Le Supplément (p. 197-212).

IX


Durant quelques jours, Bertrande ne parut pas au Prieuré, et Marc ne tenta pas de la revoir. De toutes les souffrances qui s’étaient abattues sur lui comme une bande d’oiseaux méchants, il tâchait ainsi d’étouffer la plus cruelle : sentir qu’entre eux s’étendait désormais un espace incalculable. Du moins, en ne voyant pas Bertrande, il pouvait attribuer à l’absence réelle cette horrible sensation d’éloignement.

Mais les autres bêtes du mal le dévoraient et ses blessures saignaient de toutes parts. Il se demandait :

— Pourquoi n’est-on vraiment heureux qu’en état d’inconscience, et pourquoi la douleur s’accompagne-t-elle d’une lucidité qui la décuple ? Depuis trois mois j’ignorais mon bonheur et je n’en ai pas bien joui. Depuis hier, je suis malheureux, et je le sais davantage, de minute en minute, et je sais toutes les causes de ma peine, tout ce qui la rend plus amère, plus irritante et plus irréparable.

Hélas ! il pensait maintenant. Il enchaînait des phrases les unes aux autres, il analysait, il jugeait, et chaque idée amenait un chagrin nouveau, et chaque raisonnement montrait la force de ce chagrin.

Jadis il rêvait à Bertrande, comme à un être tout proche de lui ; sans articuler de paroles fixes, il conversait indéfiniment avec elle, et ses réflexions les plus niaises, sur la pluie ou sur la poussière, il les communiquait à ce fantôme inséparable qui vivait de son imagination.

Il n’y rêvait plus de la sorte. Entre eux se dressaient des mots et des faits. Et tout cela formait des barrières solides qui prenaient des apparences et des dimensions diverses, selon les comparaisons où il s’aventurait. Quelquefois c’était une montagne qui la séparait de lui, ou un océan, ou une porte de fer, ou un torrent de flammes, toujours c’était un obstacle invincible.

— N’est-ce pas comme autant de murs et de fossés que je sois marié, que j’aie des enfants, que j’habite Paris, qu’elle soit, elle, fiancée, vierge, amie de ma femme ?

Tous ces obstacles, au fond, il ne les maudissait que comme des interdictions d’espérer le corps de Bertrande. Son désir se cabrait contre eux, désir fougueux qui n’avait pas subi l’accroissement lent des tentations successives, mais qui s’était révélé brutal et inexorable. Il s’oubliait à détailler ce qu’il savait de la jeune fille, l’attrait de sa nuque brune, l’audace de sa poitrine, ses jambes, ses bras qui tendaient l’étoffe.

— Je connaissais tout cela, et j’ignorais même que sa bouche fût exquise. Pourquoi ne la puis-je plus imaginer que liée à mes lèvres ?

Plus téméraire, il viola les secrets de la chair voilée. En visions torturantes, s’évoquèrent la splendeur de la gorge et l’épanouissement des hanches.

Il souffrit trop et courageusement il voulut combattre son désir, cause de cette souffrance. Il se disait :

— De lui vient le mal, j’étais heureux quoique toutes les raisons de mon supplice existassent déjà. Mes entraves de mari et de père, l’engagement de Bertrande ne datent pas d’aujourd’hui. Rien n’est changé que mon désir. Il a flétri la beauté de notre amour.

Plus que sa volonté, le besoin de revoir Bertrande l’aida dans la lutte. Pour s’approcher de la vierge il devait être pur. Le contact ne s’établirait que si nulle rugosité ne bossuait la paroi de son âme. Il souhaita si ardemment l’intimité de cette union et le retour des voluptés chastes que d’elles-mêmes s’évanouirent les envies mauvaises, il fut prêt.

Alors, de préférence à la route, il suivit la rivière comme si l’eau eût été un guide plus fidèle pour le diriger vers l’absente. En vue de la Chevrotière il s’arrêta, à bout de forces. Peut-être Bertrande avait-elle obéi au même élan d’amour.

Le sentier s’engage parmi les rochers, puis bifurque derrière l’un d’eux. Au coude, Bertrande et Marc se trouvèrent l’un en face de l’autre.

L’émotion les paralysa. Ils se regardèrent, extasiés. Est-ce que vraiment ils avaient souffert ? Elle lui sembla plus pâle, de mine presque défaite. Il eut des remords et dit :

— Bertrande, ne vous souvenez plus de notre dernière soirée. Il n’en sera plus jamais ainsi. Nous avons tant d’autres souvenirs, et de si bons qu’en leur faveur il faut me pardonner. J’accepte tout de vous. Il nous reste un mois… que rien ne l’assombrisse.

