Le Soleil (p. 245-265).

XIV

Sous l’œil du phare


On résiste malaisément aux attirances de l’amour propre. Une des formes multiples sous lesquelles s’accuse la griserie de cet orgueil est celle que l’on trouve dans l’adulation des siens. C’est peut-être ce qui faisait dire à l’ancien romain qu’il préférait le premier rang dans une bicoque au deuxième à Rome.

Dans le milieu social où ils sont venus vivre pour s’enrichir, les Pèlerin et même les Dupin sont restés confondus parmi un trop grand nombre de gens auxquels ils n’en sauraient imposer ni par leur mérite ni par leurs capitaux. Par ailleurs, les déférences de leurs subordonnés et ouvriers à gages peuvent leur paraître trop intéressées pour satisfaire désormais leur amour propre. « L’amour-propre est à l’esprit ce que la sensibilité physique est au corps ». Ou comme l’on a dit encore, « c’est un ballon gonflé de vent dont il sort des tempêtes quand on y fait une piqûre ».

D’avoir pendant quelques semaines été l’objet d’une admiration béate ; du haut de leur superbe avoir jeté des regards même généreux et compatissants sur des compatriotes exposés à l’envie, sans leur tourner la tête, les avait rendus plus sensibles aux piqûres de l’amour-propre. Le vent de cet orgueil ne soufflera pas en tempête, mais il élèvera autour d’eux, comme une poussière, mille susceptibilités et vétilles qu’ils auraient autrefois négligées et qui assombriront maintenant l’atmosphère de leur vie américaine pour leur faire regretter la vision si claire de la vie canadienne.

Au reste, ce serait les calomnier dans leurs nouvelles dispositions d’esprit de laisser croire que c’est là leur unique regret. Nous savons bien que d’autres forces concourent à cette résultante, d’autres influences plus estimables aggravent chez eux en la légitimant la nostalgie. Jusqu’à présent, ils n’ont pas eu le temps, ou n’ont pas voulu affronter le tourment d’y songer d’une manière pratique. N’avaient-ils pas assez de pourvoir aux succès économiques qui assurent les loisirs après avoir dissipé les inquiétudes sur l’avenir ?

Quand Émile émettait ses idées d’intellectuel cherchant une survie dans sa race plutôt que dans ses biens, Jean lui prêtait une oreille distraite comme au savant qui aime à parler ; le cœur n’applaudissait pas encore à ses dires. Aujourd’hui, c’est le cœur qui s’impressionne parce qu’il est atteint, Haeret lateri letalis arundo. Et de jour en jour l’on s’apercevra que le pauvre Jean, de même que son épouse, ne sont pas tout à fait revenus de Saint-Germain.

Suivant la promesse qu’ils en ont faite, ils s’occupent sans plus tarder de l’édification du mausolée qui ornera bientôt, au cimetière de leur paroisse natale, la sépulture de leurs parents. Ce soin pieux entretient à leur esprit, un peu comme un reproche, le souvenir de ceux qu’ils avaient tant aimés et n’ont pu retrouver avec tout ce qui faisait l’objet de leurs souvenirs canadiens. Le legs que le bon vieux pasteur avait fait au jeune ménage Pèlerin n’a certes jamais été oublié. Il y a beau temps que Jean l’a remboursé de ses premières économies au profit des œuvres paroissiales dont on parlait jadis. Mais cela ne suffit pas encore à sa reconnaissance qui réclame davantage, de concert avec son amour filial. À l’église de Saint Germain et sur la tombe de Cécile Dubreuil, les villageois conserveront quelque chose de l’admiration que provoqua chez eux le retour fastueux du couple autrefois émigré pauvre.

Tous les enfants sont au Canada : les demoiselles Ethel Dupin et Jeanne Pèlerin, au pensionnat des dames Ursulines de Québec, et les jeunes gens, l’ainé Dupin et les deux fils de Jean, au séminaire Laval.

Avec ces morts qui revivent plus intensivement à leur pensée, avec la colonie juvénile encore plus nombreuse, cette année, des Dupin et des Pèlerin qui vont s’instruire et s’imprégner de l’esprit canadien, c’est une sève de plus en plus canadienne qui s’élabore dans la vie de ceux qui sont revenus à l’étranger. Mais quand elle monte dans les cœurs, c’est pour les étioler. Les deux familles transplantées ne font plus que languir.

