dans une vie si monotone. Cependant, il n’a pas vieilli à l’étude des âmes et des caractères sans avoir acquis l’expérience qui fait prévoir les écarts de ceux-ci et les dangers que rencontrent celles-là, aux jours apparemment les plus sereins de la vie.

— « J’ai pensé, madame Pèlerin, que vous seriez inquiète de Jean, et je suis venu vous en parler.

— Ah ! j’aime si peu la mer. Il est parti peut-être trop vite. Je n’ai pas eu le temps d’y penser comme il le fallait.

— Non, non ; n’allez pas vous reprocher cela. La mer n’offre pas le plus grand danger qu’il peut courir actuellement. Avec un bon vaisseau comme celui-là et les gens qui le conduisent, les périls de la mer sont peut-être les moindres à redouter. Il y en a un plus grand pour Jean.

— Mais quoi donc, monsieur le curé ? Vous me faites bien peur !

— C’est trop de plaisir pour commencer. Il y a trop d’argent, trop de bonheur mondain tout à coup sous ses yeux.

— Si ce n’est que ça, le pauvre enfant en a vu si peu depuis qu’il est dans ce monde

— Précisément, ne va-t-il pas rester ébloui ? Quand tout cela sera disparu, ne verra-t-il pas tout jaune autour de lui comme il nous arrive quand nous avons eu l’imprudence de regarder trop complaisamment le soleil ?

— Ça se passera.

— Ça se passera, chez vous, chez moi. Oui, et assez rapidement, parce que notre œil a vieilli, qu’il est tamisé par l’âge et l’expérience. Mais chez lui, il s’y brûlera peut-être. »

Malgré lui le vieux curé se fait consolateur fatigant. Ce n’est pas ce qu’il aurait voulu auprès de cette pauvre mère qui ne le comprendra qu’à demi. Il se reproche intimement d’accuser maladroitement sa préoccupation toute personnelle ; de chercher un épouvantail du côté où l’œil et l’esprit de la paysanne ne voient que consolation et bonheur. Comme ses cachotteries sont malheureuses, il parlera donc plus ouvertement.

— « J’avais mon secret, madame Pèlerin, qu’il vaut mieux vous faire connaître à cette heure. Il me semblait qu’avec de la prudence et de la persistance, nous aurions pu conduire Jean jusqu’au clergé. Mais, que voulez-vous, un jeune homme se déroute si facilement.

— Ce n’est pas son cousin qui l’en empêchera. Au contraire, les Dupin pourraient nous aider. Ma sœur m’a bien dit qu’elle ne nous abandonnera pas.

— Ce n’est pas non plus du côté matériel que je vois l’obstacle pour le moment. Oh ! non. Je crains que ce jeune homme, élevé à l’américaine, ne lui laisse dans l’esprit des choses qui changeront ses idées. Voilà ! Je ne puis pas oublier ses dernières paroles, l’autre jour, par exemple : — La patrie, c’est là où l’on est bien !

« J’ai vu alors dans l’œil de Jean comme un éclair qui me présage l’orage. Trop tôt chercher les biens matériels, cela peut d’abord lui faire manquer son instruction et ensuite son vrai bonheur. Il sera mal situé, entre son cousin riche suffisamment instruit déjà et nous, pour apprécier ce que valent indépendamment l’une de l’autre la richesse et l’instruction. Si encore ils en étaient au même point, au début tous deux de leur éducation, nous pourrions les associer aux mêmes études. Malheureusement pour Jean, il lui tardera plutôt de vieillir et de s’enrichir pour suivre son cousin.

— Tout ça dans une vacance ? Je serai donc toujours malheureuse !

À la vue de la pauvre femme qui pleure, le prêtre est décidément chagrin aussi lui de l’irrépressible impair qu’il commet.

— « Allons, je veux croire que je me suis trompé, madame Pèlerin. Il n’y a pas lieu de nous attrister encore, plaise à Dieu. Après les vacances, Jean reprendra ses études, n’est-ce pas ? Nous verrons à le prévenir, à faire disparaître, s’il le faut, l’effet qu’aura pu exercer sur ses projets et son caractère l’influence de l’autre retourné dans le grand monde où il l’oubliera sans doute. Vous m’aiderez ; vous direz comme moi, et nous en ferons un homme sérieux. »

Tout de même, en retournant au village tantôt, seul et à part soi, il donnera sans plus de contrainte libre accès dans son esprit à la hantise de sa réluctance contre le prestige de l’argent. C’est l’ennemi contre lequel il aura à lutter, qu’il voudrait défier en champ clos, pour mener à bien l’enfant que le malheur lui a confié, et l’élever non pour en faire un jouisseur mais un intellectuel, encore mieux, un apôtre, si possible, au service de Dieu d’abord et de la patrie canadienne ensuite.