Après avoir parlé, il pensait :

— Voilà que je n’hésite plus à rompre notre cher silence. Et pourquoi, mon Dieu ? Ne comprenait-elle pas que j’ai vaincu mon désir et que je la supplie de s’abandonner sans crainte… comme je suis sorti de la vérité !

Il l’implora des yeux et il balbutiait en lui-même :

— Bertrande, Bertrande, sauve-moi.

Elle lui prit la main comme à un enfant et le conduisit jusqu’à l’endroit où ils avaient confessé leur amour. Et quand ils y furent assis, elle eut la hardiesse d’attirer une troisième fois sur son épaule la tête de Marc.

Une joie ineffable le pénétra. Par ce geste de douceur et de confiance, elle annulait les jours de désaccord. L’heure ressuscita du premier aveu, si charmante et si solennelle, et Bertrande pensa comme alors :

— Je vous aime, Marc, je vous aime.

Plus rien ne les séparait. Il oubliait que sa joue reposait sur la poitrine d’une femme et que l’odeur qu’il respirait émanait de ce corps si follement convoité. L’harmonieuse amie l’avait fait rentrer dans le vrai chemin de l’amour.

Un bruit les désenlaça. Quelqu’un passait qui ne les vit point. L’éloignement des pas accrut leur solitude. Dans l’espace restreint qui les enfermait, sous la voûte des pins, entre la muraille circulaire des rochers, ils étaient seuls. Et ce coin devenait le monde pour eux. Ils l’emplissaient de leur âme éparse, répandue autour des arbres, pâmée sur le calice des fleurs balancée avec la palme des feuilles, mêlée à l’air subtil.

Se frayant une voie au milieu des pierres, l’eau de source apportait dans leur petit monde un peu de la vie extérieure. Et c’étaient quelques souvenirs et quelques rêves. Mais l’eau s’immobilisait en un lac sans rides, et le temps ne marchait plus, ils n’avaient pas d’autres idées que celles suggérées par leur béatitude ou par les menus et infinis spectacles qui les environnaient.

— Jamais nous ne retrouverons cela, se dit Hélienne, je ne sais plus où finit mon âme et où commence la sienne.

Une telle sensation de foi et d’intimité l’envahissait qu’il eût voulu la traduire en effusions.

— Si je lui racontais mon crime…

Cette envie ne lui parut pas monstrueuse. Il n’aurait guère déployé plus d’efforts pour en faire le récit à Bertrande que pour en examiner les péripéties dans le secret de son cerveau. Elle l’eût certes écouté fort tranquillement, sans songer qu’un acte commis par celui qu’elle aimait pût être répréhensible. D’ailleurs, il la devinait affranchie des préjugés.

Il cherchait une entrée en matière, lorsque Bertrande cueillit à côté d’elle une marguerite et la porta vers sa bouche. Machinalement elle se mit à mordiller la fleur.

Marc épia son manège. Les lèvres s’entr’ouvraient, saisissaient un pétale et jouaient avec lui, le roulant et le mouillant, de salive. Alors le désir de Marc brisa les digues fragiles qui le maintenaient et se rua sur la bouche tentante.

Se sentant observée. Bertrande tourna son visage souriant. Et elle le vit.

Elle eut une expression de lassitude extrême. Découragé par sa défaite, Hélienne n’essaya pas de se disculper, et ils se regardèrent avec des yeux tristes et plaintifs. Elle lui pardonnait son désir et il ne lui en voulait pas de sa sévérité. Le mal était en dehors d’eux, dans l’inflexible loi qui domine la chair. Il murmura :

— Ce n’est pas ma faute, ce n’est pas ma faute.

Il s’attendait à ce qu’elle le consolât. Mais comme elle ne disait rien il pensa qu’il valait mieux se quitter de nouveau, et il fit quelques pas au bord de la rivière, vers l’issue par où elle se glisse. Bertrande cria :

— Marc ! Marc !

Il accourut. Elle ne bougeait pas, la figure impénétrable. L’avait-elle réellement appelé ?

Il la contempla longuement sans qu’elle parût s’en aviser. Une des manches de sa robe était relevée et la peau se dorait d’un reflet de soleil. La ligne des jambes s’accusait sous la jupe molle. Il la suivit tout frissonnant.

