Le Soleil (p. 222-244).

XIII

Nostalgie


Au milieu du parterre fleuri sur lequel s’ouvre la somptueuse demeure de la famille Dupin, un groupe de jeunes garçons et de fillettes se livrent à de joyeux ébats. Aux éclats de leurs voix comme aux paroles intimes qu’ils échangent, on reconnaît le sans gêne d’enfants apparentés, et pour l’observateur un peu mieux averti, des jeunesses qui seront bientôt soumises à la dure épreuve de l’éloignement du foyer familial. Sur la véranda, leurs papas les regardent avec émotion, parce qu’en ces derniers jours de vacances d’été une grande détermination a été prise, qui va temporairement, et définitivement peut-être, modifier leur bonheur domestique.

Depuis quelques années, les idées du docteur Dupin sur l’éducation à faire des siens, loin de s’atténuer se sont accentuées davantage. Il a pris comme un malin plaisir, dirait-on, à y rallier son cousin Jean que l’intérêt et l’agrément de vivre riche s’en allaient égarer dans l’américanisme industriel. N’ayant presque rien d’autre à faire, en bonne situation pour cultiver l’idée fixe et le parti pris, que de fois n’a-t-il pas entretenu et même scandalisé l’émigré canadien, de ses rengaines sur le mercantilisme qui tient l’homme terre à terre, sur son perfectionnement éducationnel par les études abstraites, qui l’élèvent au-dessus des misères et des ennuis de la vie, enfin sur les mille bonnes raisons qu’il a trouvées pour devenir à son tour classique, depuis le jour où il se moquait de Virgile, et en lui de la culture intellectuelle à base de grec et de latin.

Aujourd’hui, quand il veut confondre Jean par un dernier mot dans leurs discussions à ce sujet, il ne manque pas de lui dire que cette culture-là affine le caractère ethnique et que c’est elle, sur les brisées du christianisme, qui a civilisé l’Europe. « Le grec et le latin aristocratisent un cerveau », lui dira-t-il avec un moderne français, « c’est une fenêtre sur quatre mille ans d’humanité, et quelle humanité ! »

… « Les études primaires, c’est le rez-de-chaussée, c’est la vue barrée ».

… « Les études secondaires nous font monter aux étages supérieurs, d’où la vue s’étend sur des horizons infinis.

« Et c’est ce qui nous explique pourquoi un primaire aura très vite des idées impératives sur beaucoup de choses, précisément parce qu’il les voit restreintes, parce qu’il a le nez dessus, et qu’elles ne prennent pas leur minuscule place dans l’ensemble de toutes celles qu’il ne soupçonne même pas »…

À remplacer les belles-lettres et les arts libéraux par les chiffres et les arts pratiques, ajoutera-t-il, l’expérience en est là dans certains pays trop modernes, on conduit la mentalité des races à la déprédation barbare ou à la boxe.

L’estime et la reconnaissance aidant, Jean s’est laissé convaincre, et voilà pourquoi dans ce groupe de jeunes gens qui s’amusent et folâtrent au milieu du parterre fleuri, il y en a trois dont les ébats sont plus bruyants parce qu’ils trahissent chez eux une nervosité insolite. C’est demain que monsieur et madame Dupin partiront avec leur fils, leur fillette et l’aîné Charles-Émile Pèlerin, pour les conduire au Canada où l’on fera des études classiques et françaises.

— « Je regrette, Jean, dit Émile à son cousin, que tu ne puisses venir avec nous. Je n’ai pas oublié l’ineffable impression que je ressentis en rentrant au foyer, à mon retour d’Europe. J’aurais voulu t’en voir subir l’effet. Car, tu sais, ce n’est pas vrai ; la patrie, ce n’est pas l’endroit où l’on est bien, où l’on jouit des choses matérielles. Je l’ai bien senti, après la vie pourtant si heureuse que je faisais là-bas, quand j’ai revu ce milieu où j’ai commencé la vie. Et pourtant, ici, malgré les éléments de bonheur apparent qui nous entourent, nous sommes encore des « sans patrie ».

