Le Soleil (p. 266-280).

XV

Patrie


Restés seuls sur la terrasse, par cette belle nuit maintenant faite et sereine, Émile et Jean s’attardent dans l’échange de leurs impressions. De tous les bruits discrets qui montent à leur oreille, celui du ressac, dont la voix blanche aux accents réguliers gémit sur la berge, invite surtout à la rêverie.

« Pourquoi, dit Jean, sommes-nous donc si franchement heureux ce soir, comme il ne me souvient pas de l’avoir jamais été en aucun jour où il me fut donné de réaliser un rêve, ou d’atteindre l’objectif de mes travaux et de mes peines ? Ne crois-tu pas, Émile, qu’au pied de ce village endormi, sur cette rive encore sauvage du grand fleuve, malgré son pittoresque, il y a en effet pour nous, pour moi principalement, quelque chose que notre argent n’y a pas mis ?

— C’est ton vieux curé d’autrefois qui aurait grand plaisir à t’entendre et à te répondre. Et peut-être sa belle âme réjouie est-elle là pour t’inspirer ces idées qui furent les siennes. Il y a, te dirait-il, ce que l’argent ne donne pas. Représentées par toutes ces choses à jamais intimes et familières qui forment l’aspect du bourg natal, il y a notre préexistence dans l’histoire des ancêtres et notre survie dans l’avenir anticipé de nos enfants. Car quel est celui qui au sein de son foyer n’appréhende pas comme une misère l’exil de ceux qu’il veut y laisser après lui. Et cela, mon Jean, s’appelle l’amour de la patrie. Sans cela, mon Jean, on peut prospérer, s’enrichir, jouir encore, mais non aussi parfaitement que tu veux bien le reconnaître, ce soir, après en avoir toi-même fait la rude expérience.

« Ce sol natal sur lequel tu te sens « si franchement heureux, » n’as-tu pas voulu un jour le déserter, avec désespoir au cœur et l’affront dans l’âme, comme s’il te fut permis de le honnir ? Si après sa récupération apparente sur la terre étrangère ton bonheur n’y est pas complet, c’est que tu avais laissé ici, de toi-même et des tiens, quelque chose qui ne se troque jamais. C’est la légende, l’âme familiale que j’y ai moi-même retrouvée dans des conjonctures encore moins favorables ; c’est l’attachement à la vraie patrie.

« M’est-il permis de raisonner ainsi, apparemment et personnellement à contre-sens, moi à qui mon père n’a laissé qu’un nom sans tache et des biens dans une patrie adoptive ? — Oui, parce que j’en souffre ; parce que l’amour de cette patrie d’adoption n’a pas de tradition pour moi.

« Je vais aujourd’hui te faire ma confession. Je n’ai pas été ce que j’aurais pu être, un jouisseur. En te quittant, là-bas, après notre rencontre sur la Méditerranée, il y a vingt ans, j’ai vu à Rome, — « la seule grande chose aujourd’hui vivante en Europe » — partout où voulut m’entraîner la foi vive, la foi irlandaise de ma femme, j’ai vu plus que de « l’or et des pierres précieuses, et j’en ai rapporté un bien plus rare, plus inconnu : la vérité ».

« J’ai vu les grandes choses de notre culte catholique de manière à m’en impressionner pour le reste de mes jours. Ne sois donc plus surpris de n’avoir pu retrouver en moi l’irréfléchi qui croyait être sérieux dans ses conversations avec toi à bord du Dauphin.

« En France, ce fut pour moi un autre réveil, celui de l’âme française qui sommeillait sous une mentalité pseudo-américaniste, et dont il est si facile de retrouver l’expression dans l’histoire et les mœurs de nos pères, ici, partout au Canada. J’ai voulu en croire monsieur Hanotaux qui a écrit, comme pour toi et pour moi, ces paroles à retenir : — « Le Canada a charge d’âmes en Amérique, charge d’âmes et charge d’avenir. Il est par destination le défenseur des origines françaises et latines. Restez attachés au tronc ; là d’où vient votre sève, là où sont vos racines, là où est votre force, si le Canada cherchait une alliance ailleurs qu’en France il se dé-latiniserait inévitablement. »

À retenir encore ces paroles de Lacordaire : « Un peuple est un ensemble d’hommes unis par la force des mêmes idées et des mêmes sentiments, c’est-à-dire par leur âme ».

