Le Supplément (p. 212-230).

X


Sur-le-champ, Marc entrevit la nature de cette tentation nouvelle. Et les jours suivants confirmèrent son pressentiment.

Il est des tentations intermittentes. Avec elles, on joue comme avec des adversaires redoutables que l’on compte néanmoins vaincre définitivement. Elles vous harcèlent, on les écarte. Elles reviennent à la charge, on se dérobe. Les repos sont longs et nombreux. Souvent elles se dissipent d’elles-mêmes. En tout cas, l’espoir du triomphe ne faiblit pas.

Au temps où l’idée criminelle le poussait contre son père, il avait connu cette lutte, si douloureuse déjà, mais si lente et d’une issue si incertaine. Aujourd’hui la tentation était tout autre, absolue dès le début, de celles qu’on ne peut éviter ni chasser. Elle s’installait en lui et autour de lui, comme un ennemi tenace dont l’assaut continuerait sans trêve. Qui des deux l’emporterait ?

Dans son affolement, fuir lui sembla le salut. Il fallait fuir. Seul ? Il eut peur de la solitude, désert malsain, semé d’embûches. La pensée bizarre le hanta d’emmener sa femme qu’il persistait, selon son ancienne coutume, à élire gardienne de sa paix. Il lui en parla. Elle se soumit à ce caprice et annonça leur départ. Il changea d’avis, comprenant le danger de cette décision absurde.

— Bertrande, Bertrande, se dit-il, c’est toi qui dois me suivre.

Il perdait si bien la raison qu’il essaya encore ce qu’il savait impossible, il proposa, presque joyeux :

— Demain, mon amie, je vous attendrai au bas de la petite côte, vis-à-vis de la gare, dès que la nuit tombera. Je serai là, en voiture… deux bons chevaux de poste. Nous galoperons toute la nuit jusqu’à Nantes. N’est-ce pas ?

Il se révolta de son refus. Pour la déterminer, il eut envie de lui exposer la situation. Quel argument solide ! Quel dilemme implacable que cette double phrase :

— Ou bien tu m’obéiras, ou bien je tuerai ma femme.

De la sorte, un refus la rendait complice, pis que cela, instigatrice du crime, puisqu’elle ne voulait pas sauver son amie d’enfance.

Ne pouvant se résoudre à l’aveu brutal, il insinua.

— Votre promesse est formelle, Bertrande, n’est-ce pas ? Libres tous deux, nous serions l’un à l’autre ?

Elle répondit :

— Oui. Marc, et je ne demanderais plus rien à l’existence.

— Alors…

Il la regardait profondément. Le son des mots révélateurs lui martelait le cerveau, et il les articulait syllabe par syllabe, avec la volonté ardente qu’ils fussent perceptibles pour elle comme pour lui. Comprenait-elle ? Un instant, il le crut, et cela l’épouvanta car s’il trouvait un appui en Bertrande, il agirait, inévitablement, il agirait. Il murmura :

— Vous voyez bien qu’il faut nous en aller… Je vous en prie, allons-nous-en.

Elle dit d’un ton simple :

— Je ne vois rien de nouveau qui m’y contraigne.

Marc préféra qu’elle n’eût pas compris. Renseignée, elle l’aiderait ou le haïrait. Sans espoir de secours, il se résigna désormais à la prison secrète où il était enfermé avec l’idée monstrueuse. Dans l’ombre, le duel se déroulerait, tragique et féroce.

Comme il lui paraissait plus terrible que le premier ! Jadis il avait eu le loisir de s’accoutumer à la tentation. Elle se formait peu à peu sans qu’il en remarquât l’accroissement. Un jour il arrivait que tout était prêt comme un complot machiné en dehors de lui.

Ce fut un effroi constant. Après les rares minutes où ses occupations le distrayaient de l’idée, il tremblait que quelque combinaison ingénieuse eût germé dans le mystère de son esprit. À quel point exact en était le projet ? Demeurait-il à l’état vague ? Acquérait-il de la consistance ? Il s’obligeait ainsi à une attention soutenue, pour n’ignorer rien de ce qu’il pensait de plus obscur.

