Le Soleil (p. 189-203).

XI

Au Travail


Deux grands sujets de contentement devaient inspirer à Jean Pèlerin, dès son arrivée à Cincinnati, l’idée que le bonheur allait enfin lui sourire.

Ce fut d’abord l’accueil chaleureux que lui fit sa tante, déjà prévenue en sa faveur tant par une lettre d’Émile que par la sympathie pratique qu’elle trouvait consolant de pouvoir lui témoigner dans leur deuil commun et son deuil personnel. Seule dans son opulence devenue de plus en plus oiseuse, la veuve Dupin souffrant secrètement de l’absence et de l’émancipation définitive de son fils unique, s’ingénia à restaurer autour d’elle l’esprit de famille qui devait lui manquer durant de longs mois encore. Et Jean qui l’intéressait si bien au récit de sa dernière rencontre avec son cousin, par-delà les mers, aurait eu mauvaise grâce de ne pas accepter de vivre auprès d’elle, tout près d’elle, dans sa vaste résidence qu’il eut été trop pénible de ne laisser hanter que par les regrets d’une âme en deuil. Le bonheur du jeune ménage sous l’œil de sa munificente charité ne ferait-il pas sa propre consolation ?

L’autre sujet de satisfaction qui devait atténuer ses inquiétudes, Jean le trouva dans le haut crédit que son cousin avait su conserver sur la compagnie Cincinnati Bridging and Steel Works. Cette entreprise, depuis la mort de son fondateur, avait considérablement accru son champ d’opérations, comme il arrive après réorganisation sous des mains nouvelles. Mais Jean put constater avec encouragement que le simple désir du jeune Dupin avait presque l’autorité du commandement auprès des directeurs actuels. Un vieil américain facétieux, auquel il faisait part de sa surprise à ce sujet, crut lui donner le vrai mot de cette énigme en lui disant que c’était « un effet de capital. »

Tout heureux de pouvoir en profiter, Jean s’employa moins à étudier l’exactitude de cette définition, qu’à chercher les moyens personnels de seconder le haut crédit de son parentage.

Au travail en participation, de l’usine, trop souvent le tâcheron impersonnel joue le rôle d’une pièce dans l’outillage, recevant de celle-là et donnant à celle-ci l’activité dont le résultat s’obtient de l’action collective. Or, dans son dépourvu industriel, le jeune paysan canadien avait trop bien retenu les leçons de son cousin sur la valeur de l’initiative personnelle, dans le monde américain, pour se contenter d’y jouir de sa haute protection. En reconnaissance de cette protection, ce qu’il voulait lui offrir, à son retour, c’était dans sa personne non seulement un homme utile, mais nécessaire. La tâche n’était pas mesquine. Il y avait été mal préparé, si ce n’est par les conseils purement spéculatifs alors dont Émile l’avait entretenu. Sous quel aspect, rebutant ou encourageant, allait se présenter à lui le fantôme du travail ? Comment l’effort personnel en marge du salaire quotidien allait-il seconder ses vues ? Quelle tangente lui fournira son intelligence pour le soustraire à la révolution machinale de la pièce d’engrenage ?

Quelle sera l’occasion qui lui permettra enfin d’attirer l’attention sur ses possibilités ?

Elle est bien simple et bien inopinée, parfois, cette occasion.

Des commandes à forfait, considérables et urgentes, devaient tenir les aciéries Dupin, pendant plusieurs mois, au maximum de leur rendement. Toutes les divisions de l’usine, métallurgie, sidérurgie, etc., fourmillaient de travailleurs nombreux et entendus, au milieu desquels Jean Pèlerin, paysan, marin ou lettré, ne savait à quel titre s’introduire. Heureusement pour lui cette presse même devait lui venir en aide.

Dans certaines parties du vaste territoire de la république américaine, le déboisement trop complet des terres influe d’une manière souvent désastreuse sur les cours d’eau. Un mince filet de rivière durant les périodes de sécheresse deviendra parfois torrentueux à la suite de pluies abondantes, sapera ses berges, et arrachera de leurs piles et de leurs culées des travées complètes de ponts. — Avec les mille causes journalières de collisions, de déraillements, de catastrophes de toutes sortes auxquelles prête l’immense réseau de chemins de fer qui sillonnent en tous sens le pays, il fallait bien pourvoir aux moyens pratiques et rapides, là où ils auront été impossibles à prévoir et à prévenir, de rétablir au plus tôt le trafic après ces accidents. On y a pourvu par l’organisation du Wrecker.

C’est un train de secours composé d’une locomotive, d’une ou deux immenses grues volantes sur trucks, de plateformes chargées de matériaux, de fourgons ou de wagons où toute une équipe, ingénieurs et travailleurs, trouve cuisine, dortoir et logement.