L’industrie Bridging and Steel Works, corps sans âme, ne souffre aucunement de ces malaises. L’impulsion donnée par les nouvelles méthodes est en plein rapport ; le rendement s’améliore ; les dividendes s’accroissent ; la force acquise, pour ainsi dire, travaille seule à l’accumulation de la richesse.

Par contre, les deux cousins qui n’auraient plus à s’inquiéter du souci des choses extérieures, voient s’introduire au milieu d’eux un hôte inaccoutumé et malencontreux : la maladie. Le docteur Dupin n’a pu s’empêcher de constater que, chez Jean, durant ces derniers mois d’automne, l’activité de l’esprit où s’entremêlent les réminiscences et les regrets des choses canadiennes, est devenu morbide. Aussi longtemps que, suivant l’expression pittoresque de Lacordaire, « tout l’effort de ses facultés s’est tendu vers l’idolâtrie de son avenir », Jean a vécu dans l’entraînement de cette foi en ses espérances. Aujourd’hui, c’est le culte du passé qui le rappelle, et auquel il revient sans lui apporter, sans doute, le remords d’une apostasie, ce qui serait beaucoup trop dire, mais un esprit et un cœur dégoûtés du présent. Malgré tous les éléments de bonheur dont la Providence l’entoure, il n’est pas heureux. Il n’est pas satisfait de les voir acquis ; il souffre encore du gré d’en disposer. Si cet effet moral ne lui causait qu’un ennui, il n’aurait qu’à chercher l’antidote dans la richesse. Or, il y a plus qu’un effet moral et qu’un ennui. Vingt années de surmenage intellectuel et physique ont fait de lui un débile.

Cette vigueur trop ardente qui déjà s’était prodiguée au cours de ses premiers travaux scolaires, et qu’Émile avait si bien restaurée jadis avec les plaisirs du yachting, elle a eu beau jeu dans les activités industrielles, et Jean n’est plus qu’un neurasthénique, dont l’esprit se prépare à reconnaître qu’il ne peut y avoir ici-bas de bien-être parfait sans la patrie.

Le docteur Dupin, sympathique et averti, ne devait pas, croyez-le bien, s’en désintéresser. Il prodigue à son patient non seulement les ressources de son savoir mais principalement celles d’une affection jamais démentie. Car les prodromes de cette maladie, ils sont là aussi dans son propre cœur.

« Mon Jean », lui dira-t-il un jour confidentiellement, sais-tu bien ce qu’il nous manque à tous deux, à cet âge où nous avons déjà assez longtemps vécu pour moins regarder en avant qu’autour et en arrière de nous. C’est de l’espace ! Nous étouffons dans un cercle d’idées et une sphère d’action devenus trop restreints, avec tous les moyens à notre disposition d’en sortir. C’est la stagnation qui fait d’un riche imbécile un avare et d’un homme d’esprit que nous voudrions être, un parasite ennuyeux. Ces fourneaux qui fument dans l’air, cette force industrielle, notre pierre philosophale, qui convertit pour nous du minerai de fer en or, n’exigent pas que nous les regardions faire jusqu’à la fin de nos jours. Il y a de l’espace, beaucoup d’espace sous le ciel du Bon Dieu, en-dehors, au-dessus de cette atmosphère tout imprégnée d’intérêt mercantile, où notre âme, obéissant à ses plus nobles facultés, aimerait à planer. Qu’en dis-tu ?

— Laisse-moi sourire à l’évocation d’un souvenir de jeunesse. J’ai cru entendre mon vieux précepteur qui trouvait deux êtres chez l’homme : celui-là qui vivait comme toi altéré d’espace, il l’appelait l’ange.

— Et l’autre ?

— Puisqu’il est peut-être plus impérieux chez moi, j’en garde le secret. Tiens ! je connais assez ta manière maintenant pour comprendre que tu as quelque projet nouveau à me proposer. Voyons, dis-moi cela. Je le veux bien, car jusqu’à présent je n’ai eu qu’à me louer de tes projets nouveaux.

— Des projets définis ! Non. Des lubies fantaisistes pour commencer ? Peut-être, Et si à la suite, nous rencontrons des projets, tant mieux, cela nous amusera et pourrait te guérir de tes ennuis hypocondriaques. Bien, moi, sais-tu, j’aimerais revoir de la neige canadienne ! Oui, de la vraie neige. Non pas de ce grésil que l’on trouve un matin comme un déchet, presque une ordure, sur le sol de certains états américains ; qui roule sous le pied, qui déplaît autant que l’eau d’une averse intempestive et que le soleil du midi a tôt fait de dissiper ; mais la belle neige canadienne tombant à demeure toute la journée grande, en cristaux multiformes, pour protéger vos champs de son édredon contre les cruelles froidures, et pour s’affermir dans les routes, douce et crissante, sous la lisse des traîneaux. J’ai cette fantaisie-là d’aimer la neige canadienne. Et toi ?

