Le Supplément (p. 182-197).

VIII


Le lendemain, Hélienne se réveilla le cerveau très las, exténué par sa crise. Il se trouvait en pleine confusion. La veille il avait compris une multitude de choses incompréhensibles. Maintenant il ne comprenait plus rien, même les choses qui n’exigent pas de compréhension.

Cette soirée se présentait à son esprit comme un accès de folie. On a, la nuit, des cauchemars formés d’incidents agréables, et qui pourtant laissent un souvenir fâcheux. Ainsi son exaltation l’irritait. Que signifiait-elle ?

Il voyait vaguement la série de ses états d’âme. Mais pourquoi les avait-il subis ? Comment s’enchaînaient-ils les uns aux autres ? Où résidait la cause première ? Dans les visions magiques du soleil couchant et du soleil nocturne ? Mais que de fois les mêmes visions l’avaient laissé indifférent. En Bertrande ? Mais pourquoi ? Et cependant il savait bien que tout venait d’elle. Seul il n’eût rien éprouvé. Une telle émotion l’avait bouleversé dès l’instant où elle lui saisit la tête que sa mémoire ne se rappelait plus qu’une béatitude délicieuse. Le temps s’écoulait sans qu’il pût le déterminer par des minutes ou par des heures. Il vivait mille fois davantage qu’on ne vit d’ordinaire, et cependant il ne s’apercevait pas qu’il vivait. Un unique détail s’était imposé durant un moment : il entendait son cœur et il entendait celui de Bertrande. Or son cœur à lui battait plus vite. Et il s’en chagrina. Et il fit si bien que les deux cœurs battirent ensemble ; à l’unisson. Pourquoi cet enfantillage ?

Il ne se souvenait pas de leur départ. Qui s’était levé le premier ? Quel chemin avaient-ils suivi ? Il se revoyait au carrefour de Pornic, adossé contre un arbre et tâchant de dérober à l’obscurité de la route la silhouette qui s’y perdait. Et quand elle se fut éloignée entièrement, ses yeux fouillaient encore la masse d’ombre où elle avait disparu. Pourquoi ?

— Ah ! ça, se demanda-t-il, est-ce que je l’aime ?

Il sourit. Cette hypothèse heurtait trop brutalement l’opinion plutôt antipathique qu’il se formait auparavant de la jeune fille.

Hélienne retourna, le soir, à la Bernerie, pour y recueillir les vestiges de son enthousiasme. Il s’attendait à une résurrection au moins partielle. Il mit son imagination aux prises avec la mer, avec la grève, avec une odeur de pin, avec un gazouillement d’oiseau. Rien n’en agita le calme morose.

— Eh ! parbleu, pensa-t-il tout d’un coup, c’était une comédie.

Il mentait, et il ne fut pas la dupe de son mensonge. Car, dans la sécurité de sa vie, à quoi bon cette comédie tardive ! D’ailleurs la franchise de son trouble ne faisait pas de doute. Loyalement et profondément il avait joui et souffert. Mais l’excès même de ce trouble l’épouvantant, il se cramponnait à son subterfuge :

— L’amusante comédie ! La jolie machination de décors et d’attitudes ! Et tout cet attirail d’âmes qui s’étreignent, d’âmes palpables qui ont des bras, des mains et des lèvres ! comment, diable ! ai-je inventé ce mariage mystique au clair de la lune ?

Il se persifla durant deux jours. Puis, un matin, Bertrande vint déjeuner. Leurs yeux se rencontrèrent. Et son ironie s’écroula comme un château de cartes. Il ne tenta plus de la reconstruire.

À peine parla-t-il, au repas, tout engourdi de bien-être. Il reconnaissait la volupté simple de l’autre soir, et, quoiqu’il fût loin de la jeune fille, et que la voix d’étrangers s’élevât entre eux, cette volupté lui semblait aussi complète.

Également il la regardait et l’écoutait peu. Tout au plus il remarqua qu’elle remuait et causait moins. Mais aucune de ses paroles et aucun de ses gestes ne le froissait comme d’habitude.

On servait le café sur la terrasse. Hélienne se promena dans le jardin, sans perdre de vue le groupe des personnes assises, et de temps en temps, il revenait auprès de Mlle Altier, frôlait sa robe, se mêlait à son atmosphère, comme pour reprendre un contact plus intime. Et chaque fois il était certain d’agir selon le vœu précis de Bertrande. Il finit par se tenir debout contre sa chaise. Alors ils ne dirent plus rien. Une plaine semée d’arbres s’étendait au-dessous d’eux, prolongée en un horizon trompeur de forêt. Marc entrevit le charme du pays.