« La vie que j’ai voulu faire ne m’a pas attaché à ce sol natal où mon père n’était venu demander que son bien-être matériel, sans pouvoir y instaurer sa légende familiale. Et je suis un sans patrie ! Tu es bien heureux, toi, de retrouver ici plus intégralement l’âme des tiens, qui te parle d’eux en ces lieux où ils sont nés et sont morts ; dans la poussière des routes et l’herbe des champs qu’ils ont foulés de leurs pieds ; dans le souffle qui passe sur leurs tombes ; dans tous les échos d’alentour auxquels ils ont exhalé leurs joies et leurs tristesses. Voilà ce que tu retrouves, en ce moment, sur ton arpent de terre canadienne, et ce que je chercherais vainement au milieu de mes valeurs américaines. Voilà aussi pourquoi, il faut bien en convenir, tu ne mourras pas à Cincinnati.

— Et pourquoi, voyons, malgré tout cela, ne mourrais-je pas à Cincinnati ?

— Parce que tu ne voudras plus y vivre aussi heureux qu’ici, puisque je réponds à ton exclamation de tout à l’heure !

« Dieu a mis l’âme des ancêtres dans les choses matérielles de la patrie, de même que l’homme se plaît à mettre l’âme de sa patrie dans un morceau de toile au bout d’un bâton. Or mourir, c’est rallier l’infini et aussi l’âme des ancêtres dans l’infini. C’est rallier le drapeau dans la défaite et combien plus heureusement encore, dans la victoire. Aujourd’hui, parce que les combats de la vie t’ont conduit à la victoire, ton bonheur n’est que plus grand de te rapprocher par anticipation de cette âme familiale, dans cette nature qui en a consacré le souvenir à tes yeux.

— Mon cher Émile, tes raisonnements m’égarent. Si tu le veux bien, descends un peu de là. Ai-je parlé de mourir déjà ? Est-ce à mon âge, avec une famille d’adolescents à orienter dans le monde que l’on abdique les devoirs et les intérêts de la vie pratique, pour la philosophie in extremis ?

— Ne confonds pas, je t’en prie, les devoirs avec les intérêts.

« Tout ce qui s’est fait de grand dans le monde s’est fait au cri du devoir ; tout ce qui s’y est fait de misérable s’est fait au nom de l’intérêt ». Va, retourne là-bas, au milieu de tes ambitions maintenant à peu près satisfaites, et attends-y l’heure où le cri du devoir accompli aura meilleur écho dans ton âme qu’ici, à cette heure même que tu trouves si franchement heureuse !

« Ce n’est pas moi qui élabore ces idées, en philosophe, dis-tu. Je les subis comme toi ; un peu plus consciemment que toi peut-être. La première fois que je suis venu ici, j’en aurais ri. Ne l’ai-je-pas fait un peu ? durant notre croisière sur le Saint-Laurent ; tu t’en souviens ? Il avait raison, ton vieux curé, et sans être in extremis, nous ferons bien tous deux de lui donner raison. À sa place et en son nom, tu vas me permettre encore de t’offrir un conseil. Tu es admiré ici, envié ! Mille souvenirs de ta jeunesse sont là cachés partout pour te surprendre et t’apporter à l’improviste la consolation apparente d’avoir si bien conjuré le mauvais sort. Prends garde, il n’est pas là ton bonheur ! Je te demandais, il y a un instant, de ne pas confondre le devoir avec l’intérêt ; laisse-moi maintenant te prémunir contre l’inconséquence de faire place trop grande à l’argent dans l’appréciation de ton mérite. Ce sera le danger pour toi d’associer l’orgueil du parvenu au sentiment de l’amour patriotique et familial. Mais à cela près, jouis sans méprise non pas tant du plaisir d’être riche, que du bonheur beaucoup plus vrai de pouvoir dégager des inquiétudes de l’intérêt l’emprise des sentiments qui nous font sur terre des heures comme celle-ci. Oui, dégage, moi bien de tes jouissances matérielles ces impressions d’amour filial et d’amour patriotique, qui montent à l’âme comme une sève par les racines que le cœur plonge dans l’histoire des ancêtres et le sol natal. Et tu en auras de ces heures franchement heureuses ! »