Mais il aperçut entre les doigts de Bertrande le squelette de la fleur. Et rapidement il s’en empara et colla contre ses lèvres le calice dépouillé. Elle fut stupéfaite.

— Oh ! Marc, ce n’est pas bien.

Il réfléchit une seconde. Un flot d’idées entrait de force à son cerveau. Il s’agenouilla près d’elle et d’une voix haletante :

— Ce n’est pas mal non plus, Bertrande. Voyez-vous, je souffre de notre désaccord. Mais je crois maintenant que vous en êtes responsable. Je n’ai pas à aller à vous, vous devez venir à moi, parce que je suis dans la vérité, et que j’agis selon l’ordre de la nature. Je te désire, Bertrande, j’aime ton âme claire et harmonieuse, mais j’aime aussi ton corps… Oh ! ne te révolte pas, c’est le droit de mon amour d’exiger que tu te donnes, il ne sera complet que ce jour-là, et ce jour-là viendra… tu entends… j’aime ton corps comme j’aime ton âme… ton corps que personne n’a touché !… et que je toucherai, moi, et que je posséderai.

Elle s’abattit sur son épaule.

— Oh ! Marc, ne dis pas tant de mots, ne vois-tu pas que je te désire aussi.

Elle se livrait, toute faible et toute confiante. Mais lui, perdant la tête, chercha ses lèvres. Elle le repoussa.

Cette fois, ils jugèrent inutile de s’éviter. Pourquoi ce surcroît de peine ? La sérénité de leur amour ne reviendrait pas. Devaient-ils pour cela sacrifier la joie de se voir ?

Ils continuèrent leurs entrevues quotidiennes, le plus souvent furtives. Ils tremblaient à l’approche l’un de l’autre, dans l’espoir fou que l’un des deux céderait. Mais, au premier examen, ils constataient que les choses en étaient au même point. Chacun pensait de son côté.

Hélienne cependant s’acharnait après son rêve. D’ailleurs il souffrait trop de le sentir irréalisable pour ne pas s’insurger contre cette impossibilité. Échappant à l’influence directe de Bertrande, il ne se contentait plus d’un simple refus. Il en cherchait les motifs. Et s’il découvrait aisément tous ceux qui auraient dû la contraindre à se donner, comme la profondeur de son amour et l’indépendance qu’il lui supposait, il n’en voyait aucun qui expliquât sa conduite. Ne pouvait-elle rompre son engagement vis-à-vis de M. Berjole ? Il lui dit :

— Ce serait moins douloureux si je savais quelles raisons vous guident, Bertrande. Je vous aime assez pour m’incliner devant elles peut-être…

Elle fit un effort pour sortir du silence où elle cachait maintenant son chagrin. Et elle prononça :

— Mon pauvre Marc, elles n’auront pas de valeur à vos yeux.

Il insista. Elle répondit :

— Et mes deux vieux ? et tous les gens de Pornic ?… j’ai été élevée dans le pays… ils m’adorent tous… je suis une sainte pour eux.

Il fut prêt à lui jeter :

— Ils ne sauraient pas…

C’eût été l’offenser. Il comprenait tout à coup qu’elle ne pouvait admettre une chute clandestine, et que, coupable, elle affirmerait sa faute par l’éclat d’une fuite. Quant à ses scrupules, il renonçait à les combattre. Il se heurtait à des idées et à des instincts qu’il ignorait, mais dont il devinait les racines formidables. Avait-elle tort ? N’eût-elle pas été plus harmonieuse en s’abandonnant au désir de sa chair qu’en l’immolant à des préjugés ? Il ne cherchait pas. Il se sentait impuissant.

Un peu anxieux, il l’interrogea :

— Si je n’étais pas marié, Bertrande, m’accepteriez-vous ?

Elle le regarda avec une tendresse infinie et, les yeux humides, déclara :

— Ah ! oui, Marc, mon cher Marc, toute ma vie vous appartiendrait.

Il y avait tant d’amour dans son élan vers lui et dans son visage illuminé, et tant de douleur en la fatigue de sa voix qu’il s’apaisa. Quelques jours de joie en résultèrent. Bertrande livrait son âme reconquise. Ils pensaient ensemble et Marc se disait :

— Voilà, je m’interdis tout espoir, je l’aimerai simplement, comme elle veut l’être. N’ai-je pas un bonheur suffisant, quand elle est près de moi, sans raideur, sans défiance ?