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À bord du yacht Le Dauphin, Émile et Jean ne déchantent pas ainsi. Ils ne se trouvent ni à l’âge ni dans un milieu de circonstances où la vie se montre suspecte. Le touriste américain s’amuse des obséquiosités des gens à gages qui flattent ses caprices et le renseignent sur les choses de la navigation laurentienne.

L’orphelin, de son côté, à mesure qu’il a vu s’amoindrir et s’effacer à ses yeux, là-bas sur la rive fuyante, le profil de la maisonnette aux pignons rouges, n’a pu chasser de son esprit l’impression qu’il s’émancipait, grandissait d’autant, personnel et responsable de ses actes, sur ce pont tout étroit de vaisseau, où son être occupe une si grande place.

Ah ! vous aviez bien raison, monsieur le curé de Saint-Germain, de craindre cette nouveauté pour l’avenir et la mentalité de votre élève ; vos pressentiments étaient justes.

Quand les ténèbres enveloppent le vaisseau de toutes parts, et que l’œil n’y voit plus, au-dehors, sauf celui du marin, Émile et Jean, dans leur cabine bien aménagée, se plaisent à de longues causeries. Inutile d’ajouter que la partie du jeune canadien dans ces colloques est de se faire tout oreille au bagout de l’étranger et de répondre à ses mille questions, peu intéressées, sur les mœurs et les conditions économiques de nos villageois.

Un soir, qu’un brouillard opaque masquait tous les feux de marine et les points de repère, lorsque la navigation de plaisance devait irrésistiblement céder à la prudence, le yacht sûrement ancré au fond d’une crique, les deux cousins s’entretenaient intimement, pendant que l’équipage de service roupillait dans le compartiment voisin de leur cabine. Émile voulut s’enquérir de la vraie mentalité de Jean et de ses aspirations précises. Où en était-il dans ses études ? À quel objectif tendait-il ?

Le jeune paysan, dans ses réflexions et ses confidences à l’improviste, eut bientôt fait de lui apprendre le peu qu’il avait acquis de ses études sans trop savoir encore ce qu’il pouvait escompter de son avenir. Vie rurale, vie professionnelle, vie apostolique, il entrevoyait un mélange de tout cela dans l’atmosphère dont l’entourait la sollicitude du curé de Saint-Germain. Mais dans tout cela, comme dans un brouillard aussi, il n’avait jusqu’à présent osé s’orienter. Élevé dans la charité d’autrui, il attend son sort dans la passivité.

Voilà ce qu’Émile Dupin, déjà initié à l’étude psychologique, ne tarde pas à reconnaître et voudra combattre chez son cousin. C’est à la vie rurale qu’il va surtout s’attaquer, cette vie rurale canadienne dont il lui a été facile, depuis quelques jours à peine, d’apprécier et la simplicité et la monotonie.

— « Mon cher cousin, lui dit-il, avec une maîtrise affectée, il règne dans toutes les sociétés des courants favorables dont il faut savoir profiter, comme le navigateur sait tendre sa voile du bon côté, aux brises souvent capricieuses errant à la surface des eaux. C’est l’occasion qui conduit à la fortune, et pour la trouver, cette occasion, il ne suffit pas de l’attendre dans son village natal.

« À Cincinnati, où l’aciérie Dupin fait tant d’affaires et tant de bruit, on vit dans un tourbillon de mouvements et de travaux ; on n’attend pas la richesse de l’ondée qui tombe opportunément sur les guérets qu’elle féconde, mais du nuage ténébreux que pousse d’en bas dans l’azur du ciel l’haleine dévorante des fourneaux. Et comme résultat pratique de l’effort associé d’un chacun, dans ce vertige sans repos qui vous entraîne, chaque jour d’hiver comme chaque jour d’été, combien de tâcherons touchent à la fin du mois un gain en pièces sonnantes qui ferait le bonheur de maint paysan canadien, bon an mal an ?

« Vous autres, de père en fils, vous besognez sur quelques arpents de terre pendant trente ou quarante ans, et lorsqu’arrive l’heure d’en finir, c’est encore la même terre à labourer, la même misère que vous léguez à l’enfant, quelquefois avec vos vieux jours à entretenir dans la dépendance et dans la gêne.

