Le Soleil (p. 173-188).

X

Retour et Départ


Il y eut grand émoi au village de Saint-Germain quand Jean Pèlerin, après dix mois d’absence, y arriva à l’improviste. Tous voulaient lui être sympathiques, parce que, victime d’un mauvais sort, il était resté digne de sympathie ; tous voulaient l’entendre, parce qu’il venait de loin. Ceux dont naguère encore la malveillance cancanière, qu’il avait tant redoutée, aurait pu s’exercer en s’amusant de ses déceptions, ne pensaient plus qu’à son dernier deuil et à son effort de volonté dans l’abandon. Mais personne ne fut plus sincèrement réjoui que le vieux curé, du retour de celui qu’il appela son enfant prodigue. Sa joie fut d’autant plus consolante qu’elle restait sans mélange ; que le front serein de ce prodigue, sa parole pleine de candeur et de franchise, ne rappelait rien de celui de la parabole. Comme il était heureux d’avoir à lui garder toute son affection et aucun pardon à lui accorder ! Il voulut que Jean logeât chez lui, pour rétablir entre eux la plus grande intimité, comme autrefois lorsque l’orphelin était son petit élève, et pour constater comment cet élève de prédilection avait pu profiter et rester digne de ses leçons. La mise élégante de Jean, non étrangère à la munificence et au goût des cousins, ses entretiens maintenant nourris d’une expérience toute personnelle, l’agrément naturel de son esprit en faisaient un hôte intéressant, un charmant causeur. Mais encore une fois nul plus que son précepteur ne devait se féliciter de cette transformation si prompte de l’orphelin pauvre.

Il avait donc beaucoup à lui dire et à lui faire dire, à son cher élève, lorsqu’après les premières émotions du retour, il fut entendu que, seul à seul, dans cette salle témoin de leurs études, on referait ensemble l’histoire très intime de ce récent passé, en vaticinant ensuite un peu sur le prochain avenir.

— « Eh ! bien, Jean, puisque tu l’as quittée et y reviens, tu me le diras sincèrement, avons-nous au cœur un sentiment qui fait regretter la patrie ; qui la fait aimer davantage lorsqu’on y revient ? J’avais bien cru que tu me reviendrais aussi de Québec ; mais non, et quand Charles Després m’a dit ta fuite, j’ai éprouvé l’un des plus grands chagrins de ma vie. J’ai prié pour toi ; j’ai demandé à la Bonne Providence de t’avoir en sa sainte garde, mais dans mon cœur vexé j’ai aussi demandé à la Patrie de te faire souffrir un peu de son absence. Je te vois sourire ; ne l’aurais-tu pas quelque instant regrettée ?

— Remerciez la Providence qui m’a protégé. Remerciez aussi la Patrie qui vous a plus d’une fois donné raison. »

Le vieux prêtre se lève ; il s’exalte, rit, gesticule, reprend son sérieux ; Jean ne le reconnaît plus et l’écoute, ébahi, réciter des vers :

 
« — Je comprends qu’on délaisse un roi… mais la patrie !
« Ce domaine, humble ou grand, par nos aïeux formé,
« Qu’ils ont conquis, qu’ils ont gardé, qu’ils ont aimé ;
« Cette terre sacrée entre toutes les terres,
« Faite du sang des fils et des larmes des mères…
« Oh ! non ! non ! ce n’est pas possible ! »

Le jeune homme applaudit au geste du vieillard, mais s’attriste aussitôt. Il n’a pas encore dit, depuis l’heure de son arrivée, la vraie cause de son retour ; tant il lui en coûte d’avouer que cette patrie regrettée et qu’il a voulu revoir, c’est pour la quitter définitivement cette fois.

Après d’habiles précautions, il attaque le sujet. La rencontre de son cousin sur la Méditerranée prépare l’esprit de son interlocuteur, mais Jean hésite encore, se laisse presser de questions et finit par faire connaître la grande détermination qu’il a prise.

— « Dis-moi tout ; n’omets rien, je t’en prie. Tu vas repartir encore à l’étranger, à l’aventure, sur terre cette fois ?