Et l’idée, examinée en tous sens, se fortifiait de raisonnements et de souvenirs. L’acte, cette fois, n’impliquait plus la nécessité d’entrer dans l’inconnu. Il y avait un précédent. De prime abord, tuer semble chose inexécutable ; il savait, lui, que c’est fort possible, assez facile même, que la réflexion supprime tous les obstacles, que l’habileté écarte tout châtiment, et que l’intelligence abolit tout remords.

Il observait sa femme, et ce n’étaient pas de vaines paroles, mais des faits précis qu’il énonçait en disant :

— Une suite de méditations rigoureuses, et je serai en état d’anéantir cette existence. Le procédé trouvé, le reste est enfantin : à peu de chose près, je n’aurai qu’à répéter ce qui m’a si bien réussi. Le problème réside donc tout uniment dans mon imagination. La mettrai-je en mouvement ?

Qu’il le voulût ou non, elle s’y mettait d’elle-même. Et soudain Marc se surprenait en flagrant délit d’arrangements coupables. Les hypocrisies recommencèrent. L’être que visait son effort n’était plus sa femme, mais un individu quelconque, son beau-père, le bonhomme Altier, un paysan, ou bien un personnage créé de toutes pièces et qu’ainsi il destinait plus commodément à la mort.

Les genres de destruction les plus variés se succédèrent. Il étrangla une vieille dame, il en pendit une autre, il noya son domestique. D’un coup de coude négligemment, il fit rouler dans le vide un promeneur qui côtoyait le bord d’une falaise.

Cette dernière image revenait souvent. Elle se glissa parmi des cauchemars. Et le même décor l’accompagnait. Un matin, Marc offrit à Louise de la conduire à Préfailles, dont les rochers sont fameux. Ils y déjeunèrent. Il fut joyeux et prévenant. Le repas fini, il l’entraîna vers la mer et ils se perdirent dans un éboulis de rocs formidables, chaos de sauvagerie et de désolation. S’étant attardé pour allumer un cigare, il rejoignit Louise. En un ressaut de falaise à pic, elle l’attendait, debout, les yeux fixés à l’horizon, les mains croisées derrière le dos.

Hélienne s’arrêta, confondu. C’était l’attitude de son promeneur ordinaire. Il s’approcha, un vertige l’étourdit. C’était le décor de ses cauchemars. Oui, en bas, l’écume de la mer rageuse… ici ce squelette d’arbre… là, cette pierre chauve. Par quel miracle sa rêverie maladive avait-elle prévu ce site qu’il ne connaissait pas ?

L’étrangeté du phénomène le domina tellement qu’il agit selon l’ordre de ses souvenirs. Le long de l’abîme, il avança, le poing sur la hanche, et il voyait parfaitement qu’entre Louise et la paroi du rocher, il n’y avait pas de place pour la saillie de son coude. Cependant, il fallait bien qu’il passât. Pourquoi n’aurait-il point passé !

— Ce n’est pas ma faute, se dit-il, ce n’est pas ma faute.

Mais comme une dizaine de mètres le séparaient de sa femme, il se mit à crier :

— Louise, tu es d’une imprudence ! il y a beaucoup de vent.

Cette aventure l’inquiéta fort. Il ne croyait pas que les choses eussent progressé aussi rapidement.

— On a beau se surveiller, un travail considérable s’opère continuellement en nous, à notre insu. Nous n’avons guère plus de conscience qu’une motte de terre. Rien ne bouge. Et, en un espace de temps minime, les fourmis ont creusé leurs souterrains et bâti leur palais. À peine ai je réfléchi, et déjà j’en suis au point où j’en étais quand je filais le vieux, la nuit, sur la route de Duclair, armé d’un couteau volé par mégarde.

Il s’écarquillait les yeux à chercher au fond de son esprit ; et quoiqu’il n’aperçût rien d’insolite, il le devinait en fermentation active. Son effroi rappelait celui d’un homme qui marcherait au-dessus d’un sol miné, en sachant que le hasard de ses pas peut déterminer l’explosion.