Il accompagna les deux jeunes femmes à Pornic. Louise conduisait le panier. Il s’assit en face de Bertrande. Des vergers et des bouts de lande défilèrent. Marc comprenait de plus en plus.

Au dîner, chez les Altier, les bonnes gens entamèrent l’éloge de M. Berjole auquel ils avaient tenu compagnie l’après-midi. Cette conversation assombrit Marc. Mme Altier ajouta :

— À propos, Bertrande, il se plaint de toi, voici trois jours que tu n’y as pas été.

Toute tristesse s’abolit en Marc.

On alla jusqu’à Gourmalon, une des petites plages de Pornic. D’âpres rochers l’encastrent. La mer s’y brisait et des ténèbres épaisses engloutissaient l’espace.

Étendu près de la jeune fille, Hélienne fut sur le point de faire allusion à l’autre soir. La phrase se coordonnait. Mais une sorte de pudeur le réduisit au silence. Puis c’étaient déjà de vieilles sensations, et de plus fortes les remplaçaient, car la présence de Bertrande donnait aux bruits et aux spectacles les plus ordinaires la valeur de choses presque surnaturelles.

Il la vit chaque jour. Il n’aurait pas pu ne pas la voir chaque jour. Et cependant il ne se rendait pas compte qu’il obéissait à un besoin irrésistible.

Du reste, il avait cessé de réfléchir. Les pensées lui arrivaient toutes faites, non préparées par un effort, non déduites les unes des autres. Elles s’imposaient comme des constatations évidentes, avec une énergie d’axiomes. Et son cerveau les enregistrait.

Ainsi jamais il ne tenta d’analyser Mlle Altier. À quel idéal d’existence s’arrêtait-elle ? Quelle affection lui inspiraient son père, sa mère, Louise, les enfants, les pauvres qu’elle soignait ? Quels étaient ses goûts, ses idées, ses instincts ? Était-elle bonne, mauvaise, loyale, tendre, emportée ? Combien peu l’intéressaient toutes ces questions.

Non plus il ne s’occupait de ses désirs ou de ses fantaisies. Il n’eût pas cueilli une fleur dans l’espoir de la contenter. Il n’eût rien fait pour lui éviter un chagrin.

Mais — phénomène bien plus important — il entrait jusqu’au fond de cette âme. Et s’il en dédaignait les vaines manifestations, il en connaissait l’essence. Et contrairement à ses premiers jugements, il vit que c’était une âme d’harmonie. Ce mot la définissait merveilleusement. En l’articulant, Marc éprouvait une satisfaction.

Créature d’harmonie, elle se comportait toujours selon le sens vrai des événements, puérils ou graves. Et comme Marc se maintenait en hypocrisie, Bertrande l’avait offusqué dans la monotonie volontaire de son existence, dans le milieu de médiocrité et d’effacement qu’il s’était confectionné, comment n’eût-elle pas paru choquante avec son exubérance de fille saine et sa gaîté d’ingénue. Son rire franc sonnait ainsi qu’une cloche de joie dans un sépulcre. Sa gaminerie raillait la gravité morne des visages. Elle détonnait comme un être de jeunesse et d’ardeur lâché parmi un troupeau de vieillards qui broutent.

Logiquement il devait d’abord détester cette effervescence qui accusait sa propre apathie, son souci de modération, ses petites manies d’égoïste et de calculateur. Le désaccord prouvait qu’un des deux était en dehors de la vérité. Il préférait condamner Bertrande.

Comme l’erreur éclatait aujourd’hui ! Toujours harmonieuse, auprès des enfants elle redevenait enfant, criait, se roulait à terre, et devant le miracle des couchers du soleil restait muette. Elle riait quand il y avait à rire et eût pleuré la peine d’autrui. Jamais on ne la pouvait soupçonner de jouer un rôle. C’est pourquoi sans doute les paysans et les pêcheurs subissaient son autorité et que les commères ne la calomniaient point.

Marc sentait tout cela. Il le sentait assez nettement pour l’exprimer :

— Quand elle est là, tout me semble en ordre, les objets sont à leur place, les choses qui arrivent sont indispensables, il fait le temps qu’il doit faire.