« Il avait raison, ton vieux curé de Saint-Germain, de se récrier contre l’ aphorisme : ubi bene ibi patria ! S’il vivait encore, le cher vieillard, j’aurais grand plaisir à aller lui en faire l’aveu, comme d’une erreur de ma jeunesse. »

Et résumant tout cela dans une plaisanterie, il s’écriait, comme Louis Veuillot en Algérie. « Ah ! chien de chien que je suis Français ».

Jean, trop intimement ému lui-même, fait bonne contenance en le laissant dire. Elle est plus que jamais évidente l’évolution qui s’est également opérée dans son esprit en ces dernières temps. Aussi longtemps qu’il a vécu à demi dans la chrysalide de sa pauvreté, l’appétence de son essor futur sur les ailes de la fortune, en accaparant toutes ses énergies, ne laissait que peu d’emprise aux regrets du passé. Mais aujourd’hui que les inquiétudes éliminées de l’avenir y ont fait place plus grande, ils affluent, ces souvenirs, à son esprit assagi parce qu’il a vécu ; à son cœur inquiet, parce qu’il est père.

« Notre destinée n’est pas un phénomène présent à nos regards ; elle embrasse un passé qui nous est invisible, un avenir qui l’est également. »

Les autres une fois partis, Jean sa femme et la tante Dupin évoqueront de mieux en mieux ces choses invisibles du passé pour leur demander le pronostic de celles de l’avenir. Mais avec ces soucis grandira, dans leur âme et tout leur être, le malaise pour eux encore indéfinissable de la nostalgie.

Ils sentiront d’abord combien il leur serait doux de revoir avec leurs enfants le pays de leur jeunesse, la scène première des appréhensions de leur existence, maintenant que les vicissitudes alors imprévues sont irrévocablement aussi choses du passé. Et le magnétisme de leur affection pour ceux qui s’en vont au Canada attirera leur pensée vers la vie canadienne, d’autant plus irrésistiblement que la sensation orgueilleuse de leur bien-être social y convie leur amour propre de parvenus.

Partant, l’exil, — on lui donnera plus volontiers ce nom désormais, — leur sera de plus en plus pénible.

Il est vrai que l’on vit dans l’opulence, mais que de choses encore n’ont cessé de regretter secrètement, jusqu’à cette heure, la vieille tante et la nièce canadiennes, originaires de la même paroisse. Elles n’ont jamais bien compris ni vécu normalement la vie américaine. Aussi longtemps que son mari a vécu, la veuve Dupin s’est trop identifiée avec lui dans les aspirations du prolétaire pour ne pas ajourner, par exemple, les réclamations si légitimes de son état d’âme jamais sérieusement compromis, sans doute, mais progressivement influencé par les scrupules séniles de sa conscience villageoise. En ces dernières années surtout, elle regrettait l’absence des belles fêtes religieuses qui firent l’édification de sa jeunesse, l’exercice du culte en sa langue, les intimes consolations du vieillard enfin à l’église de son village. Elle trouva à qui parler de ces choses avec Rose Després, sa nièce pour cela même tant affectionnée. Jean, pareillement, ne recouvrait pas, tant s’en fallait, dans la célébration du Quatre Juillet, tout l’enthousiasme de sa foi civique, ni dans la prédication irlandaise, l’ardeur de sa foi religieuse, comme aux solennités nationales et paroissiales de sa patrie d’origine.