Il l’appelait son amie, il s’intitulait son frère.

Mais il ne put résister à une tentation qui se renouvelait trop fréquemment. Bertrande ne manquait pas de se baigner chaque matin sur la petite plage de Gourmalon. Elle lui avait fait promettre de n’y pas aller. Il y alla.

Elle nageait au bord, parmi trois ou quatre enfants et une vieille dame. Il ne vit que sa tête que recouvrait, en guise de bonnet, un morceau de flanelle rouge. Comme elle sortait de l’eau cherchant des yeux son peignoir qui s’étalait sur le sable, elle aperçut Hélienne. D’un geste, elle lui enjoignit de partir. Pour toute réponse, il marcha vers le linge et le saisit.

Un moment, Bertrande hésita, le buste rentré dans l’eau, et il eut peur qu’elle ne s’obstinât à exiger son départ. Puis, se décidant, elle gravit à pas lents la pente du rivage. Il ouvrit le peignoir pour l’en envelopper. Elle ne s’arrêta pas.

Il eut l’impression douloureuse qu’une étrangère passait devant lui. Était-ce la même femme, cette créature hautaine qui semblait ne pas le connaître, et la douce Bertrande si miséricordieuse aux faiblesses de son amant. Elle disparut dans sa cabine. Il n’osa l’atteindre.

Mais il avait vu, sous l’étoffe mouillée, l’écartement des seins et la courbe des hanches et la courbe des jambes, et l’image ne s’effaça plus.

Le soir, elle hasarda quelques mots de reproche. Il l’interrompit :

— Non, Bertrande, je ne regrette pas ce que j’ai fait, et tout acte qui me révélera un peu de votre corps ou qui m’en rendra maître en partie, je l’accomplirai. Je vous veux, je n’ai pas d’autre rêve. Tout m’est indifférent, même votre colère, même votre froideur, pourvu que je vous possède.

Il l’entendit murmurer :

— Nous sommes perdus, nous sommes perdus.

Ils eurent encore des heures d’exaltation délicieuse. Ce ne furent que des trêves où ils n’obtenaient seulement pas l’illusion ni l’espoir de l’entente. Ils allaient vers deux buts opposés. Marc voulait, Bertrande refusait. La petite haine qui fermente au fond de tout amour et qui, à certaines minutes, charge les yeux de provocation, les secouait parfois comme deux ennemis accouplés dont l’un médite d’insidieuses attaques, et dont l’autre se méfie.

Hélienne songeait :

— Si c’était une de ces naïves comédies de jadis ! Hélas ! ce n’est pas de la douleur jouée, celle là, je ne l’ai pas appelée et elle ne me lâchera pas selon mon caprice, quand j’en serai excédé.

Il le fut bientôt. Le supplice devenait intolérable, supplice physique et moral. Le corps de Bertrande l’épuisait. Il le cherchait constamment et partout, dans les fantômes confus qu’il s’ingéniait à constituer, ou sous les vêtements amples dont la jeune fille s’affublait maintenant pour leurs rendez-vous. Il imaginait des scènes, des nuits, des réveils aux bras de Bertrande.

Il la supplia.

— Soit, votre corps m’est défendu, mais que je le touche, que je l’embrasse… vous ne savez pas… mes mains souffrent de ne pas le toucher… et mes lèvres sont inquiètes… oui, j’y ai mal vraiment.

Elle gardait son visage impassible fermé comme une barrière entre l’émotion de Marc et la sienne propre. Il gémit :

— Eh bien non, ni mes mains ni mes lèvres, elles sont condamnées… mes yeux, voulez-vous ? qu’ils prennent en eux l’empreinte de votre forme et la blancheur de votre peau. Qu’ils vous possèdent une fois, une seule… et je ne demanderai plus rien…

Elle ne répondit pas. Elle ne répondait jamais. Cependant il n’aurait pu s’irriter de ce mutisme glacial, car il la sentait pleine de pitié et de pardon. Il avait remarqué l’effet de sa voix sur elle. Chaque son émis brisait un nerf. Il en usa. Parler ne lui coûtait pas depuis que le rythme du silence ne scandait plus les battements de leur cœur. Et il s’efforçait de la troubler par l’inflexion de son accent, par la chaleur des mots, par le souffle de son haleine, par le contact de son désir.