Il se réfugiait auprès de Bertrande et implorait d’elle l’apaisement et la quiétude. Mais son mal redoublait. La jeune fille n’était plus l’amie, ni la sœur, ni celle dont l’âme baisait la sienne : elle était le but à conquérir. Il ne lui adressait le plus souvent que de dures paroles et d’âpres regards ; elle était la proie indispensable qui se dérobe. Alors, il songeait à ce qui la séparait de lui, et il s’avouait perdu.

— J’ai tué pour obtenir le bien-être de la nourriture, des vêtements, du feu. Comment ne tuerais je pas pour gagner ce paradis de volupté ?

Il la détaillait et, puérilement, en toute franchise, néanmoins, il jugeait que chaque détail valait un crime. Ne lui eût-elle accordé que la faveur de sa poitrine, n’aurait-il point trouvé tout acte suffisamment rémunéré en caressant les tièdes seins émus, en cueillant des yeux et des lèvres les deux fleurs délicates, en baignant son visage parmi les lourds parfums de la chair ?

Et il évoquait la grâce des jambes et la fraîcheur des bras. De sa bouche même, il se fût contenté. Il la sollicitait souvent.

— C est bien peu, ce que je vous demande, et ce serait l’infini. Ne pourrions, au moins, nous permettre cela ? Longtemps, longtemps, sans un mot, sans que nos corps se touchent autrement, nous resterions lèvre à lèvre, échangeant avec nos souffles toute notre puissance de vivre. T’imagines-tu ceci : tes lèvres contre les miennes, entre les miennes ? Penses-y bien…

Elle tournait la tête. Il disait rageusement :

— Cela sera. Bertrande, cela sera, je ferai ce qu’il faudra afin que cela soit.

Ce n’était pas seulement pour la joie des sens qu’il voulait l’union de leurs bouches et de leurs corps. Atteindre ce but c’était, outre l’ivresse surnaturelle, l’assouvissement des rêves et des ambitions les plus nobles. Une existence parée de ce fait, quel qu’eût été le passé, quel que dût être l’avenir, serait une existence complète. Bertrande résumait la vie. Avant elle il n’avait connu que la mort. En dehors d’elle, il retomberait à la mort. Sa possession ne donnerait pas que le plaisir et le bonheur, piètres avantages que recèlent bien des femmes, elle lui expliquerait l’énigme de la vie, le mystère d’être quelqu’un qui mange et qui pense, elle lui offrirait l’harmonie et la plénitude, elle perpétuerait en lui la sincérité de l’émotion. Laisserait-il échapper ce talisman de divinité ?

Son impuissance à le saisir par un autre moyen autre que le meurtre l’accablait.

Pressant la jeune fille entre ses bras, il lui dit :

— Ma chérie, ma chérie, je souffre.

Elle gémit :

— Mon pauvre Marc, je souffre plus que vous, car je pourrais empêcher votre souffrance.

— Alors je vous en prie…

— Moi aussi je vous en prie…

Cet appel à leur pitié commune les navra. Ne se savaient-ils pas l’un et l’autre impitoyables ?

Durant trois jours, Bertrande disparut. Le père et la mère Altier ignoraient sa retraite.

L’indiscrétion d’un pêcheur renseigna Hélienne. Il la rejoignit à Noirmoutiers, tout prêt à la traiter cruellement.

Un bois de cèdres couvre les pentes d’un promontoire, entre deux baies égales. C’est un coin d’île grecque. Il y trouva Bertrande. Et il n’eut plus de colère. Elle avait beaucoup changé, très pâle maintenant. Il lui dit :

— Méchante, tu as voulu me quitter.

— Non, me reprendre un peu.

— Et tu as réussi ?

Elle esquissa un geste las.

Des heures plus douces passèrent. Ils avaient l’illusion d’être fort loin, dans un refuge d’amour, oubliés de tous.

— Demeurons là, Bertrande… ou bien il y a d’autres îles plus désertes encore, plus ensevelies dans le linceul des mers.

La cloche du bateau sonnait. La jeune fille se leva.