Le télégraphe signale-t-il au commandant une catastrophe quelque part dans le rayon du circuit préposé à sa vigilance, le wrecker part à toute vapeur. Le train présidentiel lui-même se rangera sur une voie d’évitement pour lui livrer passage, car il y a là-bas peut-être des mourants, sous les débris fumants des wagons, sous la vapeur brûlante de la locomotive, renversée, écrasée en bas du remblai, entre les piliers d’un pont démoli, au milieu d’un cours d’eau glacé ou débordé, qui attendent et demandent dans les affres son arrivée ou la mort. Il arrive ; le chef ingénieur cherche et doit trouver d’un coup d’œil entendu la solution la plus expéditive du problème qu’offre ce désarroi, pour sauver des vies en péril et rétablir la circulation du trafic qui est aussi la vie dans ce monde des chemins de fer.

Un contrat annuel liait la compagnie Cincinnati Bridging and Steel Work à l’obligation de fournir sur place, aux chemins de fer de la division locale, toutes les pièces métalliques, jusqu’aux travées de ponts tubulaires, requises alors d’urgence.

Jean n’avait pas encore choisi son emploi, qu’une semblable commande l’appela presque forcément en ce cas d’imprévu. Un contremaître lui proposa, en attendant mieux, d’accompagner l’équipe appelée à reconstruire ainsi un pont métallique. Bien convaincu qu’il n’y a pas de sot métier et ne sachant pas se rendre autrement utile, il accepta l’humble fonction d’enregistreur des heures de travail, de commis aux écritures, puisqu’on le savait instruit, mais non sans songer un peu à son vieil éducateur de Saint-Germain, et à ce qu’on lui avait dit un jour du licencié ès-lettres heureux de se faire chauffeur d’automobile.

Que son instruction lui serve aujourd’hui d’expédient dans l’humiliation, que demain un simple travail manuel le mette en vue, il avait l’esprit trop bien pondéré pour en tirer une conséquence erronée. Mais effectivement, dut-il bien souvent plus tard le rappeler en s’amusant, le point de départ de ses succès et de sa fortune, il le trouva dans sa vie de matelot et non celle d’humaniste.

À cinquante milles de la cité, une travée de pont d’acier a été jetée dans la rivière et à demi-ensevelie dans le gravier charrié par le torrent. Le wrecker rendu sur place et fermement aposté, la flèche de la grue s’incline, happe l’immense tube quadrangulaire qui se lève et secoue le gravier ruisselant sous lequel il était enlisé ; les câbles se tendent de plus en plus, et l’un d’eux se rompt. Fâcheux contretemps ; il ne se trouve pas de rechange de son diamètre dans le matériel du train. Une course à la ville, c’est un retard de plusieurs heures. On tient conseil, on s’impatiente ; chacun s’ingénie et y va de son avis auprès de l’ingénieur en chef, qui n’en demande pas autant et préférerait peut-être plus d’unité dans les bons conseils. Une idée pourtant bien simple et spontanée fatigue aussi l’esprit de Jean Pèlerin, le commis aux écritures. Va-t-il se taire quand la solution pratique et certaine du problème, il la tient pour ainsi dire dans ses mains qui s’agitent nerveusement. N’est-ce pas là une de ces conjonctures où son cousin Émile lui reprocherait sa pusillanimité, son manque d’assurance, d’audace ?

— « Si on le rattachait tout simplement, ce câble, s’écria-t-il enfin, comme malgré lui ? »

Cette indiscrète intervention du pauvre Jean eut pour premier effet de provoquer un éclat de rire bien unanime de l’équipe et d’attirer sur lui un regard narquois du chef.

— « Et le nœud là-haut, mon brave, dans le palan, » lui répondit charitablement l’ingénieur.

— « Il n’y aura pas nœud », reprend le canadien, cette fois vexé et fort de sa conviction. C’est le deuxième effet de son incartade.

Et d’un tour de main, avec un outil improvisé, Jean Pèlerin, le matelot du Saint-Laurent, de l’Atlantique et de la Méditerranée, fait ce que l’on appelle chez les vrais marins une épissure longue.

L’esprit américain n’est pas mesquin ; la nouvelle recrue fut ce jour-là l’objet d’un triomphe.

L’appareil fonctionna merveilleusement le pont bientôt rétabli livra passage au trafic déjà congestionné dans les gares prochaines, et Jean pouvait se dire qu’aux yeux du moins de ses compagnons d’équipe, il était spontanément devenu quelqu’un ; non pas une simple main à l’œuvre commune, mais une personnalité capable d’un travail que tout autre n’aurait pu faire ou imaginer. Accuser une utilité spéciale et aussi opportune dans une entreprise où il ne savait apparemment que faire, lui valut tout un brevet de métier, comme son cousin n’eût pas manqué de le lui répéter, au milieu de ces gens pratiques avant tout. Voilà l’effet moral qu’il se plaisait à déduire de tout ce bruit que l’on faisait maintenant autour de son nom. Il avait un caractère trop amène pour ne pas prendre du bon côté la plaisanterie de ceux qui désormais voulurent, en ébruitant sa prouesse, l’appeler du sobriquet de « John Splicer ». Il y trouvait un dédommagement dans la sympathie joviale imprégnant désormais son atmosphère, et dans les regards de considération qui lui venaient maintenant des contremaîtres et des chefs d’atelier.