« La vie champêtre, elle est belle surtout pour celui qui écrit des vers, comme ton ami Virgile. Mais Virgile ignorait bien des choses que nous connaissons maintenant et je t’assure, Jean, que s’ils vivaient de nos jours et chez nous, ses bergers langoureux, fainéants et braillards, auraient bientôt fait d’en croire, par exemple, les vendeurs de papa Dupin et de courir après leurs chèvres en motocyclettes.

« On appelle ça le progrès moderne, vois-tu. Malheureusement pour vous, paysans canadiens, vous retardez sur le progrès moderne.»

Cette incartade scandalisa un peu Jean. Peut-on se moquer ainsi de Virgile que monsieur le curé tient en si haute estime ? Pourtant, de penser avec Émile que la vie moderne demande à chacun plus d’entregent, qu’il y a mieux à faire que toujours chanter les beautés de la nature, quand les biens de la nature sont là pour nous offrir la richesse, Jean ne peut tout à fait s’empêcher.

— « Cela te contrarie peut-être, mon cher cousin du Canada ; tu m’écoutes avec étonnement, sans m’approuver ; mais tu ouvrirais autrement les yeux si tu voyais quelle vie d’action, de travail, de risques et d’efforts de toutes sortes l’on fait chez nous. Avec cela, on arrive simple manœuvre et l’on devient inventeur, fabricant, négociant, financier, capitaliste. C’est là que l’on ne voit pas de sots métiers pourvu que l’on ne soit pas de sottes gens. Il y a trente ans, mon père arrivait à Cincinnati riche de ses deux bras et instruit de son courage. Heureusement pour lui, chacun de ses efforts, chacun de ses traits de valeur intellectuelle sont tombés dans un milieu où l’on a su les apprécier et les rétribuer. Car l’une des grandes qualités de l’âme américaine est celle qui fait reconnaître pratiquement le mérite d’un chacun sans attendre les protestations de la pauvreté. Soyez vaillant, soyez intelligent, et la promotion n’attendra pas vos postulations ; pour monter, vous n’aurez pas à vous traîner à genoux aux pieds des gens en autorité.

« C’est ainsi que l’établissement Dupin s’est édifié. Et aujourd’hui, Charles Dupin, émigré du Canada pauvre comme tant d’autres, est devenu le chef, le maître d’une fourmilière industrielle où le minerai de fer se transforme, pour tous les marchés, en structures de toutes sortes, depuis la voiturette jusqu’aux travées de ponts métalliques des voies ferrées.

« S’il fut resté à cultiver la terre du patrimoine paternel, à Saint-Pascal, depuis un siècle peut-être tant de fois retournée et triturée sous les mains de trois générations, il serait aujourd’hui riche de quelques cents piastres et du souvenir de ses ancêtres, ou obéré d’hypothèques sur ses immeubles canadiens, en se consolant avec monsieur le curé de n’avoir rien troqué de son sentimentalisme patriotique. Au lieu de franchir la frontière du Canada en mercenaire, une première fois, il y a trente ans, et… plus heureux, n’est-ce pas, il y a un mois, ils n’auraient connu, lui et les siens, que les pauvres sentiers conduisant aux champs et aux bois, avec la route qui mène à l’église et au cimetière. Après lui, un autre Dupin aurait repris sa tâche dans les conditions pénibles de la petite épargne, du progrès lent et du rendement peu lucratif et incertain. Et vous appelez cela du patriotisme !

« Mon cher Jean, du haut de la double terrasse où s’étage la ville de Cincinnati, l’œil tombe sur la rivière Ohio qui se courbe gracieusement au sud et que sillonnent en tous sens des centaines de bateaux. Ce n’est qu’un filet d’eau, cette rivière, dépourvue de pittoresque et de grandeur, pour qui voudrait la comparer avec votre incomparable Saint-Laurent, dans cette nature majestueuse qui se défile ces jours-ci sous nos yeux ; mais depuis les terrasses jusqu’aux rives de l’Ohio, sur la falaise réduite en pente douce, s’étend toute une résille de rues où bruissent des centaines d’industries, et où la richesse circule comme un torrent auquel chacun s’empresse de puiser son bien-être. C’est là que mon père a vu récompenser son travail et son intelligence ; c’est là qu’il a pu jouir des biens et du bonheur de la vie. Et pour lui comme pour moi, la patrie, c’est là ! »


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