Sur le pont, ils s’accoudèrent au bastingage. Sous eux, l’eau bleue fuyait en ondulations silencieuses. Le décor exigeait l’envie du suicide. Ils la conçurent ensemble et se sourirent ironiquement. Mais la bravade apparente de ce sourire ne les trompa pas sur leur angoisse réelle. Et Marc ne trouva pas que Bertrande répétait de vieilles paroles usées quand elle prononça :

— Cela vaudrait mieux que tout.

En vérité, à cette minute, Hélienne tressaillit d’un grand désir de néant. L’approche de la mort l’exalta. Tandis qu’il mesurait la hauteur du parapet, il suppliait :

— Veux-tu, mon amie ? veux-tu ?… Quelques secondes, et ce serait fini… fini...

Elle balbutia :

— Ne me tente pas, Marc, j’y pense trop souvent… S’il n’y avait pas les deux bonnes gens à la maison…

Elle disait vrai, et il en fut certain. Et sa propre peine s’effaça, tellement il eut pitié de la savoir si misérable. Il se rappela l’altération de sa figure. Il devina ce qu’il avait fallu de sanglots et de défaites pour la jeter comme une épave sur cette côte, ce qu’il fallait de désespoir pour que cette créature de vie et de jeunesse n’espérât plus qu’en la mort.

— Ma pauvre chérie, pardonne-moi, je ne t’ai fait que du mal, mais, écoute, tu seras heureuse et heureuse comme tu rêves de l’être… oui, je te le jure, Bertrande, j’agirai, tu entends, j’agirai.

Il lui importait peu qu’elle comprît. Sa main étendue en un geste de serment, il prenait l’immensité à témoin de sa résolution implacable. C’eût été odieux de ne pas secourir sa douloureuse amie alors qu’il en avait le moyen et qu’il la pouvait sauver en se sacrifiant.

— Que j’hésite quand je n’ai en vue que mon bonheur et mon amour, soit. Mais je me mépriserais de tarder quand sa vie est en jeu. Responsable de sa détresse, capable de l’en affranchir, je suis tenu à me dévouer.

Il brûlait d’atterrir. En quittant Bertrande, il s’écria :

— Aie confiance, chère amie, je veille.

Il courut au Prieuré. Son devoir le stimulait. Il faisait bon marché de lui-même, de ses scrupules, de ses appréhensions, de sa femme surtout. Il se hâtait vers elle, comme s’il lui eût suffi d’arriver pour qu’elle consentît à se retirer de ce monde, sans bruit ni scandale. Un tel esprit d’abnégation l’animait qu’il en dotait les autres ainsi que d’un sentiment presque vulgaire.

En présence de Louise, il eut cependant l’intuition qu’un petit effort personnel ne serait peut-être pas inutile. Il y était tout disposé et tandis qu’il répétait machinalement :

— Comment vais-je m’y prendre ? Que diable inventer ?

Il s’affermissait dans son projet par des phrases pleines de logique :

— À quoi sert-elle ? Qu’elle soit ou non, qu’est-ce que cela change ? A-t-elle une existence propre, un cerveau, une âme ?

Et en toute sincérité, il estimait que sa disparition n’eût froissé ni loi humaine, ni règle de nature.

Il employa sa soirée à se féliciter de sa décision. Somme toute, il devait choisir entre deux morts, celle d’un être superficiel, égoïste, inintelligent, et celle d’un être d’élection et de puissance. Le dilemme était très simple : l’une ou l’autre. Il n’éprouvait aucun embarras à condamner sa femme, sans songer toutefois qu’il lui faudrait exécuter la condamnation.

Cet état de volonté négative dura quelque temps. Il considérait Louise comme idéalement supprimée. Il s’étonnait même qu’elle persistât à respirer et à dire des mots. Il restait bien entendu que c’était provisoire, qu’au premier signal elle s’en irait et laisserait la place à Bertrande, la seule digne de lui.

Mais au commencement d’octobre, un jour de pluie et de vent glacé, Louise demanda :

— As-tu fixé la date de notre départ ? La saison devient mauvaise pour les enfants.