Tocqueville a dit qu’il y a deux patriotismes : celui de l’instinct et celui de la raison. C’est le patriotisme instinctif qui se réveille chez ceux-là, maintenant que le combat de la vie leur permet à loisir, dans son répit, de chercher des regrets. Les lettres du Canada arrivent ; on leur demande avidement d’aviver ces impressions. L’œil du cœur se plaît à suivre, à précéder même ceux qui les écrivent dans leurs pérégrinations sur la terre canadienne. Et l’occupation de chaque jour, qui remplissait si bien la vie heureuse du présent, est traversée des réminiscences de toutes les joies et de toutes les tristesses qui ont précédé cette vie heureuse laborieusement édifiée à l’étranger. Le présent ne suffit plus ; on aime à revenir sur le passé ; pour la vieille dame, parce que le vieillard renonce à l’avenir et suspecte le présent, pour le ménage encore jeune et riche d’avenir, parce qu’il peut se féliciter d’avoir su conjurer les mauvais présages du passé.

Ces impressions diverses, mal analysées par un chacun de ceux qui les subissent laissent momentanément pour synthèse dans l’esprit de la maisonnée une attente fébrile du retour des excursionnistes. Plus tard, quand ceux-ci auront bien narré leur voyage au pays canadien ; quand on aura tant et plus fait situer leurs impressions et leurs plaisirs, il y aura peut-être détente dans les esprits — Non pas ! — Les chers petits qu’on a laissés là-bas y rappelleront sans cesse les cœurs paternels et maternels.

Si le docteur et madame Dupin n’avaient apporté du Canada que des récits de voyages intéressants, semblables à ceux de leur randonnée européenne, on aurait pu se lasser de les entendre, ce qu’on fait si souvent et si volontiers des récits de voyageurs. Mais ils ont remporté avec eux quelque chose du terroir des ancêtres : son image et son souvenir ; choses qui s’attachent à l’âme de l’expatrié comme la poussière des routes aux pieds du chemineau.

Si le docteur et madame Dupin se fussent contentés des agréments une fois goûtés de leur promenade pour en causer à l’occasion seulement, on les abandonnerait à leur plaisir ; Jean, Rose et la vieille tante s’amuseraient de leur patriotisme de raison et encore plus de l’abjuration nationale de la jeune dame Dupin ; car elle est éprise des beautés de la nature canadienne qu’elle n’avait jamais vue, la jeune dame Dupin pourtant si experte dans la passion du tourisme. Mais tout cela intensifie chez eux l’âpre attrait d’en faire une expérience personnelle, pour en venir peu à peu au plus âpre désir de ne pas mourir sans avoir joui encore une fois de ce bonheur.

Et pourquoi non ? — Puisque dans ces foyers si heureux les exigences de la vie n’ont désormais d’autres objectifs que les meilleurs moyens d’en jouir.

On causera souvent de ces projets, chaque fois qu’une lettre des enfants, aux remarques naïves sur la féerie de l’hiver canadien s’en viendra raviver à la fois les réminiscences d’Emile et de Jean, ainsi que la verve des deux canadiennes aimant à faire à ce sujet l’éducation de la méridionale américaine.

La vacance de Noël, de part et d’autre fort impatiemment attendue, ramena au rucher pour quelques jours l’essaim du Canada. C’est alors que les cœurs battirent de plus en plus vivement au rythme de la mélopée canadienne. On s’ingénia de toutes façons, par des récits, des chants, voire même les menus de tables maintenant toujours opulentes, à revivre la vie d’antan pour les uns ; pour les autres, celle des ancêtres inconnus que l’on apprend à chérir.

Et quand toutes ces fêtes intimes et vivifiantes se furent rapidement passées, les enfants repartis à leurs études, l’atmosphère familiale resta fortement imprégnée, d’un arôme fleurant leur jeunesse actuelle et, pour d’autres, fleurant aussi la jeunesse en allée et la bonne terre natale, arôme toujours prenant au milieu des relents de l’exil.

Il y a plus encore ! Comme un bacille dans sa culture, ce ferment se développe, se propage et se multiplie dans les esprits, prend mille formes sous la pression des regrets ou des désirs, et une fois à point, il devient morbide, c’est le mal nostalgique.