— Pardon, ce n’est plus à l’aventure, monsieur le curé. Voici des lettres, un engagement écrit par celui-là même qui me prend à son service, qui m’a procuré d’avance les moyens de me rendre chez lui, en me recommandant à la sollicitude de sa mère qui n’exigera d’ailleurs aucune telle recommandation parce qu’elle est la sœur de la mienne. Ne dites pas que c’est partir à l’aventure.

— Soit ! je le veux bien ; mais je ne pourrai donc plus jamais faire de mon chef aucun projet pour ton avenir !

— Je ne refuse pas de prendre de vous conseil puisqu’avant tout c’est pour cela que je suis revenu à vous.

— Mon cher enfant, voilà que tu arrives et que tu veux repartir. C’est un double improviste qui à la fois m’enchante et me déconcerte. À mon âge, il ne m’est guère permis, comme à toi, d’ajourner mes conclusions et mes décisions ; mais tu ne refuseras pas à ma vieille amitié l’atermoiement que je vais tout de même te demander : c’est de me laisser un peu réfléchir pour toi. Je ne serai plus exigeant. Je n’ai aucune intention de t’imposer mes volontés, et puisque tu veux bien tenir encore à mes conseils, donne-moi le temps d’aviser, non pas à des projets qui m’ont jusqu’à présent si peu réussi, mais à de simples suggestions en vue de ton bien futur. À l’heure actuelle, c’est trop de données à la fois dans mon esprit ; il me faut coordonner tout cela. Ne me quitte donc pas avant que j’aie pu entrevoir la solution de ce nouveau problème de ta vie dont j’ai fait une si grande part de la mienne. Demain, ces jours-ci, nous en reprendrons l’étude. Je prierai ; je m’inspirerai du souvenir des tiens. Et je ne demande plus qu’une chose pour aujourd’hui : ne crois pas que je serai pour toi l’obstacle, mais l’aide. »

Ces généreuses paroles ont affermi la confiance dans le cœur de Jean. Pourquoi s’en irait-il de nouveau contrister ce bon vieillard qui ne lui a voulu que du bonheur ?

Longtemps, ce soir-là, sous le toit hospitalier de ce presbytère qui avait si charitablement jadis abrité son enfance, il laissa, avant de s’endormir, flotter sa pensée au courant de tous ses souvenirs qu’il retrouvait à Saint-Germain après avoir déjà tant parcouru le monde. Repartir, oui, il le fallait bien ; mais non plus en désespéré comme il avait fait ; il prendra jour très prochainement après avoir laissé au bon prêtre la consolation de juger que son élève affectionné est resté digne de ses leçons et de son affection.

Le lendemain, ce fut avec un visage souriant et l’œil animé d’une intention sagement résolue que le vieillard entretint de nouveau son hôte.

— « Ah ! j’ai bien réfléchi, va, mon Jean, depuis hier soir, et tu me vois là tout réjoui d’avoir trouvé la solution de notre problème.

« J’avais songé, car il faut bien maintenant tout dire, à t’acheter avec mes économies quelques arpents de terre à cultiver dans le haut de la paroisse, et voilà qu’il me faut encore déchanter. J’ai appris d’une première expérience qu’avec un très bon cœur, tu as un caractère altier qu’il ne ferait plus bon de trop vouloir contrarier. Pour le peu de temps qu’il me reste à vivre auprès de toi, aussi, je m’en garderai bien. Je serai encore assez heureux, si tu veux, comme tu le dis, suivre un peu mes derniers conseils.

— Soyez certain toutefois qu’à votre égard le cœur chez moi saura dominer le caractère.

— Puisqu’il en est ainsi, voici le bon conseil que j’ai à te donner. Tu ne t’en iras pas seul, là-bas, vivre avec tes parents riches. Non, pas seul, mais avec une épouse canadienne, afin que je sois plus certain qu’après avoir fait fortune, — ce que je te souhaite bien, — tu resteras le chef d’une famille toute canadienne, aux mœurs canadiennes, à la langue, à la religion absolument canadiennes françaises.