Et Marc, au mouvement de haine qui le secoua, s’aperçut qu’elle vivait et escomptait tout un avenir de vie. Il répondit brutalement :

— Si tu t’ennuies, tu n’as qu’à partir.

— Je t’attendrai, fit-elle.

En lui-même, il murmura :

— Alors, ma petite, tu ne partiras pas d’ici.

Il savait maintenant qu’il la tuerait. Dans sa lutte contre la tentation, il avait succombé. Ce fut un soulagement, comme à l’époque de son père, car cette lutte l’épuisait. Loyalement, il se mit en quête d’un procédé.

Les modes de suppression défilèrent à nouveau. Il les examinait de tout près, avec le ferme désir d’en élaborer un qui réunît tous les avantages. Mais son imagination languissante le laissait piétiner dans un cercle de ténèbres lourdes.

Il eut des remords envers Bertrande. Elle ne cachait plus sa tristesse.

— Pardon, s’écriait-il, je t’ai promis le bonheur, et je manque à mon serment… ce n’est pas faute de courage… c’est le hasard… patiente un peu.

Ces propos obscurs ne la surprenaient pas. Leurs entretiens témoignaient souvent une sorte de démence et chacun d’eux écoutait à peine ce que l’autre articulait.

Un soir, Marc dit à sa femme :

— Je te trouve changée, es-tu malade ?

— Nullement, pourquoi cette question ?

Oui, pourquoi ? Il n’en savait trop rien. Il poursuivit :

— Tu devrais te soigner… des fortifiants sont toujours utiles… autrefois, je me servais de poudres…

Il s’interrompit, effaré. Voilà donc où il en voulait venir, à une réédition de son premier crime.

Jamais, il en eut la conviction soudaine, jamais il ne se résoudrait à repasser par les mêmes angoisses. D’autres, plus terribles au besoin, il les acceptait. Mais dérober du poison, ouvrir l’enveloppe inoffensive, verser la poudre, mêler comme un jeu de cartes le tas des petits paquets, c’était au-dessus de ses forces.

— J’aimerais mieux frapper à coup de couteau, répétait-il, sans chercher l’explication de sa répugnance.

Et il constata par là que la perspective d’un acte violent ne le révoltait plus. Le sang coulerait, la victime se débattrait, l’agonie s’éterniserait en cris et en râles, le corps flasque ploierait entre ses bras…

— Et puis, quoi ! l’essentiel est d’éviter les soupçons. Le reste n’a pas d’importance. Si la première fois j’ai usé d’un moyen indirect, c’est par crainte d’hallucinations obsédantes. Mais outre que je me crois réfractaire au remords, j’aurai des armes que je n’avais pas pour le terrasser, jadis. La vie s’ouvrait devant moi, inconnue, avec des possibilités de repentir et de vide, et nulle assurance de félicité. Aujourd’hui Bertrande est là.

Vraiment le souci du remords lui semblait saugrenu. L’œuvre accomplie, il l’oublierait si vite ! Quel tourment résisterait au sourire de l’amie ? Quelle vision ne s’effacerait pas sous l’image réelle de l’amante ? L’appoint des mesquines comédies serait inutile. Que, contrairement à toute hypothèse, surgît quelque souvenir fâcheux, il prendrait Bertrande tout simplement, et les yeux dans les yeux, leurs corps unis, il s’amuserait bien de la piteuse contenance que garderait cet impertinent souvenir.

La certitude de la possession l’induisit en une telle effervescence que le crime à commettre ne représentait plus à son esprit qu’un acte préparateur de joie et susceptible d’un châtiment problématique. L’angoisse de l’exécution, il ne l’envisageait même pas. Les conséquences dangereuses pour son repos intime, il les niait.

— Donc le programme est de déjouer les soupçons.

Tarder l’énervait. Sur Bertrande et sur lui pesait l’approche d’un grand événement. Dans l’attente anxieuse et parfois, cependant, aussi douce qu’une trêve, ils se hâtaient d’évoquer les premières émotions de leur amour. Une catastrophe imminente allait séparer violemment leur avenir de leur passé, et à ce cher passé, ils se rattachaient avec reconnaissance.