Émile Dupin en est étrangement affecté. Sa vie oisive l’a prédisposé à cette mélancolie. Il se reproche de n’avoir été qu’un météore, qui n’aura fait que passer dans la nuit, entre un crépuscule et une aurore. Ce patriotisme de raison qu’il sent croître chez lui, il l’a trouvé dans le berceau de ses enfants. Car si le berceau est une espérance et la tombe un souvenir, son patriotisme de raison vient des berceaux, tandis que celui de Jean, qui est d’instinct, lui vient plutôt de la tombe.

Et l’un et l’autre cependant n’accordent plus à la vie américaine qui leur a donné l’aisance sociale qu’un intérêt mesquin, incapable de répondre à leur conception nouvelle de la vie, non plus qu’un intérêt provisoire dans un négoce dont l’âme et le cœur se dégagent, comme d’un expédient des jours mauvais.

« Nous sommes encore des sans patrie », avait bien dit Émile à son cousin Jean. Quelques années plus tard, n’est-il pas logique qu’ils cherchent tous deux à satisfaire enfin ce besoin, inné pour l’homme social, d’aimer une terre qui gardera avec la cendre et le souvenir de leurs ancêtres des noms vénérés, et des mérites personnels religieusement transmis à la lignée de ceux dont ils se seront évertués de préparer l’avenir. Le sol étranger sur lequel ils ont commué leur misère, si généreux qu’il leur ait été, ne saurait conserver ainsi la légende familiale.

Or toutes ces impressions rien moins que définies créent dans leur existence actuelle un malaise qui en compromet la sérénité. De jour en jour elles se font moins vagues et finalement se traduisent dans ce beau projet, qui sourit à tous et plus qu’à tout autre peut-être, à la grand’mère Dupin : une villégiature au Canada, à la suite de cette année scolaire des enfants qui ont tant fait parler naguère des choses canadiennes.

Ce fut une exclamation de joie générale dans toute la famille, quand Émile, le premier, en émit l’idée. Songez donc, quel bonheur pour Jean d’aller retremper son âme dans l’atmosphère de sa jeunesse ; revivre les scènes où il se rappelle avoir tant envié jadis le rôle de son beau cousin l’américain ! Comme il est facile aux deux chefs de famille de communiquer leur enthousiasme à ceux qui les entendent ! La nouvelle en est bientôt transmise aux étudiants qui attendront ces beaux jours avec anxiété. Et parce que voilà un objectif immédiat qui précise et fixe leur ennui, les cœurs battent à l’unisson durant ces jours de préparatifs et d’attente, dans l’exaltation de l’amour filial remontant à ses origines.


Puis, elle s’est faite cette villégiature. La route du bord de l’eau qui conduit de Cacouna au modeste village de Saint-Germain a plus d’une fois tressailli sous l’équipage bruyant de ces parvenus, comme si elle se souvenait aussi du passé. Bien des fois, tout d’abord, la clameur admiratrice trop souvent accompagnée de l’envieux cancan, les a suivis dans leurs ébats. Parce que la puissance que donne l’argent n’est pas tout. Aux États-Unis, ce qu’il leur manquait, à ces canadiens enrichis, c’étaient des relations dans ce milieu où ils n’avaient jamais assez profondément pris racine. Mais n’ayez crainte que la richesse ne les empêche de retrouver les racines qu’ils ont laissées dans le terroir canadien. Jean se rappelle trop bien la bonne impression créée chez lui jadis par la manière affable de son cousin pour ne pas en faire une tradition. Et quand on vit, chez tous les parents de Rose Després, chez tous ceux qui avaient connu le petit Jean Pèlerin et les siens, que leurs mœurs familiales, leur sentiment patriotique, leurs cœurs, étaient bien restés des nôtres, l’accueil se fit plus sincère et des plus élogieux. On s’intéressait à les aimer, puisqu’ils étaient toujours si aimants.