Quelques jours plus tard, un de ces derniers, homme très sérieux, même savant, dont la monomanie est de chercher à substituer partout l’électromagnétisme et l’électrotechnie aux anciennes méthodes, voulut attacher à son service spécial le déclassé canadien, autant parce qu’il lui paraissait intelligent que par déférence obséquieuse pour la haute recommandation du plus influent actionnaire de la compagnie. Jean n’eut garde de s’y refuser. Il prêta une oreille attentive aux suggestions de son nouveau protecteur qui lui fit entrevoir, dans l’application des sciences nouvelles, un champ d’action non encombré où son ardeur à l’étude trouverait libre carrière, et par delà, une vision plus fascinante de son avenir personnel. Et pendant les mois qui vont suivre, nul ne s’étonnera de voir ce jeune homme énergique consacrer aux cours des écoles techniques des heures qu’on lui permettait complaisamment de soustraire au service de l’usine.

Suivant ce novateur, il y avait de grandes réformes à faire pour répondre aux exigences économiques et pratiques, et moderniser enfin les modes d’opération jusqu’alors suivis. Entre autres, l’usage de fours électriques développant jusqu’à trois mille degrés Centigrade de température s’imposait maintenant pour la préparation de l’aluminium ainsi que des fontes de ferrosilicium, de ferromanganèse et de ferronickel. Les théories du technicien ne trouvèrent pas dans l’usine d’adepte plus docile et plus convaincu que Jean Pèlerin, bientôt passionnément adonné à l’étude théorique et pratique des réactions électrothermiques.

Entretemps, dans la riche demeure de sa tante Dupin, le jeune homme pouvait compter sur deux affections sans mélange qui entretenaient ses énergies. Et en ses rares moments de loisir, il résistait malaisément au grand désir de faire savoir au bon curé de Saint-Germain combien il lui paraissait tout de même dès lors facile de vivre heureux sans la patrie.

Ne lui reprochons pas ce sentiment passager puisque ce n’est encore qu’une première flambée de soleil dans son ciel morne. Lui-même du reste ne manquera pas de réserve dans les lettres pleines d’effusions reconnaissantes qu’il adresse au vieillard, cherchant plutôt à le consoler de son absence par son propre encouragement, Il appréciait de mieux en mieux l’éducation dont il lui était redevable, car si nous avons pu reconnaître au début que ces premières études, seul à seul, du vieillard et de l’enfant n’étaient pas sans inconvénient, elles offraient cet avantage que Jean, de bonne heure, avait été traité en homme et que « l’on gagne beaucoup à donner à la jeunesse une haute opinion de ce qu’elle peut faire ; elle vous croit aisément quand vous lui montrez de l’estime. Cet âge n’a que la candeur de l’amour propre, et n’en a pas les défiances. »

Aussi, la confiance en soi-même, la self-reliance si chère aux américains ne lui fera-t-elle pas défaut. Là où l’oncle Dupin avait dû le succès à l’occasion favorable qui passe et qui entraîne, beaucoup plus qu’à son savoir, lui, Jean Pèlerin, se trouvait en moyen de susciter cette occasion et de l’asservir à son intérêt. C’est à quoi il s’évertua par une brigue discrète auprès de ses supérieurs, surtout par des études et un travail personnels qui devaient bientôt le faire dominer ses égaux. C’est ainsi que sa distinction le conduira même un jour jusqu’aux honneurs civiques, mais il sacrifiera peu de temps à la chose publique, moins par égoïsme que parce que, dans ce pays étranger, il ne pouvait souffrir de la passion des honneurs comme il l’eût fait sans doute dans sa patrie natale.

Toutefois, il n’en était pas encore à la recherche même momentanée de ce prestige. Il avait en tête une préoccupation plus légitime, l’appétence d’un honneur aussi, celui de faire voir à son cousin Émile dont le retour s’annonçait, combien, durant tous ces mois qui se sont succédé depuis leur dernière entrevue sous le ciel d’Italie, il a su profiter à la fois de sa faveur et de ses conseils. Tel est l’orgueil qu’il entretient : parfaire de mieux en mieux pour l’arrivée de celui à qui il la doit, l’étonnante métamorphose qui a fait du paysan ou du matelot un savant métallurgiste.

Pendant ces deux années, au cours desquelles le jeune médecin s’est plu, en jouissant de sa richesse, à compléter son perfectionnement intellectuel par l’observation dans les milieux renommés du vieux monde aux usages encore forcément imprégnés d’aristocratisme, l’autre, par son travail et son intelligence, a su conjurer son mauvais sort : autour de son nom règne déjà, si légère encore qu’elle apparaisse, une auréole qui le distingue dans la tourbe égalitaire de la société purement démocratique ; il est devenu quelqu’un.


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