Après s’être dit bonsoir, les deux cousins ne purent de sitôt interrompre le cours de ces réflexions sur leur immutation individuelle depuis vingt ans. Jean songe moins à sa fortune personnelle qu’au changement inconcevable de mentalité qui s’accuse chez l’autre. Pendant que lui-même s’est évertué à se faire pratique, à devenir l’homme d’action dont le jeune américain lui avait si bien jadis représenté la composition et le modèle, celui-ci pour n’avoir pas voulu rester homme d’action, était devenu, quoi ? un intellectuel, un philosophe, un moraliste, un simple rêveur peut-être.

Émile Dupin, de son côté, se plaît à étudier Jean Pèlerin comme un spécimen qu’il soumet aux réactifs de sa théorie vaporeuse sur le patriotisme, parce qu’il ne saurait en faire l’application chez lui-même. Ce n’est pas un antagonisme entre eux, mais l’homme d’action et l’homme du rêve, durant toute cette belle villégiature, vont jouer les rôles différents qu’ils ont échangés. Au reste, il n’est pas à craindre qu’aucune divergence dans leur manière de jouir de la vie ne compromette la sérénité de leur mutuelle affection. Les jeunes gens ne sont-ils pas là pour tempérer chez l’un et l’autre ce qu’il pourrait y avoir d’excessif dans ces préoccupations, et pour les attirer de jour en jour dans leur insoucieux entrain ? Les deux papas, rien moins qu’égoïstes, leur font, ce qui va de soi, une large part dans la munificence qu’ils répandent sur le village. Ils leur facilitent le plaisir si doux de se faire aimer.

Au premier rang de ceux qui les chérissent, se trouve Charles Després, préposé au soin et à la navigation d’un superbe yacht de plaisance. Il en est tout fier, le brave caboteur laurentien, et son beau-frère Jean et sa sœur Rose ont en lui tous les dévouements de l’oncle vivant pour les autres. Quand Charles est au commandement de la nef qui s’ébroue dans les eaux parfois malignes du grand fleuve, les trois mamans ne veulent plus rien craindre. Et la jeune dame Dupin, qui très souvent les accompagne parce qu’elle aime toujours les scènes variantes, est bien près d’avoir pour son courage viril un peu de l’admiration que le vieil Augustin Blouin inspira jadis à son mari.

La grand’mère et Rose Pèlerin ont d’autres plaisirs. Dans la patrie canadienne, c’est la vie paroissiale qui leur rapporte un effluve de leur suave jeunesse. C’est leur âme pendant trop longtemps privée de son culte national, qui se dilate comme autrefois dans les dévotions du terroir, aux exercices de piété où ces dames servent maintenant d’exemples.

Et dans cette ambiance, sous l’effet de causes diverses, tout ce monde éprouve le sentiment d’un bonheur qu’il ne pourrait pas édifier ailleurs.

Toutefois, l’esprit de Jean n’a pas encore absolument capitulé : — plaisirs de vacance, se dit-il, avec l’arrière pensée, bientôt même le secret désir de retourner à la corvée industrielle. Émile, lui, ne s’y trompe pas. Il y a vingt ans qu’il s’observe, et les événements vont bientôt confirmer sa conviction.