Souvent, très souvent, durant cette belle villégiature à Cacouna, Jean et Rose venaient, accompagnés de leurs enfants, visiter ce qu’ils appelaient le cousinage de Saint-Germain. Il en coûtait si peu à la puissante voiture automobile que leur avait aussi fournie la généreuse usine de Cincinnati ! Quand ils arrivaient à ce pauvre village, par la route qui serpente au pied de la falaise et que la marée fluviale vient lécher ici et là, trois choses attiraient tout d’abord le regard pour entretenir ensuite leur esprit des heures durant : — à droite, dans le lointain du large, l’Île sauvage où se dresse la tour blanche du phare ; tout près de la route, à gauche, avant de donner dans la courbure de l’anse, un lopin de terre sur une colline, qui jadis visiblement fut habité, et tout au fond du tableau, « sur les côtes », le clocher d’une église au milieu d’un hameau.

C’était le raccourci de leur histoire familiale.

Dès leur première visite, Jean plus vivement suggestionné par ces menus faits topographiques, ne voulut pas en écarter l’impression comme l’on fait d’une tristesse parasite dans un moment heureux. Il la conserva et en fit part aux siens qu’il conduisit sans arrêt auprès de l’église, à l’entrée du cimetière, où logeait, hélas ! ce qu’il lui restait de son foyer paternel, et où pouvait s’aviver encore l’ardeur de son dévouement familial. Il savait bien à quel endroit précis du champ funéraire on avait déposé, un jour inoubliable, la pauvre mère qui le quittait seul dans la vie. Et d’un pas sûr. il alla s’y agenouiller, comme s’il eût eu besoin de baigner un instant son âme dans les larmes de son passé pour mieux remercier la Providence de lui avoir été si propice et ne s’être pas laissé vaincre en générosité !

Et sur cette tombe perdue dans les herbages adventices, il pleura en remerciant aussi l’âme trépassée qui lui avait mis au cœur l’ardeur et la foi des croyants et des vaillants.

Le lendemain, une croix de bois neuf se dressait dans les herbes abattues pour accuser ce pieux pèlerinage, en attendant que Jean Pèlerin y fit élever un monument trop somptueux pour la mémoire d’une pauvresse mais digne en tout point du cœur bien né de son enfant.

Les deux mois de cet enchantement vont-ils satisfaire le grand besoin que nos touristes avaient ressenti de revivre un peu de la vie canadienne ? Hélas ! non. — Jean ne trouve plus chez son cousin le jeune homme d’avenir qui impressionna sa jeunesse pour l’éloigner du pays natal. C’est un complice qui en sous main suggère à son esprit un nouvel état de vie pour le rattacher à son passé. À quoi bon trimer durant la vie à la recherche des biens matériels, quand on a déjà acquis l’opulence relative qui pourvoit au lendemain des siens ?

Malheureusement pour nous, ils sont trop rares les Canadiens français des États-Unis, que la nostalgie nous ramène. Diverses causes s’y emploient. Ceux qui ont prospéré y restent attachés par des liens de famille qu’ils ne veulent plus rompre, dussent-ils comme « la veuve éplorée d’Hector le troyen, tromper leurs regrets patriotiques et les ennuis de leur exil en se créant aussi un faux Simois ou une Xante desséchée sur les rivages de l’Ausonie » ; mettons plutôt, des sociétés nationales de Saint-Jean-Baptiste dans des petits Canadas.

D’autres, pour avoir déserté la vie canadienne, traînent dans une misère relative la chaîne de leurs désillusions, incapables d’en secouer l’étreinte. D’autres enfin, et c’est le plus grand nombre peut-être, mal prévenus par le défaut d’instruction, ne connaissent pas les délicatesses de cœur qui ont pu entretenir ou réveiller le sentiment national chez les Dupin et les Pèlerin.