« Ah ! pauvre enfant, je sais bien que je suis assez mal venu pour te conseiller à l’article du mariage. Je vois ta figure s’assombrir, tes yeux s’abaisser pour ne pas me fulminer de reproches. Ce serait juste si je n’avais pas autant que toi souffert de notre première déconvenue. Mais remercions Dieu qui a voulu nous épargner les suites de mon écart de sagesse, et me laisser la vie sinon pour t’imposer de nouveaux projets, du moins pour te donner ces conseils que tu me demanderais d’ailleurs. — Je te l’ai déjà avoué, j’avais mal choisi pour toi la compagne de ta vie. C’était une idole, vois-tu. Or, il ne faut plus croire, en ce siècle, aux idoles, ni aux idolâtres de salons. Avant le mariage, ces obséquiosités ridicules et ces abdications d’amoureux préparent les incompatibilités du ménage qui nécessiteront plus tard des éclats d’autorité. Il faut se défier de la femme qui aime à se laisser dire : — « Je vous adore », de crainte que, prenant son rôle de divinité au sérieux, et s’autorisant de ce sacrilège, elle ne veuille encore se faire toute-puissante. Tu n’aurais pas su commander dans ton ménage qui eût été un mauvais ménage.

— N’attendez pas de moi aucun reproche à ce sujet. Ce qui m’étonne plutôt, c’est votre proposition de mariage ici où je ne ferai que passer. Je ne suis pas encore établi. Comment pourrais-je assumer cette responsabilité avec autant d’incertitude ?

— Voilà une objection d’ordre purement matériel. Il est facile d’y obvier. Dis-moi seulement que Rose Després, qui t’a toujours aimé, ce que j’ai bien compris durant ton absence, pourrait être la femme de ton choix, et la dot que je voulais employer à l’achat de quelques arpents de terre servira à votre installation là-bas. Qu’en dis-tu ? N’est-ce pas à elle, cachottier, que tu as voulu laisser la maison de ta mère avec tes adieux, dans ta grande désespérance, l’an dernier ? N’est-ce pas sur elle en même temps que sur toi que ta pauvre mère reposa son regard mourant qui me parut être à la fois une prophétie et une supplication ? Tu ne saurais nier que l’affection de cette enfant pour toi est née dans les larmes de tes deuils et de ta pauvreté, non pas dans l’orgueil des salons ? »

« Comme moi, là-dessus, va réfléchir ! »


Jean n’avait pas encore revu la compagne de ses plus jeunes et plus tristes années. Ce jour même, ce fut avec un esprit averti et un cœur depuis longtemps prévenu qu’il voulut aller visiter, en second après monsieur le curé, ses bons voisins. Il trouva Rose grandie, embellie de tout l’amour incompris et latent qu’elle lui avait à son insu réservé.

En obéissant à l’impulsion qui le ramenait passagèrement à Saint-Germain, il n’avait pas compris non plus qu’il poursuivait ce qu’il aurait bien pu appeler sa vraie destinée. Il sentait avec charme se transformer la douce affection ingénument entretenue depuis son enfance. Et candidement, il ira immédiatement faire part à son conseiller de cette impression nouvelle. Il hésitait cependant à accepter ses offres trop généreuses. Comment pouvait-il sans plus de réflexion encourir semblable dette ? Il ne pourra jamais laisser le bon pasteur se dépouiller ainsi de son avoir dans ce prêt établi sur aucune autre garantie que des espérances d’avenir.

— « Laissez-moi partir, monsieur le curé, et si dans un an la Providence a béni mon travail, que j’entends bien poursuivre sous son œil, je reviendrai à Saint-Germain vous demander une autre bénédiction, sans vous priver par cet emprunt imprudent des moyens de subvenir à vos œuvres paroissiales.