Il ne se trouvait à l’aise qu’à ses côtés. Il la cherchait constamment comme on cherche les coins ensoleillés à la vilaine saison. Tout de suite il respirait, réconforté. Plus exigeant encore, il multipliait et prolongeait les poignées de main, il marchait dans son sillage, il posait ses yeux où elle posait les siens, pour emprunter, de la sorte, au rayonnement puissant de cette âme un peu de lumière et de chaleur.

Où allait-il ? vers quel désastre, ou vers quelle béatitude ? il n’en avait cure. La souffrance ne l’effrayait plus. Tout ce qui viendrait de Bertrande serait bien accueilli. Pourquoi l’avait-elle pris dans ses bras un soir et consolé de si délicate manière ? Par pitié ou par égarement ? Il n’y songeait pas. Il admettait tout naturellement qu’elle traversât une crise analogue, se développant en une direction parallèle à la sienne et s’affirmant aux mêmes heures et pour les mêmes motifs. Il ne doutait pas que cette créature d’harmonie s’accordât avec tout ce qui vibrait harmonieusement autour d’elle. Et son émotion, à lui, vibrait plus loyalement que tout.

De douces semaines s’écoulèrent. À la fin des entrevues, il se récompensait (de quoi ? il l’ignorait) en joignant son regard au regard de Bertrande. Durant cette union, il murmurait des choses que lui-même n’entendait point.

Dans les promenades communes, bien qu’ils ne cherchassent jamais à s’écarter de leurs compagnons, il leur arrivait de les précéder. Ils ne causaient guère, car le silence convenait mieux que les mots à l’expression de leurs idées. Quelquefois cependant Bertrande parlait. Et c’étaient toujours des histoires de bêtes, l’aventure d’un chien, les malheurs d’un oiseau. Ou bien elle racontait la floraison d’un rosier et l’avortement de boutures. Et Marc trouvait à ces récits l’intérêt de drames poignants.

Un jour, se rappelant qu’elle devait remonter la rivière jusqu’au Prieuré, il descendit à sa rencontre. Il la croisa à mi-chemin. Elle lui offrit une place dans le canot. Mais en s’engageant parmi les roseaux, il s’aperçut qu’il n’était pas venu seulement pour la voir. Il dit :

— Asseyons nous un moment d’abord, il fait si chaud !

— C’est, répliqua-t-elle, que j’ai promis à Louise…

Il insista :

— J’ai à vous parler.

Tandis qu’elle débarquait, il comprit en effet que le besoin de prononcer certaines paroles l’avait amené. Mais quelles paroles ?

Bertrande l’entraîna plus bas, vers un endroit qu’elle désigna : la Chevrotière, et il pensa :

— Il est à présumer que notre entretien nécessite ce cadre, puisqu’elle m’y conduit.

Ils suivirent la base d’un monticule boisé, dont l’autre versant s’était écroulé en un chaos de rocs. La mousse recouvrait de velours les pierres. Au-dessous, d’énormes pins tendaient un voile de verdure. Étranglée par des écueils, aux deux extrémités, la rivière s’endormait dans l’élargissement de son lit.

Ils s’assirent au bord, sur un banc d’herbe. C’était un coin d’intimité. Les horizons infinis stimulent les rêves vagues. Celui-là précisait l’incertitude des désirs. Et Marc connut celui qui l’avait dirigé.

Un trouble joyeux l’envahit, sans que nul embarras se mêlât à son ivresse. Les mots s’assemblèrent. Et tout de suite il jugea criminel de cacher à Bertrande la découverte qu’il venait de faire.

Il en retarda l’aveu cependant, par volupté. Choisissant une petite feuille qui naviguait sur l’eau, il se promit de parler quand elle disparaîtrait. Elle glissait lentement, gracieuse et frêle. Elle traversa le reflet d’un nuage blanc, puis le reflet d’une branche. Et elle s’arrêta, collée au miroir de l’eau. Le cœur de Marc ne battit plus. Enfin un tourbillon invisible emporta la petite feuille et elle s’enfuit très vite. Hélienne se décida.

Au même moment, la main de Bertrande s’appliquait sur sa bouche.