— Et moi d’aimer un médecin qui met de la poésie dans ses prescriptions. Ta neige canadienne, elle ne manque pas, à cette date, sur les rives du Saint-Laurent. Perfide, va !

— Va donc pour la perfidie qui a déjà le bon effet de te réjouir. Ma femme a vu les neiges alpines mais elle n’a pas encore vu celles de Saint-Germain de Kamouraska. Pouvons-nous lui laisser ignorer cela, mon cousin ? Nos enfants, dans leurs collèges et leurs couvents canadiens, comptent anxieusement les jours qui leur apportent les vacances d’hiver ; si nous allions les y surprendre pour les ramener avec nous ? Je suis sûr que tu aimerais à te rappeler sur place tes prouesses de beau raquetteur ? »

Jean ainsi pris au dépourvu et charmé comme un enfant sourit et acquiesce.

Toute la maisonnée s’égaye de cette détermination, car maintenant que tous les enfants sont aux études, ces deux foyers n’en font plus qu’un où les trois amours maternelles souffrent en commun de leur absence.

La vieille maman et sa nièce affectionnée sont généreuses. Elles secondent de toute leur joie même affectée les préparatifs de cette promenade dont elles ne seront pas, assez heureuses déjà de son effet anticipé sur ces deux vieillards avant l’âge qui momentanément ne songeront plus à mourir d’ennui.


Ils sont nombreux les touristes des États-Unis qui visitent Québec durant les jours d’été. Confortablement installés dans l’une des pièces somptueuses du Château Frontenac, nos trois citadins de Cincinnati, en cette fin de décembre, se demandent pourquoi on n’y viendrait pas avec autant d’intérêt et de curiosité en hiver !

De son boudoir, nid d’aigle qui domine et la falaise et la rade, madame Dupin avec son mari voit donc la belle neige canadienne, sur les hauteurs de Lévis et de Lauzon, sur les coteaux déboisés de l’Île d’Orléans, la large batture de Beauport et entre les contreforts des Laurentides, scintiller à perte de vue sous la lumière sans chaleur des matins ou le rayonnement encore plus refroidi des astres qui constellent la nuit.

L’enchantement leur met dans l’âme quelque chose de cette clarté blanche qui illumine et purifie les idées.

De son côté, Jean Pèlerin est autrement impressionné. La féerie naturelle qu’il a sous les yeux évoque vivement à son esprit le jour, depuis longtemps oublié durant sa vie de travailleur, où il était venu y rêver « comme on rêve à vingt ans. » Déjà la veille à quelques pas de ce château, au parloir de l’institution où il a revu sa fillette que l’on prépare aux vraies jouissances du bien-vivre, le fantôme de son premier amour a voulu lui apparaître. Mais il le fuit comme l’on fait des fantômes. Et comme il y a vingt ans, il lui tarde aussi de fuir ces lieux qui se prêtent à leur apparition. Cependant, ce n’est pas avec le désespoir au cœur et les larmes aux yeux qu’il veut partir, cette fois. C’est avec horreur d’un sentiment d’orgueil trop prenant, dont son état de vie actuel et le sort si enviable de sa famille lui offrent la tentation. Il n’est pas venu se venger de son mauvais sort d’antan, mais jouir de la récompense providentielle de ses mérites. Émile Dupin qu’il met au courant des scrupules de son humilité l’admire et travestit ses déboires de jeunesse sous la plaisanterie. C’est une heureuse diversion, car ces jours-ci, au village, la chronique locale leur apprendra assez tôt que le gendre du riche monsieur Brillant, pour n’avoir pas voulu renoncer à l’art, n’est qu’un professionnel aussi pauvre que raté.

Heureusement, de ces vicissitudes de la vie Jean va plutôt trouver à s’édifier qu’à s’enorgueillir. S’il veut bien rire aujourd’hui avec son cousin du mécompte de son premier amour, il a la charité de ne rien sacrifier à la rancœur et bénit le ciel qui lui a ménagé dans la pauvreté de la famille Després son incomparable bonheur domestique.