— Mais non, mais non ! mon cher enfant ; qui te parle ici de prêt ? Tu sais bien que je n’ai pas d’autres héritiers que toi, même chez des collatéraux. Et si tu étais notaire, tu appellerais ce que je veux te donner tout simplement un avancement d’hoirie, peu de temps avant mon décès maintenant. Mais je ne veux pas t’effrayer avec la langue de nos notaires, toi qui vas bientôt forcément parler celle des hommes d’affaires. Quant à mes œuvres paroissiales, je te prie de me croire un peu plus rusé que tu ne le supposes. Une fois millionnaire, — car tu vas devenir millionnaire, voyons, dans ce beau pays si riche et si généreux, qui attire un si grand nombre de nos bons canadiens-français, — quand tu seras millionnaire, eh ! bien, mes œuvres paroissiales, ou je me trompe beaucoup, ou mon Jean Pèlerin, se nommerait-il alors « John Pilgrim », ne les oubliera pas plus qu’il n’oubliera Saint-Germain, sa chère petite patrie, où resteront pour toujours attachés, suivant la sainte volonté de Dieu, le souvenir de ses plus grands regrets, et suivant la mienne, celui de son plus grand amour terrestre.

« M’as-tu bien compris, Jean ?

« Et si tu veux bien me comprendre, ne demande plus de délai comme un condamné, puisque, de ton propre aveu, après avoir un peu parcouru le monde, subi le contact des réalités méchantes ou non de la vie, tu as l’inappréciable bonheur de conserver un cœur épris d’un amour d’enfance. Cet amour-là sera ta plus grande richesse. »

Et Jean, facile à convaincre, cette fois, voulut bien comprendre.


Un mois plus tard, le mariage de Jean Pèlerin et de Rose Després mettait tout le village en émoi. Ce n’était pas la noce fastueuse de l’année précédente dont on avait si longtemps causé dans l’ébahissement ou quelque jalousie secrète, mais la manifestation des meilleurs sentiments que puisse éveiller l’humilité vertueuse. Et le départ très prochain du jeune couple pour le pays étranger ne faisait qu’ajouter à la douce sympathie dont il était l’objet. On le vit bien le jour où avant de quitter leur paroisse natale, Jean et son épouse assistèrent à la messe que célébra à leur intention le bon vieux pasteur. Il y avait là grande foule, attirée sans doute par une certaine curiosité mondaine, mais plus encore par une respectueuse déférence à l’endroit du prêtre spécialement chargé de bénir leurs joies et de consoler leurs peines à tous, dont la si pure et si généreuse affection allait être soumise à l’épreuve d’un adieu pour lui éternel.

Aussi n’oubliera-t-on pas de sitôt les dernières paroles remplies d’émotion qu’il adressa quelques instants plus tard, au moment de leur départ, à ses chers protégés.

— « Mes enfants, partez, puisque Dieu le veut ainsi, mais n’oubliez pas, n’oubliez jamais, je vous en prie, ni la bonne terre canadienne où j’irai bientôt rejoindre les vôtres, ni les braves gens qui vous ont vus grandir et partir, en vous aimant d’un amour désintéressé, intime, national, que vous ne saurez retrouver nulle part ailleurs. Vous ne me reverrez plus en ce monde ; laissez-moi l’espérance que vous reverrez, vous, votre bonne paroisse natale de Saint-Germain. »


Quand le soleil des jours sereins se lève, du haut de la colline, la demeure des Pèlerin mire encore dans l’onde de la grève son toît aigu, sa cheminée qui ne fume plus, mais toutes ses ouvertures sont masquées.

La bardane et l’ortie envahissent partout les menus sentiers qui accusaient la vie aux alentours et maintenant les êtres offrent à l’œil du passant la triste chose d’un foyer abandonné par des expatriés.

Personne ne vient plus frapper à cette porte toujours hospitalière même en s’ouvrant sur la pauvreté ; elle s’est refermée pour ne plus s’ouvrir, comme celle d’un tombeau. L’ange tutélaire des générations qui ont vécu là n’y voyant plus de berceaux à protéger a pris son essor, au sortir de la dernière tombe, et s’est enfui.

Et quand le jour tombé, le phare s’allume et cligne au large, à la fenêtre du Pignon-Rouge l’âme familiale des Pèlerin est éteinte et ne lui répond plus !


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