Il y avait eu de si jolis instants entre eux ! Ceux mêmes du désir les charmaient. Longuement ils reconstituaient les plus futiles détails de leur aveu, à la Chevrotière. Avant tout, ils s’exaltaient au récit de leur rencontre sur la plage de la Bernerie.

— À peine, murmurait Hélienne, — car ils s’entretenaient à voix basse de ces choses défuntes, — à peine si je comprends ce que j’ai éprouvé, l’étrange phénomène qui dévêtit mon âme et la jeta contre votre âme nue. Mais alors, pour vous, mon amie, je ne comprends rien, expliquez-moi…

Bertrande ne s’obstinait plus au silence. Elle parlait. Et Marc apprenait qu’elle avait subi les mêmes émotions et les mêmes extases que lui. Ignorants l’un de l’autre, ils se connaissaient tout à coup, sans avoir échangé un mot ou un regard, connaissance absolue, établie en dehors des gestes et des faits par la sympathie d’âmes analogues qu’émeut le mystère d’une heure.

Et c’est pourquoi elle n’avait pu fuir, le lien nouveau l’en empêchant, et pourquoi elle avait deviné ses larmes et enlacé sa tête, elle-même pleurant et souhaitant la consolation de cette étreinte.

— Il me semble, dit Marc, que j’ai changé d’univers depuis ce soir-là. Celui où j’habite a des cieux d’autre couleur, des arbres d’autre forme, des bruits d’autre espèce. Il y a de la matière comme auparavant et des objets de dimensions déterminées et de la vie, mais autour de cette vie flotte quelque chose qui me la fait voir telle qu’on doit la voir. Est-ce ton âme ? ou plutôt n’est-ce pas l’âme générale, la mienne, la tienne, celle du monde, celle de la nature, celle où je parviens peu à peu, en étant chaque jour plus digne ?

Il ajoutait lentement :

— Ce que je dis n’exprime pas ce que je sens, mais nous sentons si bien tous deux ce que je ne sais pas dire !

Et Marc se demandait :

— Comment renoncerais-je au spectacle de la lumière entrevue ? Comment retournerais-je à mon vieux coin d’univers.

Un des enfants tomba malade. Le médecin prescrivit la rentrée à Paris, l’air de la mer devenant trop vif. Louise déclara :

— Je pars demain.

— Tu as raison, pars demain, moi je reste jusqu’à la fin du mois ; ce climat me réussit à merveille.

Comme tout s’arrangeait bien ! D’abord, c’était une période tranquille qui profiterait à son amour. Il ne quitterait plus Bertrande. Puis cela lui accordait du loisir pour trouver une combinaison prudente et ingénieuse. Et quel atout dans son jeu, cette séparation ! Louise à Paris, lui officiellement à la campagne, en un jour d’absence clandestine, il la pouvait rejoindre, agir et revenir au Prieuré.

L’après-midi, il avait rendez-vous avec Bertrande à la Chevrotière. Il y courut joyeusement pour lui annoncer la bonne nouvelle. À leur place ordinaire se trouvait un gamin qui lui remit une lettre et s’en alla. Il la lut.

« Marc, M. Berjole est de retour à l’époque fixée, je ne m’en souvenais pas. On parle, m’a-t-il dit, de nos entrevues. Personne ne les ignore. Mes pauvres vieux m’ont questionnée timidement à ce sujet. Je ne vous verrai plus, les bans seront publiés dimanche.

« Je reçois un mot de Louise. Elle part demain seule. Partez aussi, je vous en supplie. Marc, je vous aime et je suis malheureuse. »

Il replia la lettre, la mit dans sa poche et, s’asseyant, réfléchit très calmement :

— Les bans auront lieu dimanche, nous sommes aujourd’hui vendredi. Sa décision est irrévocable. D’un autre côté, Louise s’en va demain samedi, ce qui ne me laisse pas le temps de faire à Paris la fugue projetée.

Il conclut à haute voix :

— Ce sera donc pour cette nuit.

Par des chemins déserts, propres aux méditations, il rentra. Le vent hurlait. Il se dit : Ce vent me servira.