Au mois de septembre, jeunes gens et demoiselles ayant réintégré collèges et couvents de Québec, les parents retournaient aux foyers américains. Malgré une généreuse résistance, il fut impossible à ces parents délaissés de ne pas comprendre qu’un charme s’était à jamais rompu pour eux au sein de ces foyers entourés d’activités fébriles. Leur âme dans ses aspirations, leur esprit dans ses spéculations y retrouvèrent malaisément le sens de la vie. A quoi bon, pour cette âme et pour cet esprit, un bien-être qui ne présente que des satisfactions matérielles communes à tant d’autres ? Combien plus naturellement avaient-ils à satisfaire leurs légitimes aspirations, cette âme, dans la dévotion villageoise, cet esprit et ce cœur, dans la bienfaisance et l’admiration reconnaissante des parents et compatriotes canadiens !

Jean n’échappe plus à l’impression générale qui règne dans les deux familles. La contrainte qu’il a voulu tout d’abord exercer sur son esprit, au nom de l’intérêt et pour résister à la suggestion de son cousin, a réveillé chez lui les malaises nerveux qui lui rendent la vie pénible.

Enfin, un dernier événement s’en vient activer cette évolution. La grand’mère Dupin presque octogénaire, tout heureuse d’avoir retrouvé, dans le commerce des âmes défuntes qu’elle a aimées sur la terre canadienne, un renouveau de ferveur pieuse, s’en est allée les rejoindre. Mais en partant elle a fait promettre à son fils de parfaire cette réunion même ici-bas en inhumant ses restes mortels, non dans la terre étrangère, mais là-bas, tout auprès de sa sœur, sous le mausolée de l’amour filial, sous le ciel de la patrie, où l’on passe des heures si franchement heureuses de la vie qu’il doit être à regretter de dormir ailleurs celles de l’éternité.

Émile respecta scrupuleusement cette expression de dernière volonté maternelle. Comme son cousin Jean, fils d’un père sans sépulture, il se fit un devoir sacré d’honorer celle de leurs mères.

La translation des restes de la veuve Dupin au Canada eut lieu à la fin du mois de juin. La nature canadienne brillait alors de toute la splendeur de son renouveau printanier. Et ce jour-là, l’âme émue mais dégagée de toute autre attirance, Émile et Jean s’entendirent enfin sur leur Thabor, et, puisqu’il faisait si bon d’y vivre, ils résolurent d’y dresser définitivement leur tente.

Ce n’est pas la simple villégiature qui les retiendra au castel de Saint-Germain, mais la résidence à demeure pour Jean Pèlerin, dans l’atmosphère vivifiante du pays natal, et pour Émile Dupin, un pied-à-terre, dans l’entre-temps des pérégrinations qu’il entend poursuivre aux pays européens, maintenant que ni mère ni enfants ne le retiennent plus à Cincinnati.

La fabrique aux mains des intéressés en participation ou des salariés, par cette force acquise qu’elle devra de longtemps encore à l’énergie et aux capitaux de ses fondateurs, pourvoira aux luxueux besoins des deux cousins. L’un et l’autre, en attendant que la jeunesse qui doit les remplacer apparaisse sur la scène sociale, obéiront à l’appel de la mentalité qu’ils se sont faite naguère. Émile Dupin, puisqu’il est cosmopolite, parcourra le monde encore une fois, et Jean Pèlerin reprendra racine dans le terroir qui seul maintenant peut offrir à sa vie des « heures franchement heureuses ».

Mieux que de ses revenus, il vivra de la foi, du souvenir et de l’amour patriotique inconscient de ses pères. Car le patriotisme est une impression subjective qui donne aux choses et aux êtres un caractère unique, qui entretient dans notre cœur le désir inné d’en jouir en les conservant comme un patrimoine familial.

Non, la patrie, ce n’est pas le bien-être ; la patrie, c’est un sentiment.

À cette terre canadienne, qui momentanément a paru lui refuser son pain, Jean Pèlerin désormais fera son bonheur de n’avoir plus à demander que l’arôme des fleurs, autour de son logis, de même que sur la sépulture des siens qui l’y attendent, montant vers le ciel dans la sérénité de ses dernières années, comme l’encens propitiatoire et symbolique de son patriotisme et de sa reconnaissance.

Et à la vie canadienne, il donnera les derniers efforts de son esprit assagi, dans les pratiques d’une foi ancestrale qui complète le seul vrai bonheur possible en ce monde !

FIN

1923