Les survivants de cette famille Després ne sont pas nombreux ; une vieille maman, une fille de moitié dans tous les travaux et les soucis du foyer, et un bon fils héritier de la bicoque et du bachot paternels, qui pourvoit à la subsistance de sa mère et de sa sœur, avec l’aide discrètement dissimulée des parents riches des États-Unis : réplique de son foyer natal que Jean retrouve avec attendrissement. La villégiature récente à Cacouna, au milieu de l’affluence des touristes et des amusements de chaque jour, ne lui avait pas permis de reprendre contact avec ces mœurs, de revivre cette page aussi fidèlement vécue de son passé. Mais dans ce pauvre logis tapi sous les neiges et les glaces du rivage laurentien, il revoit sa jeunesse incertaine de l’avenir, il prête l’oreille de son cœur aux échos de l’amour filial qui lui arrivent de tout côté.

Pendant que les femmes au verbe terre-à-terre s’entretiennent de la chronique comparée des choses et des usages, au grand émerveillement naïf des unes et à la verve satisfaite de l’étrangère, les trois hommes plus pratiques, dans l’entretemps des visites ici et là, chez les gens du village, qui s’honorent de leur ouvrir et leur portes et leurs cœurs, les hommes vont s’occuper d’un projet qu’Émile et Jean laisseront, en partant, bien défini, cette fois. Les deux cousins n’ont pas oublié qu’un soir de l’été dernier ils ont fait le rêve d’un châtelet bâti sur le coteau voisin, là où de pauvres ruines affleurent encore au ras du banc de neige. Or, décidément la villégiature annuelle aux rives du Saint-Laurent restera désormais comme un besoin dans leur vie. Ce besoin nouveau n’est pas celui du Summer Resort à la mode que l’on trouve un peu partout à de si distantes latitudes sur le vaste littoral américain, besoin le plus souvent factice accusé par la vanité, mais celui qu’agrémente l’amour filial ou le sentiment patriotique. Et ils ont appris maintenant, ces deux hommes assagis par l’âge et favorisés par la fortune, que ce sentiment vivifie les cœurs non pas là où l’on vit bien, mais là où l’on a appris à aimer.

La tradition familiale oblige aussi comme la noblesse.

L’idée d’avoir un pied-à-terre au Canada, et pas ailleurs qu’à Saint-Germain, à l’écart du snobisme étranger, dans l’intimité de la parenté, occupe déjà l’esprit d’Émile et de Jean mieux qu’à l’état de projet même défini. Pendant que ces dames en causent pour en causer, eux étudient les aspects, dressent des plans et crayonnent des devis de construction moderne qui émerveillent le fils Charles Després. Assises bétonnées, structure métallique, lambris d’amiante, que de choses nouvelles peuvent concourir à l’édification rapide du châtelet, dont les pièces arriveront sur place toutes préparées, et qui s’élève par enchantement dans leur imagination pour recevoir ses hôtes aux premiers jours de la prochaine vacance d’été. Charles Després sera le fondé de pouvoirs. Dès que la neige fondue au soleil du printemps aura laissé à découvert le sommet de la colline, sous ses ordres les terrassiers ranimeront les décombres de l’ancienne maisonnette aux pignons rouges. Un peu plus tard, des plantations décoratives prendront racine dans le pauvre terroir que Jean spécialisa jadis de ses premiers travaux et de ses premières peines.

C’est mieux qu’une idée, mieux qu’un projet, c’est un secret qui va bien chasser l’ennui stagnant au fond des esprits. Une qui en sera surprise et heureuse, c’est Rose Després, la bonne enfant et la bonne mère, ainsi récompensée de n’avoir jamais demandé au ciel d’autre bonheur que celui des siens.

L’arrivée des excursionnistes et des jeunes étudiants rappela la joie au double foyer de Cincinnati. La santé brille maintenant sur tous les visages rassérénés. Qu’il est donc vivifiant l’air du pays natal ! Et puisque dans le bonheur comme dans le malheur les secrets sont importuns, puisque la correspondance est plus fréquente et plus intéressée avec les parents du Canada, ne nous étonnons pas si le beau secret d’Émile et de Jean n’est pas de longue durée. Voilà de quoi causer, et tout l’hiver on en causera, en attendant que les ingénieurs et les architectes de l’usine Cincinnati Bridging and Steel Works, en un tour de main, en fassent une commande à livrer.


Sur la colline de Saint-Germain, aux premiers beaux jours d’avril, des travailleurs étrangers s’agitent. Les alignements et les fouilles intriguent la curiosité villageoise, qui s’émotionne davantage à mesure que par le chemin de fer arrivent les pièces de la structure toutes prêtes et que bétonnage et armature sortent de terre.