Quoique, extérieurement, dédaigneuse et raidie, elle s’amollissait, il en était sûr. Il le constatait à de petits signes, un frisson de sa paupière, une crispation de ses doigts. Elle aussi souhaitait l’assouvissement total de l’étreinte et se disait que c’eût été grisant de s’abandonner aux vœux de sa chair et de sa jeunesse.

Mais Hélienne ne s’aventurait même pas à lui frôler la main, dans la peur du refus inévitable. D’invisibles forces présidaient au salut de Bertrande. Il craignait sa pudeur, cet instinct subtil qui s’adapte à la peau comme une enveloppe de résistance. Il se rappelait ses scrupules de fille, d’amie, de provinciale. Tout cela veillait. Et une rage envahissait Marc, à se cogner contre ces vains obstacles, mots, règles stupides, usages mesquins, lois sociales. Il ricanait, lui qui avait enfreint impunément la plus haute et la plus immuable de ces lois.

— J’ai tué mon père et je ne puis couper les petits liens fragiles qui entravent cette liberté et lui défendent de s’allier avec la mienne, avec mon inaccessible liberté, à moi !

Il le tenta. Il lui démontrait l’ineptie de la contrainte, la noblesse des révoltes, la légitimité des satisfactions personnelles. Puis, désespéré, il s’écriait :

— Vous m’écoutez, Bertrande, mais vous ne m’entendez pas, vous n’essayez pas d’entendre. Voyons, admettez que vous ayez tort… Supposez ceci : vous avez tort… Oh ! Bertrande, la surface de votre pensée est immobile. Je la vois, rien ne l’agite… Et pourtant notre bonheur dépend peut-être d’un peu de volonté.

Elle répliqua :

— Quand je comprendrais mon tort, pauvre cher Marc, cela ferait-il que je ne veuille plus avoir tort ?

À son tour il gémit :

— Je suis perdu, je suis perdu.

Elle ne lui appartiendrait jamais. Leurs âmes auraient vibré conjointement comme deux sons de même valeur qui s’accordent. Elles ne se seraient pas confondues par l’entremise indispensable des corps, dans le grand frisson créateur du baiser. Leur amour resterait à l’état de vœu non sanctionné, ne se réaliserait pas.

Il lui disait toutes ces choses, ne reculant devant aucune parole profanatrice.

— Ce qui m’affole, Bertrande, c’est l’idée de ta chasteté. Tu serais femme, je ne t’en désirerais pas moins. Mais tu es vierge, et je ne t’aurais pas seulement, j’aurais ta première volupté, j’aurais ton étonnement, ta douleur, ton sang, ton extase, ta vie. C’est moi, moi qui te ferais femme. Je serais l’initiateur, le dieu qui féconde.

Elle s’obstinait en sa pose de statue, les paupières et les doigts frémissants. Sous cette apparence rigide, il savait qu’une même fièvre brûlait son corps. Il le savait palpitant d’énergies sauvages. Avec lui, la lutte d’amour serait ardente et continuelle. Et, d’avance, il se voyait vaincu, anéanti de joie, brisé par cette créature aux bras puissants, à la jeunesse triomphante.

Il se disait souvent :

— Je souffre trop, je vais me tuer.

L’effroi du suicide le rejetait comme une bête fauve contre les griffes de fer qui lui barraient la route. Comment renverser tous ces obstacles ? Comment conquérir ce corps où résidait le bonheur ?

Il pensa au divorce. Que n’y avait-il pensé plus tôt ! L’issue était possible.

Un soir, il pénétra dans la chambre de sa femme. Leurs relations n’avaient pas changé, toujours amicales et indifférentes. Louise ne remarquait nullement la crise que traversait son mari.

— J’ai à te parler, fit-il.

Elle interrompit son ouvrage. Il l’observa. Il ne la connaissait pas. Il songea à ses enfants. Il ne les connaissait pas non plus. En vérité, il eût abandonné tout ce monde sans effort, comme on quitte des personnes rencontrées à table d’hôte.

Pourtant il se taisait.

— Jamais elle n’acceptera le divorce, elle ne consentira jamais surtout à le demander… Je puis la délaisser, elle attendra mon retour. C’est l’épouse modèle, la femme du devoir.

Elle prononça :

— Eh bien !

Renonçant à son projet, il débita des choses quelconques. Et au fond de lui, il maudissait cet être qui, en définitive, était le seul et invincible obstacle.

Elle écoutait respectueusement, hochant la tête aux paroles du maître.

Il se dit :

— Si je la tuais…