Il regarda la jeune fille. Elle souriait d’un air suppliant. Il ne l’écouta pas, car il fallait parler, il y avait des raisons mystérieuses pour qu’il parlât. Et même il ouvrit les lèvres afin d’énoncer les syllabes. Mais il ne le put. Il y avait, à n’en pas douter, des raisons beaucoup plus impérieuses pour qu’il ne parlât point, des raisons plus hautes surtout. Et l’aveu fut en lui. Il le répétait indéfiniment, de tout son être, de toute son âme. Et le silence recueillit cet aveu, et Bertrande en fut enveloppée.

Elle ne souriait plus, grave et pensive maintenant. Il devina que de la lumière éclairait son esprit. Comme lui, elle n’avait pas eu conscience d’elle-même, depuis le soir de la Bernerie. Et bien des choses s’expliquaient. Mais dans quel sens ?

Hélienne attendait, anxieux. Serait-ce sa condamnation ou son triomphe ? Qu’allait-elle lui offrir ? De l’amour, de l’affection, de la pitié ? Il regrettait presque ses paroles muettes. À ne rien avouer auparavant, ils se taisaient, s’imaginait-il, de si délicieux aveux !

Elle serra sa main. Marc trembla. Il savait.

Ils se contemplèrent, orgueilleux l’un de l’autre. Mais tandis que Bertrande conservait sa forte sérénité, Hélienne défaillit sous la joie trop lourde. Leurs yeux se désunirent. Leurs mains se quittèrent. Et dans le grand frisson d’amour qui palpitait autour d’eux, leurs âmes s’étreignirent.

Un autre mois s’ajouta d’exaltation et de tendresse. De nouveau, le silence imprégnait de mystère le charme de leurs entrevues. Bertrande, parfois, continuait ses histoires de bêtes. Mais ce furent des bêtes qui s’aimaient, de touchantes victimes de la passion, dévouées et mélancoliques. Et ces récits faits d’une voix alanguie, Marc les préférait aux phrases les plus ardentes.

Il n’y répondait pas. Il n’aurait pu choisir entre toutes les façons d’exprimer ce que l’on éprouve, car ce qu’il éprouvait était infini. Il ne concevait rien en dehors de Bertrande. Les autres personnes, sa femme, ses enfants, n’agissaient sur lui que comme des formes qui entravent la marche ou sollicitent les yeux, sans que la pensée admette leur existence. Bertrande absorbait la vie de tous les êtres, la vie du monde entier, sa vie à lui.

Il ne se rendait pas compte d’un nombre de choses beaucoup plus important qu’avant leur double aveu.

Il dédaignait toute investigation sur son but ou sur celui de la jeune fille, sur leurs espoirs secrets, sur la qualité ou la grandeur de leur amour. Il savait simplement qu’ils s’aimaient. Cette certitude aboutissait à des crises d’expansion qu’il résolvait en prononçant d’un ton grave :

— Nous nous aimons, Bertrande, nous nous aimons.

La séparation quotidienne ne le torturait pas. Il ne sentait jamais qu’elle fût loin de lui. Mais son impatience croissait avec l’approche de la jeune fille, et chaque fois ainsi, un peu d’amour s’ajoutait à son amour. Et — ce qui doublait l’intensité de ses sensations — il devinait que Bertrande les subissait simultanément.

Ne les commandait-elle pas plutôt ? Et n’était-il pas, lui, l’écho de tout ce qui chantait en elle ? Il finit par la considérer comme la source de tout plaisir, de toute peine, même de toute impression étrangère. Il ne voyait et n’entendait plus qu’à travers la jeune fille. Elle recevait les sons, les couleurs, les parfums, les formes, et les lui transmettait affinés et embellis.

Il remarqua que sa conduite changeait à l’égard des enfants. Elle ne criait plus ni ne courait avec eux. Elle jouait doucement, les câlinait, inventait de jolis contes naïfs.

D’ailleurs, son attitude générale se modifiait de même. Elle fut la femme qu’il avait conçue au début de leurs relations, grave et chaste et d’allures lentes. Mais elle l’était à l’heure opportune. Amoureuse, pouvait-elle rester la gamine turbulente, que, libre, elle avait le droit d’être ?

Peu à peu, cependant, il s’inquiéta, car souvent il la trouva triste. Ces passages de tristesse le détraquaient immédiatement en lui faisant perdre le contact d’âme auquel il s’attachait comme au salut. Durant des minutes, Bertrande s’en allait de lui. Sa pensée s’occupait d’autre chose. Il se croyait abandonné ainsi qu’un aveugle dont on quitterait la main.