Des nuages encombraient le ciel. Il se dit :

— Il n’y aura pas de lune ni d’étoiles gênantes.

Fréquemment, il répétait :

— Eh bien, oui, c’est pour cette nuit et puis après ?

Comme s’il eût voulu prouver à quelque interlocuteur que cela lui était parfaitement égal. Cette nuit ou une autre, qu’importait !

Il erra jusqu’au coucher du soleil. Des idées se coordonnaient. Ainsi il choisit l’heure, minuit. À minuit, il sortirait de sa chambre et frapperait à celle de Louise. Et il prévit assez nettement ce qui se passerait alors.

Au dîner, en face de sa femme, il n’eut point de trouble. Elle ne lui apparaissait pas comme quelqu’un qu’il se disposait à tuer, même pas comme un être avec qui il eût affaire. Son destin l’occupait exclusivement.

Il monta au second étage pour vérifier quelques détails, puis, tout le soir, il se promena. Le vent, l’obscurité persistante, le ravirent.

Il rentra tard. Aucune lumière ne brillait aux fenêtres et, dans l’escalier, le long des corridors qui le menèrent à sa chambre, il ne perçut aucun bruit.

Il reprit son plan. L’ayant remanié, complété et soumis à un examen sévère, il l’exposa en ces termes :

— Je frappe, Louise m’ouvre, je lui dis hâtivement : « Il y a un homme dans la maison, prête-moi ton revolver. » Ce revolver est toujours à portée de sa main, car elle est très peureuse. Je fais fonctionner l’arme, le canon dirigé vers sa poitrine. Le coup part. Là, il faut du sang-froid. Avant qu’on puisse venir au bruit de la détonation, j’ai quelques minutes. Je pousse le verrou. Puis j’ouvre la fenêtre et je monte sur le rebord du toit. Par le vasistas, il m’est matériellement possible de refermer la fenêtre. Puis je tire à moi le vasistas et je regagne ma chambre. On croira au suicide. Comment n’y croirait-on pas ? Tout sera clos à l’intérieur.

Au préalable, il fit une répétition exacte de la scène. Le même arrangement de croisée le lui permettait. Deux minutes après le coup supposé, il se trouvait sur le toit, sans laisser aucune trace derrière lui.

Satisfait, il ne pensa plus qu’à des choses vagues. Son oreille restait à l’affût.

Et soudain, comme à un signal donné, une épouvante folle l’ébranla des pieds à la tête. Minuit sonnait.

Il n’hésita pas une seconde, cependant. Il se leva et, doucement, sortit. Le corridor longeait trois pièces, dont deux vides et, la troisième, celle du milieu habitée par leurs enfants et leur bonne. Un craquement du parquet le perdrait : il s’agenouilla. D’ailleurs, aurait-il eu la force de se tenir debout ?

Ce fut interminable. Dans l’ombre, il rampait, s’arrêtait, tâtait les murs, puis se traînait encore.

De rares idées le heurtèrent. Son front dégouttait de sueur. Et il songeait stupidement :

— On verra les gouttes demain matin, c’est ennuyeux.

Il se rappela son premier crime. Cela s’était mieux passé. Quel dommage qu’il dût, cette fois, employer de tels moyens !

Ses genoux le brûlaient. Il fut obligé de serrer les mâchoires, car ses dents eussent claqué. Et il se dit :

— Oh ! j’ai peur, j’ai peur…

Peur de quoi ? De tout, de l’obscurité, de la mort, du silence, de l’homme même dont il allait parler à sa femme, peur au point d’être soulagé quand il arriva devant la porte.

Le but atteint, il eut hâte d’en finir. Il frappa. On ne répondit pas. Il frappa de nouveau, une voix gémit :

— Qui est là ?

— C’est moi, Marc, ouvre vite, dépêche-toi.

Il entendit un froissement de draps, puis le bruit des pieds sur le plancher, puis le grincement du verrou. Son cœur bondit de terreur. Il se souvint de son père. Louise, le vieux, les deux images se confondirent. La porte s’ouvrit. Il entra.