Enfin, de part et d’autre on a si bien travaillé et si bien glosé, qu’au jour de la fête nationale de Saint-Jean-Baptiste, les portes du castel s’ouvraient à l’entrée de ses maîtres, tandis que la badauderie critique des curieux remontait au village pour s’y transformer peu à peu en une admiration envieuse.

Ce soir-là, sous les yeux des rapatriés : la vieille dame Dupin, les deux cousins et leurs femmes réunis sur la terrasse de leur somptueux logis, la grande nature canadienne a étalé toute sa splendeur. Depuis l’arète des Laurentides, que le soleil couchant dore de ses rayons alanguis, jusqu’au contour de la Pointe-Sèche, les dernières ardeurs du jour et les premières ombres de la nuit folâtrent sur vingt milles d’eau de mer, de même qu’autour des îlots, et plus près encore au pied de l’écran de pins verts qui masquent la Montagne-Ronde.

Les jeunes cousins et cousines, dans l’exubérante gaieté de la jeunesse au sortir des pensionnats d’études, trouvent tout en beauté dans ces êtres nouveaux, auprès de parents chéris dont ils ont durant de si longs mois regretté l’absence. Sur le rivage maintenant dégagé de la triste bordure de crans que la dynamite a pulvérisés, où le flot de la marée s’épand sur des sables fins, ils s’ébattent, ces jeunes, plus allègrement à l’air salin du large que dans l’atmosphère fumeuse et le parc fleuri de leur Home américain. Jean les regarde avec tendresse. Il se rappelle le jour où, fier aussi lui de ses débuts scolaires, là même et seul sous le regard de sa pauvre mère en deuil, il livrait à la brise du soir les premières aspirations de sa vie. Et cette vie, qu’il a faite et promenée sous des cieux étrangers, emprunte à la candeur de sa jeunesse retrouvée chez les siens, une émotion délicieuse et reconnaissante qu’il voudra faire durable. L’arpent de terre que tout enfant il arrosa de ses sueurs en lui demandant de suppléer aux oublis de la charité publique, il le couvrira, l’entourera de fleurs comme on fait d’une chose sacrée.

Ce coin de terre, il croyait ne lui avoir laissé que les misères de son enfance et les humiliations de sa jeunesse ; il se trompait. Il y était resté quelque chose de son cœur, dans la cendre des siens comme dans l’air qu’ils avaient aspiré, et dans tous ces endroits familiers qu’ils avaient longtemps animés de leur vie.

Avec tout ce qu’il aime sur la terre, il lui a donc rapporté sa richesse laborieusement acquise, mais ce n’est pas assez. Attendez ! Il lui donnera encore les derniers jours de sa vie ; parce que de tout ce qu’il y voit aujourd’hui se dégage comme un parfum d’idéalisme que l’on chercherait vainement ailleurs dans le même bien-être matériel, et qui prépare l’âme au surnaturel dont elle s’assoiffe aux approches de la mort.

Les éclats de voix des jeunes, la conversation animée des autres auprès de lui ne peuvent écarter de son esprit ces graves pensées.

— « Ne croirait-on pas, dit Émile, que nous avons oublié Jean dans la Miller Street ? Il est peut-être retourné à ses ateliers ou regrette de ne pas entendre d’ici le ronflement de ses hauts fourneaux qui font sa vie ! »

En ce moment, au faîte de sa tour blanche, le phare s’allume. À la demi-minute, il projette un éclat que l’on dirait de plus en plus vif, dont s’enflamme, sur la rive au sud, le verre des deux tourelles rouges qui flanquent en encorbellement la façade du châtelet neuf ; comme si l’âme familiale des Pèlerin, à jamais consolée, y était revenue veiller avec lui dans la nuit, pour chasser désormais de ces lieux les esprits nocifs qui causent les sinistres et les deuils. Ce jet de lumière fatidique se reflète du même coup dans l’œil et dans l’esprit de Jean qui s’émotionne et en vient à comprendre que si un ange céleste veille sur l’avenir des familles, il est une âme aussi qui fait battre d’un rythme spécial le cœur des races.

Douce lumière, pense-t-il avec le poète :

« Mon cœur à ta clarté s’enflamme ;
Je sens en moi des transports inconnus ;
Je songe à ceux qui ne sont plus :
Douce lumière, es-tu leur âme ? »