Elle lui dit :

— Venez ce soir à la Bernerie, je vous expliquerai…

En s’y rendant, il songeait :

— Elle va me faire du mal, elle a choisi cet endroit pour atténuer le mal qu’elle va me faire.

Il ne vit rien du ciel ni de la terre, et il n’avisa point le mince croissant de lune qui s’accrochait à la nuit. Y avait-il des vagues, du vent, des étoiles ? Jamais cette soirée ne lui apparut avec un cortège de phénomènes physiques.

Bertrande arrivait. Il l’aborda peureusement. Ils s’assirent. Et tout de suite, elle lui attira la tête contre sa poitrine. Comme il avait eu raison de craindre, comme il avait eu raison ! C’était la première fois qu’elle renouvelait ce geste, et il sentait qu’elle ne cédait pas à un trouble, mais au désir de le consoler. Par besoin d’une protection plus efficace, il enlaça de ses bras la jeune fille. Elle ne se défendit pas. Et ce consentement inattendu le bouleversa d’un tel effroi qu’il se mit à sangloter.

Comme l’autre fois, elle mouilla ses doigts dans les larmes. Sous la caresse affectueuse, la source triste tarit. Elle murmura :

— Je vous aime, Marc.

— Si vous m’aimez, Bertrande, taisez-vous, gémit-il.

Elle eût bien voulu se taire. Il le comprit. Leur cher silence était chose sacrée à laquelle la jeune fille ne touchait que par contrainte.

— Marc, pardonnez-moi.

Cette prière le navra. Elle demandait pardon, moins de sa cruauté nécessaire que de détruire le logis du silence où ils choyaient leur amour, leurs rêves et leur fragile bonheur.

Apitoyé, il l’encouragea :

— Parlez, mon amie, puisqu’il le faut…

Avare de mots impies, elle prononça :

— J’ai dit à M. Berjole que je vous aimais.

Il tressaillit d’espoir, ce qui lui révéla combien, au fond, il était jaloux de ce fiancé invisible.

— Et il renonce ?

— Non, il m’aime depuis trop longtemps et il sait trop que je ne puis l’aimer pour ne pas excuser mon amour.

— Et ?…

— Et il va s’en aller aux eaux… il reviendra le mois prochain, quand vous serez parti.

— Partir, moi !

Brisée de son effort, elle ne répondit pas. D’ailleurs toute parole était inutile désormais, Marc ne comprenait-il pas ? Et il comprit en effet que la saison s’avançait, qu’il retournerait à Paris et ne reverrait point Bertrande. Et elle semblait admettre ces catastrophes comme tellement définitives que, dans sa foi aveugle, il ne protesta pas. Il bégaya :

— Alors, jamais ?

Cette pensée l’assaillait tout à coup, affreuse et meurtrière. Pas une fois, il n’avait prévu qu’elle pût lui appartenir. Cependant, il sentit que sa vie dépendait de cet événement. Il répéta ;

— Alors, jamais ?

Elle usa de cajolerie et le berça plus tendrement.

— Mon pauvre Marc, mon pauvre Marc…

Cette compassion le frappa comme un arrêt irrévocable. Et cela ne le révoltait pas, car Bertrande le dominait assez pour qu’il lui donnât raison, même contre lui. Il souffrait atrocement. Maintenant qu’il le savait inaccessible, il songeait au corps inconnu que ses bras entouraient. Sous sa joue, près de ses lèvres, la vivante poitrine se gonflait et s’abaissait.

Et il désira la jeune fille. Il n’osait bouger de peur qu’elle ne rompît l’étreinte délicieuse où s’enivraient ses sens éveillés. Mais, instinctivement, elle se dégagea. Il poussa un cri de détresse.

— Bertrande… Bertrande…

Et au même moment, il se disait :

— Elle ne m’entend pas, j’aurais beau crier bien plus fort, elle ne m’entendrait pas.

Comme elle était loin de lui, séparée par des abîmes et par des monts ! Et cependant il tenait encore entre ses mains l’étoffe de sa robe. Il se tordit sur le sable exagérant peut-être les signes de sa douleur pour qu’elle en eût pitié et revînt à son secours.

Elle n’eut pas pitié, puisqu’elle ne l’entendait ni ne le voyait. Leurs âmes étaient désunies.