— Ici, sur cette colline de Saint-Germain, où l’œil des anciens peut retrouver les restes décrépits d’une masure aux pignons rouges, quel beau chalet, un château si vous voulez, ne pourrait-on pas édifier, donnant vue si large sur le grand fleuve, en face du phare indiquant la route à suivre pour affronter les périls de la mer, comme il en est aussi au milieu des écueils de la vie !

Ce beau soir d’été, quand seul avec lui, à l’endroit isolé de la grande route vicinale où vivaient autrefois si intimement les pauvres familles de la veuve Pèlerin et de Charles Després, Émile Dupin fit cette remarque à son cousin Jean, le mal nostalgique s’empara à demeure de celui-ci.

La tombée de la nuit se fait douce et impressionnante. De ces lieux autrefois si familiers aujourd’hui redevenus presque sauvages dans l’abandon et la pauvreté, Jean voit surgir le fantôme de sa jeunesse aux traits si peu riants. Il en reconnaît toutefois, il en aime la candeur ; il l’associe aux souvenirs des siens auxquels il voudrait demander pardon de sa vie meilleure dans la restauration matérielle, à l’étranger. Sa figure s’assombrit, il regarde son cousin d’un œil qui va pleurer, lorsque, tout à coup, l’éclair subit du phare pénètre son esprit comme un coup de poignard dans ses chairs vives.

Oui, c’est bien sa jeunesse, c’est l’âme et la tradition de ses ancêtres, c’est la patrie qui le rappellent en ces lieux.

Cet œil du phare ! Oui, c’est bien l’amour du sol natal qui brille d’un éclat de plus en plus vif à mesure que les ombres s’épaississent à notre horizon ; qui traverse la nuit de nos vicissitudes au vieil âge et nous indique le port du repos éternel où nous attendent les ancêtres !

L’américain avec son patriotisme travesti pourra désormais, revenu chez lui, sous la fumée des usines où s’élabore son bien-être, accuser de son ennui la récurrence plus ou moins rapprochée, sur ce propos raisonner encore et philosopher. Mais Jean et sa femme, pour avoir exhalé la sensation, le sentiment de leur bonheur sous le ciel bleu de la patrie, ne sauront plus qu’en mourir.

Ainsi donc en résumant ces deux états d’âme, Émile Dupin, malgré sa richesse et son aisance innée, avec ses études et sa sagesse naturelle, ne pouvait plus s’empêcher de constater de mieux en mieux, à la vue de ses enfants grandissants, que l’âme ancestrale de sa famille ne s’était pas acclimatée au pays étranger ; qu’elle était restée là-bas sur cette terre canadienne où il n’avait fait lui-même que passer, mais où elle avait provigné depuis deux cents ans, où elle avait poussé ses plus fortes racines dans tant de berceaux et fleurissait encore sur tant de tombes. Et de mieux en mieux, il comprenait, comme il l’avait dit, que lui et les siens ne seraient de longtemps encore que des dépaysés dans leur patrie adoptive.

Sa nostalgie à lui tient du patriotisme de raison.

Jean Pèlerin, au contraire, n’a vécu au Canada qu’une enfance malheureuse et une jeunesse humiliée. Quand il a quitté sa paroisse natale, il aurait pu se dire qu’il secouait sans regret de son pied la poussière de ce sol qui lui avait été si pénible. Plongé dans le grand creuset de la vie industrielle, au milieu d’un alliage auquel il devait tant emprunter, combien il lui avait été facile d’éliminer la gangue de sa pauvreté canadienne ! Pour lui peut-être plus encore que pour son cousin, il serait logique d’affectionner le milieu social où il lui fut donné de commuer sa tare de miséreux dans le bonheur du parvenu. Mais au fond de son cœur, comme dans l’âme et la prière de sa femme, la voix douce et charmeresse de sa patrie canadienne n’attendait plus, pour le faire entendre et commander, qu’un retour même passager, et par leurs enfants, aux choses canadiennes, sous l’emprise du patriotisme d’instinct.


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